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Mère

Entretiens

 

Le 19 septembre 1956

L'enregistrement   

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Douce Mère, ici je n’ai pas bien compris: «... la Volonté, le Pouvoir, la Force, sont la substance même de l’Énergie de Vie, sa substance innée, et c’est ce qui fait la justification de la Vie quand elle refuse de reconnaître l’exclusive suprématie de la Connaissance et de l’Amour car elle s’élance avec fougue pour satisfaire quelque chose de beaucoup plus irréfléchi et de plus dangereux, plus indomptable, mais qui pourtant sait aussi s’aventurer, à sa façon audacieuse et ardente, vers le Divin et l’Absolu. L’Amour et la Sagesse ne sont pas les seuls aspects du Divin; il y a aussi son aspect de Pouvoir.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 194)

Qu’est-ce que tu n’as pas compris?

Sri Aurobindo dit que la partie vitale, l’être vital, est l’obstacle le plus grand parce qu’il n’est pas régénéré, et qu’il y aurait une possibilité de le transformer s’il se soumettait entièrement à l’Amour et à la Connaissance; mais comme sa qualité prédominante est la force, l’énergie, le pouvoir, il n’aime pas se soumettre à d’autres parties de l’être, et cela légitime son refus de se soumettre, parce que ces vertus-là, dans leur essence, sont aussi hautes que les autres. C’est pour cela qu’il n’a ni le même pouvoir, ni les mêmes capacités, parce qu’il n’est pas développé, parce qu’il ne s’est pas soumis, et c’est cela qui fait le dilemme: il ne se soumet pas parce qu’il a ce pouvoir, et ce pouvoir est inutilisable parce qu’il n’est pas soumis. Alors comment en sortir? Le vital, s’il était soumis, serait une aide très puissante, extrêmement utile, il ferait marcher tout le processus beaucoup plus rapidement. Mais parce qu’il sent son pouvoir, il refuse de se soumettre aux autres; et parce qu’il ne se soumet pas, son pouvoir est inutilisable. Alors comment faire? Sri Aurobindo pose le problème (il va le résoudre après si nous continuons à lire, après un certain temps il nous dira comment sortir de ce problème), mais il le pose d’abord pour que nous comprenions très bien la situation.

Si le vital était un être médiocre et sans qualités propres, il n’y aurait pas de difficultés à ce qu’il se soumette, mais il serait tout à fait inutile. Tandis qu’au contraire, le vital est une sorte de forteresse d’énergie et de pouvoir — de tous les pouvoirs. Mais généralement ce pouvoir est dévoyé; il n’est plus au service du Divin, il est au service du vital lui-même pour sa propre satisfaction. Alors tant qu’il est comme cela, il ne peut pas être utilisé.

Il faudrait qu’il comprenne que cette énergie et ce pouvoir qu’il sent en lui ne peuvent devenir utiles que s’il entre en accord parfait avec le plan divin de réalisation sur la terre. S’il comprend cela, alors il se calme et se laisse enrégimenter, pour ainsi dire, dans l’ensemble de l’être, et alors il prend sa pleine puissance et sa pleine importance. Mais autrement, il est inutilisable. Et généralement, toutes ses activités sont toujours des activités qui compliquent les choses et qui leur enlèvent leur simplicité, leur pureté, leur beauté souvent, et leur efficacité, parce que son action est aveugle, ignorante et très égoïste.

Douce Mère, est-ce que le plan divin est le plan de l’être psychique?

C’est un plan supérieur à l’être psychique. L’être psychique est pour ainsi dire le véhicule du Divin, il contient le Divin, il est l’habitation du Divin, mais le Divin lui est supérieur. Parce que l’être psychique n’est qu’un aspect de la manifestation divine.

Le Supramental n’est-il pas aussi l’être psychique?

Le Supramental est très supérieur à l’être psychique aussi.

