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Mère

Entretiens

 

Le 11 janvier 1956

L'enregistrement   

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Mère, «Cette force de vie insatiable, cette âme de désir en nous, doit tout d’abord être acceptée, mais seulement pour que nous puissions la transformer.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 91-92)

Mais même quand on comprend que c’est le désir et qu’il faut le rejeter, il y a des difficultés à discerner si c’est un désir qui nous guide vers le Divin ou si c’est purement le désir.

On ne se trompe que quand on veut se tromper. C’est très, très différent.

Mais dedans, on comprend.

Bon. Eh bien, alors ça suffit, si l’on comprend quelque part, ça suffit.

C’est tout? Pas de question?

Mère, le 6 janvier, tu as dit: «On demande à chacun ce qu’il a et ce qu’il est, rien de plus, et rien de moins.»

Oui.

Qu’est-ce que tu veux dire par «ce qu’il a et ce qu’il est»?

Je vais dire dans quelles circonstances je l’ai écrit, cela te fera comprendre:

C’est quelqu’un qui m’écrivait en me disant qu’il était très malheureux, parce qu’il rêvait d’avoir des capacités merveilleuses à mettre à la disposition du Divin, pour la Réalisation, pour le Travail; et aussi qu’il rêvait d’avoir des richesses immenses pour pouvoir les donner, les mettre aux pieds du Divin pour l’OEuvre. Alors je lui ai répondu qu’il ne fallait pas être malheureux, que l’on demandait à chacun de donner ce qu’il a, c’est-à-dire toutes ses possessions quelles qu’elles soient, et ce qu’il est, c’est-à-dire toutes ses possibilités — ce qui correspond à consacrer sa vie et à donner toutes ses possessions — et que l’on ne demandait rien de plus que cela. Ce que vous êtes, donnez-le; ce que vous avez, donnez-le — et votre don sera parfait; au point de vue spirituel, il sera parfait. Cela ne dépend pas de la quantité de biens que vous avez ou du nombre de possibilités que votre caractère contient; cela dépend de la perfection de votre don, c’est-à-dire de la totalité de votre don.

Je me souviens d’avoir lu, dans un livre qui racontait des légendes de l’Inde, une histoire comme ceci. Il y avait une très pauvre, très vieille femme qui ne possédait rien, qui était tout à fait misérable, qui vivait dans une petite hutte misérable et à qui l’on avait donné un fruit. C’était une mangue. Elle en avait mangé la moitié et elle avait gardé l’autre moitié pour le lendemain, parce que c’était une chose si merveilleuse qu’il ne lui arrivait pas souvent d’en avoir — une mangue. Et alors, quand la nuit est tombée, quelqu’un a frappé à la porte branlante et a demandé l’hospitalité. Et ce quelqu’un est entré et lui a dit qu’il voulait l’abri et qu’il avait faim. Alors elle lui a dit: «Bon. Je n’ai pas de feu pour vous chauffer, je n’ai pas de couverture pour vous couvrir, et il me reste la moitié de cette mangue, c’est tout ce que j’ai, si vous la voulez; j’en ai mangé la moitié.» Et il se trouve que ce quelqu’un était Shiva et qu’alors elle a été remplie d’une gloire intérieure, parce qu’elle avait fait un don parfait d’elle-même et de tout ce qu’elle avait.

J’avais lu cela, j’avais trouvé cela magnifique. Eh bien, oui, c’est très descriptif, c’est cela. C’est cela même.

L’homme riche, ou même les personnes qui sont dans le bien-être et qui ont toutes sortes de choses dans la vie et qui font don au Divin de ce qu’ils ont en surplus — parce que c’est généralement le geste: on a un peu plus d’argent qu’on n’en a besoin, on a un peu plus de choses qu’on n’en a besoin, et alors, généreusement, on donne cela au Divin. C’est mieux que de ne rien donner. Mais même si ce «un peu plus» que ce dont ils ont besoin représente des lakhs de roupies, le don est moins parfait que celui de la moitié de la mangue. Parce que ce n’est pas à la quantité ni à la qualité que cela se mesure: c’est à la sincérité du don et à l’absolu du don.

Mais les hommes riches dans la vie ordinaire, s’ils veulent donner leurs richesses au Divin, le Divin n’est pas en face d’eux, alors à qui donner? Ils ne savent pas où mettre leur argent!

Oui, mais alors cela n’entre pas en question. S’ils n’ont pas rencontré le Divin, ou intérieurement ou extérieurement, cela n’entre pas en question. On ne leur demande pas de donner à quelque chose qu’ils ne connaissent pas.

S’ils ont rencontré le Divin au-dedans d’eux-mêmes, eh bien, ils n’auront qu’à suivre l’indication donnée par le Divin pour l’emploi de ce qu’ils ont; et s’ils suivent d’une façon tout à fait sincère et correcte les indications qu’ils reçoivent, c’est tout ce qu’on peut leur demander. Mais jusqu’à ce moment-là, rien n’est demandé à personne.

