Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Un: Le livre des commencements
Chant Cinq
Le Yoga du Roi –
Le Yoga de la Liberté Et de la Grandeur de l’Esprit
Cette connaissance, il fut le premier à l’avoir parmi les hommes nés dans le Temps.
Admis à traverser le rideau d’un mental de lumière
Qui sépare notre pensée de la vision absolue,
Il découvrit la grotte occulte, la porte mystique
Près du puits de vision dans l’âme,
Il est entré là où planent les Ailes de Gloire
Dans l’espace ensoleillé où tout est à jamais connu.
Indifférent au doute et aux croyances,
Avide de l’unique choc du réel nu,
Il a tranché la corde du mental qui lie le cœur terrestre
Et quitté le joug des lois de la Matière.
Les lois du corps n’enchaînaient pas les pouvoirs de l’esprit:
Quand les battements de la vie se furent arrêtés, la mort n’entrait pas;
Il osait vivre quand le souffle et la pensée ne bougeaient plus.
Ainsi a-t-il pu poser le pas en ce lieu magique
Que rares peuvent même entrevoir d’un coup d’œil fugitif
Délivrés un moment des besognes laborieuses du mental
Et de la pauvreté des yeux terrestres de la Nature.
Là, tout ce que les Dieux ont appris est spontanément connu.
Là, dans une chambre cachée, muette et close,
Sont gardés les enregistrements graphiques du scribe cosmique
Et là, les tables de la Loi sacrée,
Là se trouve le lexique du Livre de l’Être,
Le texte et le glossaire de la vérité Védique
Et les rythmes et les mesures des étoiles
Qui suivent les mouvements de notre destin:
Les pouvoirs symboliques du nombre et de la forme
Et le code secret de l’histoire du monde
Et la correspondance de la Nature avec l’âme
Sont écrits au cœur mystique de la vie.
Dans le rayonnement de la chambre des mémoires de l’Esprit,
Il put retrouver les lumineuses notes marginales
Qui pointillent de lumière l’inexplicable rouleau ambigu,
Extraire le préambule et la clause de sauvegarde
Du Pacte sombre qui gouverne
Tout ce qui sort du sommeil de la Nature matérielle
Pour vêtir l’Immortel de formes neuves.
Maintenant, il pouvait relire et interpréter à neuf
Ses étranges sigles symboliques, ses signes abstrus, épars,
Résoudre ses oracles et son paradoxe,
Ses tournures énigmatiques, ses termes aux yeux bandés,
L’antinomie profonde des raisons de sa vérité,
Et reconnaître la juste nécessité
De ses dures conditions pour l’œuvre formidable:
Cette impossible tâche herculéenne de la Nature
Que seule cette magicienne sagacité pouvait imposer,
Sa loi de l’antagonisme des Dieux,
Sa liste longue des contraires inséparables.
Muette dans sa transe cosmique, la Grande Mère
Exploite pour la joie et la douleur de créer
Le consentement de l’Infini à la naissance des formes
Et accepte indomptablement d’exécuter
La volonté de connaître dans un monde inconscient
La volonté de vivre sous le règne de la mort
La soif d’extase dans un cœur de chair
Et par l’apparition d’une âme
Par une miraculeuse naissance au sein de plasmas et de vapeurs
Déroule pas à pas
Le mystère de l’alliance de Dieu et de la Nuit.
Une fois encore retentissait dans le silence du Mental cosmique
La promesse de l’Éternel à sa Force laborieuse
Invitant la passion du monde à commencer,
Le cri de la naissance dans la mortalité
Et la première note de la tragédie du Temps.
Du fond des abîmes, le secret enseveli du monde s’est mis à battre:
Il lut l’Oukase originel
Gardé dans la crypte close des archives de l’esprit
Et vit la signature et le sceau de feu de la Sagesse
Sanctionnant le travail des sombres Pouvoirs masqués
Qui bâtissent dans l’Ignorance les degrés de la Lumière.
Une déité endormie ouvrit des yeux immortels:
Il vit la pensée nue dans les formes inanimées,
Il sut le sens spirituel dans la matrice de la Matière,
L’aventure du Mental à la recherche de l’inconnaissable,
La vie en gestation de l’Enfant d’Or.
