Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Deux: Le Livre du Voyageur des Mondes
Chant Quatorze
L’Âme du Monde
Une réponse à sa recherche est venue, furtive.
Dans un tréfonds de l’Espace Mental, scintillant là-bas,
Une ouverture incandescente est apparue, une flèche de lumière;
Une porte d’ermite, semblait-il, contemplant la joie,
Une retraite voilée, une échappée sur le mystère.
Loin des surfaces insatisfaites du monde
Elle s’enfonçait dans la poitrine de l’inconnu,
Un puits, un tunnel dans les abîmes de Dieu.
Elle plongeait comme un sillon d’espoir mystique
À travers des couches et des couches de moi sans forme, sans voix,
Pour toucher le dernier fond du cœur du monde,
Et de ce cœur montait un appel sans mot, comme une houle
Plaidant près de quelque Mental immobile, impénétrable,
Murmurant quelque désir passionné, inaperçu.
Comme un doigt du mystère qui fait signe
Tendu dans un air aux teintes de cristal,
L’appelant depuis quelque profondeur cachée, toute proche,
Comme un message de l’âme profonde du monde,
Un bruissement de joie enfouie
Jaillie d’une coupe de félicité méditative
Scintillait là et glissait furtivement dans le Mental
Un silencieux ravissement de lumière tremblante,
Une passion et un feu délicatement rosé.
Comme l’un qui est tiré par son pays spirituel perdu
Et sent proche maintenant un amour attendu,
Il est entré dans un passage indistinct et frémissant
Qui le captivait jour et nuit au milieu de ses travaux:
Il voyageait, conduit par un son mystérieux.
Un murmure, innombrable et solitaire,
Tous les sons tour à tour, et pourtant le même toujours.
L’appel caché d’un délice imprévu,
La voix pressante d’un être longtemps connu et aimé
Mais sans nom, immémoré par le mental,
Ramenait à la joie le cœur vagabond.
Le cri immortel saisissait l’oreille ravie,
Puis estompait son impérieux mystère
Et s’enfonçait à mi-voix comme un bruissement autour de l’âme.
Peut-être était-ce la nostalgie d’une flûte solitaire
Qui errait sur les rives de la mémoire
Et emplissait les yeux de larmes de joie souvenue.
Une unique note de feu, lancinante comme le grillon
Perçait de sa stridence le silence d’une nuit sans lune
Et frappait sur un nerf mystique endormi
La haute diane insistante de son réveil magique.
Un tintement rieur comme de clochettes d’argent
Voyageait par les routes d’un cœur désert
Et consolait de sa danse une éternelle solitude:
Une vieille douceur oubliée venait avec un sanglot.
Ou parfois il semblait entendre
Le lent pas sonnaillant d’une longue caravane
Venue d’un lointain pays d’harmonie,
Ou encore l’immense hymne de la forêt,
Le rappel grave du gong d’un temple,
Un bourdonnement d’abeilles, ivres de miel dans les îles chaudes
Brûlantes de ravissement sous un midi somnolent,
Ou le plain-chant lointain d’une mer pérégrine.
Un encens flottait dans l’air alizé,
Un bonheur mystique vibrait dans la poitrine
Comme si l’invisible Bien-aimé était venu
Revêtant la soudaine grâce d’un visage
Et, tout proche, les mains heureuses pouvaient saisir ses pieds fugitifs
Et le monde pouvait changer par un sourire de beauté.
Le Roi entrait dans un merveilleux royaume sans corps,
La demeure d’une passion qui n’avait pas de nom ni de voix,
Il touchait une profondeur qui répondait à chaque hauteur,
Un coin perdu qui pouvait embrasser tous les mondes,
Un point qui était le nœud conscient de l’espace,
Une heure éternelle au cœur du Temps.
L’âme silencieuse du monde entier était là:
Un Être vivait, une Présence, un Pouvoir,
Une unique Personne qui était lui-même et tous
Qui chérissait les battements doux et dangereux de la Nature
Et les transfigurait en pulsations divines et pures.
L’Un, qui pouvait aimer sans réponse d’amour,
Affrontant le pire pour le changer en meilleur
Il guérissait les amères cruautés de la terre
Et transformait toute expérience en joie;
Se mêlant aux chagrinants chemins de la naissance
Il ballottait le berceau de l’Enfant cosmique
Et apaisait tous les pleurs avec sa main de joie;
Il conduisait les choses maléfiques vers leur bien secret,
Il changeait les tourments du mensonge en heureuse vérité;
Révéler la divinité, tel était son pouvoir.
Infini, aussi vieux que la pensée de Dieu,
Il portait en lui une semence, une flamme;
Une semence qui fait de l’Éternel un nouveau-né,
Une flamme qui annule la mort dans les choses mortelles.
