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SRI AUROBINDO

Lettres sur le Yoga

Volume 2. Section 2

7. La sâdhanâ par l'amour et la dévotion

II  III  IV

1450

Apporter dans le monde l'Amour, la Beauté et l'Ânanda du Divin est en vérité le couronnement et l'essence de notre yoga tout entier. Mais cette réalisation m'a toujours semblée impossible à moins que la Vérité divine — ce que j'appelle le supramental — et son Pouvoir divin ne viennent pour la soutenir, l'établir et la protéger. Sinon l'Amour lui-même, aveuglé par la confusion de notre conscience actuelle, pourrait bien s'égarer dans ses réceptacles humains; et même s'il n'en était pas ainsi, il se verrait méconnu ou rejeté, ou dégénérerait rapidement et se perdrait dans la fragilité de la nature inférieure de l'homme. Mais quand l'Amour divin descend dans la vérité divine et le pouvoir divin, il commence par revêtir un caractère transcendant et universel; à partir de cette transcendance et de cette universalité, il s'individualise selon la Vérité et la Volonté divines, créant ainsi un amour personnel plus vaste, plus grand, plus pur que tout ce que le mental ou le cœur humain peut à présent imaginer. C'est quand on a ressenti cette descente que l'on peut véritablement devenir un instrument de l'Amour divin pour qu'il prenne naissance et agisse dans le monde.

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1451

Je ne vois pas exactement ce que vous voulez dire par "établir l'Amour divin jusque dans le subconscient." Quel amour? l'amour de l'âme pour le Divin ou le principe de l'Amour et de l'Ânanda divins qui est la chose la plus haute que l'on puisse atteindre? Établir ce principe jusque dans le subconscient équivaudrait à transformer complètement l'être tout entier, ce qui ne peut se produire que par la transformation supramentale, et celle-ci est encore lointaine. Le principe de l'amour de l'âme pour le Divin peut s'établir dès maintenant, mais pour pouvoir le rendre vivant et complet dans l'être tout entier, il faudrait que la transformation psychique soit accomplie et que la transformation spirituelle soit déjà, elle aussi, bien avancée.

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1452

La Mère ne vous a pas dit que l'amour n'est pas une émotion, mais que l'Amour divin n'est pas une émotion; c'est tout différent. L'amour humain est fait d'émotion, de passion et de désir; tous ces mouvements appartiennent au vital et sont par conséquent liés aux incapacités de la nature vitale humaine. L'émotion est une excellente chose, elle est indispensable à la nature humaine en dépit de toutes ses imperfections et de tous ses dangers, tout comme les idées mentales sont excellentes et indispensables dans leur domaine propre, au stade humain. Mais notre but est de dépasser les idées mentales pour entrer dans la lumière de la Vérité supramentale qui existe non par l'idéation, mais par la vision directe et l'identité; de même notre but est de dépasser l'émotion pour parvenir à l'élévation, à la profondeur et à l'intensité de l'Amour divin et d'y ressentir, par le cœur psychique intérieur, une inépuisable unité avec le Divin que nous sommes incapables d'atteindre ou de ressentir dans les soubresauts des émotions vitales.

La Vérité supramentale n'est pas seulement une sublimation de nos idées mentales; de même, l'Amour divin n'est pas seulement une sublimation des émotions humaines; c'est une conscience différente dont la qualité, la substance et les mouvements sont différents.

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1453

Il [l'Amour divin] existe en lui-même, indépendamment du contact extérieur ou de l'expression extérieure. S'exprimera-t-il extérieurement et comment? cela dépend de la vérité spirituelle qui devra se manifester.

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1454

L'humanité étant ce qu'elle est, l'amour divin n'est peut-être pas encore en mesure de se manifester sur le plan physique avec autant de plénitude et de liberté qu'il pourrait le faire en d'autres circonstances; il n'en reste pas moins aussi intime et aussi intense que l'amour humain. Il est là, attendant d'être compris et accepté, et dans l'intervalle il vous donne toute l'aide que vous pouvez recevoir pour vous élever et vous élargir jusqu'à la conscience où ces difficultés et ces malentendus ne pourront plus se produire, jusqu'à l'état où l'union pleine et parfaite sera possible.

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1455

Et laissez-moi vous dire aussi qu'en ce qui concerne l'amour humain et l'amour divin, j'ai admis qu'il nous fallait partir du premier pour arriver au second, qui n'élimine pas l'amour humain, mais l'intensifie et le transforme à son image. En outre, l'Amour divin, tel que je le vois, n'est pas éthéré, froid et lointain; c'est un amour d'une intensité absolue, intime et plein d'union, proche et plein de ravissement, qui se sert de toute la nature pour s'exprimer. Il est certes dépourvu de la confusion et des désordres de la nature vitale inférieure d'aujourd'hui, qu'il transformera en quelque chose d'entièrement chaleureux, profond et intense; mais il n'y a aucune raison de penser qu'il puisse rien perdre de ce qui, dans l'amour, est heureux et vrai.

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1456

L'amour ne peut pas être froid: un amour froid n'existe pas; mais l'amour dont parle la Mère dans ce passage est quelque chose de très pur, stable et constant; il ne s'enflamme pas pour s'éteindre faute de combustible, il brûle sans relâche, il embrasse tout et existe pour lui-même comme la lumière du soleil. Il y a aussi un amour divin qui, tout en étant personnel, ne dépend pas comme l'amour humain individuel ordinaire de la réponse de l'autre; il est personnel, mais non égoïste; il va de l'être vrai dans l'un à l'être vrai dans l'autre. Mais pour le trouver il faut être libéré de la manière humaine ordinaire d'aimer.

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1457

Parlons d'abord de l'amour humain dans la sâdhanâ. Lorsque l'âme se tourne vers le Divin par l'amour, cet amour doit être d'essence divine, mais comme l'instrument par lequel il s'exprime est, au début, une nature humaine, il revêt les formes de l'amour humain et de la bhakti humaine. C'est seulement à mesure que la conscience s'approfondit, prend de la hauteur et se transforme que l'amour éternel plus grand peut croître en elle et transformer ouvertement l'humain en divin. Mais les forces qui président à l'amour humain lui-même sont de plusieurs sortes. Il y a un amour humain psychique qui s'élève des profondeurs intérieures et découle de la rencontre de l'être intérieur avec ce qui l'appelle à une joie et à une union divines; dès que cet amour a pris conscience de lui-même, il n'est plus éphémère, il existe en lui-même, ne dépend plus des satisfactions extérieures; il est incapable de faiblir sous l'effet de causes extérieures; il ne se prête pas aux malentendus, aux déceptions, aux conflits ou à la colère, n'est pas brisé par eux; il s'élance toujours droit vers l'union intérieure. C'est cet amour psychique qui est le plus proche de l'amour divin et c'est par conséquent la manière la plus juste et la meilleure de ressentir et de manifester l'amour et la bhakti. Mais il ne s'ensuit pas que les autres parties de l'être, y compris le vital et le physique, ne doivent pas être utilisées comme moyens d'expression ou qu'elles ne doivent pas prendre part au jeu complet de l'amour, y compris de l'amour divin, et lui donner tout son sens. Elles sont au contraire un moyen d'exprimer l'amour divin dans sa totalité dont elles peuvent constituer une grande partie, pourvu que leur mouvement soit juste et non pas erroné. Il y a dans le vital lui-même deux sortes d'amour: un amour plein de joie, de confiance et d'abandon qui est généreux, ne marchande pas, ne lésine pas, qui est très absolu dans son don de soi; il s'apparente à l'amour psychique et est bien fait pour être son complément et un moyen d'exprimer l'amour divin. Or ni l'amour psychique, ni l'amour divin ne dédaignent un moyen physique de s'exprimer si celui-ci est pur, juste et acceptable; ils ne dépendent pas de lui, ils ne s'affaiblissent pas lorsqu'ils sont privés d'un moyen d'expression de ce genre, ne se révoltent pas, ne s'éteignent pas comme une chandelle mouchée, mais quand ils en ont la possibilité ils l'utilisent avec joie et gratitude. Les procédés physiques peuvent être utilisés pour aborder l'amour et l'adoration du Divin et sont en fait utilisés à cette fin; si leur usage est permis, ce n'est pas par une simple concession à la faiblesse humaine et il n'est pas exact que la voie psychique ne laisse pas place à ces méthodes. Elles sont au contraire un moyen d'aborder le Divin, de recevoir la Lumière et de matérialiser le contact psychique, et tant que l'on s'en sert dans l'esprit juste et pour leur véritable but, elles ont leur place. C'est seulement quand elles sont mal utilisées ou que la démarche n'est pas juste parce qu'elle est entachée d'indifférence ou d'inertie, de révolte ou d'hostilité ou d'un quelconque désir grossier qu'elles ne sont pas à leur place et peuvent engendrer un effet contraire.

Mais il y a une autre forme de l'amour vital qui est plus habituelle à la nature humaine: c'est celle de l'ego et du désir. Elle est pleine d'appétits, de désirs et d'exigences vitales; pour que l'amour se perpétue, il faut que les exigences du vital soient satisfaites; s'il ne reçoit pas ce qu'il désire avec passion ou même s'il s'imagine qu'il n'est pas traité comme il le mérite — car il est plein d'imaginations, d'incompréhensions, de jalousies, de fausses interprétations- il plonge aussitôt dans le chagrin, les sentiments blessés, la colère, toutes sortes de désordres et enfin la cessation et la rupture. Un amour de cette sorte est par sa nature même éphémère, inconstant, et l'on ne peut pas en faire la fondation de l'amour divin... C'est pour cette raison que nous dissuadons les sâdhak de s'adonner à cette forme vitale inférieure d'amour humain et c'est pourquoi nous voudrions qu'ils rejettent ces éléments et les éliminent de leur nature le plus tôt possible. L'amour devrait être un épanouissement de joie, d'union, de confiance, de don de soi, d'Ânanda; mais cette manière vitale inférieure d'aimer n'est qu'une source de souffrance, de trouble, de déception, de désillusions et de désunion. Si faible soit-elle, elle ébranle les fondations de paix et remplace le mouvement vers l'Ânanda par une chute dans le chagrin, le mécontentement et le Nirânanda.

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1458

L'amour qui se tourne vers le Divin ne devrait pas être le sentiment vital auquel les hommes donnent d'ordinaire ce nom; car ce n'est pas de l'amour, mais seulement un désir vital, un instinct d'appropriation, une impulsion à posséder et à monopoliser. Non seulement ce n'est pas de l'Amour divin, mais il ne faudrait pas permettre à ce sentiment de se mêler le moins du monde au yoga. Le véritable amour pour le Divin est un don de soi dépourvu d'exigences, plein de soumission et d'abandon; il ne revendique rien, n'impose aucune condition, ne marchande pas, ne se laisse pas aller aux violences de la jalousie, de l'orgueil ou de la colère, car ces choses n'entrent pas dans sa composition. En retour, la Mère divine se donne elle aussi, mais dans la liberté, ce qui se traduit par un don intérieur, par sa présence dans votre conscience mentale, vitale et physique, par son pouvoir de vous recréer dans la nature divine en rassemblant tous les mouvements de votre être et en les dirigeant vers la perfection et l'accomplissement, par son amour qui vous enveloppe et vous prend dans ses bras pour vous porter vers le Divin. C'est ce que vous devez aspirer à ressentir et à posséder dans toutes les parties de votre être jusqu'aux plus matérielles, et à cela il n'y pas de limites, ni dans le temps, ni dans la perfection. Si l'on y aspire vraiment et qu'on le reçoit, il ne devrait y avoir place pour aucune autre exigence ni pour aucun désir déçu. Et si l'on aspire vraiment, on le reçoit infailliblement, de plus en plus, à mesure que la purification avance et que la nature subit la transformation nécessaire.

Gardez votre amour pur de toute revendication et de tout désir égoïstes; vous vous apercevrez que vous recevez en réponse tout l'amour que vous pouvez supporter et absorber.

Comprenez aussi que ce qui doit passer en premier, c'est la Réalisation, le travail à faire, non la satisfaction des exigences et des désirs. C'est seulement quand la Conscience divine dans sa Lumière et son Pouvoir supramentaux sera descendue et aura transformé le physique que l'on pourra laisser d'autres préoccupations prendre une place prépondérante; mais à ce moment non plus ce ne sera pas la satisfaction du désir qui prédominera, mais l'accomplissement de la Vérité divine en chacun et en tous et dans la vie nouvelle qui devra l'exprimer. Dans la Vie divine tout est fait pour le Divin et non pour l'ego.

Je devrais peut-être ajouter une chose ou deux pour éviter les malentendus. D'abord, l'amour pour le Divin dont je parle n'est pas seulement un amour psychique; c'est l'amour de toutes les parties de l'être, vital et physique-vital inclus; toutes sont capables de se donner de la même façon. C'est une erreur de penser que si le vital aime, ce doit être d'un amour qui exige et impose la satisfaction de son désir; c'est une erreur de penser qu'ou bien il doit en être ainsi, ou bien le vital, afin d'échapper à son "attachement", doit s'écarter complètement de l'objet de son amour. Le vital peut être aussi absolu dans un don de soi sans discussion que n'importe quelle autre partie de la nature; rien n'est plus généreux que son mouvement quand il s'oublie pour le Bien-Aimé. Le vital et le physique devraient tous deux se donner de la vraie manière: la manière de l'amour vrai, non celle du désir de l'ego.

