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Mère

Entretiens

 

Le 12 décembre 1956

L'enregistrement   

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Du premier coup, on saute dans la plus grande difficulté! Je crois que ce seul paragraphe suffira pour ce soir...

«Ce que je ne puis faire maintenant est le signe de ce que je ferai plus tard. Le sens de l’impossibilité est le commencement de toutes les possibilités. C’est parce que cet univers temporel était un paradoxe et une impossibilité, que l’Éternel l’a créé de Son être.» (Aperçus et Pensées, «Le But»)

Vous savez pourquoi cela vous paraît paradoxal? C’est simplement parce que Sri Aurobindo a négligé de mettre les points de repère de la pensée, de vous conduire pas à pas d’une pensée à l’autre. Ce n’est pas autre chose que cela. C’est d’une simplicité presque élémentaire.

Et je vais simplement vous poser une question (mais enfin, je n’attends aucune réponse), vous dire une simple chose: quand est-ce qu’une chose vous paraît impossible? C’est quand vous essayez de la faire. Si vous n’aviez jamais essayé de la faire, elle ne vous aurait jamais paru impossible.

Et comment se fait-il que vous essayiez de la faire? C’est qu’elle est quelque part dans votre conscience. Si elle n’était pas dans votre conscience, vous n’auriez pas essayé de la faire; et de la minute où c’est dans votre conscience, il est de toute évidence que c’est quelque chose que vous réaliserez. C’est seulement ce qui n’est pas dans votre conscience que vous ne pouvez pas réaliser. Simple comme cela!

Seulement, au lieu de vous le dire comme cela, Sri Aurobindo vous le dit d’une façon qui donne un coup de fouet à votre pensée. C’est cela, la vertu des paradoxes, ils vous obligent à penser.

Alors, Douce Mère, qu’est-ce que cela veut dire, «impossible»?

Il n’y a rien d’impossible dans le monde, excepté ce qui est en dehors de votre conscience. Et comme votre conscience peut croître, que ce qui n’est pas dans votre conscience aujourd’hui peut être dans votre conscience après un certain temps, parce que la conscience peut s’agrandir, par conséquent dans l’éternité du temps, il n’est rien d’impossible.

Dans la minute présente (je vous l’ai expliqué une fois), dans la minute présente, à un moment donné, dans des circonstances données, il y a des impossibilités. Mais au point de vue éternel, dans l’infini du temps, il n’y a pas, il n’y a rien qui soit impossible. Et la preuve, c’est que tout sera. Toutes les choses, non seulement celles qui sont concevables pour le moment mais toutes celles qui sont pour le moment inconcevables, toutes non seulement sont possibles, mais seront réalisées. Car ce que nous appelons l’Éternel, l’Infini, le Suprême, l’Absolu (nous Lui donnons beaucoup de noms, mais en fait c’est éternel, infini, absolu), cela contient en soi-même non seulement tout ce qui est, mais tout ce qui sera, éternellement, infiniment; et par conséquent rien n’est impossible. Seulement, pour la conscience de l’être temporel et objectif, les choses ne sont pas toutes possibles en même temps; il est nécessaire de concevoir l’espace et le temps pour les rendre possibles. Mais en dehors de la manifestation, tout est, simultanément, éternellement, en possibilité, en potentialité. Et c’est ce Tout, qui est inconcevable parce qu’Il n’est pas manifesté, qui se manifeste pour devenir concevable.

