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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

4. Les fondements de la théorie psychologique

Pour être sûre et fiable, une hypothèse quant au sens du Véda doit toujours procéder à partir d’éléments suggérés nettement par la langue du Véda lui-même. Même si l’essentiel de sa substance se compose de symboles et d’images qui restent à expliquer, encore faut-il qu’il y ait dans le langage explicite des hymnes des indications claires susceptibles de nous guider vers cette explication. Autrement, les symboles étant eux-mêmes ambigus, nous courrons le risque de fabriquer un système fondé sur nos propres fantasmes et préférences, au lieu de découvrir l’intention réelle des images choisies par les Rishis. Dans ce cas, pour ingénieuse et complète qu’elle soit, notre théorie ne sera vraisemblablement qu’une construction en l’air, brillante, mais irréelle et précaire,

Notre premier devoir, donc, est de déterminer si, à côté des images et symboles, se trouve, énoncé clairement par les hymnes, un noyau suffisant de notions psychologiques nous autorisant au moins à supposer l’existence dans le Véda d’un sens plus noble que le sens barbare et primitif. Puis nous aurons à dégager, en nous appuyant autant que possible sur le témoignage fourni par les Suktas eux-mêmes, la valeur de chaque symbole et image, et la fonction psychologique exacte de chacun des dieux. Il faut trouver, pour chacun des termes usuels du Véda, un sens constant et non un sens variable, sanctionné réellement par la philologie et s’adaptant naturellement au contexte dans chacun des cas. Car, comme il a été dit déjà, le langage des hymnes est un langage fixe et immuable; ses formules, soigneusement conservées et scrupuleusement respectées, expriment constamment soit une croyance et un rituel conventionnels, soit une doctrine traditionnelle et une expérience répétée. Si la diction des Rishis védiques était souple et changeante, si leurs notions étaient fluctuantes, capricieuses et floues, une licence et une incohérence commodes, appliquées au sens attribué à leur terminologie et au rapport constaté entre leurs idées, seraient permises ou acceptables. Mais les hymnes eux-mêmes, d’emblée, nous prouvent exactement le contraire. Nous sommes donc en droit d’exiger de l’interprète la même constance et la même rigueur que celles figurant dans l’ouvrage interprété. Notions et termes favoris de la religion védique sont manifestement liés; s’en tenir à une explication décousue et hésitante prouvera non pas que le Véda, à première vue, nous a menti, mais simplement que l’interprète n’a pas réussi à découvrir les justes relations.

Une fois ce travail préparatoire scrupuleusement et méticuleusement effectué, si une traduction des hymnes peut montrer que l’interprétation à laquelle nous sommes arrivés s’adapte naturellement et aisément à n’importe quel contexte – si l’on constate qu’elle éclaire ce qui semblait obscur et crée une unité intelligible et claire là où n’apparaissait que confusion; si les hymnes dans leur totalité acquièrent ainsi un sens limpide et harmonieux, et l’enchaînement des vers révèle une succession logique de pensées connexes; et si le résultat dans son ensemble est un corps de doctrines profond, homogène et ancien, alors notre hypothèse aura le droit d’en côtoyer d’autres, de s’y opposer quand elles la contredisent, ou de les compléter là où elles rejoignent ses découvertes. Et le bien-fondé de notre hypothèse, loin de perdre en crédibilité, s’avérera au contraire confirmé s’il se trouve que ce corps d’idées et de doctrines révélé par le Véda annonce sous une forme archaïque la pensée et l’expérience religieuse indiennes ultérieures, devenant ainsi l’ancêtre légitime du Védanta et des Puranas.

Une étude aussi considérable et minutieuse dépasse le cadre de ces chapitres brefs et sommaires. Leur objet n’est que d’indiquer, à ceux qui voudraient utiliser la clef qui m’a été fournie, la route et ses principaux détours – les résultats que j’ai obtenus et les indices essentiels dont le Véda lui-même se sert pour nous aider à les obtenir. Et pour commencer, il serait bon d’expliquer la genèse de la théorie dans ma propre pensée, de façon que le lecteur puisse en comprendre d’autant mieux le cheminement, ou, s’il le préfère, s’assurer qu’aucun préjugé ou prédilection personnelle n’a éventuellement influencé ou limité l’application judicieuse du raisonnement à ce problème difficile.