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1459

En général, quand les gens parlent d'intimité vitale, il s'agit d'une chose très extérieure qu'il n'est pas nécessaire de faire descendre, puisqu'elle est fréquente dans la vie humaine. L'intimité vitale intérieure avec le Divin, si c'est d'elle qu'il s'agit, rend évidemment l'union plus complète à condition qu'elle soit fondée sur le psychique.

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1460

Quand le vital participe à l'amour pour le Divin, il y apporte l'héroïsme, l'enthousiasme, l'intensité, un caractère absolu et exclusif, l'esprit de sacrifice, le don de soi total et passionné de toute la nature. C'est la passion vitale pour le Divin qui fait les héros, les conquérants ou les martyrs spirituels.

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1461

Je suppose que le mot "amour" exprime quelque chose de plus intense que la bienveillance qui peut inclure une simple amitié ou une affection. Mais qu'il s'agisse d'amour ou de bienveillance, le sentiment humain est toujours fondé sur l'ego ou fortement mêlé à lui, c'est pourquoi il ne peut pas être pur. Il est dit dans l'Oupanishad: "Ce n'est pas pour l'épouse que l'on aime l'épouse", l'enfant, l'ami, etc., selon le cas, "mais c'est pour soi-même que l'on aime l'épouse". Il entre en général dans ce sentiment l'espoir d'une réciprocité, d'un bénéfice, d'un avantage quelconque, ou de certains plaisirs, de certaines satisfactions mentales, vitales ou physiques que la personne aimée peut procurer. Retirez tout cela et très vite l'amour sombre, diminue ou disparaît, ou encore se transforme en colère, en reproches, en indifférence ou même en haine. Mais il y entre aussi un élément d'habitude, quelque chose qui fait de la présence de la personne aimée une sorte de nécessité parce qu'elle a toujours été là, et ce sentiment est parfois si fort que même en dépit d'une totale incompatibilité d'humeur, d'un antagonisme féroce, de quelque chose qui ressemble à de la haine, il se perpétue et même ces abîmes de discorde ne suffisent pas à séparer les personnes; dans d'autres cas, ce sentiment est plus tiède; au bout d'un certain temps on s'habitue à la séparation ou l'on accepte une autre personne. Souvent aussi un élément d'attirance ou d'affinité spontanée — mentale, vitale ou physique — confère à l'amour une cohésion plus forte. Enfin, dans l'amour le plus élevé ou le plus profond, l'élément psychique vient du fond du cœur et, de l'âme; c'est une sorte d'union intérieure ou de don de soi, — ou du moins une recherche de ces sentiments, un lien ou un élan indépendant de toute autre condition, de tout autre élément, qui existe pour lui-même et non pour un plaisir, une satisfaction, un intérêt pu une habitude quelconque du mental, du vital ou du physique. Mais en général l'élément psychique, même lorsqu'il est présent dans l'amour humain, est si mélangé, encombré et caché par les autres éléments qu'il a peu de chances de se réaliser ou de parvenir à sa pureté et à sa plénitude naturelles. Ce qu'on appelle amour est par conséquent tantôt une chose, tantôt une autre, le plus souvent un mélange confus, et il est impossible de donner une réponse générale aux questions que vous posez sur la signification du mot amour dans tel ou tel cas. Tout dépend des personnes et des circonstances.

Quand l'amour va vers le Divin, il conserve cet aspect de l'amour humain ordinaire. Il exige une réciprocité et si la réciprocité ne semble pas vouloir venir, l'amour peut sombrer; l'intérêt personnel s'y mêle: l'être humain exige que le Divin lui accorde tout ce qu'il veut et si cette exigence n'est pas satisfaite, il y a l'abhimāna contre le Divin, la perte de la foi, de la ferveur, etc., etc. Mais le véritable amour pour le Divin n'est pas de cette sorte dans sa nature fondamentale; il est psychique et spirituel. L'élément psychique est ce besoin de l'être le plus profond de se donner, d'aimer, d'adorer, de s'unir, qui ne peut être entièrement satisfait que par le Divin. L'élément spirituel est, dans l'être, le besoin de contact, de fusion, d'union avec son moi le plus élevé et le plus complet, avec la source de son être, de sa conscience, de sa béatitude, avec le Divin. Ce sont deux aspects de la même chose. Le mental, le vital, le physique peuvent être les soutiens et les réceptacles de cet amour, mais ils ne les deviennent pleinement que lorsqu'ils ont été remodelés pour s'harmoniser avec les éléments psychiques et spirituels de l'être et qu'ils ne font plus intervenir les exigences inférieures de l'ego.

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1462

Pourquoi vous faut-il quelque chose de remarquable? L'amour de l'âme est la chose vraie, simple et absolue; le reste ne vaut qu'en tant que moyen pour l'amour de l'âme de se manifester.

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1463

L'être extérieur doit apprendre à aimer à la manière psychique, sans ego. S'il aime à la manière du vital égoïste, il ne fait que susciter des difficultés pour lui-même, pour la sâdhanâ et pour la Mère.

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1464

La relation, de l'enfant à la Mère est faite de confiance, de dépendance et d'amour simples, sincères et absolus.

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1465

Quand vous venez au Divin, reposez-vous intérieurement sur le Divin et ne laissez rien d'autre vous affecter.

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1466

Ce qu'il décrit, c'est une exigence vitale de l'ego à la recherche d'une satisfaction émotive; c'est Maya. Ce n'est pas un amour véritable, car l'amour véritable cherche l'union et le don de soi et c'est cet amour que l'on doit porter au Divin. Ce prétendu amour, qui est vital, n'entraîne que souffrance et déception, il n'apporte pas le bonheur, il n'est jamais rassasié et même si ce qu'il demande lui est accordé, il ne s'en satisfait jamais.

Il est parfaitement possible de se débarrasser de cette Maya de l'exigence vitale, si on le veut; mais la volonté de s'en débarrasser doit être sincère. S'il est sincère dans sa volonté, il recevra à coup sûr l'aide et la protection. Il doit transférer la base de son être du centre vital au centre psychique.

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1467

Il est dans la nature ordinaire de l'amour vital de ne pas durer ou, s'il essaie de durer, de ne pas apporter une satisfaction complète, parce qu'il est une passion que la Nature fait intervenir pour servir une fin temporaire; il remplit une, fonction temporaire et sa tendance normale est de s'attiédir lorsqu'il a suffisamment servi le dessein de la Nature. Dans l'humanité, puisque l'homme est un être plus complexe, la Nature fait appel à l'imagination et à l'idéalisme pour qu'ils l'aident dans son mouvement, elle confère à l'amour un sentiment d'ardeur, de beauté, de flamme et de gloire, mais tout cela diminue après un certain temps. Ce sentiment ne peut pas durer parce que cette lumière et ce pouvoir sont empruntés, c'est-à-dire que le vital capte le reflet de quelque chose qui le dépasse, qui n'est pas inhérent à l'instrument vital qui le reflète et que l'imagination utilise à cette fin. En outre, rien n'est durable dans le mental et le vital, tout y est instable. La seule chose qui dure est l'âme, l'esprit. Par conséquent l'amour ne peut durer ou satisfaire que s'il se fonde sur l'âme et l'esprit, s'il y a ses racines. Mais cela revient à vivre non plus dans le vital, mais dans l'âme et l'esprit.

La difficulté, pour que le vital lâche prise, vient de ce qu'il n'est pas gouverné par la raison ou la connaissance, mais par l'instinct, l'impulsion et le désir du plaisir. Il se retire parce qu'il est déçu, parce qu'il comprend que la déception se répétera toujours, mais il ne comprend pas que tout cela brille d'un faux éclat ou s'il le comprend, il en est attristé. Quand le vaïrâgya est sattwique, qu'il naît non pas d'une déception mais du sentiment que l'on peut atteindre des choses plus grandes et plus vraies, cette difficulté n'apparaît pas. Cependant le vital peut apprendre par l'expérience, il peut en apprendre assez pour cesser de regretter la beauté du feu follet. Son vaïrâgya peut devenir sattwique et décisif.

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1468

Quel que soit l'éclat d'un amour vital, une fois qu'il a cessé et que l'on a atteint un niveau supérieur, on devrait voir qu'il n'était pas aussi grandiose qu'on l'imaginait. Persister dans cette surestimation, c'est retenir la conscience dans son élan vers quelque chose de plus grand à quoi cet amour ne peut se comparer un seul instant. Si l'on conserve un sentiment excessif comme celui-là à l'égard d'un passé inférieur, il evient plus difficile de développer la personnalité tout entière en vue d'un avenir plus élevé. La Mère ne souhaite certes pas que l'on jette vers l'amour vital du passé un regard d'appréciation enthousiaste. En réalité, considéré à sa juste mesure, ce n'était que "très peu de chose". Il ne s'agit pas du tout de comparer ou d'exalter la passion vitale de l'un aux dépens de celle de l'autre. C'est la chose tout entière qui doit prendre de moins grandes proportions et s'estomper dans les constructions brumeuses du passé qui n'ont plus aucune importance.

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1469

Votre difficulté vient du fait que le vital n'a pas encore découvert le secret de l'Ânanda d'amour qui existe en lui-même, la vérité pure propre à l'Ânanda d'amour, la beauté intérieure de l'Ânanda pour lui-même, le secret de l'extase intérieure permanente; il ne peut pas encore croire que l'Ânanda d'amour puisse exister. Mais c'est vers lui qu'il se dirige et ce sentiment était sans doute une étape, un tâtonnement à la recherche d'une émotion vitale plus pure sur la voie qui mène à la plus pure de toutes, qui est une avec le Divin.

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1470

L'Amour divin, à l'inverse de l'amour humain, est profond, vaste, silencieux; celui qui veut le percevoir et y répondre doit devenir tranquille et vaste. Il doit avoir pour but unique de se donner afin de devenir un réceptacle et un instrument, laissant à la Sagesse et à l'Amour divins le soin de le remplir de ce qui est nécessaire. Qu'il se persuade bien aussi qu'il ne doit pas exiger de progresser, de se développer, d'obtenir la réalisation dans un temps donné; quel que soit le temps requis, il doit être prêt à attendre, à persévérer et à faire de toute sa vie une aspiration et une ouverture pour un seul but: le Divin. Le secret de la sâdhanâ est de se donner, non d'exiger et d'accaparer. Plus on se donnera, plus le pouvoir de recevoir grandira. Mais pour cela toute impatience, toute révolte doit cesser, toutes les idées que l'on ne reçoit rien, que l'on n'est pas aidé, que l'on n'est pas aimé, que l'on veut partir, abandonner la vie ou l'effort spirituel doivent être rejetées.

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1471

Si l'amour est absolu et total et si aucune exigence vitale n'est jamais venue s'y glisser, alors aucune idée de révolte ne peut survenir.

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1472

On ne peut aimer divinement qu'en accédant soi-même à la nature divine; il n'y a pas d'autre moyen.

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1473

L'amour se suffit à lui-même, il n'a pas besoin de l'assentiment de ceux qui ne le voient point. En cela il est semblable à la foi et à toutes les autres forces divines.

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1474

L'amour humain est principalement vital et physique avec un support mental; il ne peut prendre une forme et une expression désintéressées, nobles et pures que s'il est influencé par le psychique. Il est vrai, comme vous le dites, qu'il est le plus souvent un mélange d'ignorance, d'attachement, de passion et de désir. Mais quel qu'il soit, celui qui veut atteindre le Divin ne doit pas s'encombrer d'amours et d'attachements humains, car ce sont autant de liens qui entravent ses pas et, par ailleurs, l'empêchent de concentrer ses émotions sur l'unique et suprême objet d'amour.

Il existe un amour psychique pur, sans exigence, qui se donne sincèrement, mais en général il perd sa pureté quand deux êtres humains sont attirés l'un vers l'autre. On doit aussi se méfier des professions d'amour psychique quand on fait la sâdhanâ: le plus souvent elles sont un travestissement et une justification pour céder à une attirance ou à un attachement vital.

L'amour universel est un amour spirituel fondé sur le sentiment que l'Un, le Divin, est partout et sur la transformation de la conscience personnelle en une conscience vaste et universelle, dénuée d'attachement et d'ignorance.

L'Amour divin revêt deux aspects: l'Amour du Divin pour la création et les âmes qui font partie de lui-même, et l'amour du chercheur, son amour pour le Bien-Aimé divin; il contient à la fois un élément personnel et un élément impersonnel, mais l'élément personnel est dans ce cas dépourvu de tous les éléments inférieurs et n'est pas asservi aux instincts vitaux et physiques.

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1475

L'amour psychique est pur et plein de don de soi, sans exigences égoïstes, mais comme il est humain, il peut s'égarer et souffrir. L'Amour divin est quelque chose de beaucoup plus vaste et de beaucoup plus profond; il est plein de lumière et d'Ânanda.