Et c’est ce que Sri Aurobindo nous dit. Cet univers temporel, c’est-à-dire un univers qui se déroule, un univers qui n’est pas tout en même temps sur le même point en dehors du temps et de l’espace, un univers qui devient temporel et spatial, qui se succède, pour Ce qui est en dehors de la manifestation c’est vraiment une absurdité, n’est-ce pas, et un paradoxe, c’est sa contradiction même. Pour la conscience temporelle, c’est Cela qui est impensable et incompréhensible, et pour Cela, qui est incompréhensible pour la conscience temporelle, c’est la conscience temporelle qui est incompréhensible!... Nous, nous ne pouvons pas concevoir quelque chose qui ne soit pas dans le temps et dans l’espace, parce que nous sommes nous-mêmes dans le temps et dans l’espace; nous essayons une approximation pour arriver à comprendre quelque peu un «Quelque chose» qui n’est pas exprimable et qui est à la fois tout, éternellement et en dehors du temps. Nous pouvons essayer, n’est-ce pas, et nous employons toutes sortes de mots, mais nous n’arrivons pas à le comprendre, à moins que nous ne sortions du temps et de l’espace. Eh bien, en retournant le problème, pour Cela qui est en dehors du temps et de l’espace, le temps et l’espace sont quelque chose de paradoxal et d’incompréhensible: cela n’existe pas, cela n’est pas. Et Sri Aurobindo dit: c’est parce que cet univers temporel était un paradoxe et une impossibilité, que l’Éternel l’a émané de Son être. C’est-à-dire qu’Il a changé sa non-existence en une existence — si vous voulez le dire sur un ton plaisant: pour savoir ce que c’est! Parce que tant qu’Il n’était pas devenu le temps et l’espace, Il ne pouvait pas le savoir!

Mais si nous en revenons au commencement, là, cela devient extrêmement pratique, concret et très encourageant... Parce que nous disons ceci: pour avoir la notion de l’impossible, que quelque chose est «impossible», il faut que vous l’essayiez. Par exemple, si en ce moment vous avez l’impression que ce que je vous dis est impossible à comprendre, (riant) cela veut dire que vous essayez de le comprendre; et si vous essayez de le comprendre, cela veut dire que c’est au-dedans de votre conscience, autrement vous ne pourriez pas essayer de le comprendre — comme moi, je suis au-dedans de votre conscience, comme ma parole est au-dedans de votre conscience, comme ce que Sri Aurobindo aussi a écrit est au-dedans de votre conscience, autrement vous n’auriez aucun contact avec cela. Mais c’est pour le moment impossible à comprendre, parce qu’il manque quelques petites cellules dans le cerveau, pas autre chose, c’est très simple. Et comme ces cellules se développent avec l’attention, la concentration et l’effort, quand vous aurez bien écouté et que vous aurez fait un effort pour comprendre, eh bien, au bout de quelques heures ou quelques jours, ou quelques mois, des circonvolutions nouvelles se seront formées dans votre cerveau, et tout cela deviendra tout à fait naturel. Vous vous étonnerez qu’il ait pu y avoir un moment où vous ne compreniez pas: «C’est si simple!» Mais tant que ces circonvolutions ne sont pas là, vous pouvez faire un effort, vous pouvez même vous donner mal à la tête, mais vous ne comprendrez pas.

C’est très encourageant parce que, au fond, la seule chose nécessaire, c’est de vouloir et d’avoir la patience nécessaire. Ce qui, pour vous, est incompréhensible aujourd’hui sera tout à fait clair dans quelque temps. Et notez qu’il n’est pas nécessaire que vous vous donniez mal à la tête tous les jours et à chaque minute pour essayer de comprendre! Il suffit d’une chose très simple: d’écouter aussi bien que vous le pouvez, d’avoir une sorte de volonté ou d’aspiration ou, vous pouvez même dire, de désir de comprendre, et puis c’est tout. Vous faites une petite ouverture dans votre conscience pour laisser ça entrer; et votre aspiration fait cette ouverture, comme une petite échancrure làdedans, un petit trou quelque part dans ce qui est fermé, et puis vous laissez entrer. Ça travaillera. Et cela construira au-dedans de votre cerveau les éléments nécessaires pour s’exprimer. Vous n’avez plus besoin d’y penser. Vous essayez de comprendre quelque chose d’autre, vous travaillez, vous étudiez, vous réfléchissez, vous pensez à toutes sortes de choses; et puis au bout de quelques mois — ou peut-être une année, peut-être moins, peut-être plus — vous ouvrez de nouveau le livre et vous lisez la même phrase, et cela vous paraît aussi clair que de l’eau de roche! Simplement, parce que ce qui était nécessaire à la compréhension s’est construit dans votre cerveau.