Dans la lumière qui inondait la blancheur vide de la pensée,
Interprétant l’univers par des signes d’âme,
Il lisait du dedans le texte du dehors:
L’énigme devenait simple, le sombre piège se dénouait.
Une splendeur plus vaste illuminait la page grandiose.
Un dessein glissait dans les caprices du Temps,
Un sens croisait les pas trébuchants du Hasard
Et le Destin révélait les chaînons d’une volonté qui voit;
Une Vastitude consciente emplissait le vieil Espace inepte.
Dans le Néant, il vit le trône de l’Omniscience suprême.
Une Volonté, un espoir immense saisissait maintenant son cœur,
Dès lors, pour discerner la forme supra-humaine,
Il a levé les yeux vers des sommets spirituels jamais vus,
Aspirant à faire descendre un monde plus grand.
La gloire qu’il avait aperçue devait être sa maison.
Bientôt, un soleil plus splendide et plus divin devait illuminer
Cette chambre crépusculaire aux noirs escaliers intérieurs,
Et l’âme enfant dans sa petite école maternelle
Au milieu d’objets destinés à une leçon rarement apprise
Devait dépasser sa première grammaire de l’intellect
Et son imitation des arts de la Nature terrestre,
Changer son dialecte terre à terre en un langage de Dieu,
Étudier la Réalité dans ses symboles vivants
Et apprendre la logique de l’Infini.
L’Idéal doit être la vérité normale de la Nature,
Le corps, s’illuminer par le Dieu qui l’habite,
Le cœur et le mental, se sentir un avec tout ce qui est,
Une âme consciente doit vivre dans un monde conscient.
Comme à travers la brume se voit un pic souverain,
La grandeur de l’Esprit éternel apparaissait,
Exilé dans un univers fragmenté
Parmi de faux-semblants des choses divines.
Ces semblants, désormais, ne satisfaisaient plus son sens royal:
La fierté de l’Immortel refusait la fatalité de vivre
Miséreux d’un misérable marché
Entre notre petitesse aux espoirs d’esclave
Et les Infinitudes compatissantes.
Sa hauteur repoussait la bassesse de l’état terrestre:
Une largeur mal contente de cette carcasse
Résiliait le pitoyable assentiment aux termes de la Nature,
Ce contrat brutal, elle le rejetait, et le bail réduit.
Seuls, des commencements ont eu lieu ici:
Seule, la Matière de notre base semble complète,
Une machine absolue sans une âme.
Ou bien tout ressemble à un fiasco d’idées courtes,
Ou bien nous gratifions de l’indigence de notre forme terrestre
Les hâtifs coups d’œil imparfaits que nous avons des choses divines:
Devinettes et travestissements des types célestes.
Ainsi, le chaos se débrouille pour faire un monde,
Brève formation à la dérive dans le Vide;
Des imitations de connaissance, des fragments de pouvoirs inachevés,
Des scintillements de beauté égarés dans les formes terrestres,
Des reflets brisés de l’unité de l’amour,
Nagent çà et là, miroitements éclatés d’un soleil flottant.
Un amas grouillant d’essais de vies rudimentaires
Rapiécés pour faire un tout de mosaïque.
Il n’y a pas de réponse parfaite à nos espoirs;
Il y a des portes aveugles et sourdes qui n’ont point de clef;
La pensée grimpe en vain pour apporter une lumière d’emprunt;
Nos cœurs s’accrochent à une félicité céleste perdue
Dupés par les contrefaçons en vente sur les marchés de la vie.
Il y a une provende pour rassasier le mental,
Il y a des émotions de la chair, mais point le désir de l’âme.
Ici, même les plus hauts enchantements que le Temps peut offrir
Sont une mimique des béatitudes inatteintes,
Une statue mutilée de l’extase,
Un bonheur blessé qui ne peut pas vivre,
Une courte félicité de la pensée ou des sens
Jetée par le Pouvoir cosmique à son esclave de corps,
Ou un simulacre de délices forcés
Dans les sérails de l’Ignorance.
Car tout ce que nous avons acquis, bientôt se dévalue,
Tel un vieux crédit périmé dans la banque du Temps,
Un chèque d’imperfection tiré sur l’Inconscient.
L’inconséquence poursuit tous nos efforts
Et le chaos attend chaque cosmos enfanté:
Dans chaque succès guette une semence d’échec.