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1476

L'amour du Divin est celui qui vient d'en haut, déversé sur l'être par l'Unité divine et son Ânanda; l'amour psychique est la forme que prend l'Amour divin dans l'être humain, selon les besoins et les possibilités de la conscience humaine.

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1477

L'amour et la joie de l'âme viennent du dedans, de l'être psychique. Ce qui vient d'au-dessus, c'est l'Ânanda de la conscience supérieure.

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1478

Si l'amour a un mobile psychique, il apporte toujours le sens de l'unité ou du moins d'une proximité, d'une intimité intérieure de l'être. L'Amour divin se fonde sur l'unité et l'amour psychique tire son origine de l'Amour divin.

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1479

Si le psychique s'unit au Divin, il ne peut pas en être séparé. La séparation est le contraire de l'union. La réalisation psychique est faite de diversité dans l'unité (la parcelle et le tout); ce n'est pas une dissolution comme celle de la goutte d'eau dans la mer, car alors aucun amour, aucune dévotion n'est possible sinon l'amour de soi, la dévotion à soi-même.

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1480

Les hommes sont nécessairement séparés par l'individualisation de leur nature et en elle ils ne peuvent établir que des contacts. Dans l'être psychique, on obtient le sentiment de l'unité par la sympathie psychique, mais pas l'unification, car le psychique est l'âme individuelle et doit s'unir au Divin avant de pouvoir, par l'intermédiaire du Divin, s'unir aux autres. La réalisation spirituelle revêt deux formes complètement opposées: dans l'une on se retire de tout ce qui est extérieur, y compris tous les êtres matériels dans le monde, pour se fondre dans le Divin; dans l'autre, on sent le Moi ou le Divin en tout et grâce à cette réalisation, on atteint l'unité universelle.

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1481

L'amour qui appartient aux plans spirituels a une qualité différente: l'amour psychique est plus personnel, il a une bhakti, une soumission qui lui sont propres; l'amour du mental supérieur ou spirituel est plus universel et plus impersonnel. Tous deux doivent aller de pair pour former l'amour divin suprême.

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1482

L'amour universel est toujours universel; l'amour psychique peut s'individualiser.

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1483

L'amour cosmique repose sur la réalisation de l'unité du moi avec le tout. L'amour ou le sentiment psychique envers tous peut exister sans cette réalisation.

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1484

Le mental intuitif et le surmental sont davantage ouverts à la vérité de l'Amour divin et plus capables d'un amour qui s'universalise que ne l'est d'ordinaire le mental; l'amour y est aussi plus calme dans son intensité, moins lié à l'ego que dans les parties mentales. Mais le mental peut lui aussi se rapprocher de cette qualité d'amour, si l'amour en lui devient psychique et spirituel.

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1485

Je ne comprends pas très bien la question de X. Demande-t-il si l'on peut devenir conscient de l'Amour du Divin pour toutes les créatures avant d'être soi-même empli d'un amour universel pour les autres? Si c'est cela qu'il veut dire, alors la réponse est que l'on peut certainement devenir conscient de l'Amour du Divin avant de ressentir soi-même l'amour universel; on peut en devenir conscient par le contact avec le Divin en soi-même. Naturellement, par la conscience de cet amour, l'amour universel pour tous doit se développer. Mais s'il veut parler d'un amour qui est divin, non entaché de mouvements inférieurs, alors il est vrai que jusqu'à ce que viennent la paix, la pureté, l'absence d'ego, l'immensité, la lumière de la conscience universelle qui est la base de l'amour universel, il est difficile de ressentir un amour qui soit dépourvu de toutes les imperfections, limitations et souillures de l'amour humain ordinaire. Plus on s'universalise, plus on tend à être libéré de tout cela.

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1486

L'unité avec tous est fondamentalement quelque chose qui existe en soi et qui trouve en soi sa satisfaction, qui n'a pas besoin de s'exprimer. Quand cette unité s'exprime sous forme d'amour, c'est un amour vaste et universel, tranquille et ferme, même dans l'intensité. C'est ce que l'on trouve dans l'unité cosmique fondamentale. Il y a aussi une conscience de surface où l'on est conscient du jeu des forces cosmiques; ici tout peut apparaître, y compris le sexe. C'est cette partie qu'il est nécessaire de soumettre entièrement à la domination psychique, sinon on ne peut la retenir, la contenir et en faire ce qu'il convient.

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1487

La réalisation mentale de l'Un apporte ou devrait apporter dans le mental une certaine liberté, mais il est possible que sous son impulsion le vital et le corps poursuivent leurs mouvements ordinaires car dans leur action, ils ne dépendent qu'en partie du mental; ils peuvent même l'entraîner, haranti prasabham manaḥ, ou ils peuvent agir en dépit des raisonnements ou de la réprobation du mental: "Je vois le mieux et je l'approuve, tout en suivant le pire", comme dit le poète latin; dans le langage de la Guîtâ, anicchannapi balādiva niyojitaḥ. Il est par conséquent nécessaire que la réalisation descende concrètement, avec sa paix et sa force de pureté, jusque dans le vital et le physique, afin que les mouvements vitaux, quand ils essaient d'apparaître, se trouvent face à elle et soient incapables de subsister à cause de sa pression automatique.

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1488

Tant que la conscience n'est pas tout entière débarrassée des éléments douteux, que la réalisation de l'unité n'est pas consolidée dans la pureté suprême, mieux vaut ne pas donner libre cours à l'expression de l'amour universel. C'est en le retenant en soi qu'il devient véritablement une partie stable et purifiée de la nature, lorsque s'y joignent d'autres réalisations encore à venir. À présent il ne s'agit que d'un premier contact et le dissiper en l'exprimant serait très imprudent. Le sexe et le vital pourraient aisément devenir actifs; j'ai connu des cas où chez de très bons yogis, le viśvaprema est devenu le viśvakāma, l'amour pour tous devenant concupiscence pour tous. C'est arrivé à plus d'un, tant en Europe qu'en Orient. Même sans aller jusque-là, il est toujours préférable de consolider ou de confirmer ce que l'on a reçu au lieu de le jeter au dehors et de le disperser. Quand la sâdhanâ aura progressé et que la connaissance sera descendue pour éclairer et guider l'amour, alors ce sera une autre affaire. Si j'insiste tant sur le rejet de tous les mouvements vitaux non transformés, c'est par expérience — la mienne, celle des autres et celle des anciens yogas comme le vishnouïsme de Chaïtanya (sans parler du vieux Sahadja dharma des bouddhistes) qui a sombré dans une grande corruption. Un vaste mouvement comme celui de l'amour pour tous ne peut s'instaurer avant que le terrain de la Nature y ait été solidement préparé. Je n'ai pas d'objection à ce que vous fréquentiez les autres, à condition que vous soyez sans cesse sur vos gardes et dominé par une volonté et un mental vigilants.

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1489

Percevoir ne suffit pas à transformer la nature. Paśyataḥ, dans la terminologie spirituelle, ne signifie pas seulement perception. La perception appartient au mental et une perception mentale ne suffit pas; une réalisation substantielle dynamique et dans tout l'être est nécessaire. Autrement l'une des trois choses suivantes peut se produire:

(1) Le mental perçoit l'unité, mais le vital n'en est pas affecté, il garde les mêmes impulsions, car le vital est régi non par la pensée ou la raison, mais par les tendances, les impulsions, la force du désir; il n'utilise la raison que pour légitimer ses tendances. Le vital peut même dire: "Tout est un, donc peu importe ce que je fais. Pourquoi ne rechercherais-je pas l'unité avec les autres à ma manière?"

(2) Si le mental a une réalisation, mais que le vital n'y participe pas ou la déforme, alors le vital peut lui aussi insister pour agir à sa manière ou même entraîner le mental avec lui. Comme le dit la Guîtâ, les sens (le vital) entraînent le mental, même chez le sage qui a la vision, comme le vent emporte le navire sur une mer démontée.

(3) L'être intérieur peut avoir fortement la réalisation et vivre dans l'unité, le calme, la paix, mais les parties intérieures de l'être extérieur peuvent sentir les réactions de désir, etc. Ces réactions sont alors plus superficielles; cependant, même dans ce cas, le rejet est nécessaire jusqu'à ce qu'elles cessent. Quand tout l'être vit dans une réalisation solide de calme, de paix, de libération, d'unité, alors le désir disparaît et le rejet n'est plus nécessaire parce qu'il n'y a plus rien à rejeter.

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1490

La réalisation mentale [du moi unique] n'amène pas ce résultat [l'immunité contre moha et śoka]; la réalisation spirituelle, oui. Dans l'expérience védantique, voir signifie aussi devenir; on est ce moi unique, identifié: toute l'action de la Nature nous apparaît comme un seul mouvement de ce moi unique qui lui-même n'en est pas affecté. Par conséquent il n'y a plus ni moha, ni śoka. Il en est ainsi quand on peut conserver l'expérience et quand elle est complète. Même si l'expérience n'est qu'intérieure, alors que les mouvements du vital persistent à la surface, ceux-ci sont pourtant ressentis comme extérieurs et superficiels, n'appartenant pas réellement à soi; le moi au-dedans reste immuable, calme, sans chagrin, en paix. Si le vital se transforme lui aussi en cette conscience, alors même à la surface le chagrin devient impossible.

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1491

L'Amour dynamique ne peut pas s'adresser également à tous: il en résulterait un bouleversement chaotique, car la majeure partie de l'humanité n'y est pas préparée. Seul, l'Amour universel immuable et statique peut s'adresser également à tous, l'Amour qui vient dans une immensité tranquille du cœur correspondant à l'immensité tranquille du mental où règnent l'équanimité et la paix infinie.

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1492

On peut parler à tout le monde à moins d'avoir une raison de ne pas le faire. L'unité avec tous est une réalisation intérieure, mais elle n'impose pas nécessairement que l'on traite tout le monde de la même façon... C'est la vieille histoire du hāthi brahman et du māhout brahman. Il y a la réalisation fondamentale et il y a les disparités de la Lîlâ; il faut tenir compte des deux.

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1493

C'est le vital qui cherche à se déverser au-dehors, espérant implicitement recevoir une compensation. La conscience de l'unité est derrière toute vie et nul doute que toutes les formes d'affection en découlent, mais c'est inconscient, et elles se transforment, se mélangent, se pervertissent quand le vital reprend à son compte l'action de la force d'Amour sans en percevoir la nature véritable ou divine.

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1494

C'est exactement ce que X a essayé de faire: exprimer l'amour en le reliant à telle ou telle personne. Mais l'amour universel n'est pas personnel; on doit le garder en soi sous la forme d'un état de conscience qui produira ses effets selon la Volonté divine ou dont celle-ci se servira si c'est nécessaire; mais à courir ça et là en l'exprimant pour sa propre satisfaction personnelle ou pour la satisfaction des autres, on ne fait que le galvauder et le perdre.

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1495

Auparavant, dès que se produisait une ouverture du cœur, elle s'associait en vous à la jouissance vitale et vous la projetiez sur les autres au lieu de diriger l'amour vers le Divin et de lui conserver sa pureté essentielle; de même la conscience supérieure, quand elle descendait, était dispersée en mouvements mentaux. Cette fois-ci toutes deux sont venues sous une forme plus pure, mais le danger demeure que des forces mentales et vitales ne s'en emparent; toutes deux alors, vraisemblablement, cesseront ou s'effondreront. Vous devez donc veiller à ne permettre aucune déviation mentale cette fois-ci.

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1496

J'ai entendu parler de McTaggart en tant que philosophe, mais sa pensée et ses œuvres me sont totalement étrangères” de sorte qu'il m'est un peu difficile de vous répondre en toute certitude. Des pensées ou des phrases sorties de leur contexte risquent d'être mal comprises si on les détache de la vision globale du penseur. Il y a toujours aussi une différence, dans le point de vue et la manière d'aborder le sujet, entre le chercheur spirituel ou le mystique à qui il arrive (quelquefois) de philosopher et le penseur intellectuel qui (parfois ou partiellement) s'adonne à un discours mystique. Le chercheur spirituel part d'une expérience spirituelle ou mystique ou à tout le moins d'une réalisation intuitive et tente de l'exprimer et de décrire les relations entre cette expérience et une autre vérité spirituelle ou intuitive dans la langue mal adaptée et trop abstraite du mental; il cherche à savoir si la pensée ou l'expression recouvre une expérience spirituelle ou intuitive et s'il n'en trouve aucune, il a l'impression que la pensée, si belle qu'elle soit sur le plan de l'intellect, ou l'expression, si pleine de sens qu'elle soit pour l'intellect, est creuse parce qu'elle n'a pas de substance spirituelle. Le penseur intellectuel a pour point de départ des idées et des sentiments mentalisés et d'autres phénomènes mentaux ou extérieurs; il tente d'atteindre la vérité essentielle qui se trouve en eux ou derrière eux; en général, il ne va pas au-delà d'une abstraction mentale ou d'une réalisation mentale, et non pas essentielle, de quelque chose qui est, par nature, différent du mental. Mais s'il y a quelque part en lui un véritable mystique, il lui arrivera de dépasser l'abstraction ou la réalisation mentale pour atteindre au moins des éclairs ou des aperçus de leur source. Ne serait-ce pas la contrainte de cette démarche (je veux dire l'inadaptation de la méthode de la philosophie intellectuelle qui s'enferme dans le mot et l'idée, alors que pour le mystique accompli le mot et l'idée ne sont que des symboles utiles ou des éclairs chargés de sens) qui aurait empêché McTaggart, comme bien d'autres, de laisser s'épanouir le mystique en lui? Si l'auteur de cet article a raison, c'est pour ce motif que McTaggart serait abstrait et sec alors que ce qui, dans sa pensée, est beau et émouvant, est peut-être une lumière qui transparaît en dépit des moyens d'expression inadaptés auxquels nous condamne la pensée philosophique. Quoi qu'il en soit et sous réserve de cette mise en garde un peu longuette, je vais essayer de commenter les courts extraits ou les pensées résumées que vous me soumettez dans votre lettre.