Alors ne venez jamais me dire: «Je suis inapte à cette étude, je ne comprendrai jamais la philosophie ou je ne saurai jamais faire des mathématiques ou...» C’est de l’ignorance, c’est tout à fait de l’ignorance. Il n’est rien que vous ne puissiez comprendre, si vous donnez à votre cerveau le temps de s’élargir et de se compléter. Et vous pouvez passer d’une construction mentale à une autre (ce qui correspond à des études), d’une étude à une autre (et les études, cela veut dire des langages), d’un langage à un autre, et construire une chose après l’autre au-dedans de vous, et contenir tout cela et bien d’autres choses encore, très harmonieusement, si vous le faites avec soin et que vous en preniez le temps. Parce que chacune de ces connaissances correspond à une formation intérieure, et que vous pouvez multiplier les formations indéfiniment, si vous en prenez le temps et le soin.

Je ne crois pas du tout à la limite que l’on ne peut pas franchir.

Mais je vois très bien les formations mentales des gens, et puis une sorte de paresse devant l’effort nécessaire. Et cette paresse et ces limites sont comme des maladies. Mais ce sont des maladies guérissables. À moins que vous n’ayez une construction cérébrale tout à fait défectueuse, qu’il vous manque quelque chose, que quelque chose ait été «oublié» quand vous avez été formé — alors c’est plus difficile. C’est beaucoup plus difficile, mais ce n’est pas impossible. Il y a des êtres comme cela, vraiment incomplets, qui sont comme un objet mal réussi (logiquement, il vaudrait mieux qu’ils ne continuent pas d’exister, mais enfin (riant) ce n’est pas l’habitude, ce n’est pas dans les idées humaines ordinaires). Mais si vous êtes un être normal, eh bien, en prenant la peine et en sachant la méthode, votre capacité de croissance est presque illimitée.

Il y a cette idée que chacun appartient à un type, que par exemple le sapin ne deviendra jamais le chêne et que le palmier ne sera jamais le blé. C’est évident. Mais cela, c’est autre chose; cela veut dire que la vérité de votre être n’est pas la vérité de l’être voisin. Mais dans la vérité de votre être, selon votre construction propre, votre progrès est à peu près illimité. Il n’est limité que par votre conviction qu’il est limité et par l’ignorance du procédé véritable, autrement...

Il n’est rien que l’on ne puisse faire, si l’on sait le moyen de le faire.

(silence)

J’ai ici une question, qui est plus enfantine. On demande:

«Pourquoi les uns sont-ils intelligents tandis que les autres ne le sont pas? Pourquoi les uns peuvent-ils faire quelque chose tandis que les autres ne le peuvent pas?»

C’est comme si tu demandais pourquoi tout le monde n’est pas pareil! Alors cela voudrait dire qu’il n’y aurait qu’une seule chose, une seule chose répétée indéfiniment qui constituerait tout l’univers... Je ne sais pas, mais il me paraît que cela ne vaudrait pas la peine qu’il y ait un univers pour cela, il suffirait d’avoir seulement une chose!

Mais de la minute où l’on admet le principe de multiplicité et qu’il n’y a pas deux choses semblables dans l’univers, pourquoi demander comment il se fait qu’elles ne soient pas semblables! C’est justement parce qu’elles ne le sont pas qu’il n’y a pas deux choses semblables.

Derrière cela, il y a quelque chose d’autre dont on n’est pas conscient, mais qui est très simple et très enfantin. C’est ceci: puisqu’il y a une diversité infinie, puisque certains sont d’une manière et d’autres sont d’une moindre manière, eh bien (alors là, on ne se le dit plus, mais c’est là caché dans le fond de l’être, dans le fond de l’ego), pourquoi moi, ne suis-je pas de la meilleure manière? Voilà. En fait, cela revient à se plaindre qu’il se peut que l’on ne soit pas de la meilleure manière! Si l’on regarde attentivement des questions comme celles-là: pourquoi y en a-t-il qui ont beaucoup et d’autres qui ont peu? pourquoi y en a-t-il qui sont sages et d’autres qui ne le sont pas? pourquoi y en a-t-il qui sont intelligents et d’autres qui ne le sont pas? etc., derrière cela, il y a: pourquoi n’ai-je pas tout ce que l’on peut avoir et ne suis-je pas tout ce que l’on peut être?... Naturellement on ne se le dit pas, parce qu’on se trouverait ridicule, mais c’est là.

Voilà. Maintenant quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter à ce que nous venons de dire?... Vous avez tous tout à fait bien compris? Tout ce que j’ai dit? Personne ne dit mot...

(Un professeur) Notre emploi du temps nous paraît un peu «impossible».