Comme la majorité des Indiens cultivés, j’avais passivement accepté sans les examiner, avant d’avoir moi-même lu le Véda, les conclusions des érudits européens à propos du sens religieux, comme en ce qui concerne le sens historique et ethnique des anciens hymnes. Par conséquent, fidèle à la ligne commune adoptée par l’opinion hindoue modernisée, je considérais les Upanishads comme la source la plus ancienne de la pensée et de la religion indiennes, le véritable Véda, le premier Livre de la Connaissance. Le Rig-Véda, à en juger par les traductions récentes qui étaient tout ce que je connaissais de cette profonde Écriture, représentait pour moi un document majeur de notre histoire nationale, mais paraissait sans grande valeur ou importance pour l’histoire de la pensée ou pour une expérience spirituelle concrète.

Mon premier contact avec la pensée védique est venu indirectement, alors que je poursuivais certaines lignes de développement intérieur basées sur la méthode du Yoga indien, lignes qui, sans que je le sache, allaient spontanément converger vers ces voies ancestrales, et maintenant désertées. Apparut alors dans mon esprit une série de noms symboliques reliés à certaines expériences psychologiques qui avaient commencé à se stabiliser; et parmi eux vinrent se ranger les figures de trois énergies féminines, lia, Saraśvati, Sarama, représentant respectivement trois des quatre facultés de la raison intuitive – révélation, inspiration et intuition. Deux d’entre eux ne me rappelaient guère le nom de déesses védiques, étant plutôt associés chez moi à la religion hindoue courante ou à la vieille légende puranique: Saraśvati, déesse du savoir, et lia, mère de la dynastie lunaire. Mais Sarama m’était assez familière. J’étais cependant incapable d’établir le moindre rapport entre cette image qui naissait dans ma pensée et le lévrier céleste védique, associé dans ma mémoire à l’Hélène argienne et qui, figurant seulement l’aurore matérielle lancée à la poursuite des troupeaux disparus de la Lumière, s’introduisait dans la caverne des Pouvoirs de l’Ombre. Une fois la clef trouvée, à savoir que la lumière matérielle symbolise une lumière subjective, ce lévrier du ciel peut aisément représenter, nous le voyons, l’intuition pénétrant dans les cavernes obscures du mental subconscient, pour préparer la délivrance et le jaillissement fulgurant des brillantes illuminations de la connaissance qui y avaient été emprisonnées. Mais la clef manquait, et je fus obligé de supposer que les termes seuls, et non ce qu’ils symbolisaient, étaient identiques.

C’est lorsque je m’établis en Inde du Sud que mes pensées commencèrent à se tourner sérieusement vers le Véda. Deux observations s’imposèrent à mon esprit et ébranlèrent mes convictions, empruntées du reste, sur la division raciale entre Aryens du Nord et Dravidiens du Sud. La distinction, pour moi, avait toujours reposé sur une prétendue différence entre les types physiques de l’Aryen et du Dravidien, et une incompatibilité plus nette encore entre les langues sanskrites du Nord et les langues non sanskrites du Sud. Je connaissais déjà les théories récentes qui supposent qu’une race homogène unique, dravidienne ou indo-afghane, peuple la péninsule de l’Inde; mais jusqu’ici je n’avais pas attaché une grande importance à ces spéculations. Cependant, dès le début de mon séjour en Inde du Sud, je fus frappé par la récurrence généralisée dans la race tamile de types septentrionaux ou aryens. Où que se portât mon regard, il me semblait reconnaître avec une précision saisissante, non seulement parmi les Brahmines mais dans toutes les castes et classes sociales, les visages, les traits et les silhouettes familiers de mes bons vieux amis du Maharashtra, du Gujerat, de l’Hindustan et même, bien que cette ressemblance soit moins fréquente, de ma propre province du Bengale. On aurait dit que les tribus du Nord au grand complet, descendues dans le Sud telles une armée, avaient submergé toute population qui aurait pu les y précéder. L’impression générale d’un type du Sud subsistait, mais il était impossible de le déterminer rigoureusement en étudiant la physionomie des individus. Et j’ai dû finalement me rendre à l’évidence: en dépit des apports extérieurs, en dépit des influences régionales, perdure à travers toute l’Inde, quelles que soient les variantes, une unité tant morphologique que culturelle1. C’est d’ailleurs une conclusion vers laquelle tend de plus en plus la réflexion ethnologique2.