Ce que Sri Aurobindo appelle le Supramental, c’est l’élément ou le Principe divin qui va maintenant entrer en jeu dans l’univers. Il l’appelle le Supramental parce qu’il vient après le mental, c’est-à-dire que c’est une manifestation nouvelle du Principe divin suprême. Et il est en relation avec le psychique comme le Divin était en relation avec le psychique, c’est-à-dire que le psychique est la maison, le temple, le véhicule, tout ce qui doit manifester extérieurement le Divin. Mais il est divin seulement dans son essence, pas dans son intégralité. Il est un mode de manifestation extérieure du Divin, extérieur par rapport au Divin, c’est-à-dire terrestre.

C’est tout? Rien d’autre?

Comment sortir de la conscience physique qui nous garde préoccupé tout le temps et exclusivement des circonstances physiques?

Il y a une quantité considérable de moyens.

Il y a des moyens intellectuels, des moyens que l’on pourrait appeler sentimentaux, des moyens artistiques et des moyens spirituels. Et généralement, il est préférable pour chacun de prendre le moyen qui lui est le plus facile, parce que si l’on veut commencer tout de suite par le plus difficile, on n’arrive à rien du tout. Et nous en revenons toujours à la même chose, à ce que Sri Aurobindo décrit dans La Synthèse des Yogas: c’est le moyen de la connaissance, ou le moyen de la dévotion, ou le moyen des oeuvres. Mais le moyen des oeuvres, c’est justement celui qui vous maintient dans la vie physique et qui vous fait vous libérer en elle; et peut-être est-ce le moyen de tous le plus efficace, mais aussi le plus difficile.

Pour la plupart des aspirants, le moyen de la méditation, de la concentration, de l’abstraction de la vie physique, du rejet des activités physiques est certainement plus facile que le moyen de l’action. Mais ils laissent la conscience physique telle qu’elle est, sans jamais la changer, et à moins que l’on ne devienne comme le sâdhu ou l’ascète qui sort de toute vie active et reste dans une concentration ou une méditation constantes, on n’arrive à rien du tout. C’est-à-dire que toute une partie de l’être n’est jamais transformée. Et pour eux, la solution n’est pas du tout de la transformer, c’est simplement de la rejeter, de sortir de leur corps aussi vite que possible. C’était comme cela que l’on concevait le yoga dans le temps, parce que, évidemment, c’est beaucoup plus facile. Mais ce n’est pas ce que nous voulons.

Ce que nous voulons, c’est la transformation de la conscience physique, ce n’est pas son rejet.

Et alors, dans ce cas-là, ce que Sri Aurobindo a préconisé comme le moyen le plus direct et le plus total, c’est la soumission au Divin; une soumission que l’on fait de plus en plus intégrale, progressivement, y compris la conscience physique et les activités physiques. Et si l’on réussit cela, alors le physique, au lieu d’être un obstacle, devient une aide.

Que veut dire cette phrase: «Regardez la vie en face avec la force intérieure de l’âme et devenez maître des circonstances»?

C’est justement l’opposé de la méthode qui consiste à rejeter toute la conscience physique et tous les événements physiques. «Regardez la vie en face», cela veut dire: ne lui tournez pas le dos! Cela veut dire: faites face à la vie telle qu’elle est au lieu de vous enfuir, et appelez à votre aide la force psychique intérieure — c’est ce que dit Sri Aurobindo: «la force intérieure de l’âme», la force psychique intérieure — et à l’aide de cette conscience psychique, élevez-vous au-dessus des circonstances et maîtrisez-les. C’est-à-dire qu’au lieu d’être soumis à tout ce qui arrive et d’en subir toutes les conséquences, on s’élève au-dessus des circonstances et on les laisse passer comme des choses qui ne vous touchent point et qui ne détériorent pas votre conscience. Voilà ce que cela veut dire.

On dit que «pour devenir conscient de l’Amour divin, tous les autres amours doivent être abandonnés». Quel est le meilleur moyen de rejeter l’autre amour qui s’obstine beaucoup (rires) et ne nous quitte pas facilement?

Passer au travers, ah!

Passer au travers, voir ce qui est derrière lui, ne pas s’arrêter à l’apparence, ne pas se satisfaire de la forme extérieure, chercher le principe qui est derrière cet amour, et ne se satisfaire que quand on a trouvé l’origine du sentiment en soi. Alors, la forme extérieure tombera d’elle-même et vous serez en contact avec l’Amour divin qui est derrière tout.