"L'amour est la principale occupation des moi dans la réalité absolue": Cela me semble un peu excessif. Si, au lieu de "la principale occupation" il avait dit: "un pouvoir essentiel", cela pourrait aller. Pour ma part, je dirais plutôt que la béatitude et l'unité constituent l'état essentiel de la réalité absolue et que l'amour, puisqu'il est le pouvoir dynamique le plus caractéristique de la béatitude et de l'unité, doit soutenir à la base leurs activités et les influencer; mais les activités elles-mêmes peuvent ne pas être principalement d'une seule espèce: elles peuvent revêtir des formes multiples.

Bienveillance et sympathie: Dans l'expérience mentale, la bienveillance et la sympathie doivent être distinguées de l'amour; mais il me semble qu'au-delà du mental séparateur, là où commence le véritable sens de l'unité, elles deviennent, lorsque leur mouvement acquiert une intensité plus haute, des valeurs caractéristiques de l'amour. La bienveillance devient une intense contrainte qu'impose l'amour de toujours rechercher le bien de l'aimé; la sympathie devient le tâtonnement de l'amour qui cherche à englober tous les mouvements de l'aimé et tout ce qui le concerne, à y prendre part et à en faire une partie intégrante de sa propre existence.

"L'amour est authentique et complètement légitime, que son objet soit grand ou insignifiant'": Ce n'est pas souvent vrai, en pratique, pour l'humanité; car le destin de l'amour et sa justification dépendent beaucoup, en règle générale (pas toujours, cependant), de la nature de sa cause ou de son objet. Car si l'objet de l'amour est insignifiant, au sens où il serait un instrument mal adapté à la réalisation dynamique de ce sentiment d'unité qui, pour McTaggart, constitue l'essence de l'amour, alors il est vraisemblable que l'amour ne pourra pas trouver à s'accomplir. À moins évidemment qu'il ne se contente d'exister, de se dépenser à sa manière fondamentale pour l'aimé sans attendre aucune réciprocité, aucune unification mutuelle. Malgré tout, s'il s'applique à l'essence même de l'amour, ce postulat peut être vrai; mais alors il ferait ressortir le fait que l'Amour, à son origine, est une force qui existe en soi, un absolu, une transcendance (c'est ce que j'ai dit) qui ne dépend pas de ses objets; il ne dépend que de lui-même ou du Divin, car il est un pouvoir divin qui existe en soi. S'il n'existait pas pour lui-même, il ne pourrait guère être indépendant de la nature de ses objets ou de leur réaction. C'est en partie ce que je voulais dire en parlant de l'Amour transcendant. Cet Amour transcendant, qui existe en lui-même, se répand sur tout, se tourne partout pour tout contenir, tout embrasser, unir, aider, soulever vers l'amour, la béatitude et l'unité, devient l'Amour divin cosmique; lorsqu'il se fixe intensément sur l'un ou l'autre pour se trouver, pour accomplir une unification dynamique ou pour chercher à atteindre ici-bas l'union de l'âme avec le Divin, il devient l'Amour divin individuel. Mais malheureusement dans le mental humain, le vital humain, le physique humain, il rapetisse; là, l'essence divine de l'Amour se mêle aisément à des contrefaçons, s'atténue, se cache ou se perd dans des mouvements tortueux nés de la division et de l'ignorance.

Amour et respect de soi-même: Cette formule paraît très élevée, mais bien sèche aussi, cette "émotion" chez l'amant ne semble pas très émotive, ce syllogisme éthéré est très au-dessus du flot des pulsions émotives. Si le respect de soi-même, dans ce sens ou dans un sens plus profond, peut venir de l'Amour, il peut tout aussi bien naître d'une participation à la Connaissance, au Pouvoir ou à tout ce que l'on sent être soit le bien le plus élevé, soit l'essence du Très-Haut. Mais l'amour, quand il est passion, quand il est adoration, peut introduire une émotion toute différente et même opposée. En particulier, dans l'amour pour le Divin ou pour quelqu'un que l'on sent être divin, le Bhakta est pris d'une vénération intense pour l'Aimé, a le sentiment que l'objet de son amour est d'une grandeur, d'une beauté ou d'une valeur immense et a la forte impression d'être lui-même, par comparaison, indigne de lui, ressent le désir passionné de grandir jusqu'à devenir semblable à celui qu'il adore. Ce qui accompagne très souvent le déferlement de l'Amour, c'est une exaltation, le sentiment de s'agrandir intérieurement, de posséder dans sa propre nature de nouveaux pouvoirs, des possibilités élevées ou magnifiques, ou encore le sentiment d'une intensification de la nature; mais ce n'est pas exactement un respect de soi-même. Il peut exister un respect de soi plus profond, une émotion vraie, un sentiment de la valeur et même du caractère sacré non seulement de l'âme, mais aussi du mental, de la vie et du corps considérés comme une offrande, comme le temple de la présence intérieure de l'Aimé.

Ces réactions sont étroitement liées au fait que l'Amour, lorsqu'il est digne de ce nom, est toujours une recherche de l'union, de l'unité, mais aussi, dans sa fondation secrète, une recherche du Divin, même s'il n'est parfois qu'un obscur tâtonnement. L'amour dans ses profondeurs est un contact entre la Possibilité ou la Réalité divine en soi-même et la Possibilité ou la Réalité divine dans l'aimé. C'est l'incapacité à affirmer ou à perpétuer ce caractère qui rend l'amour humain passager, le dépossède de tout son sens ou le condamne à s'engloutir dans un mouvement moins sublime ramené à la capacité du réceptacle humain. Mais ici McTaggart introduit sa clause de sauvegarde: "Quand j'aime, je vois l'autre non comme il est maintenant (et par conséquent comme, en réalité, il n'est pas), mais comme il est réellement (c'est-à-dire comme il sera)." Le reste de la phrase: "L'autre, avec tous ses défauts, est d'une certaine manière infiniment bon... au moins pour son ami" me paraît trop mental pour évoquer quoi que ce soit de précis du point de vue des valeurs spirituelles intérieures. Mais la formule citée n'est pas non plus tellement claire. Elle est plus ou moins analogue, je suppose, à la distinction faite par Vivékânanda entre l'Homme apparent et l'Homme réel; ou elle rejoint, jusqu'à un certain point, la parole de Yâjnavalkya, l'un des premiers maîtres du Védânta: "Ce n'est pas pour l'amour de l'épouse que l'épouse nous est chère (ou l'ami, car l'épouse n'est que première d'une liste), mais pour l'amour du Moi (le Moi plus grand, l'Esprit au-dedans)." Mais Yâjnavalkya qui cherchait l'Absolu unique (et non multiple) n'aurait pas admis ce que sous-entend la phrase de McTaggart: il aurait dit qu'il faut aller plus loin et finalement chercher le Moi non dans l'épouse ni dans l'ami — même si, pendant un certain temps, c'est en eux qu'on le cherche — mais dans l'existence même du Moi. Quoi qu'il en soit, il me semble qu'il y a ici un aveu: ce n'est pas l'être humain (qu'il est maintenant) mais le Divin ou une parcelle du Divin au-dedans (appelez-la Dieu si vous voulez, ou appelez-la l'Absolu) qui est l'objet de l'amour. Le mystique, à l'inverse de McTaggart, ne se satisferait cependant pas de ce "il sera", ne consentirait pas à rester amoureux du fini pour l'amour d'un Infini irréalisé. Il s'obstinerait à pousser jusqu'à la pleine réalisation, à trouver le Divin Lui-même ou le Divin manifesté; il ne se satisferait pas d'un Divin inconscient de lui-même, non manifesté ou seulement à l'état de lointaine possibilité.

C'est là que le parallèle que vous suggérez avec l'Ishta Dévatâ ne tiendrait pas; car l'Ishta Dévatâ sur laquelle le chercheur se concentre est une Personnalité consciente du Divin qui répond aux besoins de la personnalité du chercheur et lui montre, comme en une représentation imagée, ce qu'est le Divin ou du moins lui montre l'Absolu à travers elle-même. Par ailleurs, en parlant de la Force divine qui reste absorbée en elle-même tout en transmettant son énergie, j'ai essayé d'expliquer la possibilité, pour la Matière en apparence inconsciente, d'une manifestation cosmique divine. J'ai dit que dans le mouvement apparent, en façade, un élément du Divin s'était projeté en une forme matérielle avec tant de concentration qu'il était devenu le mouvement et la forme créés par le mouvement de sa Force et avait repoussé à l'arrière-plan tout ce qui n'était pas cette forme et ce mouvement, tout comme — à un moindre degré et de façon moins permanente — un homme peut se concentrer et oublier sa propre existence dans ce qu'il fait, dans ce qu'il voit ou dans l'objet qu'il fabrique. Dans l'homme lui-même, qui n'est pas inconscient, ce phénomène apparaît d'une manière différente; son être de façade ne s'aperçoit pas de ce qui est derrière la personnalité et l'action de surface, de même qu'une partie de l'être de l'acteur devient le rôle et oublie entièrement le moi plus permanent qui est derrière l'acteur. Mais dans l'un et l'autre cas il y a un moi plus grand derrière, "un Conscient dans les choses inconscientes" qui se perçoit lui-même et en même temps perçoit la forme de façade qui s'oublie elle-même et qu'il voit comme la créature. McTaggart reconnaît-il ce Divin conscient au-dedans? Il minimise trop ce Moi absolu ou réel qui, il le voit pourtant, est à l'intérieur de l'apparence irréelle ou moins réelle. Sa négation du Divin vient de son tempérament mental et vital qui s'obstine à considérer l'ami tel qu'il est, même si son mental supérieur essaie d'y échapper par l'idée de ce que sera son ami; il est difficile autrement de comprendre la prodigieuse exagération de sa thèse selon laquelle l'amour pour les amis est la seule vérité dans la vie, et son refus de donner à Dieu sa chance de peur que l'ami lui soit retiré et cède la place au Divin.

Je ne saisis pas très bien quelle est sa conception de l'Absolu. Comment peut-on dire qu'une société (?) de moi distincts constitue collectivement l'Absolu? S'il veut dire que là où il y a une union de moi conscients et libérés, il y a la présence du Divin et qu'une certaine manifestation est possible, c'est compréhensible. Ou si, en parlant de société, il veut seulement dire que la somme ou la totalité de tous les moi distincts est le Divin et que ces moi individuels et distincts sont des parcelles du Divin, ce serait une solution compréhensible (et panthéiste). Mais il s'agirait alors d'un Tout divin ou d'une sorte de Moi ou d'Esprit cosmique plutôt que de l'Absolu. Car s'il y a un Absolu — ce qu'intellectuellement nul n'est tenu de croire, mis à part le fait que quelque chose dans le mental supérieur semble impérativement le demander ou sentir qu'il existe — il doit certainement exister de son propre droit absolu: non pas être constitué par une collectivité de moi distincts ni dépendre d'elle, mais exister en soi. Un tel Absolu peut sembler pour l'intellect un x indéfinissable qu'il ne peut saisir, mais l'expérience mystique ou spirituelle, lorsqu'elle est poussée assez loin, y mène en fin de compte, et quelle que soit la porte par où l'on accède à un premier aperçu de cet Absolu, il est là, même s'il n'est pas entièrement saisi dès cette première expérience.

L'expérience que vous en avez eue vous-même était, à ce que vous en dites, une irruption de l'Infini dans le fini, l'expérience d'un grand Pouvoir descendant en vous ou vous soulevant vers lui. À vrai dire il en est toujours ainsi dans l'expérience spirituelle et c'est pourquoi je qualifie cet Infini, ce Pouvoir de Transcendant. Il se révèle comme un Pouvoir qui descend et vous soulève ainsi ou comme un Amour qui descend et vous soulève, ou encore comme Lumière, Paix, Béatitude, Conscience, Présence; il n'est pas limité par sa manifestation dans le fini, on sent que lui-même, que la Paix, le Pouvoir, l'Amour et la Lumière, ou que la Béatitude et la Présence dans lesquelles ceux-ci existent, sont un infini qui existe en soi, non quelque chose qui est constitué par la première vision que nous en avons ici ou limité par elle. L'amour de McTaggart pour ses amis demeurait pour lui la seule chose vraie dans la vie; je dois supposer qu'il n'avait pas eu cet aperçu. Mais une fois venue cette irruption, cette descente et cette élévation, cela doit nécessairement devenir en fin de compte la seule chose réelle, car par cela seul le reste peut trouver sa propre réalité permanente et plus grande. C'est de cette descente de la Conscience divine et de la montée ou du soulèvement jusqu'à elle que nous parlons dans notre yoga. Tout le reste ne peut durer, se développer, s'accomplir que s'il peut s'élever jusqu'à faire partie de cette réalisation divine ou de sa manifestation, et pour le faire il doit accepter une grande transformation et une grande perfection. Mais la réalisation centrale doit être l'unique but central et c'est seulement cette réalisation qui rend les autres choses — tout ce qui doit en faire partie — divinement possibles.

