Satprem
Mère
ou Le Matérialisme Divin
Volume 1
à Elle
que notre aspiration
ait le pouvoir de révéler
ce qui est caché
et de manifester l’inattendu
S.
Table des matières
Première Partie La quête de la vraie matière
3. Les ailes et les voyages de la Shakti
4. De la musique et des couleurs
5. D’autres mondes et d’autres corps
La clarification de la matière
8. Tlemcen (1) Les Portes du Possible
9. Tlemcen (2) Aux confins de l’évolution
11. De l’infini à l’infinitésimal
Deuxième Partie Le chemin qui descend
16. Une seule petite cellule pure
19. La première manche 1926-1950
Première Partie
La quête de la vraie matière
La Mère et moi, nous sommes un en deux corps.1
Sri Aurobindo
17 novembre 1973, 19h 25. Elle est partie.
Les médecins l’ont déclarée morte – ils étaient trois.
Pas d’erreur.
Elle est partie.
Et pourtant…
Son visage était si mince, si blanc – oh! pas la béatitude, pas la «paix des morts»: une concentration féroce sur ce visage. Elle qui avait toutes les béatitudes et toutes les libérations de l’âme. Une concentration écrasante comme si ses deux yeux étaient fixés sur… quoi? – l’Énigme – inexorables, sans vaciller, sans un frémissement, droits comme une épée pour entrer au cœur du Mensonge. La mort est un Mensonge, disait-elle. Nous avons mis dans notre tête et dans notre volonté de vaincre cet accident.2
Que s’est-il passé? Ou peut-être: que se passe-t-il?
Que regardait-elle avec ses deux yeux clos, elle qui disait: Je vois mieux les yeux fermés que les yeux ouverts?
Ils me croiront morte parce que je ne peux plus bouger et que je ne peux plus parler… Mais toi qui sais, tu leur diras…
Tu leur diras…
Le plus vieux mystère depuis que l’homme existe, le plus puissant secret depuis la vieille Égypte et avant, dans la nuit des temps, depuis que l’homme meurt. Au fond, tant qu’il y a la mort, disait-elle simplement, les choses finissent toujours mal.3 Toujours mal, on peut chanter, peindre, poétiser, faire des religions (et au fond, c’est pour cela qu’on fait des religions) et philosopher (et c’est aussi pour cela qu’on fait des philosophies), ça finira toujours par cette remise en question radicale qui frappe de futilité tous nos efforts et nos plus belles chansons. Voilà quelques millions d’années que nous remettons aux races futures le soin, et l’espoir, de ramasser ces lauriers – ah! plus tard – et nous continuons la vaine chanson en attendant l’heure d’ouvrir, nous aussi, nos deux yeux sur l’Énigme. Enlevons cet accident et tout change: les religions, les philosophies, les chansons, la vie. C’est le seul événement radical du monde. C’est ce qui change tout et ce qui détermine tout. C’est presque comme si c’était la question que l’on m’a donnée à résoudre, disait-elle1.
Tu leur diras…
Le plus extraordinaire secret dont nous ne savons même pas bien démêler tous les fils – et pourtant tous les fils sont là, tout est là, dans cette prodigieuse épopée, cet Agenda secret de Mère où sont notées pas à pas les expériences d’une nouvelle transition terrestre. Mais il ne suffit pas de dire les secrets, pas plus que les mantra tantriques: il faut les faire entrer dans la substance, il faut le petit déclic qui les rend vivants, et puissants et agissants – il faut entrer dans l’expérience de Mère. Il faut aller à elle comme à la découverte de ce qui va révolutionner la vie. Tant que nous n’aurons pas fait la révolution de la mort, nous n’aurons pas fait un atome de révolution dans le monde, même en mettant bout à bout toutes nos bombes et nos kilomètres de bibliothèques et d’équations. Nous pouvons faire sauter la planète et rien, exactement, ne sera changé – nous irons faire des soustractions et des divisions ailleurs, sur d’autres terres, et on recommence d’acides aminés et molécules jusqu’à quelque autre Prix Nobel d’aucune Paix. Car rien ne change tant que ça n’est pas changé. Nous voulons faire ce changement-là, disait-elle.
Et elle est partie…
Ou quoi? Quel est le mystère de la «mort» de Mère?
Sri Aurobindo est parti sans nous dire son secret, nous a-t-elle dit un jour. Mais peut-être a-t-elle laissé son secret, elle, qui nous permettra de retrouver le secret de Sri Aurobindo, parce que c’est le même. Quand nous saurons ce que faisait l’un, nous saurons ce que faisait l’autre – pas de la philosophie, en dépit des trente-quatre volumes qu’il a laissés: de l’évolution vivante, ou plutôt une révolution vivante. Une révolution qui est toujours en cours. Ils sont venus, l’un et l’autre, pour faire cette révolution-là, ce nouveau pas de l’évolution ou ce nouvel état – un état sans mort – qui est pourtant autre chose que l’immortalité physique, parce que l’immortalité est simplement l’envers de notre mortalité, ou plutôt sa continuation glorifiée moins une tombe – une révolution si totale de la vie que la racine même de la mort ne peut plus y pousser et que la vie et la mort se transforment en… autre chose.
Faisons le bilan.