Le Roi voyait l’ambiguïté de toutes choses ici,
L’incertitude de la fière assurance mentale de l’homme
L’impermanence des accomplissements de sa force.
Être pensant dans un monde irréfléchi,
Une île dans les mers de l’Inconnu,
Il est la petitesse qui voudrait être grande,
Un animal avec quelques instincts de dieu,
Sa vie, une histoire trop répétée pour être dite,
Ses actes, un certain nombre dont la somme est nulle,
Sa conscience, un flambeau qui s’allume pour s’éteindre,
Son espoir, une étoile au-dessus d’un berceau, et la tombe.
Et pourtant, une destinée plus grande pourrait être sienne,
Car l’Esprit éternel est sa vérité.
Il peut se re-créer lui-même et tout ce qui l’entoure
Et façonner à neuf le monde où il vit:
Lui, l’ignorant, il est le Connaissant par-delà le Temps,
Il est le Moi au-dessus de la Nature, il est au-dessus du Destin.
Son âme de Roi s’est retirée de tout ce qu’il avait fait.
Le futile fracas du labeur humain s’était tu,
La ronde des jours tournait, abandonnée;
Au loin sombrait le lourd trimard houleux de la vie.
Le Silence était l’unique compagnon qui lui restait.
Impassible, il vivait, intouché par les espoirs terrestres;
Telle une effigie dans le sanctuaire de l’ineffable Témoin,
Il allait, venait par la vaste cathédrale de ses pensées
Sous des arches perdues d’infinitude
Et le vol songeur d’invisibles ailes vers le ciel.
Un appel était tombé sur lui des hauteurs intangibles;
Indifférent au petit avant-poste du Mental,
Il restait absorbé dans le grand vaste du règne de l’Éternel.
Dès lors, son être passait outre l’Espace pensable
Sa pensée sans bornes touchait à la vision cosmique:
Une lumière universelle était dans ses yeux,
Un influx doré coulait par son cœur et son cerveau;
Une force était descendue dans ses membres mortels,
Un courant des mers éternelles de Béatitude;
Il sentait l’invasion et la joie sans nom.
Conscient de sa Source occulte, toute-puissante,
Captivé par l’Extase toute-connaissante,
Centre vivant de l’Illimitable,
Élargi à la mesure de la courbe du monde,
Il se mit à son immense destin spirituel.
Abandonnés sur une toile d’air déchiré,
Tel un tableau perdu qui s’estompe en d’incertaines striures,
Les sommets engloutis de la nature terrestre s’enfonçaient sous ses pieds:
Il grimpait à la rencontre de l’infiniment plus là-haut.
Les silences océaniques de l’immobile le virent passer
Telle une flèche filante à travers l’éternité
Soudain lancée par l’arc tendu du Temps,
Un rayon retournait à son soleil premier.
L’ennemi de cette échappée glorieuse,
Le noir Inconscient a voulu jeter sa queue de dragon
Lacérant de sa force cet Infini assoupi,
Transperçant les fonds obscurs de la forme:
La mort, comme une porte de sommeil, s’ouvrait sous le Roi.
Inébranlablement pointé sur ce Délice immaculé,
À la quête de Dieu comme d’une proie splendide,
Il montait, brûlant, comme un cône de feu.
Rares sont ceux à qui cette singulière délivrance divine est donnée.
Un sur tant de milliers jamais touchés,
Engloutis par les desseins du monde extérieur,
Est choisi par l’Œil du témoin secret
Et conduit par un doigt de Lumière
À travers les immensités inexplorées de son âme.
Pèlerin de la Vérité immortelle,
Nos mesures ne pouvaient retenir le mental sans mesure de ce Roi;
Il a rejeté les appels du royaume étroit,
Quitté les petites allées du Temps humain.
Dans les sanctuaires silencieux d’un plan plus vaste
Il va par les vestibules du Jamais-Vu,
Ou, suivant un Guide sans corps, il écoute
Un cri solitaire dans une vacuité sans limite.
Le murmure profond du cosmos est tombé en repos,
Il vit dans le silence d’avant la naissance du monde,
Son âme laissée nue à l’Un sans Temps.
Loin de la contrainte des choses créées,
La pensée et ses idoles d’ombre s’effacent,
Les moules de la forme et de la personne sont défaits:
Le Vaste ineffable sait qu’il est sien.