II

1497

La nature de la bhakti est adoration, culte, offrande de soi à ce qui est plus grand que soi-même; la nature de l'amour est un sentiment ou une recherche de l'intimité et de l'union. Tous deux ont pour attribut le don de soi; tous deux sont nécessaires au yoga et chacun prend toute sa force quand il est soutenu par l'autre.

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1498

La bhakti n'est pas une expérience, c'est un état du cœur et de l'âme. Cet état apparaît quand l'être psychique est éveillé et prédomine.

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1499

Dans la voie de l'ahaïtoukî bhakti, tout peut être transformé en moyen: la poésie et la musique, par exemple, ne sont pas seulement de la poésie et de la musique ni même une simple expression de la bhakti: elles deviennent un moyen de susciter l'expérience de l'amour et de la bhakti. La méditation elle-même n'est plus un effort de concentration mentale, mais un flot d'amour, d'adoration et de dévotion.

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre VI.

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1500

Rien dans notre yoga ne vous astreint à vous cantonner dans la dévotion et la méditation intérieures. Comme c'est un yoga de l'être tout entier et non de l'être intérieur seulement, aucune restriction de ce genre ne peut entrer dans son propos. Les formes anciennes des diverses religions peuvent disparaître, mais l'absence de toute forme n'est pas la règle dans notre sâdhanâ.

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1501

Ce sont là des exagérations du mental qui considère un aspect de la Vérité et néglige les autres. L'essentiel, c'est la bhakti intérieure; sans elle la bhakti extérieure devient une formalité et un simple rituel, mais la bhakti extérieure a sa place et son utilité quand elle est droite et sincère.

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1502

Ce que signifie bāhyapūjā [culte extérieur]? Si c'est un culte purement extérieur, c'est évidemment la forme de dévotion la plus basse; mais si la poûdjâ est accomplie dans la vraie conscience, elle permet d'atteindre l'adoration la plus grande et la plus complète possible, car le corps et la conscience la plus extérieure peuvent ainsi participer à l'esprit et à l'acte d'adoration.

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1503

La photographie n'est qu'un véhicule, mais si vous avez la conscience juste, vous pouvez y introduire quelque chose de la personne vivante ou percevoir l'être qu'elle représente et en faire un moyen de contact. C'est comme le prāṇapratiṣṭhā dans l'idole du temple.

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1504

Ce que vous dites est vrai, sans aucun doute, mais mieux vaut ne pas retirer ce soutien qui persiste peut-être pour ceux dont la foi a besoin d'être soutenue. Ces visions, ces images et ces cérémonies sont faites pour cela. C'est un principe spirituel de ne retirer aucune foi ni aucun soutien de la foi tant que les personnes qui ont cette foi ne sont pas capables de la remplacer par quelque chose de plus vaste et de plus complet.

Si le prāṇapratiṣṭhā fait descendre une Présence puissante, cette Présence peut demeurer longtemps après que celui qui l'a apportée ait quitté son corps. Elle est en général entretenue par la bhakti de l'officiant et par la sincérité de la croyance et de la dévotion de ceux qui viennent au temple pour l'adoration. Si celles-ci sont absentes, il est probable que la Présence se retirera.

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1505

Il y a de nombreuses sortes de visions. Par la vision superficielle on ne fait qu'ériger ou recevoir pendant un temps plus ou moins long une image de l'Être que l'on voit; cette vision n'engendre aucune transformation, à moins que la bhakti intérieure n'en fasse l'instrument d'une transformation. On peut aussi recevoir en soi, dans le cœur par exemple, l'image vivante sous l'une de ses formes: cette vision peut avoir un effet immédiat ou inaugurer une période de développement spirituel. On peut encore avoir une vision plus ou moins objective en dehors de soi, dans le physique subtil ou le physique.

Quant au milana, l'union est durable quand elle est intérieure et elle peut être permanente; le milana ou contact extérieur, en général, ne dure pas. Certains ont fréquemment ou presque invariablement ce contact lorsqu'ils font leurs dévotions; la Déité peut devenir vivante pour eux dans le tableau ou toute autre image qu'ils vénèrent, elle peut se mouvoir ou agir par l'intermédiaire de l'image; d'autres peuvent la sentir toujours présente extérieurement dans le physique subtil, demeurant avec eux à l'endroit où ils vivent ou dans la pièce même, mais ce n'est parfois que temporaire. Ou encore ils peuvent sentir la Présence auprès d'eux, la voir souvent dans un corps (mais rarement dans un corps matériel), en sentir le contact ou l'étreinte, converser sans cesse avec elle; c'est aussi un genre de milana. Dans le plus grand milana, on perçoit sans cesse que la Déité demeure en soi et en toute chose dans le monde, contient en elle l'univers entier, est identique à l'existence et pourtant suprêmement au-delà du monde; mais dans le monde aussi l'on ne voit, n'entend, ne sent rien d'autre qu'elle, de sorte que les sens mêmes témoignent d'elle seule, sans que soient exclues certaines manifestations personnelles comme celles dont X et son gourou ont été gratifiés. Plus il y a de manières différentes de s'unir, mieux cela vaut.

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1506

On peut recevoir la manifestation par n'importe lequel des sens ou par un sentiment dans la conscience; dans la manifestation objective complète il peut y avoir vision, audition, toucher — tout.

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1507

Je voulais dire que l'on peut sentir la conscience divine comme un état spirituel impersonnel: un état de paix, de lumière, de joie, d'immensité où l'on ne sent pas la Présence divine. La Présence divine est ressentie comme celle d'une personne qui est la source vivante et l'essence de cette lumière, de cette paix, etc., donc comme un Être et pas seulement comme un état spirituel. La Présence de la Mère est plus concrète encore, plus précise, plus personnelle; ce n'est pas celle d'un Inconnu, d'un Pouvoir ou d'un Être, mais celle d'une personne connue, proche, aimée, à qui tout l'être peut s'offrir d'une manière concrète et vivante. L'image n'est pas indispensable, bien qu'elle soit une aide; la présence peut être ressentie intérieurement sans image.

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1508

Lorsque la Présence du Divin est établie, cela signifie que l'être est prêt pour la transformation qui se poursuit alors naturellement.

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1509

L'âdesh et le darshan appartiennent à un certain stade de la sâdhanâ encore très éloigné de l'état d'union intime. Le mental et le vital cherchent le contact par le darshan et la direction par l'âdesh. Le but que nous voulons atteindre dans notre yoga est l'union constante, la présence et la direction du Divin à tout moment. Mais au niveau mental et vital cela reste en général imparfait et les risques d'erreur sont nombreux. C'est par la supramentalisation que peut venir la vérité parfaite de cette union divine dans l'action.

III

1510

Vous vous méprenez si vous croyez que je suis contre la bhakti ou contre la bhakti émotive (ce qui revient au même, puisque sans émotion il ne peut y avoir de bhakti). Dans tous mes écrits sur le yoga j'ai au contraire donné à la bhakti la place la plus élevée. Tout ce qui pourrait expliquer ce malentendu, c'est que je me suis sans cesse prononcé contre une émotivité non purifiée qui, selon mon expérience, engendre un déséquilibre, une agitation, un manque d'harmonie dans l'expression de la dévotion ou même des réactions contraires et, dans le pire des cas, un désordre du système nerveux. Mais l'importance que j'attache à la purification ne signifie pas que je condamne les sentiments et les émotions authentiques, pas plus qu'en préconisant la purification du mental ou de la volonté, je ne condamne la pensée et la volonté. Au contraire, plus l'émotion est profonde et la bhakti intense, plus grande est la force de réalisation et de transformation. C'est le plus souvent par l'intensité de l'émotion que l'être psychique s'éveille et que les portes intérieures s'ouvrent au Divin.

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1511

Il n'entre pas dans notre yoga de dessécher le cœur; mais les émotions doivent être tournées vers le Divin. Il peut y avoir de courtes périodes pendant lesquelles le cœur, dans un état de quiétude, se détourne des sentiments ordinaires et attend l'influx d'en haut; mais ce ne sont pas des états de sécheresse, ce sont des états de silence et de paix. En fait, dans notre yoga, le cœur devrait être le centre principal de la concentration jusqu'à ce que la conscience s'élève au-dessus.

Lumières sur le Yoga, chapitre III. Traduction de la Mère.

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1512

L'émotion est nécessaire dans le yoga et seule l'émotivité excessive qui vous fait tomber dans le découragement à propos d'incidents mineurs doit être surmontée. La base même de notre yoga est la bhakti et si l'on détruit l'être émotif, il ne peut y avoir de bhakti. Il ne saurait donc être question d'exclure l'émotion du yoga.

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1513

L'émotion est un bon élément dans le yoga, mais le désir émotif devient aisément une cause de perturbation et un obstacle.

Dirigez vos émotions vers le Divin, aspirez à leur purification; elles seront alors une aide sur le chemin et non plus une cause de souffrance.

Il ne faut pas anéantir l'émotion, mais la tourner vers le Divin; c'est la bonne voie dans le yoga.

Mais l'émotion doit se purifier, se fonder sur la paix et la joie spirituelles, être capable de se transmuer en Ânanda. L'égalité et le calme dans les parties mentales et vitales peuvent parfaitement aller de pair avec, dans le cœur, une émotion psychique intense.

Allumez dans le cœur, par votre aspiration, le feu psychique qui brûle d'une flamme régulière et s'élève vers le Divin; c'est l'unique moyen d'amener la nature émotive à la libération et à la plénitude.

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre VI.

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1514

Seules les émotions vitales ordinaires qui gaspillent l'énergie et troublent la concentration et la paix doivent être écartées. L'émotion n'est pas en soi une mauvaise chose: c'est une partie nécessaire de la nature et l'émotion psychique est l'une des aides les plus puissantes à la sâdhanâ. Il ne faut pas réprimer l'émotion psychique qui fait jaillir des larmes d'amour pour le Divin ou des larmes d'Ânanda: c'est seulement l'immixtion du vital qui introduit le trouble dans la sâdhanâ.

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1515

La dévotion émotive est plus extérieure que la dévotion psychique; elle tend à s'exprimer au dehors. La dévotion psychique est tournée vers l'intérieur et dirige toute la vie, extérieure et intérieure. La dévotion émotive peut être intense, mais elle n'est pas aussi sûrement établie que la dévotion psychique; elle n'est pas non plus assez puissante pour changer toute l'orientation de la vie.

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1516

Il est tout à fait vrai qu'en allant au-dessus on peut échapper à tous les problèmes, car en haut ils n'existent plus; cependant en bas ils demeurent et il est difficile de rester toujours au-dessus lorsque tant de problèmes ne sont pas réglés et appellent une solution. Mais tout comme on peut s'élever jusque dans les hauteurs, on peut entrer profondément au-dedans et c'est cette plongée profonde qui est nécessaire. Tout ce qui vous est arrivé s'est passé à la surface de l'être émotif et si l'on se borne à rester à ce niveau, les difficultés de l'être émotif peuvent apparaître; il ne faut pas rester à la surface mais entrer profondément au-dedans. Car c'est là qu'est le psychique, derrière la surface émotive, profondément derrière le centre du cœur. Une fois que l'on a atteint ce centre, on ne peut plus être affecté par ces difficultés; vous y trouverez la paix et le bonheur intérieurs, l'aspiration sans trouble, la présence ou la proximité de la Mère.

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1517

Se laisser aller aux émotions, à l'amour, au chagrin, à la tristesse, au désespoir, à la joie émotive, etc., pour eux-mêmes en les surchargeant d'une sorte d'exagération mentale et vitale, cela s'appelle de la sentimentalité. Dans les sentiments intenses il devrait y avoir un calme, une maîtrise, une retenue et une pondération qui les purifient. On ne devrait pas être à la merci de ses sensations et de ses sentiments, mais toujours maître de soi.

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1518

Si la conscience se laisse aller à ces émotions et se complaît dans l'excitation de la joie ou de la souffrance, c'est ce qui s'appelle de la sentimentalité. Il y a un autre genre de sentimentalité où le mental prend plaisir à percevoir les émotions, l'amour, la souffrance, etc., et s'en divertit, mais elle est moins violente et plus superficielle.

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1519

Il n'est pas indispensable d'avoir une connaissance mentale de la sâdhanâ. Si l'on a la bhakti et que l'on aspire dans le silence du cœur, si l'amour pour le Divin est authentique, la nature s'ouvrira d'elle-même, vous aurez l'expérience véritable, le pouvoir de la Mère travaillera en vous et la connaissance nécessaire viendra.