Eh bien, attendez un siècle ou deux et cela deviendra possible! (rires)

On vous dit que l’impossibilité d’aujourd’hui est le possible de demain — mais ce sont des demains qui sont très grands!

(silence)

J’ai une autre question concernant ce que je vous ai dit l’autre jour, quand nous avons fait une opposition entre la volonté et les velléités. Je vous ai dit que les velléités — ce que Sri Aurobindo appelle velléités — sont des mouvements qui proviennent non pas d’une conscience supérieure descendant dans l’être et s’exprimant en actes, mais d’impulsions ou d’influences du dehors. Nous avions gardé le mot volonté pour exprimer ce qui, dans une conscience individuelle, est l’expression d’un ordre ou d’une impulsion venant de la vérité de l’être, de la vérité de l’individu — son être véritable, son vrai moi, n’est-ce pas. Cela, nous l’appelons volonté. Et toutes les impulsions, les actions, les mouvements qui se produisent dans l’être et qui ne sont pas cela, nous avons dit que c’étaient des velléités. Et je vous ai dit en effet que, sans le savoir, ou parfois en le sachant, vous êtes mis en mouvement par des influences qui viennent du dehors, qui pénètrent sans même que vous vous en aperceviez et qui font surgir en vous ce que vous appelez «la volonté» que telle chose soit ou que telle autre ne soit pas, etc.

Alors on me demande:

Quelle est la nature de ces influences du dehors, pouvezvous donner une explication sur leur fonctionnement?

Naturellement ces influences sont de natures très diverses. On peut les étudier à un point de vue psychologique ou les étudier presque à un point de vue mécanique, l’un traduisant l’autre généralement, c’est-à-dire que le phénomène mécanique se produit comme une sorte de conséquence du phénomène psychologique.

Il y a très peu de gens, et même parmi les meilleurs il y a très peu de moments dans la vie où la volonté de l’être exprime cette vérité profonde, intérieure, supérieure.

(Après un silence) La conscience individuelle déborde de beaucoup le corps; même, nous avons vu que le physique subtil, qui est encore matériel par rapport à l’être vital et qui dans certaines conditions est presque visible, déborde parfois considérablement la délimitation visible du corps physique. Ce physique subtil est constitué de vibrations qui sont actives et qui entrent en contact ou se mélangent avec les vibrations du physique subtil des autres, et ce contact réciproque produit des influences — ce sont les vibrations les plus puissantes qui naturellement l’emportent sur les autres. Par exemple, comme je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, si vous avez une pensée, cette pensée se revêt de vibrations subtiles et devient une entité qui se déplace et se promène dans l’atmosphère terrestre pour se réaliser aussi bien qu’elle peut, étant donné qu’elle est une parmi des millions, et naturellement il y a une interaction multiple et enchevêtrée qui fait que les choses ne se passent pas d’une façon aussi simple et aussi schématique.

Ce que vous appelez «vous-même», l’être individuel enfermé dans les limites de votre conscience actuelle, est constamment pénétré par des vibrations de ce genre qui viennent du dehors et qui se présentent le plus souvent sous forme de suggestions, en ce sens que, à part quelques exceptions, l’action se produit d’abord dans le domaine mental, puis devient vitale, puis devient physique. Je précise qu’il ne s’agit pas ici du mental pur, mais du mental physique; parce que dans la conscience physique elle-même, il y a une activité mentale, une activité vitale et une activité purement matérielle, et tout ce qui se produit dans votre conscience physique, dans votre conscience corporelle et dans votre activité corporelle pénètre d’abord sous forme de vibrations d’ordre mental, par conséquent sous forme de suggestions. La plupart du temps, ces suggestions pénètrent en vous sans que vous en soyez le moins du monde conscient; elles entrent, éveillent en vous une réponse quelconque, puis resurgissent dans votre conscience comme si c’était votre propre pensée, votre propre volonté, votre propre impulsion; mais cela, c’est seulement parce que vous êtes inconscient du procédé de pénétration.

Ces suggestions sont très multiples, nombreuses, variées, avec des natures très, très différentes les unes des autres, mais on peut les classer en trois ordres principaux. D’abord (et celles-là sont rarement perceptibles pour une conscience ordinaire; elles ne deviennent perceptibles qu’à ceux qui ont déjà beaucoup réfléchi, beaucoup observé, beaucoup étudié leur être), c’est ce que nous pourrions appeler les suggestions collectives.

