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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

16. Les Rishis Angiras

Le nom Angiras s’écrit dans le Véda de deux manières différentes, Angiras et Angirasa, cette dernière étant la graphie la plus courante; on rencontre aussi le patronyme Angirasa, appliqué à plusieurs reprises au dieu Brihaspati. Ultérieurement, Angiras, comme Bhrigu et d’autres voyants, a fini par être considéré comme un de ces tout premiers sages, souches d’une lignée de Rishis portant leurs noms, Angiras, Atris, Bhargavas. Ces familles de Rishis, les Atris, les Bhrigus, les Kanvas, etc., existent aussi dans le Véda. L’un des hymnes des Atris attribue la découverte d’Agni, le feu sacré, aux Rishis Angiras (V-ll-6), tandis qu’un autre l’attribue aux Bhrigus (10.46.9). (Il est très possible que les Rishis Angiras figurent les pouvoirs d’embrasement d’Agni et les Bhrigus les pouvoirs solaires de Surya.) On dit fréquemment des sept premiers Rishis Angiras qu’ils sont les Pères humains, pitaro manuṣyāḥ, ceux qui ont découvert la Lumière, fait luire le soleil et sont montés au ciel de la Vérité. Certains hymnes du dixième Mandala en font des Pitris ou Mânes, et les associent à Yama, divinité qui ne prend une réelle importance que dans les derniers Suktas; ils siègent aux côtés des dieux sur l’herbe sacrée, barhis, et prennent part au sacrifice.

Si on devait en rester là, il serait facile d’expliquer de façon plutôt sommaire le rôle joué par les Rishis Angiras dans la découverte des Vaches; il s’agirait en effet des Ancêtres, des fondateurs de la religion védique, en partie déifiés par leurs descendants et continuellement associés aux dieux, que ce soit dans la reconquête de l’Aurore et du Soleil tirés de la longue nuit arctique, ou dans la conquête de la Lumière et de la Vérité. Mais il y a autre chose, le mythe védique présente des aspects plus profonds. Et pour commencer, les Angiras ne sont pas simplement ces pères humains déifiés, on les décrit aussi comme des voyants célestes, fils des dieux, “Fils du ciel et héros (ou, pouvoirs) de l’Asura”, le Seigneur puissant, divas putrāso asurasya vīrāḥ (3.53.7), formule qui, puisqu’ils sont sept, rappelle étrangement, simple coïncidence peut-être, les sept Anges d’Ahura Mazda dans la mythologie iranienne voisine. Il y a en outre des passages où ils semblent devenir purement symboliques, pouvoirs et fils d’Agni, l’Angiras primitif, forces de la Lumière et de la Flamme symboliques, et même fusionner en un unique “Angiras à sept bouches avec ses neuf et ses dix rayons” de la Lumière, navagve aṅgire daśagve saptāsye (4.51.4), sur et par qui l’Aurore éclate dans toute sa joie et son opulence. Ces trois présentations semblent toutes pourtant désigner les mêmes Angiras, leurs caractéristiques et leur action étant du reste identiques.

La double nature de ces voyants, divins et humains, peut s’expliquer de deux façons diamétralement opposées. Il peut s’agir à l’origine d’êtres sages, déifiés par la postérité, et crédités dans leur āpothéose d’une ascendance divine et d’une fonction divine; ou il peut s’agir initialement de demi-dieux, pouvoirs de la Lumière et de la Flamme, dont on a fait ensuite des hommes, pères du genre humain et découvreurs de sa sagesse. La mythologie primitive atteste les deux procédés. Dans la légende grecque, par exemple, Castor et Pollux comme leur sœur Hélène, êtres humains tout en étant enfants de Zeus, ne furent déifies qu’après leur mort mais devaient être au départ tous les trois des dieux; – Castor et Pollux, les deux jumeaux chevauchant leur monture, protecteurs des marins en voyage, très probablement identiques aux Ashvins védiques, les Cavaliers comme leur nom l’indique, montés sur leur char merveilleux, jumeaux eux aussi, qui empêchent Bhujyu de périr en mer, passeurs sur les grandes eaux et frères de l’Aurore; et Hélène, leur sœur, très vraisemblablement l’Aurore ou même identique à Sarama, le lévrier du ciel, qui comme Dakshina est un pouvoir, une incarnation presque de l’Aurore. Mais dans les deux cas une évolution ultérieures a permis d’attribuer à ces dieux ou demi-dieux des fonctions psychologiques, en se servant peut-être du même procédé qui, dans la religion grecque, a transformé Athéné, l’Aurore, en déesse de la connaissance et Apollon, le soleil, en chanteur et voyant divin, maître de l’inspiration prophétique et poétique.