Mais qu’en est-il de la nette distinction, créée par les philologues, entre les races aryenne et dravidienne? Elle disparaît. Si réellement nous admettons l’hypothèse d’une invasion aryenne, il nous faut, ou bien supposer que celle-ci a submergé l’Inde et déterminé le type physique de la population, le modifiant au besoin, ou qu’elle a été l’incursion de petits groupes appartenant à une race moins civilisée, qui se sont fondus dans la population autochtone. Nous devons alors supposer qu’en pénétrant dans une vaste péninsule occupée par un peuple civilisé, par des bâtisseurs de grandes cités, par des commerçants entreprenants, non dépourvus d’une certaine culture intellectuelle et spirituelle, ces quelques groupes ont su néanmoins leur imposer leur propre langue, leur religion, leurs conceptions et leurs mœurs. Un tel miracle aurait été à la rigueur possible si les envahisseurs avaient possédé un langage très fortement structuré, un mental créateur plus puissant, un culte et un esprit religieux plus dynamiques.

Restait cette différence de langage utilisée pour justifier la théorie d’un brassage de races. Mais ici aussi le doute et la confusion ont envahi mes idées préconçues. Car en examinant les vocables de la langue tamile, en apparence si étrangers aux formes et caractères sanskrits, des mots ou des familles de mots supposés être du pur tamil ne cessèrent de me conduire vers des rapports nouveaux entre le sanskrit et sa sœur lointaine, le latin, et parfois entre le grec et le sanskrit. Il arrivait que le terme tamil non seulement suggère la connexion, mais s’avère aussi être le lien manquant dans une famille de mots apparentés. Et c’est par l’entremise de cette langue dravidienne que j’arrivai, la première fois, à percevoir ce qui me semble maintenant être la véritable loi, les vraies origines et l’embryologie pour ainsi dire des langues aryennes. Je n’ai pas eu le loisir de poursuivre mes recherches assez loin pour établir la moindre conclusion définitive, mais il m’apparaît avec certitude que le lien entre les langues dravidienne et aryenne a été dès le début beaucoup plus étroit et plus développé qu’on a coutume de l’imaginer, ce qui laisserait même entendre que nous avons affaire ici à deux familles divergentes issues d’une seule langue primitive disparue. Dans ce cas, pour prouver que des aryens ont bien envahi l’Inde dravidienne, il ne nous resterait plus qu’une solution: chercher si une telle invasion est mentionnée dans les hymnes védiques.

Ce fut, par conséquent, avec un intérêt redoublé que j’entrepris de lire le Véda dans l’original, ne cherchant nullement à en faire dans l’immédiat une étude approfondie ou sérieuse. Je ne tardai pas à m’apercevoir que les allusions védiques à une division raciale entre Aryens et Dasyus, tout comme l’assimilation de ces derniers aux Indiens autochtones, étaient encore plus douteuses que je ne l’avais imaginé. Mais le plus intéressant pour moi, de loin, fut de découvrir, délaissé au milieu de ces hymnes vénérables, un corpus considérable de notions et d’expériences psychologiques profondes. Et l’importance de cette découverte s’accrut à mes yeux quand je réalisai deux choses; la première, que les mantras du Véda éclairaient et précisaient mes propres expériences psychologiques, que ni la psychologie européenne ni les enseignements du Yoga ou du Védanta, du moins ce que j’en connaissais, n’avaient réussi à expliquer de manière satisfaisante; la deuxième, qu’ils rendaient compréhensibles des passages ou idées obscurs des Upanishads auxquels je n’avais pu auparavant attribuer de signification exacte, tout en donnant un sens nouveau à une grande partie des Puranas.