Avant-coureur solitaire de la terre en marche vers Dieu
Parmi les symboles des choses encore informes,
Regardé par les yeux clos et les visages muets du Non-né,
Il voyage à la rencontre de l’incommunicable,
Écoutant l’écho de ses pas sans compagnon
Sur les parvis éternels de la Solitude.
Une Merveille sans nom emplit les heures immobiles.
Son esprit se mélange avec le cœur de l’Éternité
Et porte le silence de l’Infini.
Dans une percée divine par-delà les pensées mortelles,
Dans une prodigieuse épopée de la vision de l’âme,
Son être volait par des hauteurs sans chemin,
Nu de sa vêture humaine.
Or, tandis qu’il montait pur et dépouillé,
Une Descente massive s’est abattue sur lui.
Une Puissance, une Flamme,
Une Beauté aux yeux immortels, à demi visible
Une Extase violente, une Douceur terrible
L’enveloppaient de leurs membres stupéfiants
Et pénétraient ses nerfs, son cœur, son cerveau
Frémissants, évanouis sous cette épiphanie:
Sa nature tremblait dans l’embrasse de l’Inconnu.
En un moment plus rapide que la Mort, plus long que le Temps,
Par un pouvoir plus implacable que l’Amour, plus heureux que les Cieux,
Souverainement pris dans les bras éternels,
Halé et contraint par une absolue joie nue,
Dans une vertigineuse révolution de délice et d’énergie
Précipité à des profondeurs inimaginables,
Soulevé à des hauteurs immesurables,
Il était arraché à sa mortalité
Et subissait une métamorphose sans borne.
Une Connaissance qui sait tout, sans yeux ni pensée,
Une Puissance qui peut tout, indéchiffrable,
Une Forme mystique qui contient les mondes
Et pourtant fait d’un cœur humain son autel passionné
L’avait tiré de sa solitude chercheuse
Pour l’embrasser dans les magnitudes de Dieu.
De même qu’un Œil sans Temps annule les heures
Abolissant l’agent et l’acte,
De même, maintenant, son esprit resplendissait,
Vaste, vierge, pur:
Son mental réveillé était devenu une ardoise blanche
Sur laquelle l’Universel et l’Unique pouvait écrire.
Tout ce qui étouffe notre conscience déchue
Était enlevé de lui comme un fardeau oublié:
Un feu qui ressemblait au corps d’un dieu
Avait consumé les formes figées du passé
Et fait le champ libre pour la vie d’un nouveau moi.
Le moule des sens était brisé au contact de l’Éternité.
Une force plus grande que celles de la terre portait ses membres,
D’énormes mécanismes mettaient à nu des couches inexplorées en lui,
D’étranges énergies forgeaient, de formidables mains voilées
Dénouaient la triple corde du mental et libéraient
Les Vastitudes empyréennes du regard d’un Dieu.
Comme à travers un vêtement se voit la forme d’un corps,
Maintenant aussi, à travers les formes,
Un sens cosmique, une vision transcendante touchaient l’absolu caché.
Les instruments étaient intensifiés, multipliés.
L’Illusion perdait ses verres grossissants,
Ses mesures défaillantes tombaient des mains,
Et ces choses qui paraissaient si considérables, si menaçantes,
Avaient l’air d’un atome.
Le petit anneau de l’ego ne fermait plus:
Dans les espaces énormes du moi,
Le corps, maintenant, semblait une petite coquille errante,
Son mental, une cour extérieure aux fresques variées
De l’impérissable Habitant:
Son esprit respirait un air supra-humain.
La divinité emprisonnée avait rompu sa clôture enchantée.
Dans un bruit de tonnerre et de mers
De vastes barrières croulaient autour de l’énorme trouée.
Aussi vieilles que le monde, immuablement,
Encerclant et terminant tous les espoirs, tous les efforts,
Traçant ses remparts autour des pensées, des actes, inexorablement,
Les périphéries inaltérablement fixées
Tombaient d’elles-mêmes sous les pas de l’incarné.
L’enveloppe implacable et la crypte sans fond
Entre lesquelles la pensée et la vie se meuvent à jamais
Les redoutables limites sombres, jusqu’alors interdites, intraversables,
Les gardiennes des ténèbres, formidables et muettes,
Autorisées à circonscrire l’esprit aux ailes rognées
Dans les enclos du Mental et de l’Ignorance,
N’ayant plus à protéger une éternité double
S’évanouissaient, résiliant leur formidable rôle:
Jadis, symbole de la vaine ellipse de la création
Le zéro en expansion perdait sa courbe géante.