Quand un être naît sur la terre, il naît forcément dans un pays donné et dans un milieu donné. Par le fait de ses parents physiques, il naît dans un ensemble social, culturel, parfois religieux, national; un ensemble d’habitudes de penser, de comprendre, de sentir, de concevoir; toutes sortes de constructions, qui sont d’abord mentales, puis deviennent des habitudes vitales et finalement des manières d’être matérielles. Pour dire les choses plus clairement, vous êtes né dans une certaine société ou dans une certaine religion, dans un certain pays, et cette société a une conception collective qui lui est propre, cette nation a une conception collective qui lui est propre et cette religion a une construction collective qui lui est propre, qui est généralement très fixe. Vous êtes né là-dedans. Naturellement, quand vous êtes tout petit, vous en êtes absolument inconscient, mais cela agit sur votre formation — cette formation, cette lente formation d’heures qui s’ajoutent aux heures, de jours qui s’ajoutent aux jours, d’expériences qui s’ajoutent aux expériences et qui petit à petit construisent une conscience. Vous êtes là-dessous comme sous une cloche. C’est une espèce de construction qui vous couvre, et qui d’une certaine manière vous protège, mais de l’autre manière vous limite considérablement. Tout cela, vous l’absorbez sans même vous en apercevoir et cela fait la base subconsciente de votre construction propre. Cette base subconsciente agira sur vous toute votre vie, si vous ne prenez pas soin de vous en libérer. Et pour vous en libérer, il faut d’abord que vous en soyez conscient; et c’est le premier point qui est le plus difficile, parce que cette formation a été si subtile, elle s’est faite en un temps où vous n’étiez pas encore un être conscient, où vous veniez de tomber tout à fait abruti d’un autre monde dans celui-ci, (riant) et tout cela s’est fait sans que vous y participiez le moins du monde. Par conséquent, il ne vous vient même pas à l’esprit qu’il pourrait y avoir là quelque chose à savoir, et encore moins quelque chose dont il faille se débarrasser. Et il est assez remarquable que quand on devient pour une raison quelconque conscient de l’emprise de cette suggestion collective, on s’aperçoit du même coup qu’il faut un travail très assidu et très prolongé pour arriver à s’en défaire. Mais là ne s’arrête pas le problème.

Vous vivez entouré de gens. Ces gens eux-mêmes ont des désirs, des velléités, des impulsions qui se traduisent en eux, qui ont toutes sortes de causes, mais qui prennent dans leur conscience une forme individuelle. Par exemple, pour le dire d’une façon tout à fait pratique: vous avez un père, une mère, des frères, des soeurs, des amis, des camarades; chacun a sa manière de sentir, de vouloir, et tous ceux avec qui vous êtes en rapport attendent de vous quelque chose, de même que vous attendez d’eux quelque chose. Ce quelque chose, ils ne vous l’expriment pas toujours, mais c’est plus ou moins conscient dans leur être, et cela fait des formations. Ces formations, suivant la capacité de penser de chacun et la puissance de sa vitalité, sont plus ou moins puissantes, mais elles ont leur petite puissance propre, qui est généralement proportionnée à la vôtre; et alors ce que veulent, désirent, espèrent ou attendent de vous ceux qui vous entourent entre comme cela, sous forme de suggestions très rarement exprimées, mais que vous absorbez sans résistance et qui au-dedans de vous, tout d’un coup, éveillent un désir analogue, une volonté analogue, une impulsion analogue... Cela se passe du matin au soir, et aussi du soir au matin, parce que ces choses ne s’arrêtent pas pendant que vous dormez, au contraire, très souvent elles s’accentuent, parce que vous n’avez plus la conscience éveillée qui veille et qui vous protège dans une certaine mesure.

Et c’est général, si général que c’est tout à fait naturel, et si naturel qu’il faut des circonstances spéciales et des occasions tout à fait particulières pour que vous vous en aperceviez. Naturellement, il va de soi que vos propres réponses, vos propres impulsions, vos propres velléités ont une influence analogue sur les autres, et que cela devient un mélange merveilleux où la raison du plus fort est toujours la meilleure!