Dans le cas du Véda, un autre élément a pu jouer – le goût du symbolisme, tenace et omniprésent, qui gouvernait la mentalité de ces anciens Mystiques. Tout, leurs propres noms, les noms des rois et des sacrificateurs, les détails ordinaires de leur vie, servait à symboliser et dissimuler leurs intentions secrètes. De même qu’ils utilisaient l’ambivalence du mot go, qui veut dire à la fois rayon et vache, pour cacher derrière l’image concrète de la vache, principale ressource de leur richesse pastorale, son sens occulte de lumière intérieure, composante essentielle de la richesse spirituelle qu’ils convoitaient des dieux – de même cherchaient-ils aussi à utiliser leurs propres noms, Gotama, “Brillantissime”, Gavisthira, “Solidement lumineux”, pour dissimuler le sens large et général de leur pensée derrière ce qui passait pour une requête ou un désir personnel. Ils procédaient de même avec les expériences extérieures et intérieures, les leurs ou celles d’autres Rishis. S’il y a une part de vérité dans la vieille légende de Shunahshépa (5.2.7) attaché en victime sur l’autel du sacrifice, il est tout à fait certain cependant, comme nous le constaterons, que l’événement ou la légende servent dans le Rig-Véda à symboliser l’âme humaine, liée par la triple corde du péché et qui en est délivrée par le pouvoir divin d’Agni, Surya, Varuna. De la même façon, des Rishis comme Kutsa, Kanva, Ushanas Kavya sont à leur tour devenus l’archétype et le symbole de certaines expériences et victoires spirituelles, et élevés à ce titre au rang de dieux. Il n’est donc pas surprenant que, dans ce symbolisme mystique, les sept Rishis Angiras aient été assimilés à des pouvoirs divins et des forces vivantes de la vie spirituelle, sans perdre pour autant leur aspect humain traditionnel ou historique. Nous laisserons de côté pourtant ces conjectures et spéculations, pour examiner plutôt le rôle joué par ces trois éléments ou aspects de leur personnalité, dans le symbole des vaches et celui de la reconquête du Soleil et de l’Aurore sur l’obscurité.

Nous constatons d’abord que le mot Angiras est employé dans le Véda comme épithète, et accompagne fréquemment l’image de l’Aurore et des Vaches. Il figure d’autre part parmi les noms d’Agni, il en va de même pour Indra, dont on dit qu’il devient Angiras, et pour Brihaspati, qui est appelé Angiras et Angirasa, et il ne s’agit visiblement pas ici d’une simple appellation décorative ou mythologique, mais d’une signification spéciale faisant allusion au contenu, psychologique ou autre, qui lui est associé. Invoqués collectivement, les Ashvins eux-mêmes sont appelés Angiras (1-112-18). Le terme Angiras ne sert donc pas seulement à désigner dans le Véda une certaine famille de Rishis, il possède visiblement aussi une autre signification, inhérente au mot. Il est du reste probable que le nom lui-même est employé avec la perception claire de son sens véritable; il est même possible que le Véda, généralement, sinon toujours, utilise les noms propres, notamment ceux des dieux, des sages et des rois, en mettant un certain accent sur leur signification. Le mot Indra s’emploie d’habitude comme nom; il existe cependant des aperçus révélateurs de la méthode védique, comme la description d’Usha, indratamā aṅgirastamā (7.79.3), “la plus Indra, la plus Angiras”, et celle des Panis, anindrāḥ, “non Indras” (5.2.3), formules qui manifestement visent à communiquer l’idée que l’on possède ou manque de certaines qualités, pouvoirs ou modes d’action représentés par Indra et les Angiras. Il nous faut donc voir ce que peut signifier le terme Angiras et comment son sens éclaire la nature ou les fonctions des Rishis Angiras.

