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Mère

Entretiens

 

Le 8 février 1956

L'enregistrement   

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Douce Mère, je n’ai pas compris: «Au mieux, nous avons seulement la pauvre liberté relative que, dans notre Ignorance, nous appelons libre-arbitre. Mais c’est une illusion fondamentale, puisque ce sont les modes de la Nature qui s’expriment à travers notre volonté personnelle; c’est la force de la Nature qui se saisit de nous sans que nous puissions la saisir et qui détermine ce que nous allons vouloir et comment nous allons le vouloir. La Nature, et non un ego indépendant, choisit pour nous à chaque instant de notre existence, le but que nous allons poursuivre par une volonté raisonnée ou une impulsion irréfléchie.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 104-05)

Pas compris? Qu’est-ce que tu veux dire «pas compris»? C’est un fait, il n’y a rien à comprendre, c’est comme cela.

Je vous ai expliqué cela je ne sais combien de fois. Vous croyez que c’est vous qui décidez: ce sont des impulsions qui viennent du dehors. Vous croyez que vous êtes conscient de votre volonté: c’est une conscience qui n’est pas la vôtre. Et tout, vous êtes construit entièrement de quelque chose qui est les forces de la Nature exprimant une Volonté supérieure dont vous êtes inconscient.

Seulement, on ne comprend cela que justement quand on est capable de sortir, ne serait-ce que pour un moment, de son ego; parce que l’ego (c’est cela qui fait sa force), il est convaincu que c’est lui qui décide. Mais si l’on regarde attentivement, on s’aperçoit qu’il est mû par toutes sortes de choses qui ne sont pas lui.

Mais alors, qu’est-ce qu’on appelle la volonté mentale et vitale?

C’est une expression de quelque chose qui n’est pas personnel.

Si on analyse avec soin, on s’aperçoit que, par exemple, tout ce que l’on pense a été pensé par d’autres, que ce sont des choses qui circulent et qui passent à travers vous, mais vous n’avez pas engendré cette pensée, vous n’êtes pas à l’origine de cette pensée. Toutes vos réactions proviennent de l’atavisme de ceux qui vous ont donné naissance et du milieu dans lequel vous avez vécu, de toutes les impressions qui se sont amassées en vous et qui ont constitué quelque chose qui vous paraît être vous-même, mais qui n’est pas engendré par vous, qui est simplement senti, éprouvé; vous en devenez conscient au passage, mais ce n’est pas vous qui l’avez créé, pas vous qui lui avez donné naissance.

On pourrait dire que ce sont comme des bruits (des bruits quelconques: paroles, musique, n’importe quoi) qui sont enregistrés par un instrument, puis réexprimés par un autre instrument, qui répète, comme le gramophone par exemple. Vous ne direz pas que c’est le gramophone qui a créé le son que vous entendez, n’est-ce pas, cela ne vous viendrait pas à l’esprit. Mais comme vous êtes dans l’illusion de votre personnalité séparée, ces pensées qui traversent votre tête et qui s’expriment, ces sentiments qui traversent votre vital et qui s’expriment, vous pensez qu’ils viennent de vous; mais il n’y a rien qui vienne de vous. Où est le «vous» qui peut créer tout cela?

Il faut que vous entriez profondément, profondément, et que vous alliez trouver l’essence éternelle de votre être pour avoir la réalité créatrice au-dedans de vous. Et une fois que vous avez trouvé cela, vous vous apercevez que c’est unique, la même chose dans tous les autres, et alors où est-elle, votre personnalité séparée? Il ne reste plus rien.

Oui, ce sont des instruments d’enregistrement et de reproduction, et il y a toujours, on peut appeler cela des déformations — ce peuvent être des déformations pour le mieux, ce peuvent être des déformations pour le pire, ce peuvent être des changements assez grands; les combinaisons intérieures sont telles que les choses ne se reproduisent pas exactement comme elles ont passé de l’un à l’autre, parce que l’instrument est très complexe. Mais c’est une seule et même chose qui est mue par une volonté consciente qui est tout à fait indépendante des volontés personnelles.

Quand le Bouddha voulait faire comprendre ces choses à ses disciples, il leur disait: chaque fois que vous émettez une vibration, un désir par exemple, le désir d’une chose précise, votre désir va se mettre à circuler de l’un à l’autre, de l’un à l’autre à travers l’univers et tournera autour et vous reviendra. Et comme ce n’est pas une seule chose mais un monde de choses, et que vous n’êtes pas le seul centre émetteur — toutes les individualités sont des centres émetteurs —, cela fait une telle complexité là-dedans que vous ne vous y reconnaissez plus. Mais ces vibrations se déplacent dans un champ absolument unique et identique; c’est seulement la complication et l’interception des vibrations qui vous donnent l’impression de quelque chose qui est indépendant ou séparé.

