Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Deux: Le Livre du Voyageur des Mondes
Chant Douze
Les Cieux de l’Idéal
Toujours, l’Idéal faisait signe au loin.
Éveillée par le choc de l’invisible,
Délaissant la frontière des choses atteintes,
La Pensée inlassable aspirait, ardent découvreur,
Révélant à chaque pas un monde de lumière.
Elle quittait les sommets connus pour les pics inconnus:
Passionnée, elle cherchait la seule Vérité irréalisée,
Elle avait soif d’une Lumière qui ne connaît pas la mort ni la naissance.
Chaque étape de la lointaine ascension de l’âme
Bâtissait un ciel continu, toujours senti ici.
À chaque foulée du voyage merveilleux
Un nouveau degré d’émerveillement et de félicité,
Un nouveau gradin se formait dans la grandiose escalade de l’Être,
Une vaste marche scintillait comme un joyau de feu,
Comme si un esprit brûlant frémissait là
Soutenant de sa flamme l’espoir immortel,
Comme si un Dieu rayonnant avait donné son âme
Seulement pour pouvoir sentir les pas du pèlerin
Montant en hâte vers la maison de l’Éternel.
À chaque extrémité de chaque gradin splendide
Les cieux du Mental idéal se découvraient
Dans la transparence bleue d’un espace de rêve
Comme des rubans de ciel étincelant accrochés à une lune.
D’un côté, coloris sur coloris, flottants, vacillants
Dans une gloire et une surprise de l’âme saisie
Et un ravissement, un frémissement du cœur qui voit
Et le bonheur spontané que donne la beauté,
Chatoyaient les adorables royaumes de la Rose immortelle.
Au-dessus de l’esprit encagé dans les sens mortels
S’ouvrent les royaumes supraconscients d’une paix céleste,
Au-dessous, les mornes abysses du sombre Inconscient,
Au milieu et derrière notre vie, la Rose immortelle.
Traversant l’air que l’esprit respire secrètement,
Inaperçue, indêvinée par cet aveugle monde de douleur,
Montant du cœur profondément soumis de la Nature,
Telle une semence de la beauté et de la joie cosmiques
Elle fleurit à jamais aux pieds de Dieu,
Nourrie par les mystères sacrificiels de la vie.
Ici aussi, dans les poitrines humaines, naît ce bouton;
Puis vient une touche, une présence, une voix
Et le monde est changé, il devient la terre d’un temple,
Et tout révèle l’inconnu Bien-aimé.
Dans un éclatement de joie et de simplicité divine
La vie cède à la divinité au-dedans
Et fait l’offrande ravie de tout ce qu’elle est,
Et l’âme s’ouvre à la félicité.
Une joie se sent, qui ne peut jamais s’éteindre tout à fait,
Le mystère soudain d’une Grâce secrète
Fleurit et dore notre terre d’un désir incarnat.
Tous les hauts dieux qui dérobaient leur visage
Au rituel souillé de nos espoirs violents
Révèlent leur nom et leurs pouvoirs impérissables.
Une immobilité de feu éveille les cellules assoupies,
Une passion de la chair devenue esprit,
Et finalement, merveilleusement, s’accomplit
Le miracle pour lequel notre vie fut faite.
Une flamme dans une blanche coupole silencieuse
Apparaît, les faces de la lumière immortelle,
Les membres radieux qui ne connaissent ni la naissance ni la mort,
La poitrine qui allaite le premier-né du Soleil,
Les ailes qui battent dans les silences ardents de la Pensée,
Les yeux qui plongent dans l’Espace spirituel.
Les centres cachés de notre force divine
S’ouvrent comme des fleurs dans une atmosphère céleste;
Le mental s’arrête, saisi par le Rayon suprême,
Et même ce corps éphémère, alors, peut sentir
L’amour idéal et le bonheur sans ombre
Et le rire de tendresse et de délice d’un cœur
Délivré de la brutale et tragique emprise du Temps,
Et la beauté et les pas rythmiques des heures.
Dans leurs hauteurs, ces royaumes rejoignent l’espèce immortelle;
Ce qui, ici, bourgeonne, a fleuri là.
Là se trouve le mystère de la Maison de Flamme,
L’embrasement de la pensée Divine et l’extase d’or,
L’ivresse idéale des sens célestes;
Là se trouvent les voix merveilleuses, le rire solaire,
Le ruissellement rieur des rivières de la joie de Dieu
Et les vendanges secrètes du nectar,
Tout le feu et toute la tendresse qui ne visitent guère ici
Nos vies mortelles, sauf comme une ombre brillante.
Là, pourtant, les joies du Temps se révèlent,
Mais le toucher de l’Immortel se fait sentir contre la poitrine
La flûte de l’Infini s’égrène contre l’oreille.
Ici, sur la terre, ont lieu les premiers éveils,
Des moments qui tremblent dans un air divin,
Mais grandis sur ce sol assoiffé
Les tournesols du Temps regardent une Éternité d’or:
Là, se trouvent les béatitudes impérissables.
Un million de lotus se bercent sur une seule tige,
Mondes après mondes colorés et extatiques
Grimpent vers quelque lointaine épiphanie jamais vue.
De l’autre côté des gradins éternels
Les puissants royaumes de la Flamme immortelle
Aspiraient à toucher les absolus de l’Être.