Le mot est parent du nom Agni, car il provient d’une racine aṅg, qui n’est qu’une forme nasalisée d’ag, la racine d’Agni. Ces racines semblent suggérer essentiellement l’idée de prééminence ou de force, qu’il s’agisse d’un état, d’un sentiment, d’un mouvement, d’une action ou de lumière1, et c’est ce dernier sens de lumière brillante ou brûlante qui nous donne agni et aṅgati, feu, aṅgāra, braise, charbon ardent, et angiras, qui a dû signifier flamboyant, luisant. Dans le Véda comme dans la tradition des Brahmanas, Agni et les Angiras sont dès le départ intimement liés. Les Brahmanas déclarent qu’Agni est le feu et les Angiras les charbons ardents, aṅgārāḥ; mais le Véda lui-même donne plutôt l’impression qu’ils sont les flammes ou l’incandescence d’Agni. En X-62-5 et 6, hymne aux Rishis Angiras, on dit d’eux “qu’ils sont fils d’Agni, nés autour de lui partout dans le ciel sous des formes différentes”, et on ajoute, en parlant d’eux collectivement au singulier, “Navagva, Dashagva (avec ses neuf rayons, ses dix rayons), le suprêmement Angiras (ou, l’Angiras suprême), ce clan des Angiras devient d’un coup pleinement riche avec (ou, dans) les dieux, navagvo nu daśagvo aṅgirastamo sacā deveṣu maṃhate”; aidés par Indra, ils ouvrent l’enclos pour libérer les vaches et les chevaux, et donnent à celui qui sacrifie le troupeau mystique aux huit oreilles, créant ainsi dans les dieux śravas, l’ouïe divine ou inspiration de la Vérité. Les Rishis Angiras sont ici bien évidemment l’éclat embrasé du divin Agni, nés dans le ciel et donc de la Flamme divine, et non d’un quelconque feu matériel; ils s’équipent des neuf et des dix rayons de la Lumière pour devenir parfaitement aṅgiras, c’est-à-dire absolument pleins de l’incandescence radieuse d’Agni, la Flamme divine, et sont par conséquent capables de délivrer la Lumière et la Force emprisonnées et de créer la connaissance supramentale.

Même si l’on rejette cette interprétation du symbolisme, on doit du moins reconnaître que symbolisme il y a. Ces Angiras ne sont pas des être humains offrant un sacrifice, mais des fils d’Agni, nés dans le ciel, bien que leur action soit précisément celle des Angiras humains, les Pères, pitaro manuṣyāḥ; ils ont pris à la naissance de multiples formes, virūpāsaḥ, ce sont donc, seule explication possible, des aspects différents du pouvoir d’Agni.

Reste à savoir de quel Agni on parle: la flamme sacrificielle, l’élément feu en général, ou cette autre flamme sacrée, décrite comme, “Le prêtre à la volonté de voyant, ou celui qui accomplit l’action du voyant, le vrai, le riche dans la lumière variée de son inspiration, agnir hotā kavikratuḥ satyaś citraśravastamaḥ” (1-1-5)? S’il s’agit du feu en tant qu’élément, alors le flamboiement qu’ils représentent doit être celui du Soleil, le feu d’Agni devenu rayonnement solaire et, avec Indra, le ciel, pour partenaire, créant l’Aurore. C’est la seule interprétation objectivement compatible avec les détails et les péripéties du mythe Angiras. Mais cette explication ignore complètement la description faite plus loin des Rishis Angiras, ces voyants, interprètes de l’hymne, pouvoirs aussi bien de Brihaspati que du Soleil et de l’Aurore.

Il existe un autre passage du Véda (6.6.3 à 5) où la nature de ces Angiras divins possédant l’éclat flamboyant d’Agni se révèle ostensiblement et sans équivoque possible: “Partout alentour voyagent, ô Agni brillant et pur, tes luisances, bhāmāsaḥ,brillantes et pures, chassées par le vent; écrasant maintes choses, démolissant avec violence, les divins Navagvas (aux neuf rayons, divyā navagvāḥ) goûtent les forêts du plaisir” vanā vananti suggérant délibérément le sens occulte de “savourant les objets de leur régal”; (Sayana, quant à lui, traduit le mot forêts par les bûches du feu sacrificiel). “Ils sont tes chevaux lâchés en liberté qui partent à l’assaut de la terre (rasent la chevelure de la terre, selon Sayana), brillants et purs, ô Toi à la pure lumière. Au loin alors ta course errante resplendit dans l’étendue, leur faisant atteindre les sommets de la Vache pommelée (ou, bigarrée), la Mère (Prishni, la mère des Maruts). Alors, le Taureau ne cesse de darder sa langue, tel l’éclair lâché par celui qui dispute les vaches (ou, les troupeaux de lumière).” Sayana essaie d’éviter l’identification évidente des Rishis avec les flammes, en donnant à navagva le sens de “rayons nouveaux-nés”; mais manifestement, divyā navagvāḥ, ici et les fils d’Agni (en X-62-6), nés dans le ciel, qui sont navagva, sont identiques et ne peuvent en aucun cas être différents; et l’identification se confirme, si tant est que cela soit nécessaire, quand il est dit que, dans ce périple d’Agni constitué par l’action des Navagvas, sa langue imite la foudre d’Indra, le Taureau qui dispute les vaches, lancée de sa main et jaillissant d’un bond pour attaquer très certainement les pouvoirs de l’obscurité dans la montagne du ciel; car on nous montre ici Agni et les Navagvas gravissant la montagne, sānu pṛśneḥ, après que leur marche eut survolé la terre.