Je fus aidé, en l’occurrence, par ma bienheureuse ignorance du Commentaire de Sayana. Car je restai libre: – libre d’attribuer leur signification psychologique naturelle à beaucoup de mots communs et courants du Véda, tels que dhī, pensée ou compréhension, manas, mental, mati, pensée, sentiment ou état mental, manīṣā, intellect, ṛtam, vérité; – libre aussi de donner leur nuance sémantique exacte à kavi, voyant, manīṣī, penseur, vipra, vipaścit, au mental illuminé, et à plusieurs mots similaires; – libre enfin de proposer un sens psychologique, justifié par une étude plus poussée, pour des mots comme dakṣa, qui pour Sayana signifie force, et śravas, qu’il traduit par richesse, nourriture ou renommée. La théorie psychologique du Véda repose en effet sur notre droit d’accorder à ces vocables leur signification naturelle,

Sayana donne aux termes dhī, ṛtam, etc., des significations très diverses. Ṛtam, qui est pour ainsi dire le mot-clef de toute interprétation psychologique ou spirituelle, il le traduit quelquefois par vérité, le plus souvent par sacrifice et dans certains cas par eau. L’interprétation psychologique lui applique invariablement le sens de Vérité. Dhī chez Sayana peut signifier pensée, prière, action, nourriture, etc. L’interprétation psychologique lui donne constamment le sens de pensée ou compréhension. Et le reste de la terminologie védique conventionnelle subit le même sort. Sayana a tendance, par ailleurs, à effacer toutes les nuances et distinctions subtiles entre les mots en choisissant pour eux leur signification générale la plus vague. Toutes les épithètes suggérant la notion d’activité mentale signifient simplement pour lui intelligent; “tous les mots évoquant des conceptions diverses du pouvoir, et le Véda en regorge, sont réduits à l’idée très large de force”. J’étais quant à moi frappé de voir, au contraire, en établissant la signification de termes différents, à quel point il était important de fixer et de préserver la nuance juste et la connotation exacte, si proche que puisse être leur sens général. Je ne vois vraiment pas pourquoi nous devrions supposer que les Rishis védiques, contrairement à tous les autres maîtres de l’art poétique, utilisaient les mots pêle-mêle et au hasard, sans percevoir ce qu’ils impliquaient réellement, ni sans leur donner leur poids juste et précis dans le tissu verbal.

J’ai constaté qu’en suivant ce principe, et sans s’écarter du sens simple, naturel et immédiat des termes et expressions, toute une série non seulement de vers isolés, mais de passages entiers, modifiait soudain complètement le caractère du Véda. Car la majorité des hymnes de cette Écriture semblait alors traversée, de bout en bout, tantôt en minces filons, tantôt en bandes plus larges, par une veine ininterrompue de pensée et d’expérience spirituelles faite de l’or le plus fin. En outre, à côté de ceux dont le sens courant apporte aussitôt au contexte une riche dimension psychologique, le Véda est rempli d’autres mots auxquels il est possible d’accorder, selon comment l’on conçoit le propos général du Véda, soit une valeur objective et concrète, soit une valeur subjective et psychologique. Des termes, par exemple, comme rāye, rayi, rādhas, ratna, peuvent vouloir dire soit simplement prospérité et richesse matérielle, soit félicité et plénitude intérieure, s’appliquant ainsi indifféremment aux domaines subjectif et objectif; dhana, vāja, poṣa, peuvent désigner soit la richesse, l’abondance et l’expansion matérielles, soit toutes formes de possession, intérieures ou extérieures, leur cumul et leur essor chez l’individu. Dans un passage des Upanishads citant le Rig-Véda, rāye est employé au sens de félicité spirituelle; pourquoi serait-il incapable d’avoir le même sens dans le texte original? Vāja se rencontre souvent dans un contexte où tous les autres mots possèdent une valeur subjective, et faire dans ce cas allusion à une aisance matérielle détonne brusquement et compromet la cohésion du tout homogène de la pensée. Le bon sens exige par conséquent que le Véda admette l’emploi de mots ayant une connotation psychologique.