C’est la meilleure façon.

Vouloir rejeter l’un pour trouver l’autre est très difficile. C’est presque impossible. Parce que la nature humaine est si limitée, si pleine de contradictions et si exclusive dans ses mouvements que si l’on veut rejeter l’amour sous sa forme inférieure, c’està- dire l’amour humain tel que les êtres humains l’éprouvent, si l’on fait des efforts intérieurs pour rejeter cela, généralement on rejette entièrement la capacité de sentir l’amour et on devient comme une pierre. Et alors, quelquefois il faut attendre des années, ou des siècles, pour que se réveille en soi la capacité de recevoir et de manifester l’amour.

Par conséquent, le meilleur moyen quand l’amour vient, sous quelque forme que ce soit, c’est de tâcher de percer à travers son apparence extérieure pour aller trouver le Principe divin qui est derrière et qui le fait exister. Naturellement, c’est plein de pièges et de difficultés, mais c’est plus efficace. C’est-à-dire qu’au lieu de cesser d’aimer parce qu’on aime mal, il faut cesser d’aimer mal et vouloir aimer bien.

Par exemple, l’amour entre créatures humaines, sous toutes les formes, l’amour des parents pour les enfants, des enfants pour les parents, des frères et soeurs, des amis et des amants, est tout entaché d’ignorance, d’égoïsme et de tous les autres défauts qui sont les défauts ordinaires de l’homme. Alors au lieu de cesser d’aimer complètement — ce qui est d’ailleurs très difficile comme Sri Aurobindo le dit, ce qui simplement dessécherait le coeur et ne servirait à rien —, il faut apprendre à mieux aimer: aimer dans le dévouement, dans le don de soi, dans l’abnégation, et lutter, non contre l’amour lui-même, mais contre ses formes déformées. Contre toutes les formes d’accaparement, d’attachement, de possession, de jalousie, et tous les sentiments qui accompagnent ces choses principales. Ne pas vouloir posséder, dominer; et ne pas vouloir imposer sa volonté, ses caprices, ses désirs; ne pas vouloir prendre, recevoir, mais vouloir donner; ne pas insister sur la réponse de l’autre, mais se satisfaire dans son propre amour; ne pas chercher son intérêt et sa joie personnelle et l’accomplissement de son désir personnel, mais se satisfaire dans le don de son amour et de son affection; et ne pas demander de réponse. Simplement être heureux d’aimer, rien de plus.

Si l’on fait cela, on a avancé d’un grand pas et on peut, à travers cette attitude, petit à petit, avancer plus loin dans le sentiment lui-même, et s’apercevoir un jour que l’amour n’est pas une chose personnelle, que l’amour est un sentiment divin universel, qui se manifeste à travers vous plus ou moins bien, mais qui dans son essence est une chose divine.

Le premier pas, c’est de cesser d’être égoïste. Pour tout le monde c’est la même chose, non seulement pour ceux qui veulent faire un yoga, mais dans la vie ordinaire: si on veut savoir aimer, il ne faut pas s’aimer soi-même d’abord et surtout d’une façon égoïste; il faut se donner à l’objet de l’amour, sans exiger rien en réponse. C’est cette discipline-là qui est élémentaire pour se surmonter soi-même et mener une vie qui ne soit pas une vie tout à fait grossière.

Pour le yoga, on peut y ajouter quelque chose d’autre; c’est comme je l’ai dit en commençant, la volonté de percer à travers cette forme limitée et humaine de l’amour pour découvrir le principe d’Amour divin qui est derrière. Alors on est sûr d’arriver à un résultat. Cela vaut mieux que de se dessécher le coeur. C’est peut-être un peu plus difficile, mais c’est meilleur de toute façon, parce que comme cela, au lieu de faire souffrir les autres égoïstement, eh bien, on peut les laisser tranquilles dans leur mouvement propre, et ne faire effort que pour se transformer soi-même — sans imposer sa volonté aux autres, ce qui même dans la vie ordinaire est un pas vers quelque chose d’un peu supérieur et d’un peu plus harmonieux.