Nous avons visiblement affaire ici à un symbolisme de la Flamme et de la Lumière, les flammes divines dévorant la terre avant de devenir l’éclair dans le ciel et la splendeur des Pouvoirs solaires; car Agni, dans le Véda, est aussi bien la lumière du Soleil et l’éclair que la flamme trouvée dans les eaux et brillant sur la terre. Les Rishis Angiras, étant pouvoirs d’Agni, partagent cette fonction multiple. La flamme divine allumée par le sacrifice procure aussi à Indra le matériau de l’éclair, l’arme, la pierre céleste, svarya aśmā, qui lui sert à détruire les pouvoirs de l’obscurité et conquérir les vaches, les illuminations solaires.

Agni, le père des Angiras, n’est pas seulement la source et l’origine de ces flammes divines, il est aussi lui-même, comme l’explique le Véda, le premier, c’est-à-dire le suprême Angiras, l’Angiras primitif, prathamo aṅgirāḥ (1-31-1). Que cherche à suggérer cette description dés poètes védiques? Nous le comprendrons mieux en parcourant certains passages où cette épithète définit la divinité radieuse et flamboyante. Et d’abord, elle accompagne à deux reprises une autre épithète réservée à Agni, dit Fils de la Force ou de l’Énergie, sahasaḥ sūnuḥ, ūrjo napāt. C’est ainsi qu’on l’appelle en VIII-60-2: “Ô Angiras, Fils de la Force, sahasaḥ sūno aṅgiraḥ”, et en VIII-84-4: “Ô Agni Angiras, Fils de l’Énergie, agne aṅgira ūrjo napāt”. On dit en V-11-6: “Toi, ô Agni, les Angiras t’ont découvert établi dans le lieu secret, guhā hitam, logé dans les bois et les bois, vane vane”, ou, si nous admettons l’allusion à un sens occulte déjà constatée dans l’expression vanā vananti, “en chaque objet de plaisir”. “Ainsi es-tu né, pressé par nous, mathyamānaḥ, comme une force puissante; c’est toi qu’ils ont nommé le Fils de Force, ô Angiras, sa jāyase mathyamānaḥ saho mahat tvām āhuḥ sahasas putram aṅgiraḥ.” Cette notion de force constitue, à n’en pas douter, un élément essentiel dans la conception védique des Angiras et appartient, comme nous l’avons vu, à l’aire sémantique du mot. La force au repos, dans l’action, le mouvement, la lumière, le sentiment, est une propriété inhérente aux racines ag et aṅg, d’où sont issus agni et aṅgiraḥ. La Force, mais aussi en l’occurrence la Lumière. Agni, la flamme sacrée, est la Force ardente de la Lumière; les Angiras sont eux aussi des pouvoirs ardents de la Lumière.

Mais de quelle lumière? Lumière réelle ou symbolique? Nous devons abandonner l’idée que les poètes védiques étaient des esprits frustes et sauvages, incapables de concevoir cette image évidente, commune à toutes les langues, qui fait de la lumière matérielle l’emblème de la lumière mentale et spirituelle, de la connaissance, d’une illumination intérieure. Le Véda parle expressément des “sages lumineux”, dyumanto viprāḥ, et le mot sūri, voyant, étymologiquement proche de Surya, le Soleil, a dû au départ signifier “lumineux”. En 1-31-1, on dit du dieu de la Flamme, “Toi, ô Agni, tu as été le premier Angiras, le voyant, le dieu des dieux, l’ami auspicieux; dans la loi de ton action sont nés les Maruts aux lances éclatantes, eux les voyants qui agissent avec la connaissance.” La conception d’Agni Angiras s’appuie donc manifestement sur deux notions, l’idée de connaissance et l’idée d’action; la lumière du radieux Agni et la lumière des radieux Maruts en font des voyants de la connaissance, ṛṣi, kavi; et cette lumière de la connaissance permet aux puissants Maruts d’accomplir l’œuvre, parce qu’ils sont nés ou manifestés dans l’action typique, vrata, d’Agni. On nous a dit d’Agni lui-même, en effet, qu’il possédait la volonté du voyant, kavikratuḥ, le pouvoir de l’action qui agit conformément à la connaissance inspirée ou supramentale, śravas, car c’est cette connaissance, et non la capacité intellectuelle que désigne le mot kavi. Que peut être alors cette grande Force, Agni Angiras, saho mahat, sinon le pouvoir d’embrasement de la Conscience divine, ses deux qualités jumelles de Lumière et de Pouvoir agissant en parfaite harmonie – comme le font les Maruts appelés “voyants agissant avec la connaissance, kavayo vidmanā apasaḥ” (1-31-1)? Nous avions de bonnes raisons pour conclure qu’Usha représente l’Aurore divine et pas simplement l’aurore matérielle, que les vaches ou rayons de l’Aurore et du Soleil figurent les illuminations de la Conscience divine naissante, et que par conséquent le Soleil est l’Illuminateur, au sens de seigneur de la Connaissance, et que Svar, le monde solaire par-delà ciel et terre, est le monde de la Vérité et de la Béatitude divines, en un mot que la Lumière dans le Véda symbolise la connaissance, l’illumination de la divine Vérité. Nous commençons maintenant à avoir de bonnes raisons pour conclure que la Flamme, qui n’est qu’un autre aspect de la Lumière, est le symbole védique représentant la Force de la Conscience divine, la Vérité supramentale.