Du fond du chagrin et de l’obscurité du monde,
Du fond des abîmes où la vie et la pensée sont dans une tombe,
Solitaire, monte vers le ciel la Flamme qui ne meurt pas.
Dans les sanctuaires secrets d’une Nature voilée
Elle brûle à jamais sur l’autel du Mental;
L’âme des dieux consacrés est son prêtre
L’humanité, la maison de son sacrifice.
Une fois allumée, jamais son flamboiement ne peut cesser.
Un feu sur les sentiers mystiques de la terre
Monte à travers l’hémisphère des mortels
Jusqu’à ce que, porté par les coureurs du Jour et de la Nuit,
Il entre dans la Lumière secrète de l’Éternel
Et, devenu blanc, gravit l’invisible Trône.
Ses mondes sont les degrés d’une Force ascendante:
Un rêve aux contours de géant, aux lignes de titan,
Pays d’une Puissance illuminée jamais déchue,
Cieux d’un Bien pur et jamais né, immuable,
Cimes du rayon sans âge de la Vérité sublime,
Ils commencent à voir les horizons comme en un ciel symbolique
Et appellent nos âmes dans un air plus vaste.
Sur leurs sommets, ils portent la Flamme qui ne dort jamais;
Rêvant d’un Au-delà mystérieux
Transcendant les sentiers du Temps et du Destin,
Ils pointent le doigt de leurs pics au-dessus d’eux-mêmes
Par-delà le pâle saphir éthéré du mental Divin
Vers quelque apocalypse d’un Infini d’or.
Comme un tonnerre roulant sur les collines de Dieu,
Inlassable, sévère est leur Voix formidable:
De plus haut que nous, ils nous appellent à être plus hauts que nous-mêmes,
Sans cesse, ils nous invitent à grimper par-delà.
Loin de notre atteinte hâtive ces sommets attendent,
Trop altiers pour nos forces mortelles et notre taille,
Guère escaladés que par la pure volonté athlétique de l’esprit
Et une terrible concentration ardue.
Austères, intolérants, ils réclament de nous
Des efforts trop longs pour nos nerfs mortels
Et pour nos cœurs qui ne peuvent pas suivre fidèlement
Ni notre chair supporter;
Seule la force de l’Éternel en nous peut oser
Tenter l’aventure immense de cette grimpée
Et le sacrifice de tout ce que nous chérissons ici.
Notre connaissance humaine est une chandelle qui brûle
Sur un vague autel dressé à une Vérité vaste comme les soleils;
Les vertus de l’homme sont un grossier vêtement flottant,
Son Bien, une idole de bois décorative;
Passionnées et aveuglées, saignantes, souillées de boue
Ses énergies cahotent vers une Force immortelle.
Une imperfection talonne nos fermetés les plus hautes;
Des fragments et de pâles reflets sont notre part.
Heureux les mondes qui n’ont pas souffert notre chute,
Où la Volonté est une avec la Vérité,
Et le Bien est un avec le Pouvoir;
Jamais appauvris par l’indigence du mental terrestre,
Ils gardent le puissant souffle naturel de Dieu,
Ses intensités immédiates, nues, spontanées;
Là, se trouve son grand miroir transparent: le Moi,
Et là, sa souveraine autarcie de joie
Part et partage des natures immortelles,
Héritières et compagnes de la divinité.
À travers les royaumes de l’Idéal, le Roi voyageait à volonté,
Il acceptait leur beauté et supportait leur grandeur,
Partageait les gloires de leurs espaces merveilleux,
Mais il passait, il ne restait pas subjugué par leur splendeur.
Tout était d’une lumière intense, là, mais partielle.
En chaque royaume, une Idée hautaine aux ailes angéliques
Unifiait toutes les connaissances en une seule pensée-maîtresse,
Poussait tous les actes dans un seul sens doré
Soumettait tous les pouvoirs à un unique pouvoir
Et créait un monde où, seule, elle pouvait régner:
Le parfait pays d’une idée absolue.
Comme insigne de leur victoire et de leur foi,
Ils offraient au Voyageur à leurs portes
Une flamme inextinguible ou une fleur immarcescible,
Emblème et privilège de ce haut royaume.
Un Ange du Chemin, glorieux, étincelant,
Inculquait à l’âme qui cherche
Le charme et la puissance d’une idée
Dont chacune était jugée le baptême intime et la sommité de la Vérité,
Le fond et le sens de l’univers,
La clef de la perfection, le passeport du Paradis.
Et pourtant, il y avait des régions où ces absolus se rencontraient
Et faisaient un heureux cercle de leurs mains mariées:
La lumière était embrassée par la lumière, le feu épousait le feu;
Mais nul ne voulait perdre son corps dans l’autre
Pour trouver son âme dans l’unique Âme du monde,
Un ravissement multiplié de l’infinitude.
Le Roi a passé outre, vers une sphère plus divine:
Là, s’unissaient dans une grandeur, une lumière, une félicité communes,
Tous les hauts et beaux et désirables pouvoirs;
Oubliant leurs différences et leur règne séparé
Ils devenaient un unique tout innombrable.
Au-dessus de la division des routes du Temps,
Au-dessus du Silence et de ses millions de Verbes,
Dans l’immuable et inviolable Vérité
À jamais unis et inséparables,
Les enfants radieux de l’Éternité demeurent
Sur la vaste cime de l’esprit où tous sont un.
FIN DU CHANT DOUZE