Mais si nous persévérons dans cette méthode, ce ne sont pas seulement des vers et des passages entiers, mais des hymnes entiers qui acquièrent du même coup une dimension subjective. La condition pour que cette mutation généralement se réalise, n’excluant aucun mot ou expression, c’est d’admettre le caractère symbolique du sacrifice védique. Dans la Gita le mot yajña, sacrifice, est utilisé pour symboliser toute action, intérieure ou extérieure, consacrée aux dieux ou au Suprême. Un tel emploi symbolique du mot était-il le fruit d’une réflexion philosophique postérieure, ou était-il inhérent à la notion védique du sacrifice? J’ai trouvé, dans le Véda lui-même, des hymnes où le concept du yajña, ou de la victime expiatoire, est manifestement symbolique; d’autres où le voile est tout à fait transparent. La question se posa alors de savoir si ces hymnes étaient des compositions tardives, développant à partir de vieilles pratiques superstitieuses un symbolisme naissant, ou s’ils n’étaient pas plutôt l’affirmation en l’occurrence plus claire d’un sens qui, dans la plupart des hymnes, se trouve plus ou moins soigneusement voilé par la métaphore. Il faudrait sans aucun doute opter pour la première explication si les passages psychologiques ne revenaient pas constamment dans le Véda. Or des hymnes entiers, au contraire, prenaient naturellement une tournure subjective, les vers s’enchaînant avec une cohérence parfaite et lumineuse, les seules zones d’ombre étant les allusions au sacrifice ou à l’offrande ou parfois au prêtre officiant, en qui on pouvait voir soit un homme, soit un dieu. Si ces termes permettaient une interprétation symbolique, je constatais que le déroulement de la pensée devenait toujours plus parfait, plus clair, plus cohérent, aboutissant à une explication complète de l’hymne tout entier. Tous les principes d’une critique saine m’autorisaient donc à poursuivre plus avant mon hypothèse en y incluant le sens symbolique du rituel védique.

Ici, néanmoins, intervient la première difficulté réelle d’une lecture psychologique. J’avais suivi jusqu’à présent une méthode d’interprétation parfaitement directe et naturelle, basée sur le sens superficiel des mots et des phrases. J’étais maintenant confronté à un élément pour lequel le sens littéral allait être en quelque sorte écarté, et c’est là une étape où des scrupules constants se doivent d’assiéger tout esprit critique et consciencieux qui ne peut jamais être certain, si prudent soit-il, d’avoir misé sur la bonne clef et l’explication juste.

Le sacrifice védique comprend trois éléments – en omettant pour l’instant le dieu et le mantra –, ceux qui offrent, l’offrande et les fruits de l’offrande. Si le yajña représente l’action consacrée aux dieux, le yajamāna, celui qui offre le sacrifice, devenait nécessairement l’auteur de l’action. Yajña, ce sont les œuvres, intérieures ou extérieures, yajamāna doit donc être l’âme ou la personnalité qui les accomplit. Mais il y avait aussi les prêtres officiants, hotā, ṛtvij, purohita, brahmā, adhvaryu, etc. Quel rôle jouaient-ils dans le symbolisme? Car dès lors que notre hypothèse reconnaît un sens symbolique au sacrifice, elle doit également reconnaître une valeur symbolique à chacun des éléments de la cérémonie. J’ai découvert qu’on parlait sans cesse des dieux comme de prêtres de l’offrande et, dans de nombreux passages, c’était clairement un pouvoir ou une énergie non humain qui présidait au sacrifice. Je me suis aperçu aussi que, partout dans le Véda, les composantes de notre personnalité sont elles-mêmes continuellement personnifiées. Je n’avais plus qu’à appliquer cette règle dans l’autre sens en supposant que la personne du prêtre dans l’image extérieure représentait, transposée aux activités intérieures, un pouvoir ou une énergie non humain, ou un élément de notre personnalité. Restait à fixer le sens psychologique des différentes fonctions des prêtres. Ici j’ai découvert que la langue même du Véda fournissait une clef grâce à des indications et des soulignements, tels que l’emploi du terme purohita écrit en deux mots, au sens du représentant mis en avant, et de fréquentes allusions au dieu Agni, symbolisant cette Volonté ou Force divine dans l’humanité qui se charge d’agir dans toute consécration des œuvres.