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1520

Le Divin et la Vérité ont toujours un aspect personnel et un aspect impersonnel et c'est une erreur de penser que seul l'impersonnel est vrai ou important, car cette idée mène une partie de l'être à ressentir une sorte de vide inachevé, tandis que seule l'autre partie est satisfaite. L'impersonnel appartient au mental intellectuel et au moi statique, le personnel à l'âme, au cœur et à l'être dynamique. Ceux qui ne tiennent pas compte du Divin personnel négligent quelque chose de profond et d'essentiel.

En obéissant au cœur dans ses impulsions les plus pures, on obéit à quelque chose qui est au moins aussi précieux que la loyauté du mental envers ses propres conceptions de ce que peut être la Vérité.

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1521

C'est parce que c'est le mental analytique qui est actif: son activité entraîne toujours une certaine aridité; le mental supérieur ou l'intuition apportent une connaissance plus spontanée et plus complète; c'est le début du vrai Jnâna, moins l'effort. La bhakti que vous ressentez est psychique, mais elle a une forte coloration vitale, et ce sont le mental et le vital qui à eux deux font naître l'opposition entre bhakti et Jnâna. Le vital, qui ne s'intéresse qu'à l'émotion, trouve la connaissance mentale aride et sans rasa; le mental considère la bhakti comme une émotion aveugle qui ne prend tout son intérêt que lorsque son caractère a été analysé et compris. Cette opposition n'existe pas quand le psychique et la connaissance venue du plan supérieur agissent ensemble de façon prédominante: le psychique fait bon accueil à la connaissance qui soutient son émotion, et la conscience de la pensée supérieure se réjouit de la bhakti.

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1522

Il ne peut pas exister de dévotion mécanique et artificielle: la dévotion est ou n'est pas. La dévotion peut être intense ou tiède, complète ou incomplète, tantôt manifestée et tantôt voilée, mais parler d'une dévotion mécanique ou artificielle est une contradiction dans les termes.

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1523

Votre nouvelle attitude à l'égard de la nourriture et des choses extérieures est la vraie attitude, l'attitude psychique; elle prouve que le psychique domine déjà le physique vital ainsi que les autres parties de la nature vitale.

Quant aux mouvements du cœur, le désir ardent du Divin, les pleurs, l'affliction, les soupirs ne sont pas essentiels dans notre yoga. Il doit certes y avoir une forte aspiration, il peut fort bien y avoir un désir intense, un amour ardent et une volonté d'union; mais il n'est pas nécessaire d'être attristé ou troublé. La tranquillité et le silence que vous ressentez dans votre cœur sont l'effet de la pression de la conscience supérieure qui veut descendre. Cette pression apporte toujours une tranquillité dans le mental et le cœur et, à mesure qu'elle descend, une grande paix et un grand silence. Dans le cœur et le mental silencieux doit régner la vraie attitude; c'est ainsi que vous avez le sentiment d'être l'enfant de la Mère, que vous avez la foi et la volonté de vous unir à elle. Il peut y avoir en même temps une aspiration ou une attente silencieuse de ce qui doit venir. Cela aussi, vous semblez l'avoir. Donc tout va bien.

Comme je l'ai souvent écrit, il y a deux transformations dans notre yoga. La première s'effectue quand l'être psychique vient en avant, domine la nature et la transforme. C'est cette transformation qui s'est opérée en vous très rapidement; il faut encore la parfaire, mais cela viendra naturellement. Dans la seconde transformation, la conscience de la Mère descend d'au-dessus de la tête et transforme tout l'être et toute la nature. C'est ce qui se prépare aussi en vous maintenant. De là la pression, le silence dans le cœur, etc. Ce que vous avez ressenti cette fois-ci, quand vous êtes allé au-dessus, était l'immensité de l'être supérieur dans cette conscience supérieure et la Lumière qui descend à travers elle. Cette immensité et cette lumière descendront ensuite en vous et votre conscience sera transformée en cette lumière, cette immensité et tout ce qu'elles renferment.

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1524

Le viraha est une expérience de transition sur le plan du vital lorsque celui-ci cherche l'Esprit; il n'y a pas de raison que cette expérience ne puisse pas se produire dès les tout premiers stades. Les réalisations qui ne s'accompagnent d'aucun malaise, les réalisations de pur Ânanda appartiennent aux développements ultérieurs de la sâdhanâ.

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1525

Le pur sentiment de viraha est psychique, mais si des mouvements radjasiques ou tamasiques interviennent — dépression, plaintes, révolte, etc. — alors il devient tamasique ou radjasique.

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1526

Les angoisses de la séparation appartiennent au vital, non au psychique; le psychique, ne ressentant pas d'angoisse, n'a pas à l'exprimer. Le psychique est toujours tourné vers le Divin dans la foi, la joie et la confiance; son aspiration, quelle qu'elle soit, est pleine de confiance et d'espoir.

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1527

Plus tôt vous vous débarrasserez de l'abhimāna, mieux cela vaudra. Quiconque se laisse aller à l'abhimāna se place sous l'influence des forces hostiles. l'abhimāna n'a rien à voir avec le véritable amour; il fait partie, comme la jalousie, de l'égoïsme vital.

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1528

L'objet même du yoga est un changement de conscience; c'est en accédant à une conscience nouvelle "ou en dévoilant la conscience cachée de l'être intérieur véritable, en la manifestant peu à peu et en la rendant de plus en plus parfaite, que l'on reçoit d'abord le contact du Divin, pour s'unir ensuite à Lui. L'Ânanda et la bhakti font partie de cette conscience profonde et c'est lorsqu'on vit dans cette conscience, lorsqu'on grandit en elle que l'Ânanda et la bhakti peuvent devenir permanents. Jusque-là on peut seulement avoir des expériences de l'Ânanda et de la bhakti, non l'état constant et permanent. Mais l'état de bhakti et de don de soi sans cesse grandissant ne peut pas venir à tous dès les premiers stades de la sâdhanâ; beaucoup de sâdhak — en fait la plupart d'entre eux — ont un long trajet de purification et de tapasyâ à parcourir avant que cet état n'apparaisse, et les expériences de cette sorte, d'abord rares et dispersées, puis fréquentes, jalonnent leur progrès. L'apparition de cet état dépend de certaines conditions qui n'ont rien à voir avec une aptitude plus ou moins grande au yoga, mais sont plutôt liées à une prédisposition du cœur à s'ouvrir, comme vous le dites, au Soleil de l'Influence divine.

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre VI.

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1529

Oui, c'est ce qui est arrivé; mais en outre le flot de la dévotion et de l'amour est par nature tel que plus il se répète ou s'éveille, plus il se répand dans toutes les parties de l'être et y produit ses effets.

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1530

Cette sorte de substitution que vous avez ressentie est tout à fait exacte. La transformation procède dans une large mesure en retirant ou en rejetant le vieux moi superficiel et ses mouvements pour les remplacer par un nouveau moi plus profond et par son action vraie.

Peu importe que les sentiments plus élevés: dévotion, etc., vous apparaissent quelquefois comme une influence où une simple coloration. Ils prennent cette apparence quand vous vous sentez dans le physique extérieur, le vital extérieur ou le mental extérieur. Ces sentiments appartiennent en réalité à votre être profond, à votre âme, au psychique en vous, et quand vous êtes dans la conscience psychique ils deviennent normaux et naturels. Mais quand votre conscience se transporte vers l'extérieur, ces activités de votre âme ou de la conscience divine sont ressenties elles-mêmes comme extérieures, comme une simple influence. Il n'empêche que vous devez vous ouvrir à elles sans cesse; alors elles vous imprégneront régulièrement de plus en plus ou viendront par vagues ou flots successifs et se poursuivront jusqu'à ce qu'elles aient rempli le mental, le vital et le corps. Elles vous paraîtront alors à tout moment non seulement normales, mais comme appartenant à votre moi, comme la substance véritable de votre nature.

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre IV.

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1531

Si l'on s'abstient d'encourager la dévotion de l'être émotif simplement parce que le vital inférieur n'est pas encore maîtrisé et agit différemment, alors comment la dévotion pourra-t-elle grandir, comment le vital inférieur pourra-t-il changer? Jusqu'à ce que la nature soit définitivement clarifiée et harmonisée, il y a toujours des contradictions dans l'être, mais ce n'est pas une raison pour entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des mouvements meilleurs; au contraire, ce sont eux qu'il faudrait cultiver et faire croître.

IV

1532

Il est plutôt déroutant de constater qu'après avoir accepté de tout cœur la conception vishnouïte et sa bhakti, vous vous obstinez à les associer à l'idée que l'on ne peut pas donner son amour au Divin avant d'avoir eu l'expérience du Divin. Quoi de plus répandu en effet, dans l'attitude Su vishnouïte, que la joie de la bhakti pour elle-même? "Donne-moi la bhakti, s'écrie-t-il, même si tu me prives de tout le reste. Même si beaucoup de temps s'écoule avant que je puisse te voir, même si tu tardes à te manifester, que ma bhakti, ma recherche de toi, mon cri, mon amour, mon adoration soient toujours là." Avec quelle constance le bhakta a-t-il chanté: "Toute ma vie je t'ai cherché et tu n'es pas encore là, et pourtant je cherche et je ne puis cesser de chercher, d'aimer et d'adorer. "S'il était vraiment impossible d'aimer Dieu avant d'en avoir eu l'expérience, comment une telle attitude serait-elle possible? En fait, votre mental semble mettre la charrue avant les bœufs. On commence par chercher Dieu avec persévérance ou avec passion, on le trouve ensuite, certains bhakta plus tôt que d'autres, mais la plupart d'entre eux après une longue quête. On ne commence pas par le trouver pour le chercher ensuite. Souvent on ne fait que l'entrevoir après une quête longue ou fervente. On a pour Dieu de l'amour ou au moins un certain désir du cœur et ensuite on devient conscient de l'amour de Dieu, de sa réponse au désir du cœur, de sa réponse faite de joie suprême et d'Ânanda. On ne dit pas à Dieu: "Montre d'abord ton amour, inonde-moi de l'expérience de toi, satisfais mon exigence et je verrai alors si je puis t'aimer, pourvu que tu le mérites." C'est à coup sûr le chercheur qui doit chercher et aimer d'abord, poursuivre sa quête, se passionner pour Celui qu'il cherche; ensuite seulement le voile sera écarté, la Lumière paraîtra, le Visage se manifestera qui seul peut satisfaire l'âme après son long séjour dans le désert.

Vous pouvez alors rétorquer: "Oui, mais que j'aime le Divin ou non, je le veux, je l'ai toujours voulu et maintenant je le veux de plus en plus, mais je ne reçois rien." Oui, mais vouloir n'est pas tout. Vous commencez maintenant à vous en apercevoir: certaines conditions doivent être remplies, par exemple la purification du cœur. Votre thèse était la suivante: "Dès l'instant où je veux Dieu, Dieu doit se manifester à moi, venir à moi, au moins me laisser l'entrevoir, me donner l'expérience réelle, solide, concrète, pas seulement des choses vagues que je ne puis ni comprendre ni apprécier. La Grâce de Dieu doit répondre à mon appel, que je l'aie déjà méritée ou non; ou alors la Grâce n'existe pas." La Grâce de Dieu peut en vérité agir ainsi dans certains cas, mais où intervient le "doit"? Si Dieu doit le faire, ce n'est plus la Grâce de Dieu, mais le devoir de Dieu, c'est une obligation, un contrat ou un traité. Le Divin regarde dans le cœur et retire le voile au moment qu'il sait être le bon. Vous avez souligné que selon la théorie de la bhakti, il suffit d'appeler son nom et il doit répondre, il doit aussitôt être là. Peut-être, mais pour qui cette théorie est-elle vraie? À coup sûr pour ceux, parmi les bhakta, qui sentent le pouvoir du Nom, qui ont la passion du Nom et font entrer cette passion dans leur cri. Si l'on est un de ces bhakta, alors la réponse peut être immédiate; sinon on doit devenir comme eux: alors la réponse viendra. Mais certains continuent à répéter le Nom pendant des années avant de recevoir une réponse. Râmakrishna lui-même l'a reçue au bout de quelques mois, mais quels mois! et par où a-t-il dû en passer avant de la recevoir! Pourtant son succès a été rapide parce que son cœur était déjà pur et plein de la passion divine.

Ce n'est certes pas le bhakta, mais l'homme de connaissance qui exige d'avoir l'expérience d'abord. Il peut dire: "Comment puis-je savoir sans expérience?", mais il continue à chercher comme Tota Pouri1 même si sa quête doit durer trente ans, en s'efforçant d'obtenir la réalisation décisive. C'est en réalité l'intellectuel, le rationaliste qui dit: "Que Dieu, s'il existe, se révèle d'abord à moi et ensuite je croirai, ensuite je ferai un effort sérieux et prolongé pour l'explorer et voir à quoi il ressemble."