Mais il n’y a rien de séparé ni d’indépendant; c’est une seule Substance, une seule Force, une seule Conscience, une seule Volonté, qui bouge avec d’innombrables manières d’être.

Et c’est tellement compliqué que l’on ne se rend plus compte, mais si l’on fait un pas en arrière et que l’on suive le mouvement, comme cela, n’importe quelle ligne du mouvement, on peut très bien s’apercevoir que les vibrations se perpétuent de proche en proche, de proche en proche, de proche en proche, et que, en fait, il n’y a qu’une Unité — unité de Substance, unité de Conscience, unité de Volonté. Et cela, c’est la seule réalité. Extérieurement, c’est une sorte d’illusion: l’illusion de la séparation et l’illusion de la distinction.

Les désirs et toutes ces choses aussi?

Ce n’est pas personnel. Ce n’est pas personnel du tout. Et cela, c’est très facile à discerner; c’est de toutes choses la plus facile à discerner, parce que quatre-vingt-dix fois sur cent cela vous vient de quelqu’un d’autre, ou d’une certaine circonstance, ou d’un ensemble de circonstances, ou d’une vibration qui vient d’une autre personne ou de plusieurs autres personnes. C’est très facile à discerner, c’est la première chose que l’on peut discerner: c’est une vibration qui tout à coup éveille en vous quelque chose d’analogue. N’est-ce pas, quelque chose fait un choc en vous, et ce choc produit une réponse, comme quand vous touchez une note. Eh bien, cette vibration de désir vient et vous touche d’une certaine façon et vous répondez.

Ce n’est pas très difficile à discerner; même quand on est petit, même quand on est enfant, si l’on fait bien attention, on s’aperçoit de cela. On vit dans des suggestions collectives constantes, constamment; par exemple, je ne sais pas si vous avez assisté à des funérailles, ou si vous avez été dans une maison où il y avait un mort (il faut naturellement que vous vous observiez un peu, autrement vous ne vous apercevez de rien; mais si vous vous observez un peu, vous n’aviez aucune raison spéciale d’avoir du chagrin ou une douleur quelconque pour la disparition de cette personne; c’est une personne comme beaucoup d’autres, c’est arrivé et, par un ensemble de circonstances sociales, vous avez été amené à entrer dans cette maison-là), et là, tout d’un coup, sans savoir pourquoi ni comment, vous sentez une grande émotion, un grand chagrin, une grande douleur, et vous vous demandez: «Pourquoi suis-je si malheureux?» C’est tout simplement les vibrations qui sont entrées en vous, pas autre chose.

Et je vous dis que c’est facile à observer, parce que c’est une expérience que j’ai eue quand j’étais une petite enfant (et à ce moment-là, je ne faisais pas de yoga conscient encore; je faisais peut-être le yoga, mais pas consciemment), et j’ai observé très, très clairement; je me suis dit: «Certainement, c’est leur chagrin que je sens, parce que je n’avais pas de raison d’être particulièrement affectée par la mort de cette personne», et tout à coup, les larmes qui viennent aux yeux, je me sens comme ça, la gorge serrée, et j’ai envie de pleurer, comme si j’avais un gros chagrin — j’étais une petite enfant — immédiatement, j’ai compris: «Tiens, c’est leur chagrin qui est venu au-dedans de moi.»

La même chose pour la colère. C’est très clair, on reçoit cela tout d’un coup, même pas d’une personne: de l’atmosphère — c’est là — et puis tout à coup cela entre, et cela vous prend généralement par en bas, et puis cela monte, et puis cela vous pousse, et puis vous allez. Une minute avant, vous n’étiez pas en colère, vous étiez tout à fait maître de vous, vous n’aviez aucune intention de vous mettre en colère. Et cela vous saisit tellement fort que vous ne pouvez pas résister — parce que vous n’êtes pas suffisamment conscient, que vous laissez cela entrer en vous, et que cela se sert de vous. Vous... ce que vous appelez «vous», c’est-à-dire votre corps; parce que, apparemment (je dis apparemment), c’est une chose séparée du corps de votre voisin. Mais c’est seulement une illusion de nos yeux, parce que, en fait, il y a constamment ce que l’on pourrait appeler des particules, même physiques, comme une sorte de radiation qui sort du corps et qui se mélange aux autres; et quand on est très sensible, on peut sentir à distance à cause de cela.