Dans un autre passage, VI-11-3, on mentionne le “voyant le plus illuminé des Angiras”, vepiṣṭho aṅgirasāṃ...vipraḥ, sans qu’on sache trop ce qui est visé. Sayana, ignorant la juxtāposition des mots, vepiṣṭho vipraḥ, qui donne immédiatement pour vepiṣṭha un sens équivalent à “le plus vipra, le plus voyant, le plus illuminé”, suppose que le Rishi Bharadvaja, auteur présumé de l’hymne, se félicite lui-même d’être “le plus grand glorificateur” des dieux; mais l’hypothèse est douteuse. Car ici c’est Agni qui est le hotā, le prêtre; c’est lui qui sacrifie aux dieux, “à sa propre incarnation, tanvaṃ tava svām” (6.11.2), aux Maruts, à Mitra, Varuna, le Ciel et la Terre: “Car en toi, dit l’hymne (6.11.3), la pensée bien que pleine de richesses n’en désire pas moins les dieux, les divines naissances, pour que le mot puisse être proféré et le sacrifice accompli, quand l’interprète, le sage le plus lumineux des Angiras, prononce lors du sacrifice le rythme aussi doux que le miel.” C’est à croire qu’Agni lui-même est ce sage, le plus lumineux des Angiras. La description parait toutefois mieux convenir à Brihaspati.

Car Brihaspati est, lui aussi, un Angiras et celui qui “dévient l’Angiras”. Il est, comme nous l’avons vu, étroitement associe aux Rishis Angiras dans la reconquête du troupeau lumineux, étant Brahmanaspati, le maître du Mot sacré ou inspiré, brahma,, puisque c’est “par son cri que Vala vole en éclats, et les vaches répondent en meuglant de désir à son appel” (4.50.5). En tant que pouvoirs d’Agni, ces Rishis sont comme lui kavikratu; ils possèdent la Lumière divine, s’en servent pour agir avec une force divine; ils ne sont pas seulement des Rishis mais des héros de la guerre védique, “Fils du ciel, héros du Seigneur puissant, divas putrāso asurasya vīrāḥ” (3.53.7); ils sont, comme on le dit en VI-75-9, “Les Pères qui logent dans la douceur (le monde de la félicité), les fondateurs de la vaste naissance, visiteurs des régions austères, puissants, profonds – (cf. la description en X-62-5 qui fait des Angiras les fils d’Agni, différents d’aspect mais tous profondément) –, sages, gambhīravepasaḥ avec leurs armées brillantes et la puissance de leurs flèches, invincibles, héros dans leur être, grands vainqueurs des bandes ennemies”, mais ils sont aussi, comme l’explique le vers suivant (6.75.10), “Détenteurs du Verbe divin, brāhmaṇāsaḥ pitaraḥ somyāsaḥ2 et de la connaissance inspirée qu’il contient. Ce Mot divin est le satyamantra, cette pensée vraie dont se servent les Angiras pour donner naissance à l’Aurore et faire monter dans les cieux le Soleil disparu. Ce Mot est aussi appelé arká, terme qui signifie à la fois hymne et lumière, et s’emploie parfois pour désigner le Soleil. C’est par conséquent le Mot de l’illumination, le Mot exprimant la Vérité qui a pour seigneur le Soleil, et son jaillissement à partir du siège secret de la Vérité s’accompagne d’une cataracte de lumière, le lâcher par le Soleil de sa troupe de rayons; ainsi lisons-nous en VII-36-1: “Que le Mot, Brahman, s’avance depuis le séjour de la Vérité; le Soleil par ses rayons a relâché alentour les vaches en liberté, pra brahmaitu sadanād ṛtasya vi raśmibhiḥ sasṛje sūryo gāḥ”. Il faut s’en emparer comme on doit s’emparer du Soleil lui-même, et les dieux doivent contribuer à cette acquisition, tout comme ils facilitent celle du Soleil et celle de Svar, arkasya sātau, sūryasya sātau, svarṣātau.