La signification des offrandes était plus difficile à cerner. Même si, étant donnés son contexte, son emploi, son effet, ce que suggéraient ses synonymes, l’interprétation du vin de Soma allait de soi, que pouvait bien désigner dans le sacrifice le “ghriyam”, le beurre clarifié? Le terme pourtant, tel qu’il est employé dans le Véda, nous imposait constamment sa propre signification symbolique. Que pouvait-on faire, par exemple, de ce beurre clarifié ruisselant du ciel, ou dégouttant des chevaux d’Indra, ou encore du mental? Ce serait manifestement absurde et grotesque, à moins que l’utilisation très souple de ghṛta au sens de beurre clarifié ne fût symbolique, si bien que, dans l’esprit du penseur, le sens premier était souvent, complètement ou partiellement, mis de côté. Rien n’empêchait naturellement de choisir la facilité en modifiant au besoin le sens des mots, de traduire ghṛta tantôt par beurre et tantôt par eau, et manas tantôt par mental, tantôt par nourriture ou gâteau. Mais j’ai constaté que ghṛta avait un rapport constant avec la pensée ou le mental, que le ciel dans le Véda symbolisait le mental, qu’Indra représentait la mentalité illuminée et ses deux chevaux les énergies doubles de cette mentalité, le Véda parlant même quelquefois ouvertement d’offrir aux dieux l’intellect, manīṣā, comme du ghṛta purifié, ghṛtaṃ na pūtaṃ manīṣām (1-110-6 et III-2-1). Le mot ghṛta peut aussi désigner, entre autres, une splendeur riche ou chaude. Tous les indices convergeant, je me sentis en droit d’attribuer un certain sens psychologique à l’image du beurre clarifié. Et je remarquai que la même règle et la même méthode pouvaient s’appliquer aux autres éléments du sacrifice.

Les gains du sacrifice étaient, semble-t-il, purement matériels – vaches, chevaux, or, progéniture, hommes, vigueur, victoire dans la bataille. Ici le problème se compliquait. Mais j’avais déjà constaté que la vache védique, animal excessivement énigmatique, n’appartenait pas à quelque troupeau terrestre. Le mot go signifie à la fois vache et lumière, et dans plusieurs passages il voulait évidemment dire lumière, même quand l’image de la vache restait au premier plan. Ceci se voit clairement quand il s’agit des vaches du Soleil – le troupeau homérique d’Hélios – et des vaches de l’Aurore. Psychologiquement, la lumière matérielle pouvait fort bien servir à symboliser la connaissance, et notamment la connaissance divine. Mais comment faire pour vérifier et établir cette simple possibilité? Je m’aperçus que dans certains passages de connotation strictement psychologique seule jurait l’allusion déplacée à cette vache physique. Indra est convié (1-4-1 à 4), lui le Créateur de formes parfaites, à boire le vin de Soma; ce faisant, il se remplit d’extase et dispense les vaches; c’est alors que nous pouvons atteindre à ses vraies pensées les plus intimes ou les plus fondamentales; c’est alors que nous l’interrogeons et que son clair discernement nous procure notre bien le plus haut. Il ne peut s’agir ici, bien évidemment, d’un troupeau de vaches ordinaires, comme ne s’explique pas, dans le contexte, le don d’une lumière matérielle. Dans ce cas précis, le symbolisme psychologique de la vache védique était établi dans mon esprit avec certitude. Je l’appliquai alors à d’autres passages où le mot figurait, et me rendis compte que cela donnait toujours au contexte le sens le meilleur et la cohésion la plus parfaite.