Si le problème s’arrêtait là, on pourrait encore se tirer d’affaire; mais il y a une complication. C’est que ce monde terrestre, ce monde humain, est constamment envahi par les forces du monde voisin, c’est-à-dire du monde vital, de la région plus subtile qui est au-delà de l’atmosphère terrestre quaternaire1; et ce monde vital, qui n’est pas sous l’influence des forces psychiques et de la conscience psychique, est un monde essentiellement de mauvaise volonté, de désordre, de déséquilibre, enfin de toutes les choses les plus antidivines qu’on puisse imaginer. Ce monde vital pénètre constamment le monde physique et, étant beaucoup plus subtil que le monde physique, il est très souvent, sauf pour quelques rares individus, tout à fait imperceptible. Il y a des entités, des êtres, des volontés, des sortes d’individualités dans ce monde-là, qui ont toutes sortes d’intentions et qui se servent de toutes les occasions pour s’amuser quand ce sont des petits êtres, ou pour faire le mal et le désordre quand ce sont des êtres d’une capacité plus grande. Et ceux-là ont un pouvoir de pénétration et de suggestion très considérable et, partout où il y a la moindre ouverture, la moindre affinité, ils se précipitent, parce que c’est un jeu qui les amuse.

En outre, ils sont très assoiffés ou affamés de certaines vibrations vitales humaines, qui ont pour eux la qualité d’un plat rare dont ils aiment à se nourrir; et alors leur jeu consiste à exciter des mouvements pernicieux dans l’homme, pour que l’homme émane ces forces et qu’ils puissent s’en nourrir tout à leur aise. Tous les mouvements de colère, de violence, de passion, de désir, toutes ces choses qui font que brusquement on jette certaines énergies en dehors de soi, qu’on les projette hors de soi, sont justement ce que ces entités du vital préfèrent, parce que, comme je l’ai dit, elles s’en réjouissent comme d’un plat de luxe. Alors leur tactique est très simple: elles vous envoient une petite suggestion, une petite impulsion, une petite vibration qui vous pénètre et, par contagion ou par sympathie, éveille en vous la vibration nécessaire pour que vous projetiez au-dehors la force qu’ils veulent absorber.

Là, il est un peu plus facile de reconnaître l’influence, parce que, si on est le moins du monde attentif, on s’aperçoit de quelque chose qui est soudain éveillé au-dedans de soi. Par exemple, ceux qui ont l’habitude de se mettre en colère, s’ils ont le moins du monde essayé de contrôler leur colère, ils s’aperçoivent de quelque chose qui vient du dehors ou qui monte d’en bas et qui réellement s’empare de leur conscience et éveille en eux la colère. Je ne veux pas dire que tout le monde soit capable de ce discernement; je parle de ceux qui ont essayé de comprendre leur être et de le contrôler. Ces suggestions adverses sont plus faciles à percevoir que, par exemple, votre réponse à la volonté ou au désir d’un être qui est de la même nature que vous, un autre être humain qui, par conséquent, agit sur vous sans que cela vous donne clairement l’impression de quelque chose qui vient du dehors: les vibrations sont trop analogues, trop semblables dans leur nature, et il faut être beaucoup plus attentif et avoir un discernement beaucoup plus aigu pour se rendre compte que ces mouvements qui semblent sortir de vous-même ne sont pas vraiment vôtres, qu’ils viennent du dehors. Mais avec les forces adverses, si on est le moins du monde sincère et que l’on s’observe attentivement, on s’aperçoit que c’est quelque chose dans l’être qui répond à une influence, une impulsion, une suggestion, même quelque chose de très concret parfois qui entre et qui produit des vibrations analogues dans l’être.

Voilà. Tel est le problème.

Le remède?... C’est toujours le même: bonne volonté, sincérité, perspicacité, patience — oh! une patience inlassable et une persévérance qui fait que ce que vous n’avez pas réussi un jour, vous êtes convaincu que vous le réussirez une autre fois, et que vous continuez à essayer jusqu’à ce que vous ayez réussi.

Et ceci nous ramène à la phrase de Sri Aurobindo: si ce contrôle vous paraît tout à fait impossible aujourd’hui, eh bien, cela veut dire que non seulement il sera possible, mais qu’il sera réalisé plus tard.

 

1 Constituée par les quatre principes physique, vital, mental et psychique.

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