L’Angiras n’est donc pas seulement un pouvoir d’Agni, c’est aussi un pouvoir de prééminence prééminence est appelé à plusieurs reprises l’Angiras, notamment en VI-73-1: “prééminence, le destructeur de la montagne (la caverne des Panis), le premier-né, le détenteur de la Vérité, l’Angiras, le porteur de l’oblation, yo adribhit prathamajā ṛtāvā bṛhaspatir āṅgiraso haviṣmān”. Et en X-47-6, nous trouvons une description encore plus révélatrice de prééminence l’Angiras: “La pensée s’approche de prééminence aux sept rayons, lui qui pense la Vérité, l’intelligence parfaite, lui qui est l’Angiras et à qui on doit rendre hommage, pra saptagum ṛtadhītiṃ sumedhāṃ bṛhaspatiṃ matir achā jigāti ya āṅgiraso namasā upasadyaḥ”. En iï-23-18, où il est question de la libération des vaches et des eaux, prééminence est de nouveau appelé Angiras: “Pour ta gloire la montagne s’est fendue, ô Angiras, quand tu as délivré les vaches et les as fait surgir de leur enclos; avec Indra pour allié tu as expulsé de force, ô prééminence, le flot des eaux qui étaient plongées dans l’obscurité.” Nous pouvons noter au passage comme la résurgence des eaux, que traite la légende de Vritra, et l’émancipation des vaches, que traite la légende des Rishis Angiras et des Panis, vont généralement de paire, Vritra et les Panis étant tous des pouvoirs de l’ombre. Les vaches représentent la lumière de la Vérité, le vrai Soleil de l’illumination, satyaṃ tad... sūryam (3.39.5); les eaux, affranchies de l’obscure étreinte de Vritra, sont appelées tantôt les fleuves de la Vérité, ṛtasya dhārāḥ tantôt svarvatīr apaḥ (5.2.11), les eaux de Svar, le monde solaire lumineux.

L’Angiras est donc avant tout, nous le voyons, un pouvoir d’Agni, cette volonté du voyant; c’est le voyant qui agit par la lumière, avec la connaissance; c’est une flamme de la puissance d’Agni, la grande Force née dans le monde pour être le prêtre du sacrifice et le guide du voyage, la puissance que les dieux, comme dit Vamadéva (4.1.1), établissent ici-bas pour en faire l’Immortel dans les mortels, l’énergie qui accomplit la vaste tâche, arati. L’Angiras est ensuite un pouvoir, ou du moins possède le pouvoir, de lui-même, celui qui pense la Vérité, le sept fois radieux, dont les sept rayons de lumière tiennent ensemble cette vérité qu’il pense, ṛtadhītim, et dont les sept bouches répètent le mot qui exprime la vérité – le dieu dont on dit en IV-50-4 et 5: “lui-même, à l’origine, à sa naissance hors de la vaste Lumière dans le plus haut éther, né sous de multiples formes, avec ses sept bouches et ses sept rayons, saptāsyaḥ saptaraśmiḥ, a par son cri banni les ténèbres. Lui, grâce à son armée, avec le Rik et le Stubh (l’hymne d’illumination. et le rythme qui affirme les dieux), a démoli Vala par son cri.” Cette armée ou cette troupe de Brihaspati, suṣṭubhā ṛkvatā gaṇena, désigne, c’est indéniable, les Rishis Angiras, qui, en se servant du vrai mantra, contribuent à la grande victoire,