Les vieux veto de fer ne tenaient plus:
Subjuguées étaient les règles périmées de la Nature et de la terre;
Les anneaux de python de la Loi étranglante
Ne pouvaient pas restreindre le Dieu impétueux, debout:
Abolis étaient les décrets du destin.
Il n’y avait plus de petites créatures traquées par la mort
Plus de fragiles formes d’être à protéger
D’une Immensité qui avale tout.
Les grands martèlements d’un monde au cœur étranglé
Faisaient éclater les étroits barrages qui nous abritent
Des forces de l’univers.
L’âme et le cosmos s’affrontaient comme des pouvoirs égaux.
Un être sans frontières dans un Temps sans mesure
Envahissait la Nature et la peuplait d’infini;
Devant lui, sans mur, sans chemin, il regardait son entreprise de titan.
Tout était démasqué sous ses yeux dessillés.
Une Nature secrète, dépouillée de ses défenses,
Autrefois formidable dans une pénombre redoutée,
Surprise dans sa puissante retraite,
Se tenait nue devant la splendeur brûlante de sa volonté.
Dans ses assises crépusculaires allumées d’un étrange soleil
Et rarement ouvertes à des clefs mystiques cachées,
Ses arcanes périlleux et ses Pouvoirs masqués
Reconnaissaient l’avènement d’un Mental de maître
Et se soumettaient à la contrainte d’un regard né du Temps.
Incalculable dans ses méthodes de magicienne,
Prompte et invincible dans l’acte,
Ses énergies secrètes natives des mondes plus vastes,
Passaient outre les limites de notre sphère indigente;
Le privilège occulte des demi-dieux
Et la sûreté des lignes de force de ses signes énigmatiques,
Les diagrammes de son pouvoir géométrique,
L’efficacité de ses canevas chargés de merveilles
Ne demandaient qu’à servir une puissance nourrie de la terre.
Les mécanismes immédiats d’une Nature consciente
Armés d’une splendeur latente faite pour le miracle
Et de la passion prophétique d’un Mental qui voit
Se joignaient à la foudroyante simplicité d’une âme libre et forte.
Dès lors, tout ce qui semblait impossible jadis
Pouvait maintenant devenir une pousse naturelle du possible,
Un domaine nouveau de la normalité suprême.
Un tout-puissant occultiste dresse dans l’espace
Ce monde extérieur apparent qui dupe les sens;
Il tisse les fils cachés de sa conscience
Il bâtit des corps pour son énergie sans forme;
De l’informe Vastitude vacante il a tiré
La sorcellerie de ses images solides,
Sa magie formatrice du nombre et des lignes,
Les chaînons irrationnels et fixes que personne ne peut annuler,
Ce réseau intriqué de lois invisibles;
Ses règles infaillibles, ses processus secrets
Accomplissent immanquablement une inexplicable création
Où notre erreur découpe les cadres d’une connaissance morte
Pour une ignorance vivante.
Dans le mystère des caprices d’une Nature divorcée des lois du Créateur,
Elle aussi peut souverainement créer son propre domaine,
Façonner par sa volonté les Vastitudes indéterminées
Changer l’infinitude en fini;
Elle aussi peut créer un ordre dans ses fantasmes
Comme si sa superbe témérité gageait de surpasser
Les secrets cosmiques du Créateur voilé.
Les pas rapides de ses fantaisies
Où les chutes font jaillir des merveilles comme les fleurs
Sont plus sûrs que la raison, plus habiles que les artifices
Et plus prompts que les ailes de l’Imagination.
Elle façonne tout à neuf par la pensée et par le mot,
Assujettit toutes les substances par sa baguette mentale.
Le Mental est une divinité médiatrice:
Ses pouvoirs peuvent défaire toutes les œuvres de la Nature,
Le Mental peut suspendre ou changer la loi concrète de la terre.