Tout devenait inséparable de tout, devenait soi-même et proche,
L’intimité de Dieu était partout,
Plus de voile n’était senti, plus de brutales barrières inertes,
Les distances ne pouvaient pas diviser, le Temps ne pouvait pas changer.
Un feu de passion brûlait dans les abîmes de l’esprit,
Une note constante de douceur reliait tous les cœurs,
Un battement de l’unique joie d’une même adoration
Dans un ciel profond d’amour impérissable.
Une assise de félicité intérieure en tout,
Un sens des harmonies universelles,
Une sûre éternité sans bornes
Où la vérité et la beauté et le bien et la joie n’étaient qu’un.
Là était le cœur jaillissant de la vie limitée;
Un esprit sans forme devenait l’âme de la forme.
Là, tout était âme, ou fait de pure substance d’âme:
Un ciel d’âme couvrait un sol et un abîme d’âme.
Ici, tout était connu par un sens spirituel:
Il n’y avait point de pensée, mais une intime connaissance unitaire
Saisissait toutes choses par une identité vibrante,
Une sympathie du moi avec les autres moi,
Un contact de conscience à conscience
Et le regard de l’être à l’être avec les yeux du dedans
Et la nudité du cœur à cœur sans mur de paroles
Et l’unanimité des pensées qui voient
Dans une myriade de formes la seule lumière de Dieu.
Il n’y avait point de vie, mais une force chaleureuse
Plus fine que la finesse, plus profonde que les abysses,
Sentie comme un pouvoir subtil et spirituel,
Une vibration de l’âme à l’âme qui répond,
Un mouvement mystique, une influence vivante,
Une libre et heureuse et intense rencontre
D’être à être sans écran ni contrainte,
Sans quoi, la vie et l’amour n’auraient jamais pu être.
Il n’y avait point de corps, car les corps n’étaient pas nécessaires,
L’âme elle-même était sa propre forme immortelle
Et sentait instantanément le toucher des autres âmes
Proche, heureux, concret, merveilleusement précis.
Comme l’on traverse des rêves lumineux dans le sommeil
Et, conscient, connaît la vérité que représente leur image,
Là, de même, où la réalité était son propre rêve,
Il connaissait les choses par leur âme et non par leur forme:
Comme ceux qui ont longtemps vécu, devenus un en amour,
N’ont point besoin de mots ni de signes pour que le cœur réponde au cœur,
De même, il rencontrait et conversait sans barrière de langage
Avec des êtres qui n’étaient plus voilés par leur coquille matérielle.
Il y avait d’étranges paysages spirituels,
Des lacs et des collines et des torrents de beauté,
Une mobilité, mais une continuité dans un espace d’âme,
Et des plaines et des vallées, des étendues de la joie de l’âme,
Et des jardins comme des régions fleuries de l’esprit
Comme ses méditations teintées de rêverie.
L’air était le souffle d’un pur infini.
Une fragrance courait dans la légère vapeur colorée
Comme si la senteur et les couleurs de toute la douceur des fleurs
Se mêlaient pour recréer l’atmosphère des cieux.
S’adressant à l’âme, non à l’œil,
La Beauté vivait là chez elle, dans son propre pays;
Là, tout était naturellement beau,
Nul n’avait besoin de la splendeur d’une robe.
Chaque objet était comme le corps d’un Dieu,
Un symbole de l’esprit qui entoure l’âme,
Car le monde et le moi étaient une même réalité.
Plongés dans le silence d’une transe internatale
Les êtres qui autrefois portaient les formes de la terre
Reposaient là, dans les chambres illuminées d’un sommeil spirituel.
Les frontières de la naissance et de la mort étaient passées,
Passée, leur petite scène aux actes symboliques,
Passés les cieux et les enfers de leur longue route;
Ils étaient revenus dans l’âme profonde du monde.
Maintenant, tout était rassemblé dans un repos fécond:
La personne et la nature, endormies, subissaient une métamorphose.
Dans cette transe, ils rassemblaient leurs moi d’antan;
Dans les grands fonds songeurs d’une mémoire pré-voyante
Prophétique d’une nouvelle personnalité,
Ils organisaient la carte routière de leur destinée venante:
Héritiers de leur passé, découvreurs de leur avenir,
Électeurs de leur propre sort, par eux-mêmes choisi,
Ils attendaient l’aventure de la vie nouvelle.