On dit, par exemple, que les aveugles développent une telle sensibilité, une perception si délicate de la sensation que, quand ils s’approchent d’un objet, ils sentent un choc à distance. Mais on peut en faire l’expérience assez facilement. Par exemple, s’approcher de quelqu’un sans faire de bruit, puis mettre sa main tout près — les gens sensibles le sentent tout de suite. Vous n’avez pas mis de volonté pour qu’ils le sentent, vous n’avez fait intervenir aucun élément psychologique, vous avez fait seulement l’expérience purement physique de vous approcher sans bruit et de façon à ne pas être entendu — quelqu’un de sensible le sentira tout de suite.

Cela veut dire que le corps a l’air de s’arrêter là, mais c’est simplement la façon dont nos yeux sont construits. Si nous avions une vision un peu plus subtile, avec une gamme un peu plus étendue, eh bien, nous verrions qu’il y a quelque chose qui sort, comme il y a quelque chose qui sort des autres corps, et que tout cela se mélange et réagit l’un sur l’autre.

Qu’est-ce que Sri Aurobindo appelle «l’unité de la Force dynamique»?

C’est ce que je disais. Il y a une Force dynamique qui fait mouvoir toutes choses et, quand vous en devenez conscient, vous voyez que c’est une seule et unique Force qui fait mouvoir toutes choses; et comme vous êtes conscient, vous pouvez même suivre son mouvement et voir comment elle travaille à travers les gens et les choses.

De la minute où vous devenez conscient de l’Unité — l’unité de la Force, l’unité de la Conscience et l’unité de la Volonté —, eh bien, vous n’avez plus cette perception qui fait que vous êtes tout à fait séparé des autres, que vous ne savez pas ce qui se passe en eux, qu’ils vous sont étrangers, que vous êtes enfermé dans votre peau, pour ainsi dire, et que vous n’avez de contact avec les autres que d’une façon tout à fait extérieure et superficielle. Mais cela, c’est parce que justement vous n’avez pas réalisé en vous la perception de cette unité de Conscience, de Force, de Volonté — même de vibration matérielle.

C’est la complexité qui rend la perception difficile; parce que nos facultés de perception sont très linéaires, très simplistes; alors si nous voulons comprendre, nous sommes immédiatement assaillis par une quantité innombrable de choses qui sont presque en contradiction les unes avec les autres, et qui se mélangent d’une façon tellement complexe qu’on ne peut plus percevoir les lignes et suivre les choses — on entre tout d’un coup dans un tourbillon.

Mais c’est parce que... Par exemple, la majorité des gens pensent une idée après l’autre, de même qu’ils sont obligés de dire un mot après l’autre — ils ne peuvent pas dire beaucoup de mots en même temps, n’est-ce pas, ou alors ils bredouillent. Eh bien, la majorité des gens pensent comme cela, ils pensent une pensée après l’autre, et alors toute leur conscience marche d’une façon linéaire. Mais on ne commence à percevoir les choses que quand on peut percevoir sphériquement, globalement, penser sphériquement, c’est-à-dire une quantité innombrable de pensées et de perceptions qui sont simultanées.

Naturellement jusqu’à présent, si l’on veut décrire les choses, on est obligé de les décrire l’une après l’autre, parce que l’on ne peut pas dire dix mots en même temps, on dit un mot après l’autre; et alors, c’est pour cela que tout ce que l’on dit est pratiquement tout à fait incapable d’exprimer la Vérité, tout à fait incapable. Parce que nous sommes obligés de dire une chose après l’autre — de la minute où nous les disons l’une après l’autre, elles ne sont plus vraies. Il faudrait les dire toutes en même temps, de même qu’on peut arriver à les percevoir toutes en même temps, et chacune à sa place.

Alors, quand on commence à voir comme cela (à voir, à percevoir, à sentir, à penser, à vouloir comme cela), on approche de la Vérité. Mais tant qu’on voit comme on parle, oh! c’est d’une pauvreté lamentable.