Tout cela ne signifie pas que l'expérience n'a rien à voir avec la sâdhanâ: je n'ai sûrement pas pu dire une telle sottise. Ce que j'ai dit, c'est que l'amour et la quête du Divin peuvent exister et en général existent avant que ne vienne l'expérience; c'est un instinct, un désir inné de l'âme qui s'élève dès que certains voiles de l'âme disparaissent "ou commencent à disparaître. Ce que j'ai dit ensuite, c'est qu'il vaut mieux commencer par préparer la nature (purifier le cœur, etc.) avant que ces "expériences" ne commencent, plutôt que . l'inverse; en cela je me fonde sur de nombreux exemples qui ont fait apparaître le danger encouru si elles surviennent avant que le cœur et le vital ne soient prêts pour la vraie expérience. Bien entendu, dans de nombreux cas, cette expérience véritable du contact de la Grâce est venue d'abord, mais elle ne dure pas, elle n'est pas permanente; c'est plutôt quelque chose qui vous effleure, puis se retire et attend que la nature soit prête. Mais cela ne se produit pas dans tous les cas, pas même, je crois, dans la majorité des cas. Il faut partir du désir inné dans l'âme, puis lutter contre la nature pour préparer le temple; enfin vient, lorsque l'Image se dévoile, la Présence permanente dans le sanctuaire.

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1533

La paix était la toute première chose que demandaient les yogis et les chercheurs d'autrefois et ils déclaraient qu'un mental tranquille et silencieux — qui amène toujours la paix — est le meilleur état pour réaliser le Divin. Un cœur joyeux et ensoleillé est le réceptacle approprié de l'Ânanda et qui dira que l'Ânanda — ou ce qui le prépare — est un obstacle à l'Union divine? Quant au découragement, c'est nul doute un terrible fardeau à porter tout au long du voyage. On doit quelquefois en passer par là, comme le Christian du Voyage du Pèlerin lorsqu'il traverse le Marécage du Découragement, mais s'il se répète sans cesse il ne peut être qu'un obstacle. La Guîtâ dit en particulier: "Pratique le yoga avec un cœur libre de tout découragement — anirviṇṇacetasā." Je sais très bien que la peine, la souffrance, la lutte, les accès de désespoir sont naturels (bien qu'ils ne soient pas inévitables sur le chemin) non parce qu'ils nous aident, mais parce qu'ils nous sont imposés par l'obscurité de notre nature humaine d'où nous devons nous extraire par la lutte pour aller vers la Lumière. Je ne pense pas que Râmakrishna ou Vivékânanda auraient donné en exemple les incidents auxquels vous faites allusion; ils auraient sûrement dit que la voie de la foi, de la force d'amende la persévérance est la meilleure. C'est après tout à elle qu'ils se sont tenus jusqu'au bout en dépit des mauvais moments... Quoi qu'il en soit, Râmakrishna racontait la fable de Nârada, du yogi ascète et du bhakta vishnouïte et en approuvait la moralité. Je l'exprime dans mon propre langage en en conservant la substance: Nârada, en route vers Vaïkountha, rencontra un yogi qui pratiquait une dure tapasyâ sur les collines. "Ô Nârada, s'écria le yogi, tu vas à Vaïkountha et tu verras Vishnou. J'ai toute ma vie pratiqué de terribles austérités et pourtant jusqu'à présent, je ne suis pas arrivé jusqu'à Lui. Demande-lui au moins de ma part quand je l'atteindrai. " Puis Nârada rencontra un vishnouïte, un bhakta qui chantait des chansons à Hari et dansait au rythme de son chant, et qui s'écria lui aussi: "Ô Nârada, tu verras mon Seigneur Hari. Demande-lui quand je l'atteindrai et verrai son visage." Sur le chemin du retour, Nârada rencontra d'abord le yogi. "J'ai posé ta question à Vishnou, dit le sage. Tu le réaliseras au bout de six autres vies. " Le yogi se mit à crier et à se lamenter: "Quoi! tant d'austérités! Des efforts si gigantesques! Et le Seigneur Vishnou est si dur envers moi!" Puis Nârada rencontra de nouveau le bhakta et lui dit: "Je n'ai pas de bonnes nouvelles pour toi. Tu verras le Seigneur, mais seulement au bout de cent mille vies." Mais le bhakta bondit avec un grand cri d'allégresse: "Oh, je verrai mon Seigneur Hari! Dans cent mille vies je verrai mon Seigneur Hari! Hari est grand! Grande est la Grâce du Seigneur!" Et il se mit à danser et à chanter dans une extase redoublée. Alors Nârada lui dit: "Tu es arrivé. Aujourd'hui tu verras le Seigneur." Eh bien, vous pouvez dire: "Quelle histoire bizarre et comme elle est contraire à la nature humaine!" Pas si contraire qu'il y paraît, et en tout cas à peine plus déraisonnable que les histoires de Harishchandra et Shivi. Je ne donne pourtant pas le bhakta en exemple, car je soutiens pour ma part que la réalisation peut être obtenue dans cette vie-ci, non au bout de six vies ou de cent mille. Mais l'intérêt de ces fables réside dans la moralité et quand Râmakrishna racontait celle-ci, il n'ignorait certes pas l'existence d'un sentier ensoleillé du yoga. Il semble même qu'il ait dit que c'était la voie la plus rapide et aussi la meilleure. La possibilité d'un sentier ensoleillé n'est donc pas une découverte ou une invention originale de ma part. Les tout premiers livres que j'ai lus sur le yoga voilà plus de trente ans parlaient d'un chemin obscur et d'un chemin ensoleillé et soulignaient la supériorité du second sur le premier.

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1534

Le vrai mouvement est une aspiration pure, une soumission pure. Après tout on n'a pas le droit d'ordonner à Dieu de se manifester; sa manifestation ne peut venir qu'en réponse à un état de conscience spirituel ou psychique ou à une longue sâdhanâ accomplie correctement; si elle vient avant ou sans raison apparente, c'est une Grâce; mais on ne peut ni exiger la Grâce, ni la contraindre à agir. La Grâce est quelque chose de spontané qui jaillit de la Conscience divine et s'écoule librement de son être. Le bhakta la cherche, mais il est prêt à attendre en toute confiance — et même toute sa vie s'il le faut — sachant qu'elle viendra, inébranlable dans son amour et sa soumission même si elle ne vient pas tout de suite ou qu'elle tarde à venir. C'est l'esprit de nombreux chants dévotionnels que vous avez vous-même chantés: j'ai entendu il y a quelque temps un disque où vous aviez enregistré l'un d'eux; il était très beau et magnifiquement chanté: "Même si je ne T'ai pas conquis, Seigneur, je continue à adorer."

Ce qui vous empêche d'avoir cette dévotion, c'est l'impatience et l'agitation de votre vital et la persistance répétée de votre déception de ne pas avoir obtenu ce que vous voulez du Divin. C'est l'idée: "Je le désire tant, sûrement je devrais l'avoir, pourquoi m'est-ce rerusé?" Mais vouloir, si fortement que ce soit, n'est pas un passeport pour avoir; il y faut quelque chose de plus. Selon notre expérience, une ardeur vitale exagérée et une trop grande obstination barrent souvent la route, elles forment en quelque sorte une masse d'obstruction ou un tourbillon d'agitation et de trouble qui ne laisse aucun espace tranquille par où le Divin pourrait entrer ou pour que ce que vous demandez puisse venir. Souvent, il est vrai, on le reçoit, mais quand on a définitivement renoncé à l'impatience et que l'on attend, tranquillement ouvert, tout ce qui peut être donné (ou ne pas l'être pour le moment). Mais souvent aussi, quand vous préparez la voie à un plus grand progrès dans la vraie dévotion, cet élément vital se met en route par habitude, s'empare de vous et interrompt le progrès qui s'accomplit.

L'absence de joie vient aussi du vital. Elle est en partie due à la déception, mais pas uniquement; par un phénomène très fréquent en effet, quand il se produit une pression du mental et de l'âme sur le vital, celui-ci reçoit un vaïrâgya radjasique ou tamasique au lieu du vaïrâgya sattwique, refuse de trouver de la joie à quoi que ce soit, devient sec, apathique ou malheureux, ou dit: "Eh bien, pourquoi ne reçois-je pas la réalisation que vous m'avez promise? je ne peux pas attendre. " Pour se débarrasser de cette réaction, mieux vaut, à l'instant même où on l'observe, ne pas s'identifier à elle; si le mental ou une partie quelconque du mental l'approuve ou la justifie, elle persistera ou reviendra. S'il doit y avoir un chagrin, mieux vaut qu'il soit d'une autre sorte comme celui que vous décrivez dans votre précédente lettre: la tristesse qui contient une douceur; pas de désespoir, simplement le désir psychique que la vraie chose vienne. Tout cela viendra par la croissance de la bhakti pure et vraie.

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1535

La seule voie que je connaisse pour sortir de l'impasse dont vous parlez consiste à tranquilliser le mental, ce qui rend la méditation efficace, à purifier le cœur, ce qui amène le contact divin puis, le moment venu, la Présence divine, à être humble devant le Divin, ce qui libère de l'égoïsme et de l'orgueil du mental et du vital — de l'orgueil qui impose ses propres raisonnements aux voies de l'Esprit et de celui qui refuse de se soumettre ou en est incapable — et à persévérer de façon soutenue dans l'appel intérieur et dans la confiance en la Grâce au-dessus. La méditation, le japa, la prière ou l'aspiration venant du cœur peuvent tous réussir s'ils s'accompagnent de ces sentiments ou du moins de certains d'entre eux. Je suis persuadé que celui qui a l'appel en lui ne peut manquer d'arriver, s'il suit avec patience le chemin qui mène au Divin.

Je n'ai sûrement jamais dit que vous ne devriez pas désirer la réponse divine. C'est pour elle que l'on fait le yoga. Ce que j'ai dit, c'est qu'il ne faut pas s'attendre à la recevoir ni insister pour qu'elle vienne tout de suite ou rapidement. Elle peut venir tôt, elle peut venir tard, mais elle viendra si l'on est fidèle à l'appel: car il ne faut pas seulement être sincère, mais aussi être fidèle jusqu'au bout. Si je désapprouve cette insistance, c'est parce que j'ai toujours constaté qu'elle suscite des difficultés et des retards en raison de la tension et de l'agitation qu'elle fait naître dans la nature et des découragements, des révoltes du vital qui apparaissent lorsqu'elle n'est pas satisfaite. Le Divin est meilleur juge que quiconque et l'on doit se fier à sa sagesse et se mettre à l'unisson de sa volonté. La longueur de l'attente n'est pas la preuve d'une incapacité fondamentale à réussir; c'est seulement le signe qu'un obstacle en soi doit être surmonté et si la volonté d'atteindre le Divin est là, il peut l'être.

Si l'on désire échapper complètement à la vie, on ne peut le faire que par le renoncement intérieur complet ou par une immersion dans le Silence de l'Absolu, par une bhakti qui devient absolue ou par un Karmayoga qui abandonne sa propre volonté et ses désirs à la volonté du Divin. J'ai dit aussi que la Grâce peut à tout instant agir de façon soudaine, mais là-dessus nul n'a aucun contrôle parce que cette action vient par une volonté imprévisible qui voit ce que le mental ne peut pas voir. C'est précisément pour cette raison que l'on ne doit jamais désespérer, et aussi parce qu'aucune aspiration sincère au Divin ne peut en fin de compte manquer d'aboutir.

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1536

Il n'y a qu'une seule logique en matière spirituelle: quand une exigence pour le Divin est là, une vocation sincère, un jour elle devra s'accomplir. C'est seulement s'il y a quelque part une forte insincérité, un ardent désir d'autre chose — pouvoir, ambition, etc. — qui annule dé son poids l'appel intérieur, que cette logique ne s'applique plus. Dans votre cas, il est probable que l'accomplissement viendra par le cœur, par l'accroissement de la bhakti ou la purification psychique du cœur: c'est pourquoi je vous ai pressé d'adopter la voie psychique.

Ne laissez pas ces idées et ces sentiments faux vous gouverner ni votre état dépressif dicter vos décisions: essayez de garder une ferme volonté centrale de parvenir à la réalisation: vous en êtes capable si vous le décidez, rien de tout cela n'est impossible. Vous vous apercevrez que la difficulté spirituelle finit par s'effacer comme un mirage. Elle appartient au moi physique et si l'appel intérieur est sincère, elle ne peut garder toujours son emprise, même sur la conscience extérieure: sa solidité apparente se dissoudra.

Vous avez sans aucun doute raison de demander la bhakti, car elle est, je pense, l'exigence majeure de votre nature; à vrai dire elle est la plus puissante force qui soit pour faire avancer la sâdhanâ et le meilleur moyen de faire venir tout le reste. C'est pourquoi j'ai dit que c'était par le cœur que l'expérience spirituelle devait venir à vous.