Une Personne persistante au milieu de la chute des mondes,
Bien qu’à jamais la même sous des formes nombreuses
Méconnaissables par le mental extérieur,
Revêtant des noms inconnus sous des climats inconnus,
Imprime à travers les Temps, sur la page usée de la terre,
L’image grandissante de son moi secret
Et apprend par l’expérience ce que l’esprit savait,
Jusqu’au jour où elle peut voir sa vérité vivante et Dieu.
Une fois de plus, ils doivent affronter le jeu problématique de la naissance,
L’épreuve de la joie et de la douleur de l’âme
Et la pensée et l’impulsion qui allument l’acte aveugle,
Et se hasarder sur les routes des circonstances
Parmi les chocs intérieurs et les scènes extérieures,
Voyageant vers le moi à travers la forme des choses.
Le Roi était arrivé au centre de la création.
Nomade d’état en état,
L’esprit trouve ici le silence de son point de départ
Dans la force sans forme et dans l’immobile fixité
Et la passion qui couve dans le monde de l’Âme.
Tout ce qui fut fait, et encore une fois défait,
La calme vision persistante de l’Un
Inévitablement le re-fait, il vit à neuf:
Les forces et les vies et les êtres et les idées
Sont remis, un moment, dans le silence;
Là, ils refaçonnent leur but et leur marche
Refondent leur nature et re-forment leur tournure.
Sans cesse ils changent, et en changeant ils grandissent sans cesse,
Puis passant par une fructueuse étape de mort
Et après un long sommeil reconstituant
Ils reprennent leur place dans le cheminement des Dieux
Jusqu’à ce que leur travail dans le Temps cosmique soit fait.
Telle était la chambre du modelage des mondes.
Il y avait un entracte entre une scène et une scène
Entre une naissance et une naissance, entre le rêve et un rêve éveillé,
Une halte qui donnait une force nouvelle d’être et de faire.
Au-delà, il y avait des régions de félicité et de paix,
Les lieux de naissance muets de la lumière et de l’espoir et de l’amour,
Et les berceaux du ravissement et du repos céleste.
Dans le sommeil des voix du monde
Il a perçu l’éternel moment;
Dépouillé de la vêture des sens,
Sa connaissance savait par identité, sans pensée ni mot,
Son être se voyait lui-même sans ses voiles,
La ligne de Vie tombait des infinitudes de l’esprit.
Sur une route de pure lumière intérieure,
Seul parmi les formidables Présences,
Sous le regard attentif de Dieux sans nom,
Son âme continuait sa route, telle une force consciente et résolue,
Vers la fin qui recommence à jamais;
À travers une calme étendue immobile et muette, il allait
À la source de toutes choses, humaines et divines.
Là, il vit, dans la grandiose harmonie de leur union,
La forme de l’immortel Deux-en-Un,
Un seul être enlacé en deux corps,
Une diarchie de deux âmes unies,
Assises, absorbées dans une joie créatrice profonde;
Leur transe de félicité soutient les changements du monde.
Derrière eux, dans un lever du jour, se tenait l’Une
Qui les fit naître de l’inconnaissable.
Toujours masquée, Elle attend l’esprit qui cherche,
Vigie sur les pics suprêmes inaccessibles,
Guide du voyageur des sentiers jamais vus,
Elle garde l’austère approche du Seul.
À l’origine de chaque plan, à tire-d’aile,
Emplissant de son pouvoir les soleils cosmiques
Elle règne, inspiratrice des œuvres multiples de chaque plan
Et penseuse du symbole de leur scène.
Au-dessus de tous, Elle est debout, soutenant tous,
Solitaire Déesse, toute-puissante, toujours voilée,
Dont le monde est l’inscrutable masque;
Les âges sont les pas de sa marche,
Leurs événements sont l’image de ses pensées
Et toute la création est son acte sans fin.
L’esprit du Roi était devenu un vaisseau de sa force;
Muettement, dans l’insondable passion de sa volonté,
Il a tendu vers Elle les mains jointes de sa prière.
Alors, dans une réponse souveraine à son cœur,
Un geste est venu, comme des mondes perdus,
Et du mystère éblouissant de sa robe
Un bras a levé à demi le voile éternel.
Une lumière est apparue, immobile et impérissable.
Captivé par les abîmes lumineux
De l’adorable énigme de ses yeux,
Il vit le contour mystique d’une face.
Englouti par son irrésistible lumière et sa joie,
Tel un atome de son moi illimitable
Conquis par le nectar et l’éclair de sa puissance,
Emporté sur les rives de son ravissement océanique,
Ivre éperdument d’un vin d’or spirituel,
Un cri d’adoration et de désir
A jailli du silence déchiré de son âme
Et la soumission de son mental sans bornes
Et le don de son cœur silencieux.
À ses pieds, évanoui, il s’est prosterné.
FIN DU CHANT QUATORZE