Sri Aurobindo écrit: «Aussi longtemps que nous vivons dans l’apparence ignorante, nous sommes l’ego et nous sommes soumis aux modes1 de la Nature. Esclaves des apparences, liés par les dualités, ballottés entre le bien et le mal, le péché et la vertu, la peine et la joie, la douleur et le plaisir, la bonne ou la mauvaise fortune, le succès et l’insuccès, nous tournons irrémédiablement dans le cercle de fer, ou d’or et de fer, entraînés par la roue de Mâyâ.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 104)

Oui. Il y a des gens qui ont une vie heureuse et confortable, et des gens qui ont une vie misérable. Cela dépend... comment dire... des destinées individuelles, cela dépend peut-être de ce qu’ils ont à faire sur la terre, cela dépend du stade auquel ils sont, cela dépend de beaucoup de choses. Il est très évident que ce ne sont pas eux qui choisissent. Parce que, pour la majorité des hommes, ils choisiraient toujours la même chose. Si on leur demandait ce qu’ils veulent, il y aurait des différences, oui, mais pas si grandes. Ce serait assez monotone.

La majorité des gens veulent être ce qu’ils appellent «tranquilles», ce qu’ils appellent «paisibles», avoir une petite organisation à leur dimension — qui est généralement microscopique — et qui consiste à vivre une routine régulière d’activités toujours à peu près identiques, dans un cadre à peu près identique, avec un entourage à peu près identique, et que cela se répète sans trop de différences; suffisamment de variété pour que ce ne soit pas tout à fait ennuyeux, mais rien qui puisse déranger ce cercle régulier qui fait ce que l’on appelle une vie paisible. Pour l’immense majorité des gens, c’est l’idéal.

Et alors, l’idéal détaillé de cette réalisation dépend exclusivement du pays où ils sont nés, de la société dans laquelle ils sont nés et des coutumes de leur entourage. Ils ont leur idéal façonné par l’habitude du pays et de la société dans laquelle ils vivent.

Il y a évidemment des exceptions, mais elles ne font que confirmer la règle. D’une façon générale, l’idéal le plus large, c’est de naître dans un milieu suffisamment confortable pour ne pas avoir trop de difficultés dans la vie, se marier avec une personne qui ne vous donne pas trop de tracas, avoir des enfants qui se portent bien et qui grandissent normalement (aussi pour ne pas avoir de tracas), et puis une vieillesse tranquille et heureuse, et qu’on ne soit pas trop malade pour ne pas avoir de tracas. Et puis s’en aller quand on est fatigué de la vie, encore parce qu’on ne veut pas avoir de tracas.

Au fond, c’est l’idéal le plus répandu. Il y a naturellement des exceptions, on trouve même tout à fait le contraire. Mais ce serait assez monotone, l’existence telle que les hommes la conçoivent. Les différences viendraient dans les détails, parce que dans tel pays on préfère une chose et dans tel autre, une autre; et puis dans la société où l’on est né, on a certaines habitudes et un idéal de bonheur; et dans une autre société, on a d’autres habitudes et un autre idéal de bonheur — et puis c’est tout.

Si l’on parle à des Européens, par exemple, ils vous disent qu’il n’y a rien de plus beau que l’Europe. Je connaissais des Français — pas un, mais des centaines — qui disaient qu’il n’y a pas de plus belles femmes au monde que les Françaises! Et j’ai connu un nègre qui avait fait toute son éducation en France et à qui l’on demandait quelle était la femme la plus belle, il disait: «Il n’y a pas de femme plus belle qu’une négresse.» C’était tout à fait naturel, n’est-ce pas. Eh bien, c’est comme cela. Il n’y a pas de plus belle maison que celle dans laquelle on est habitué à vivre — les maisons du pays où l’on habite, où l’on est né —, et le paysage c’est la même chose, la nourriture c’est la même chose, les habitudes c’est la même chose. Et pourvu que cela se passe d’une façon suffisamment harmonieuse et sans coups trop violents, on est parfaitement satisfait.

C’est la mentalité générale. Et on tourne en rond, on tourne en rond — et c’est quelquefois un cercle de fer, c’est quelquefois un cercle d’or —, mais on tourne en rond, on tourne en rond, on tourne en rond, et les enfants tourneront en rond et les petits-enfants tourneront en rond, et puis ça continuera. Voilà.

Assez pour aujourd’hui.

 

1 Les modes (gunas) ou qualités fondamentales de la Nature, entrant dans la composition de toute chose et de tout être

tamas, le principe d’inertie et d’obscurité,

rajas, le principe cinétique d’action et de mouvement,

sattva, le principe de lumière, d’équilibre et d’harmonie.

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