Affranchi du sceau somnolent des habitudes de la terre,
Il peut briser l’étreinte de plomb de la Matière;
Indifférent au regard en colère de la Mort,
Il peut immortaliser le travail d’un moment:
Un simple fiat de sa force pensante,
La pression fortuite d’un léger assentiment
Peut libérer l’Énergie muette, enfermée
Dans les chambres de son hypnose mystérieuse;
Il change le sommeil du corps en une arme puissante,
Immobilise le souffle, les battements du cœur
Tandis qu’il découvre l’invisible, accomplit l’impossible,
Communique directement la pensée sans mots;
Il meut les événements silencieusement par sa volonté nue,
Agit à distance sans mains ni cheminement.
Cette gigantesque Ignorance, cette Vie de nain,
Il peut l’illuminer par une vision de prophète,
Invoquer l’ivresse bachique, le fouet de la Furie,
Faire surgir dans notre corps le démon ou le dieu,
Appeler en lui l’Omniscient et l’Omnipotent,
Réveiller au-dedans une Suprême Puissance oubliée.
Empereur brillant sur son propre plan,
Le Mental peut même être roi en notre règne rigide:
La logique de son Idée de demi-dieu,
D’un bond, en un moment de transition,
Apporte des surprises de création jamais atteintes
Même par l’étrange habileté de la Matière inconsciente.
Tout est miracle ici et par miracle peut changer.
Telle est la puissante lisière de cette Nature secrète.
En marge de vastes plans immatériels,
En des royautés de force glorieuse et sans entraves
Où le Mental est maître de la vie et des formes,
Où l’âme réalise ses pensées par son propre pouvoir,
Cette Nature secrète médite sur de puissants vocables et regarde
Les chaînons invisibles qui joignent les sphères divisées.
De là, pour l’initié qui observe ses lois,
Elle apporte la lumière de ses royaumes mystérieux:
Là, debout sur un monde prostré,
Son mental n’est plus englouti dans le moule de la Matière,
Par-dessus ces frontières, en de soudaines saillies d’énergie splendide,
Cette Nature transporte les processus magiciens de ces royaumes
Et les formules de leur langage prodigieux,
Tant et si bien que les cieux et les enfers sont devenus les pourvoyeurs de la terre
Et l’univers, l’esclave des volontés mortelles.
Médiatrice de dieux sans nom, voilés
Dont les volontés supra-terrestres touchent nos vies humaines,
Imitant les voies du Magicien des mondes,
Elle invente des sillons pour sa libre volonté enchaînée par elle-même
Et feint des causes obligatoires pour ses fantaisies magiques.
De tous les mondes, Elle fait les partenaires et les complices de ses prouesses,
De sa grandiose violence,
De ses bonds audacieux dans l’impossible:
De toutes les sources, Elle puise les ruses et les moyens;
De l’amour libre qui marie les plans, Elle tire
Les ingrédients du tour de force de ses créations:
Elle a combiné une trame enchantée de connaissance incalculable,
Un épitomé de prodiges d’invention divine
Pour rendre vrai l’irréel
Ou délivrer la réalité ensevelie:
Dans son pays circéen des merveilles sans barrières,
Pêle-mêle, Elle mène la troupe de ses puissances occultes:
Sa mnémonique des arts de l’Infini,
Des jaillissements de bizarreries subliminales cachées,
Des bribes du grimoire de l’Inconscience,
La liberté d’une souveraine Vérité sans loi,
Des pensées qui viennent du monde des immortels,
Des oracles surgis du fond du sanctuaire,
Les avertissements et la voix du démon familier,
Les coups d’œil et les éclairs bondissants de la prophétie
Et les prémonitions murmurées à l’oreille intime,
Les brusques interventions, absolues, inexorables,
Et les actes inexplicables du Supraconscient,
Tout a tissé l’équilibre de sa toile de miracles
Tout sert l’inquiétante technique de son art prodigieux.
Ce royaume bizarre passait sous l’autorité du Roi.
Comme l’une qui résiste d’autant plus qu’elle aime,
Elle livrait ses vastes possessions et son pouvoir et sa loi,
Captivée, avec une joie retenue;
Elle se livrait elle-même pour l’enchantement et pour servir.
Absoute des aberrations profondes de ses chemins,
Elle retrouvait les fins pour lesquelles Elle avait été faite:
Contre le mal qu’Elle avait aidé, Elle retournait
Les machinations de ses colères et ses invisibles moyens de destruction;
Ses humeurs dangereuses, sa force arbitraire
Elle les soumettait au service de l’âme
Et à la direction de la volonté de l’esprit.