On dit aussi d’Indra qu’il devient un Angiras ou en assume la nature: “Puisse-t-il devenir le plus Angiras parmi les Angiras, lui le Taureau chez les taureaux (le taureau figure le pouvoir male ou Purusha, nṛ, les Rayons et les Eaux étant les vaches, gāvaḥ, dhenavaḥ), l’Ami chez les amis, le Détenteur (ou, chantre) du Rik chez les détenteurs du Rik, ṛgmibhir ṛgmī, le plus grand chez ceux qui entreprennent le voyage, (gātubhiḥ les âmes qui progressent en route vers le Vaste et le Vrai); puisse Indra allié aux Maruts, marutvān, nous être favorable” (1-100-4). Les épithètes choisies ici sont bien celles qui caractérisent les Rishis Angiras, et Indra est censé accepter toutes les vertus ou tous les rapports qui constituent l’Angiraséité. De même, en III-31-7, “Lui que la connaissance a le plus illuminé, (vipratamaḥ qui correspond au vepiṣṭho aṅgirasāṃ vipraḥ VI-11-3), devenant un ami (sakhīyan, les Angiras sont amis ou camarades dans la grande bataille), il s’avança (agacchad, sur le chemin découvert par Sarama, cf. gātubhiḥ); la montagne expulsa ce qu’elle portait en son sein, gárbham, pour celui qui s’acquitte bien de sa tâche; puissamment viril, parmi les jeunes (les Angiras, maryo yuvabhiḥ, la jeunesse suggérant en outre l’idée d’une force qui ni ne vieillit ni ne décline), il rechercha la plénitude des richesses et s’en empara, sasāna makhasyan; et ainsi en chantant l’hymne de lumière, arcan, il devint subitement un Angiras.” Cet Indra qui assume toutes les qualités des Angiras est, ne l’oublions pas, le seigneur de Svar, le vaste monde du Soleil ou de la Vérité, qui descend jusqu’à nous avec ses deux radieuses montures, harī – appelées ailleurs sūryasya ketū, les deux pouvoirs solaires de perception ou de vision dans la connaissance –, pour combattre les fils de l’obscurité et faciliter le grand voyage. Si toutes nos conclusions concernant le sens ésotérique du Véda s’avèrent justes, Indra doit être le Pouvoir (indra, le fort, le puissant Seigneur, mais aussi peut-être, le Brillant, cf. indu, la lune, ina, glorieux, le soleil, indh, allumer) du Mental divin, né en l’homme et s’y développant jusqu’à ce qu’il devienne, grâce au Mot et au Soma, intégralement divin. Cette croissance débouche sur la conquête et la croissance de la Lumière, et se poursuit jusqu’à ce que Indra se révèle totalement en tant que seigneur de tous les lumineux troupeaux qu’il voit avec “l’œil du Soleil” (7.98.6), le Mental divin, maître de toutes les illuminations de la connaissance.

En devenant Angiras, Indra devient marutvat, habité ou accompagné par les Maruts, et ces Maruts, dieux lumineux et violents de la tempête et de l’éclair, conjuguant en eux-mêmes la fougue de Vayu, le vent, le souffle, le maître de la Vie, et la force d’Agni, la Volonté du Voyant, sont par conséquent aussi bien les voyants qui agissent avec la connaissance, kavayo vidmanā apasaḥ (1-31-1), que les forces guerrières qui, grâce au pouvoir du Souffle céleste et de l’éclair céleste, renversent les choses établies, les obstructions artificielles, kṛtrimāṇi rodhāṃsi (11-15-8), où se sont retranchés les fils de l’Ombre, et aident Indra à triompher de Vritra et des Dasyus. Dans le Véda ésotérique, ces Maruts semblent représenter les Pouvoirs de Vie qui soutiennent par leurs énergies nerveuses ou vitales l’action de la pensée, alors que la conscience mortelle s’efforce de croître ou de s’épanouir pour atteindre l’immortalité de la Vérité et de la Béatitude. En tout cas, on les voit eux aussi agir en VI-49-11 avec les vertus de l’Angiras, aṅgirasvat: “Ô Maruts, jeunes, voyants, pouvoirs du sacrifice, venez proférer le Mot sur les hauteurs (ou, sur le plan désirable de la terre, ou, sur la montagne, adhi sānu pṛśneḥ, de VI-6-4, qui est probablement le sens de varasyām); pouvoirs grandissants qui vous déplacez bien (sur la voie, gātu) comme l’Angiras,3 contentez (ou, animez) cela même qui n’est pas illuminé (acitram, ce qui ne baigne pas encore dans la lumière moirée de l’aube, la nuit de notre obscurité ordinaire).” Nous retrouvons là les mêmes caractéristiques de l’action Angiras, la jeunesse éternelle et la force d’Agni, agne yaviṣṭha, la possession et l’expression du Mot, la voyance, l’accomplissement de la tâche sacrificielle, le mouvement juste sur le trajet qui conduit, comme nous le verrons, au monde de la Vérité, à la vaste et lumineuse Béatitude. On va même jusqu’à dire des Maruts (10.78.5) qu’ils sont comme “Angiras avec leurs hymnes du Sāma, eux qui revêtent toutes les formes, viśvarūpā aṅgiraso na sāmabhiḥ”.