On ne commence à demander que quand on dit: «Voilà, moi, je veux me consacrer au Divin.» Alors c’est très bien, à partir de ce moment-là, on demande; mais pas avant. Avant, même si en passant vous tirez de votre poche un écu et vous le mettez là, c’est très bien, vous avez fait ce que vous pensiez devoir faire et c’est tout; on ne vous demande rien du tout. Il y a une grande différence entre demander au Divin de vous adopter, et puis faire un geste de bonne volonté, mais sans avoir la moindre intention de changer quoi que ce soit au cours de sa vie.

Ceux qui vivent d’une vie ordinaire, eh bien, s’ils font un geste de bonne volonté, c’est tant mieux pour eux, cela leur crée des antécédents pour les vies suivantes. Mais c’est seulement du moment où l’on dit: «Voilà, maintenant je sais qu’il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, c’est la vie divine, et je veux vivre la vie divine», à partir de ce moment-là on demande, pas avant.

Mère, il y a des gens qui arrivent ici, qui ont de l’argent et qui sont très dévoués, qui montrent leur dévouement, mais quand la question d’argent se présente, ils font du commerce... Alors, comment faut-il faire pour garder un contact amical avec eux?

Quoi?

Ils sont très dévoués, ils montrent du dévouement...

De quelle manière? En prenant de Lui tout ce qu’ils peuvent?

... mais quand la question d’argent arrive, ils font du commerce, ils calculent.

Je vous dis, je vous ai répondu, c’est comme cela. Ils viennent avec l’idée de prendre du Divin tout ce qu’ils peuvent: toutes les vertus, toutes les capacités, toutes les convenances aussi, toutes les commodités, tout, et quelquefois même des pouvoirs, et tout le reste. Ils viennent pour prendre, ils ne viennent pas pour donner. Et leur apparence de dévouement est simplement un manteau qu’ils ont mis sur leur volonté de prendre, de recevoir. Cela couvre un grand champ: depuis sauver son âme, avoir des expériences spirituelles, obtenir des pouvoirs... et cela finit par une petite vie tranquille, confortable (plus ou moins, enfin avec un minimum de confort) et pas de soucis, pas d’embêtements, hors des tracas de la vie. C’est comme cela. Cela fait une grande échelle. Mais s’ils donnent, c’est une sorte de marchandage; ils savent que, pour prendre tout cela, il faut bien donner un peu quelque chose, autrement ils ne le recevront pas, alors ils font semblant d’être très dévoués. Mais ce n’est qu’une ressemblance, parce que ce n’est pas sincère.

Le malheur pour eux, c’est que cela ne trompe personne. Cela peut être toléré; mais cela ne veut pas dire qu’on soit trompé.

Le marchandage est partout, dans toutes les parties de l’être. C’est toujours donnant-donnant, depuis les expériences spirituelles les plus hautes jusqu’aux petits besoins matériels les plus minimes. Il n’y en a pas un sur un millier qui donne sans marchander.

Et justement, la beauté de l’histoire dont je vous ai parlé (d’ailleurs, il y en a beaucoup comme cela ici), c’est que, quand la vieille femme a donné, elle ne savait pas que c’était Shiva. Elle a donné au mendiant qui passait, pour la satisfaction de faire du bien, de donner, pas parce que c’était un dieu et qu’elle espérait en échange avoir le salut ou quelque connaissance.

(Regardant le disciple) Il a encore une malice dans l’esprit! Alors, qu’est-ce que c’est?

Je voulais dire que ces désirs commencent avec le désir du travail, et c’est guidé par le Divin aussi. Mais lorsqu’on a compris que maintenant cela ne devait plus être le désir, mais un don absolu, tout de même cela ne devient pas un don; et cela continue indéfiniment. Pourquoi cela?

Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il veut dire! (À un autre disciple) Traduisez!

On commence en mélangeant le désir à son aspiration...

Oui, c’est ce que Sri Aurobindo a écrit.

... ensuite, on reconnaît qu’il y a un désir qui est mélangé, mais on n’arrive pas à rejeter ce désir.

(Au premier disciple) C’est cela?

Non! (rires)

C’est cela mais ce n’est pas cela!

Mère, vous avez dit que cela peut être toléré, mais il y a une période de tolérance. Mais quand cela dépasse la période de tolérance et ne veut pas s’arrêter, c’est la question.

Et alors quoi, qu’est-ce qui arrive?

Il veut demander comment il faut faire, ce qu’il faut faire.

Ah! enfin.

Ce qu’il faut faire?... Être sincère.

C’est cela; toujours, toujours, le petit ver dans le fruit. On se dit: «Oh! Je ne peux pas.» Ce n’est pas vrai; si on voulait, on pourrait.