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1537

Quant à Krishna, pourquoi ne pas l'aborder simplement et directement? L'aborder simplement implique que vous lui fassiez confiance. Si vous priez, soyez sûr qu'il entend. Si la réponse met longtemps à venir, soyez sûr qu'il sait, qu'il aime et qu'il est le plus sage quant au choix du moment. Dans l'intervalle, déblayez tranquillement le terrain pour qu'il ne bute pas sur les pierres et dans la jungle quand il viendra. C'est ce que je vous suggère et je sais ce que je dis; quoi que vous en pensiez, je connais très bien toutes les difficultés et toutes les luttes humaines et j'en connais les remèdes. C'est pourquoi je préconise toujours tout ce qui pourrait minimiser et raccourcir les luttes et les difficultés: l'orientation psychique et la foi, la confiance et la dépendance parfaites et simples. Ce sont là, permettez-moi de vous le rappeler, des dogmes dans le yoga vishnouïte. Il y a bien entendu l'autre voie vishnouïte qui oscille entre le désir fervent et le désespoir, la quête ardente et les affres du viraha. C'est cette voie que vous semblez suivre et je ne nierai pas que l'on puisse arriver par elle tout comme on peut arriver par n'importe quelle voie ou presque, si on la suit sincèrement. Mais alors ceux qui la suivent trouvent un rasa jusque dans le viraha, dans l'absence de l'Amant divin et son caprice. Certains d'entre eux ont chanté comment, bien qu'ils l'aient poursuivi toute leur vie, il a toujours échappé à leur vision; ils trouvent un rasa jusque dans cette quête et ne cessent pas de chercher. Mais vous n'y trouvez aucun rasa. Vous ne pouvez donc pas vous attendre à ce que je l'approuve dans votre cas. Poursuivez Krishna, à tout prix! mais poursuivez-le avec la détermination de réussir; ne le faites pas dans la perspective de l'échec et n'admettez pas non plus la possibilité d'abandonner à mi-chemin.

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1538

Je n'ai pas la moindre objection contre la forme vishnouïte de dévotion; il n'y a pas non plus d'incompatibilité entre la bhakti vishnouïte et mon yoga supramental. Il n'y a en fait aucune forme exclusive et spéciale de dévotion dans le yoga supramental: toutes les voies peuvent mener au supramental, de même que toutes les voies peuvent mener au Divin.

Si vous persévérez, vous ne pouvez manquer de recevoir la bhakti permanente et la réalisation que vous voulez, mais vous devez apprendre à vous fier entièrement à Krishna pour qu'il les accorde quand il verra que tout est prêt et que le temps est venu. S'il veut que vous vous débarrassiez d'abord des imperfections et des impuretés, c'est après tout compréhensible. Je ne vois pas pourquoi vous ne réussiriez pas à le faire, maintenant que vous y portez une attention si constante. Voir clairement les imperfections et les impuretés et les reconnaître est le premier pas; avoir la ferme volonté de les rejeter est le suivant; lorsque vous vous en séparerez entièrement, de telle sorte que si elles entrent elles seront des éléments étrangers qui ne feront plus partie de votre nature normale, mais seront des suggestions venues du dehors, elles atteindront leur dernier stade; elles pourront même, une fois que vous les aurez vues et rejetées, tomber automatiquement et disparaître, mais pour la plupart des sâdhak cela prend du temps. Ces obstacles ne vous sont pas particuliers, ils font partie de la nature humaine universelle; mais ils peuvent disparaître, ils disparaissent et disparaîtront en effet.

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1539

Quant au point qui vous rend perplexe, il provient simplement d'une confusion entre le sentiment du dévot et l'observation de l'observateur. Bien entendu le dévot aime Krishna parce que Krishna est aimable et pour aucune autre raison; tel 'est son sentiment qui est un sentiment vrai. Il n'a nulle envie de se creuser la tête pour savoir ce qui, en lui-même, le rend capable d'aimer: aimer lui suffit et il n'a pas besoin d'analyser ses émotions. La Grâce de Krishna, pour lui, c'est le fait que Krishna soit aimable, qu'il se montre à son dévot, c'est l'appel, le son de la flûte. Cela suffit à son cœur ou s'il y a quelque chose de plus, c'est un fervent désir que d'autres ou tous puissent entendre la flûte, voir le visage, sentir toute la beauté et tout le ravissement de cet amour.

Ce n'est pas le cœur de l'adorateur, mais le mental de l'observateur qui se demande pourquoi les gopî étaient appelées et ont répondu aussitôt, alors que d'autres — les femmes brahmanes, par exemple — n'ont pas été appelées et n'ont pas répondu aussitôt. Dès lors que le mental pose la question, il y a deux réponses possibles: la simple volonté de Krishna, sans aucune raison, ce que le mental appellerait son choix divin absolu ou l'arbitraire de son divin caprice, d'une part, et d'autre part les bonnes dispositions du cœur qui est appelé, ce qui rejoint l'adhikāribheda. Une troisième réponse serait: les circonstances, par exemple ce que X appelle "enclore le terrain spirituel dans des réserves fermées". Mais alors comment les circonstances peuvent-elles empêcher la Grâce d'agir? Elle agit malgré les clôtures: des chrétiens, des musulmans répondent à la Grâce de Krishna. Les goules et les tigres doivent l'aimer s'ils le voient, s'ils entendent le chant de sa flûte? Oui, mais pourquoi certains le voient-ils, l'entendent-ils, d'autres non? Nous sommes renvoyés à l'alternative suivante: ou bien la Grâce de Krishna appelle qui elle veut, sans aucune raison précise à son choix ou à son rejet, et tout dépend de sa miséricorde ou de son refus, ou du moins de sa miséricorde différée; ou bien elle appelle les cœurs qui sont prêts à vibrer et à bondir à son appel, et même dans ce cas elle attend que le moment soit venu. Que cela ne dépende pas des mérites extérieurs ou d'une aptitude visible est sans nul doute vrai: le quelque chose qui était prêt à s'éveiller en dépit, qui sait, de nombreuses carapaces dans lesquelles il était enfermé, est peut-être là bien avant que la flûte ne commence à jouer, mais Krishna était occupé à dissoudre les carapaces pour que le cœur, en bondissant, ne soit pas retenu par elles quand viendraient les notes qui l'éveilleraient. Les Gopî ont entendu et se sont ruées dans la forêt, les autres non; peut-être les femmes brahmanes pensaient-elles que ce n'était que quelque musique champêtre ou quelque grossier vacher amoureux jouant de la flûte pour sa belle, non un appel que des oreilles instruites et cultivées — ou vertueuses — pouvaient reconnaître comme l'appel du Divin? Au fond, l'adhikāribheda a du bon. Mais évidemment il doit être compris au sens large: certains peuvent avoir l'adhikāra, de reconnaître la flûte de Krishna, d'autres l'appel du Christ, d'autres encore la danse de Shiva; à chacun sa voie et la réponse de sa nature à l'Appel divin. l'adhikāra ne peut pas être formulé en termes mentaux rigides; c'est quelque chose de spirituel et de subtil, quelque chose de mystique et de secret entre Celui qui appelle et celui' qui est appelé.

Quant à l'enflure de la tête, la théorie de la Grâce peut sans nul doute y contribuer; j'imagine pourtant que ladite tête n'a jamais senti la Grâce, mais seulement la magnanimité de son propre ego. L'enflure peut venir aussi bien sur la voie de l'effort personnel que par le désir ardent de la Grâce. Fondamentalement elle n'est due ni à l'un, ni à l'autre, mais à une prédisposition naturelle à cette sorte d'œdème.

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1540

Râdhâ est la personnification de l'amour absolu pour le Divin, amour total et intégral dans toutes les parties de l'être depuis le spirituel le plus élevé jusqu'au physique, qui amène le don de soi absolu et la consécration totale de tout l'être et fait descendre l'Ânanda suprême dans le corps et dans la nature la plus matérielle.

Lumières sur le Yoga, chapitre III. Traduction de la Mère.

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1541

Si la vue de l'image de Krishna et Râdhâ amène une réaction sexuelle, c'est parce qu'autrefois le culte de Râdhâ-Krishna était associé au sexe. Mais en fait cette image n'a rien à voir avec le sexe. Ce qu'elle symbolise en réalité, ce n'est pas l'être humain attiré par le sexe, mais l'âme, le psychique qui entend l'appel du Divin et s'épanouit dans l'amour et l'abandon complets porteurs de l'Ânanda suprême. C'est ce que Râdhâ et Krishna, par leur union divine, apportent à la conscience humaine et c'est ainsi que vous devez contempler leur image, en rejetant toutes les anciennes associations d'idées avec le sexe.

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1542

Les Gopî ne sont pas à proprement parler des personnes ordinaires; elles incarnent une passion spirituelle, elles sont extraordinaires par leur amour extrême, leur dévotion personnelle, leur don de soi sans réserve. Quiconque possède cette intensité, si humble que soit sa situation à d'autres égards (savoir, faculté de présentation, érudition, sainteté extérieure, etc.) peut aisément poursuivre Krishna et l'atteindre: tel me paraît être le symbole des gopî. Il y a évidemment bien d'autres significations; celle-ci n'en est qu'une parmi beaucoup d'autres.

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1543

On prête assurément à Krishna un caractère capricieux et difficile et un goût du jeu (Lîlâ!) qui n'est pas toujours dès l'abord apprécié par celui avec lequel il joue. Mais ses caprices dissimulent un raisonnement autant qu'une méthode et quand il cesse de s'y adonner et qu'il lui prend la fantaisie d'être gentil avec vous, il est suprêmement attirant, il a un charme et une séduction qui compensent — et même au-delà — tout ce que vous avez souffert.

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1544

Pourquoi Krishna ne monterait-il pas à cheval s'il le désire? Ses actions ou ses habitudes ne peuvent pas être fixées par le mental humain ou par une tradition immuable. Surtout pour Krishna qui n'en fait qu'à sa tête. Peut-être était-il pressé d'arriver là où il voulait jouer de la flûte.

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1545

Si Krishna était toujours et par nature froid et distant (Seigneur, quelle découverte! Krishna! lui!), comment l'aspiration et la dévotion humaines pourraient-elles l'approcher? elles et lui seraient bientôt aussi distants que les pôles nord et sud, de plus en plus glacés, toujours face à face sans jamais se voir à cause de la courbure de la terre. En outre, si Krishna ne voulait pas le bhakta humain autant que le bhakta veut Krishna, qui pourrait l'atteindre? Il se tiendrait toujours sur les neiges de l'Himalaya comme Shiva. L'histoire le décrit autrement et on lui reproche en général d'être trop chaleureux et trop espiègle.

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1546

Je ne sais pas si je puis répondre à votre question sur ce que veut dire X par lumière de Krishna. Ce n'est certainement pas ce que l'on appelle d'ordinaire la connaissance. Il peut désigner par là la Lumière de la Conscience divine ou la lumière qui en vient; ou il peut vouloir dire l'être lumineux de Krishna en qui toutes choses existent dans leur suprême vérité: vérité de connaissance, vérité de bhakti, vérité d'extase et d'Ânanda, tout est là.

Il y a aussi une manifestation de Lumière; les Oupanishad parlent de Jyotirbrahma, la Lumière qui est le Brahman. Très souvent le sâdhak sent qu'un flot de lumière se pose sur lui et autour de lui, ou qu'un flot de lumière envahit ses centres ou même tout son être et tout son corps, pénétrant et illuminant chaque cellule; dans cette lumière la conscience spirituelle peut croître et on s'ouvre à toute son action et à toutes ses réalisations ou à la plupart d'entre elles. À ce propos, j'ai justement sous les yeux un article sur le livre de Ramdas intitulé "Vision" dans lequel est décrite une expérience de ce genre, obtenue — si j'ai bien compris, après une discipline longue et rigoureuse — par la répétition du mantra de Râma: "le mantra s'étant arrêté automatiquement, une petite lumière circulaire apparut à sa vision mentale. Cette lumière lui apporta des frissons de délices. L'expérience s'étant poursuivie pendant quelques jours, une lumière éblouissante comme l'éclair l'aveugla, qui finit par s'infiltrer en lui et l'absorber. Un inexprimable transport de béatitude emplit alors chaque pore de son corps physique." Cette expérience ne vient pas toujours ainsi; très souvent elle vient tout d'abord par étapes ou de loin en loin, agissant sur la conscience jusqu'à ce que celle-ci soit prête.

Ici aussi nous parlons de la Lumière de Krishna: lumière de Krishna dans le mental, lumière de Krishna dans le vital, etc. Mais c'est une lumière spéciale; dans le mental elle apporte la clarté, libère de l'obscurité, de l'erreur et de la perversion du mental; dans le vital elle élimine tous les éléments dangereux et là où elle se trouve règnent une joie et une allégresse pures et divines.

Mais pourquoi se limiter, s'obstiner a n'avoir qu'une seule chose et fermer la porte à toutes les autres? Quel que soit le moyen employé — bhakti, Lumière, Ânanda, Paix, ou quoi que ce soit d'autre — pour atteindre la première réalisation du Divin, il s'agit de l'atteindre et tous les moyens sont bons s'ils amènent ce résultat.

Si c'est à la bhakti que l'on donne la préséance, c'est par la bhakti qu'elle vient et la bhakti dans sa plénitude n'est rien d'autre qu'un total don de soi. Mais alors toute méditation, toute tapasyâ, tout moyen comme la prière ou le mantra doit l'avoir pour but et c'est lorsqu'on a progressé suffisamment dans cette voie que la Grâce divine descend et que la réalisation vient et se développe jusqu'à ce qu'elle soit complète. Mais seule la sagesse du Divin choisit le moment de sa venue et on doit avoir la force de continuer jusqu'à ce qu'elle arrive, car lorsque tout est vraiment prêt elle ne peut manquer de venir.

 

1 Gourou de Râmakrishna.

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