Un despote plus grand apprivoisait son despotisme.
Prise d’assaut, surprise dans la forteresse de son moi,
Conquise par son propre Roi inattendu,
Remplie et rachetée par sa servitude,
Dépouillée des sceaux qui cachaient sa sagesse hiératique,
Elle cédait dans une extase subjuguée
Ces fragments du mystère de l’omnipotence.
Une souveraine frontalière, telle est la Force occulte.
Gardienne du seuil qui sépare notre scène terrestre de l’Au-delà,
Elle a canalisé l’impétuosité des Dieux
Et par des échappées de vision intuitive, taillé
Une longue route de découvertes chatoyantes.
Les mondes d’un merveilleux Inconnu étaient proches,
Derrière Elle, une ineffable Présence attendait:
Son règne recevait leurs influences mystiques,
Leurs forces de lion étaient accroupies sous ses pieds;
Mais l’avenir dort, inconnu, derrière ces portes.
Les abîmes infernaux béaient autour des pas de l’âme
Et des pics divins appelaient sa vision montante:
Une ascension sans fin, une aventure de l’Idée
Tentaient là, inlassablement, l’explorateur mental
Et d’innombrables voix visitaient l’oreille charmée:
Un million de formes ont passé, puis disparu des yeux.
Ce n’était là qu’un fronton occulte des mille et une maisons de Dieu,
Les débuts de l’invisible à demi masqué.
Un porche d’entrée magique et miroitant
Vibrait dans la pénombre d’une Lumière voilée,
Une cour du trafic mystique des mondes,
Un balcon, une façade miraculeuse.
Au-dessus d’Elle s’illuminaient de hautes immensités;
Tout l’inconnu regardait depuis l’illimité:
Inconnu, il demeurait au bord d’un Temps sans heure,
Observant depuis un éternel Maintenant
Ses ombres éclairées par la naissance des dieux,
Ses corps, signalant le Sans-corps,
Ses fronts, illuminés par la Sur-âme,
Ses formes, projetées par l’inconnaissable,
Ses yeux, rêvant de l’ineffable,
Ses visages qui scrutent l’éternité.
En ce Roi, la vie apprenait ses énormes arrières subconscients;
Les petites façades fermées s’ouvraient sur des Vastitudes jamais vues:
Les gouffres de la Nature étaient à nu,
Ses lointaines transcendances flamboyaient
Dans les transparences d’une lumière peuplée de mondes.
Un ordre gigantesque se découvrait ici
Dont les franges et les lisières prolongées
Font la maigre substance de nos vies matérielles.
Cet univers évident qui cache ses secrets dans les formes
Rejoignait la lumière supraconsciente
Écrivant en clair les lettres de son code resplendissant:
Une géographie aux signes subtils surpassant la pensée
Pendait au mur d’un mental des grands fonds.
Illuminant les images concrètes du monde par ses notes
Et les changeant en symboles chargés de sens
Elle révélait à l’exégète intuitif
Un reflet de l’éternel Mystère.
Montant et descendant entre les pôles de la vie,
Les royaumes ordonnés des degrés de la Loi
Plongeaient depuis l’Éternel jusqu’au fond du Temps,
Puis, heureux des glorieuses multitudes mentales,
Riches des aventures et des charmes de la vie,
Comblés par la beauté des formes et des teintes de la Matière,
Remontaient du Temps jusqu’au Moi immortel
Par l’échelle d’or qui porte l’Âme
Et relie les extrêmes de l’Esprit par ses fils de diamant.
Dans cette plongée d’une conscience à une autre conscience,
Chaque degré s’appuyait sur le pouvoir de l’Inconscient secret,
Source de son Ignorance nécessaire,
Maître-maçon des limites qui le font vivre.
Dans cet essor d’une conscience à une autre conscience,
Chaque degré se soulevait à une hauteur de Cela d’où il était venu,
Origine de tout ce qu’il avait toujours été,
Pays natal de tout ce qu’il pourrait encore devenir.
Telle une gamme sur le grand orgue des actes de l’Éternel,
Ils montaient à leur culmination dans une Sérénité sans fin,
Degrés du Merveilleux aux innombrables visages,
Stades prédestinés du Sentier de l’évolution,
Mesures de la taille de l’âme grandissante,
Ils expliquaient l’existence à elle-même
Et tels des médiateurs entre les hauteurs et les abîmes,
Unissaient le mariage caché des contraires
Et reliaient la création à l’ineffable.