Et il y a des gens qui me disent: «Je n’ai pas de volonté.» Cela veut dire que vous n’êtes pas sincère. Parce que la sincérité est une force infiniment plus puissante que toutes les volontés du monde. Cela peut changer n’importe quoi en un clin d’oeil: ça prend, ça tient, ça arrache — et puis c’est fini.

Mais on ferme les yeux comme cela, on se donne des excuses.

Le problème se renouvelle tout le temps.

Cela revient parce que vous ne l’arrachez pas complètement. Ce que vous faites: vous coupez la branche, alors ça repousse.

Ça prend des formes différentes.

Oui. Eh bien, on l’enlève chaque fois que ça vient, c’est tout; jusqu’à ce que ça ne vienne plus.

On a parlé de cela, où était-ce?... Oh! c’était dans Lumières sur le Yoga, je crois. Vous repoussez la chose d’une partie de votre conscience dans une autre; et vous repoussez et puis cela va dans le subconscient, et alors si vous n’êtes pas vigilant, vous croyez que c’est fini, et puis de là, ça montre son nez. Et alors, même quand vous le repoussez du subconscient, ça descend dans l’inconscient; et puis là aussi, il faut courir après pour le trouver.

Mais il y a un moment où c’est fini.

Seulement, on est toujours trop pressé, on veut que ce soit fini bien vite. Quand on a fait un effort: «Oh! bien, j’ai fait un effort, maintenant je dois avoir la récompense de mon effort.»

Au fond, c’est parce qu’il n’y a pas cette joie du progrès. La joie du progrès, elle imagine que, même si l’on a réalisé le but que l’on s’est proposé (mettez maintenant le but que nous nous proposons: si nous réalisons la vie supramentale, la conscience supramentale), eh bien, cette joie du progrès dit: «Oh! mais ce ne sera qu’une étape dans l’éternité du temps. Après cela, il y aura autre chose; et puis après l’autre chose, il y aura encore autre chose; et toujours il faudra avancer.» Et c’est cela qui vous remplit de joie. Tandis que l’idée: «Ah! maintenant on s’assoit, c’est fini, on a réalisé, on va jouir de ce que l’on a fait», oh! comme c’est ennuyeux! On devient tout de suite vieux, rabougri.

La définition de la jeunesse: on peut dire que la jeunesse, c’est la croissance constante et le progrès perpétuel. Et la croissance en capacités, en possibilités, en champ d’action et en étendue de conscience, et le progrès dans la réalisation des détails.

Évidemment. Il y a quelqu’un qui m’a dit: «Alors on n’est plus jeune quand on s’arrête de grandir?» J’ai dit: «Évidemment, je ne conçois pas que l’on grandisse perpétuellement! Mais on peut grandir d’une autre manière que purement physiquement.»

C’est-à-dire que, dans la vie humaine, ce sont des périodes successives. À mesure que vous avancez, il y a quelque chose qui est terminé sous une forme et qui change de forme... Naturellement, maintenant on arrive en haut de l’échelle et on redescend; mais c’est tout à fait fâcheux, ce n’est pas comme cela que ça doit être, c’est une mauvaise habitude. Mais quand on a fini de pousser, que l’on est arrivé au degré de hauteur que l’on conçoit comme celui qui nous exprime le mieux, on peut transformer cette force qui nous fait pousser en une force qui perfectionnera notre corps, qui le rendra de plus en plus fort, de plus en plus solide, avec une santé de plus en plus résistante, et on fera de la culture physique pour devenir un modèle de beauté physique. Et puis, en même temps, on commencera lentement et on poursuivra une perfection du caractère, de la conscience, de la connaissance, des pouvoirs et, finalement, de la Réalisation divine dans tout ce qu’elle a de merveilleusement bon et vrai, et de Son Amour parfait.

Voilà. Et cela, il faut le continuer. Et quand on aura atteint une certaine hauteur de conscience, que l’on aura fait, réalisé cette conscience dans le monde matériel et que l’on aura transformé le monde matériel à l’image de cette conscience, eh bien, on montera encore un échelon de plus, on ira à une autre conscience — et on recommencera. Voilà.

Mais ce n’est pas pour les paresseux. C’est pour les gens qui aiment le progrès. Pas pour ceux qui viennent et qui disent: «Oh! j’ai beaucoup travaillé dans ma vie, maintenant je veux me reposer, voulez-vous me donner une place dans l’Ashram?» Je leur dis: «Pas ici. Ce n’est pas un endroit pour se reposer parce qu’on a beaucoup travaillé, c’est un endroit pour travailler encore beaucoup plus qu’auparavant.» Alors, avant je les envoyais à Ramana Maharshi1: «Allez-là, vous entrerez en méditation et vous vous reposerez.» Maintenant c’est impossible, alors je les envoie dans l’Himalaya, je leur dis: «Allez vous asseoir devant les neiges éternelles! cela vous fera du bien.»

Voilà.

 

1 Un sage du sud de l’Inde qui a quitté son corps en avril 1950 et qui avait un Ashram traditionnel de méditation et de contemplation.

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