Tout cela, ce mouvement et cette action, l’arrivée d’Usha, l’Aurore, le rend possible. Usha est, elle aussi, appelée aṅgirastamā et même indratamā. Le pouvoir d’Agni, le pouvoir Angiras, se manifeste également dans l’éclair d’Indra et dans les rayons de l’Aurore. On peut citer deux passages éclairant cet aspect de la force Angiras. Le premier est VII-79-2 et 3: “Les Aurores font resplendir leurs rayons aux confins du ciel, elles peinent comme des hommes attelés à une tâche; tes vaches (rayons) font fuir l’obscurité et répandent la Lumière comme un soleil qui tend les bras. Usha est devenue (ou, apparue) toute pleine du pouvoir d’Indra, indratamā, comblée de richesses et, pour faciliter notre voyage (ou, pour notre bien et notre félicité), elle a donné naissance aux inspirations de la connaissance; la déesse, fille du Ciel, toute pleine d’Angiraséité, aṅgirastamā, a disposé ses richesses pour celui qui fait du bon travail.” Ces richesses qu’Usha possède en abondance ne peuvent être que celles de la lumière et du pouvoir de la Vérité; imprégnée du pouvoir d’Indra, le pouvoir du Mental divin illuminé, elle véhicule ses inspirations, śravāṃsi, qui nous conduisent à la Béatitude et, portant en elle le pouvoir Angiras radieux et flamboyant, elle étale et distribue ses trésors, pour ceux qui accomplissent bien l’Œuvre et ainsi progressent correctement sur le chemin, itthā nakṣanto naro aṅgirasvat (6.49.11 ).

Le second passage se trouve en VII-75-1 à 3: “L’Aurore, née du Ciel, s’est étendue en haut (a déchiré le voile de l’obscurité) par la Vérité et elle avance manifestant le Vaste, mahimānam; elle a ôté le voile des blessures et de l’obscurité, druhas tamaḥ, et des désagréments; toute pleine du pouvoir Angiras, elle révèle les itinéraires (du grand voyage). Aurore, éveille-toi pour nous aujourd’hui, inaugure le voyage vers la vaste béatitude, mahe suvitāya, grandis (tes richesses) pour un vaste état de jubilation; établis en nous une glorieuse félicité de brillance variée, citram, pleine de la connaissance inspirée, śravasyum, ô toi. Déesse (ou, divine et) humaine dans les mortels. Voici les lueurs de l’Aurore splendide qui apparaissent, éclatantes et moirées, citrāḥ, immortelles; donnant naissance aux activités divines elles se propagent, comblant les désirs des mondes du milieu, janayanto daivyāni vratāny āpṛṇanto antarikṣā vyasthuḥ.” Nous retrouvons une fois de plus le pouvoir Angiras associé au voyage, dont on révèle le cheminement en supprimant l’obscurité et en apportant les radiances de l’Aurore; les Panis représentent les souffrances, (druhaḥ les blessures ou ceux qui blessent) infligées à l’homme par les pouvoirs du mal, l’obscurité est leur caverne; le voyage est celui qui conduit à la félicité divine et à l’état de béatitude immortelle, en enrichissant chez nous lumière, pouvoir et connaissance; les splendeurs immortelles de l’Aurore – qui font naître en l’homme ces mécanismes célestes transmis ensuite aux activités de la région intermédiaire située entre la terre et le ciel, c’est-à-dire le fonctionnement de ces plans vitaux gouvernés par Vayu, qui relient notre être physique à notre être mental pur – pourraient bien être les pouvoirs Angiras. Car eux aussi acquièrent et maintiennent la vérité en “gardant intacts les mécanismes divins, amardhanto devānāṃ vratāni” (7.76.5). Telle est en vérité leur fonction, amener l’Aurore divine dans la nature mortelle, si bien que, prodiguant ses richesses, la déesse puisse être là, visible, à la fois divine et humaine, devi marteṣu mānuṣi (7.75.2), “la Déesse faite homme dans les mortels”.

 

1 Pour désigner un état nous avons agra, premier, sommet, et le grec agan excessivement; pour désigner un sentiment le grec agapē, amour, et probablement le sanskrit aṅganā, femme; pour désigner un mouvement et une action, il y a plusieurs mots en sanskrit, grec et latin.

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2 Tel est, semble-t-il, le sens du mot Brahmana dans le Véda. Il ne veut certainement pas désigner la caste des Brahmanes ou le métier de prêtre; les Ancêtres ici sont autant guerriers que sages. Les quatre castes ne sont mentionnées qu’une fois dans le Rig-Véda, dans cette composition profonde mais tardive qu’est le Purusha-Sukta (10.90).

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3 Il faut signaler que Sayana avance ici l’idée qu’Angiras signifie les rayons mouvants – de aṅg, se mouvoir – ou les Rishis Angiras. Si le grand érudit avait su pousser plus hardiment ses conceptions jusqu’à leur conclusion logique, il aurait anticipé les principes majeurs de la théorie moderne.

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