Un ultime haut monde se voyait où tous les mondes se joignent:
Dans son rayon suprême où la Nuit n’est point ni le Sommeil,
Commençait la lumière de la Trinité suprême.
Là, chaque chose et chacun découvrait ce qu’il cherche ici.
Le fini se délivrait dans l’illimité
Et montait dans ses propres éternités.
L’Inconscient trouvait le cœur de sa conscience,
Les idées, les sentiments qui tâtonnent dans l’Ignorance
Enfin serraient passionnément le corps de la Vérité,
La musique qui naît dans les silences de la Matière
Faisait jaillir des abîmes nus de l’ineffable
Le sens qu’ils avaient gardé mais ne pouvaient pas dire:
Le rythme parfait dont on rêve parfois maintenant
Apportait sa réponse au besoin affamé de la terre divisée
Déchirant la nuit qui avait dissimulé l’Inconnu
Et lui rendait son âme perdue et oubliée.
Une grande solution dénouait la longue impasse
Où butent les plus hautes cimes des efforts mortels.
Une Sagesse réconciliatrice regardait la vie;
Elle prenait le fond de discorde et les peines du mental
Elle prenait le refrain tourmenté des espoirs humains
Et les changeait en un cri d’appel heureux et tendre:
Elle tirait d’un souterrain de douleur
Le sourd murmure de nos vies
Et leur trouvait un sens illimité.
Une grandiose unité, tel était son thème perpétuel,
Elle saisissait les timides balbutiements épars de l’âme
Rarement lus entre les lignes de notre pensée rigide
Ou entendus comme des plaintes incohérentes dans le sommeil
À travers cette torpeur et ce coma sur la poitrine de la Matière;
Elle assemblait les chaînons d’or qu’ils avaient perdus
Et leur montrait leur unité divine,
Délivrant de l’erreur du moi divisé
Le cri profond de l’esprit dans tout ce qui est.
Les hauts Vocables qui avaient œuvré ici et là pour exprimer l’Un
Étaient soulevés dans un absolu de lumière
Un feu de Révélation toujours brûlant
Et l’immortalité de la Voix éternelle.
Il n’y avait plus de querelle des vérités entre elles;
L’interminable chapitre de leurs différences,
Conté à neuf dans la lumière d’un Scribe omniscient,
S’acheminait vers l’unité à travers la différence,
La quête tortueuse du Mental laissait toute ombre de doute
Conduite à sa fin par un langage qui voit tout
Revêtant la pensée originelle des débuts
D’une ultime et irrésistible musique:
Les voix et les verbes créateurs du Temps s’accordaient
Avec le style et la syntaxe de l’Identité.
Un péan montait du rêve perdu des abîmes;
Un hymne carillonnait à l’extase de la triple unité,
Un cri des heures à la béatitude de l’Immortel.
Telles les strophes d’une ode cosmique,
Une hiérarchie d’harmonies ascendantes
Peuplées de voix et de visages
Aspirait, montait dans un crescendo des Dieux
Depuis les gouffres de la Matière jusqu’aux pics de l’Esprit.
Au-dessus rayonnait l’immuable siège des Immortels,
Les chambres blanches des jeux de l’amour avec l’Éternité
Et les prodigieuses portes du Seul.
À travers les hautes houles des océans du moi
Apparaissaient les impérissables pays de l’Un.
Une conscience aux mille miracles déroulait
Un vaste but et d’immenses chemins et des normes sans entraves,
Les grandes routes familières d’une Nature plus ample.
Délivrés du filet des sens terrestres,
De calmes continents souverains se découvraient;
Des patries de beauté inconnues des yeux humains
À demi vues tout d’abord sous des paupières éblouies, émerveillées,
Surprenaient la vision avec félicité;
Des sphères solaires de connaissance, des sphères lunaires de ravissement
S’étendaient dans une immense extase
Par-delà l’indigence de notre atteinte corporelle.
Là, il put entrer, là demeurer un temps.
Voyageur sur des routes sans compas,
Face à l’aveugle danger de l’Inconnu,
S’aventurant à travers d’énormes royaumes,
Il jaillit dans un autre Espace et dans un autre Temps.
FIN DU CHANT CINQ
FIN DU LIVRE UN