La vache et le cheval, go et aśva, sont constamment associés. Usha, l’Aurore, est appelée gómatī aśvavatī, à celui qui sacrifie l’Aurore apporte des chevaux et des vaches. Appliqué à l’aurore matérielle, gómatī veut dire accompagnée par ou procurant les rayons de la lumière, et cela symbolise l’illumination naissante dans le mental humain. Par conséquent, aśvavatī ne peut pas faire simplement allusion à l’animal physique; il doit avoir en même temps une signification psychologique. Une étude du cheval védique le confirma et j’en conclus que go et aśva représentent les deux idées-sœurs de Lumière et Énergie, Conscience et Force qui, pour la mentalité védique et védantique, figuraient la forme double ou jumelée que prenaient toutes les activités de l’existence.

Il allait de soi, par conséquent, que les deux principaux fruits du sacrifice védique, les gains en vaches et en chevaux, symbolisaient respectivement la richesse de l’illumination mentale et l’abondance de l’énergie vitale. Les autres gains, continuellement associés à ces deux principaux résultats du karma, ou action, védique, devaient donc eux aussi admettre une lecture subjective. Il ne restait plus qu’à en déterminer la valeur exacte.

Le système des mondes et les fonctions des dieux constituent un autre aspect capital du symbolisme védique. Je trouvai l’explication du symbolisme des mondes dans la conception védique des vyāhṛti, les trois mots symboliques du mantra, OM Bhur Bhuvah Svah, et dans la relation du quatrième Vyahriti, Mahas, avec le terme psychologique Ritam. Les Rishis parlent de trois divisions cosmiques, la Terre, l’Antariksha ou région médiane et le Ciel, Dyau; mais il existe aussi un Ciel plus vaste, Brihad Dyau, appelé encore le Large Monde, le Vaste, Brihat, et représenté quelquefois comme la Grande Eau, Maho Arnah. Ce Brihat est aussi appelé Ritam Brihat, ou se retrouve dans la formule ternaire Satyam Ritam Brihat. Et, puisque les trois mondes correspondent aux Vyahritis, ce quatrième monde du Vaste et de la Vérité semble correspondre au quatrième Vyahriti, mentionné dans les Upanishads, Mahas. Dans la conception puranique, à ces quatre mondes s’en ajoutent trois autres, Jana, Tapas et Satya, les trois mondes suprêmes de la cosmologie hindoue. Dans le Véda aussi existent trois mondes suprêmes, dont les noms ne sont pas donnés. Mais dans le système védantique et puranique, les sept mondes correspondent aux sept principes psychologiques ou modes d’existence, Sat, Cit, Ananda, Vijñana, Manas, Prana et Anna. Or Vijñana, principe central, principe de Mahas, le grand monde, est la Vérité des choses, identique au védique Ritam, qui est le principe de Brihat, le Vaste; et de même que dans le système puranique Mahas mène au-dessus à Jana, le monde de l’Ananda, de la Béatitude divine, de même dans le Véda Ritam, la Vérité, débouche plus haut sur Mayas, la Béatitude. Nous pouvons donc raisonnablement en déduire que les deux systèmes sont identiques et que tous les deux reposent sur un même concept, celui des sept principes de la conscience subjective se formulant dans les sept mondes objectifs. Ce raisonnement me permit d’établir la correspondance entre les mondes védiques et les plans psychologiques de la conscience, et le système védique tout entier s’éclaira.

Tout cela étant acquis, le reste suivit naturellement et inévitablement. J’avais déjà constaté que l’idée centrale des Rishis védiques était la transition de l’âme humaine d’un état de mort à un état d’immortalité, en remplaçant la Fausseté par la Vérité, l’être divisé et limité par ce qui est intégral et infini. La Mort est l’état périssable de la Matière, où s’involuent Mental et Vie; l’Immortalité est un état d’être, de conscience et de béatitude infinis. Transcendant les deux firmaments, rodasī, le Ciel et la Terre, le mental et le corps, l’homme s’élève vers un infini de Vérité, Mahas, et donc vers la Béatitude divine. Tel est le grand passage découvert par les Ancêtres, les anciens Rishis.

Les dieux, remarquai-je, étaient perçus comme les enfants de la Lumière, fils d’Aditi, l’Infini; dans la description qu’on en donne, tous sans exception font grandir l’homme, lui procurent la lumière, déversent sur lui la plénitude des eaux, l’abondance des cieux, accroissent en lui la vérité, édifient les mondes divins, le protègent contre toutes les attaques et le guident vers le grand but, la félicité intégrale, la parfaite béatitude. Leurs activités, leurs épithètes, la signification psychologique des légendes où ils figuraient, les allusions trouvées dans les Upanishads et les Puranas, certaines explications complémentaires tirées de la mythologie grecque, firent apparaître leurs fonctions respectives. Les démons qui les combattaient sont tous, par contre, des pouvoirs de division et de limitation. Ceux qui accaparent, déchirent, dévorent, restreignent, s’interposent, séparent, pouvoirs qui, comme leurs noms l’indiquent, empêchent l’être de devenir un tout libre et unifié. Ces Vritras, Panis, Atris, Rakshasas, Sambara, Vala, Namuchi ne sont donc pas des rois et dieux dravidiens, comme voudrait le faire croire la mentalité actuelle et son sens exagéré de l’histoire; ils représentent une idée beaucoup plus ancienne, plus conforme aux préoccupations religieuses et éthiques de nos pères. Ils représentent la lutte entre les pouvoirs d’un Bien supérieur et ceux du désir inférieur; et cette conception du Rig-Véda, tout comme cette même dichotomie entre bien et mal, exprimée différemment, avec moins de subtilité psychologique, avec une tournure plus franchement éthique, dans les Écritures des Zoroastriens, nos antiques voisins et parents, naquirent probablement d’une discipline originelle commune de la culture aryenne.

Enfin, je découvris que le symbolisme systématique du Véda imprégnait aussi les légendes traitant des dieux et de leurs rapports avec les anciens voyants. Certains du moins de ces mythes ont pu avoir, et d’ailleurs très probablement avaient, une origine naturaliste et astronomique; mais dans ce cas, un symbolisme psychologique s’était ajouté à leur sens initial. Dès que le sens des symboles védiques est connu, le propos spirituel de ces légendes manifestement s’impose. Tous les éléments du Véda sont inextricablement liés entre eux et la nature même de ces compositions exige, une fois adopté un principe d’interprétation, de le pousser aussi loin que la raison nous y autorise. Des mains expertes ont habilement soudé leurs matériaux, et les traiter avec incompétence fait voler en éclats tout l’édifice de leur sens et de leur pensée cohérente.

Ainsi émergea dans mon esprit, comme surgi des anciens vers eux-mêmes, un Véda qui était de bout en bout l’Écriture d’une grande et vénérable religion, dotée déjà d’une discipline psychologique profonde – Écriture non pas confuse dans sa pensée ou primitive dans sa substance, ni un amalgame d’éléments hétéroclites ou barbares, mais une, complète et sûre de son dessein et de sa signification, voilée il est vrai sous le couvert, tantôt épais, tantôt transparent, d’un sens concret autre, mais ne perdant jamais de vue, même un instant, le noble but spirituel qu’elle poursuivait.

 

1 Je préfère ne pas employer le terme de race, car la race est une chose beaucoup plus vague et difficile à déterminer qu’on l’imagine habituellement, Quand il en est question, les distinctions tranchées, courantes dans la mentalité populaire, sont tout à fait déplacées.

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2 À supposer que les spéculations ethnologiques aient la moindre valeur. La seule base ferme de l’ethnologie est la théorie de l’invariabilité héréditaire du crâne de l’homme, qui est maintenant remise en question. Si elle disparaît, cette science entière disparaît avec elle.

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