Pouvons-nous espérer que ce corps, qui est maintenant notre moyen de manifestation terrestre, aura la possibilité de se transformer progressivement en quelque chose qui pourra exprimer une vie supérieure, ou est-ce qu’il faudra abandonner cette forme totalement pour entrer dans une autre qui n’existe pas encore sur la terre?… Est-ce qu’il y aura une continuité ou est-ce qu’il y aura une brusque apparition de quelque chose de nouveau? Y aura-t-il un passage progressif entre ce que nous sommes maintenant et ce que notre esprit intérieur aspire à devenir, ou est-ce qu’il y aura une rupture, c’est-à-dire que nous serons obligés de laisser tomber cette forme humaine actuelle pour attendre l’apparition d’une forme nouvelle – apparition dont nous ne prévoyons pas le procédé et qui n’aura aucun rapport avec ce que nous sommes maintenant?4
C’était à la fin de 1957, juste un an avant qu’elle se retire dans la grande expérience – dans l’inconnu dangereux, disait-elle – quinze ans avant ce 17 novembre 1973 fatidique. Que s’est-il passé pendant ces quinze années? A-t-elle trouvé le «procédé»?
Et encore cette question: Est-ce que l’espèce humaine sera comme certaines espèces qui ont disparu de la terre?5
On l’a descendue de sa chambre. On l’a posée sur une chaise-longue couverte de satin blanc. Des gens et des gens ont défilé devant elle dans le vrombissement des ventilateurs, sous des plaques de zinc allumées d’or, brûlantes – de quoi décomposer un corps à toute vitesse. On a soigneusement tout arrangé pour que la Mort fasse son œuvre aussi vite que possible, elle qui disait: Il faut laisser ce corps en paix… qu’on ne se dépêche pas de le mettre dans le trou… parce que même après que les docteurs auront déclaré qu’il est mort, il sera conscient, les cellules sont conscientes – il le saura, il le sentira, et ce sera ajouter encore une misère à toutes celles qu’il a eues. Puis elle se reprenait: Ça a l’air bête de faire des histoires, il vaut mieux ne lien dire.
On l’a mise dans le trou, dans un cercueil en bois de rose, près de Sri Aurobindo. Elle était à demi assise dans son cercueil parce que son dos était trop voûté, par trop de peines peut-être – j’étais toute la douleur du monde… sentie ensemble. Lentement, le couvercle s’est baissé sur sa tête; il y avait juste encore un rayon de lumière sur sa nuque. Elle regardait toute seule, le visage penché sur sa poitrine. Regardait quoi?
Puis le couvercle s’est posé sur sa tête – la nuit. La nuit ou quoi? On a mis 25 vis dans son cercueil.
Elle a quatre-vingt-quinze ans. Elle s’est battue comme un lion, jusqu’au bout. Mais où est le bout?
Dehors, c’est la deuxième guerre d’Israël. Novembre 1973. On vient de fermer le robinet de pétrole pour la première fois – un tout petit robinet. Les commandos palestiniens font la fusillade à Khartoum, à Athènes, à Fiumicino. C’est le coup d’État en Afghanistan, le coup d’État au Chili, le terrorisme irlandais. Les étudiants manifestent à Barcelone, à Bangkok, en Grèce. C’est la révolution culturelle en Libye, la révolution culturelle en Chine. Les sécheresses du Sahel, la dévaluation du dollar, Watergate. C’est la quinzième bombe nucléaire chinoise, la cinquième explosion française. Nous y sommes, c’est le dernier quart du xxe siècle. La mort de Picasso, aussi. La mort d’un monde, peut-être. Ou le commencement d’autre chose.
Même ceux qui l’entouraient commençaient à gronder. Elle était si seule.
C’était 23 ans après le départ de Sri Aurobindo.
Et nous entendons encore les paroles prophétiques de Sri Aurobindo:
Un jour viendra peut-être où elle devra rester sans aide
Sur une crête dangereuse du destin du monde et du sien
Portant l’avenir de la terre sur sa poitrine toute seule
Portant l’espoir de l’homme dans un cœur déserté
Pour conquérir ou échouer sur une dernière frontière désespérée
Seule avec la mort et proche du bord de la disparition
Laissée à son unique grandeur en cette dernière terrible scène
Elle devra traverser seule un périlleux pont du temps
Et toucher un paroxysme du sort du monde
Où tout est gagné pour l’homme, ou perdu6
Ils grondaient. Mais c’est le monde qui gronde, tout entier, comme si l’on avait jeté dedans quelque chose qui avait produit une ébullition de fureur partout. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’une révolte humaine pour mieux vivre, mieux être – même ce mieux-là ne vaut rien! disait-elle. Il ne s’agit pas de mettre un peu plus de socialisme ici, de démocratie là, de justice ou de fraternité – même cette fraternité-là est une fraternité de la mort. Pas de replâtrer l’édifice ni de réparer un robinet de pétrole – demain le robinet fuira ailleurs, c’est la grande fuite partout. C’est le soir rouge de l’Occident7, celui que Sri Aurobindo voyait déjà il y a cinquante-trois ans, quand nous triomphions de toutes nos sciences et nos découvertes. Il n’y a rien à découvrir, que nous-mêmes! Il n’y a pas de super-pouvoir, qu’en nous-mêmes, pas d’autre source d’énergie nouvelle, que dedans! C’est ce qu’on est en train de marteler sur la tête de la terre, c’est ce quelque chose qu’on a «jeté dedans», cette «Force Supramentale» qui pousse, pousse pour qu’on trouve le vrai secret de la Matière, le vrai pouvoir, la vraie vie sans mort, la vraie fraternité sans fusillade, la justice sans guillotine et des hommes maîtres de leur destinée – ou d’autres hommes. Il y a d’immenses périodes où les choses se préparent – le passé s’épuise, l’avenir se prépare – et ce sont d’immenses périodes, neutres, ternes, où les choses vont se répétant, se répétant, et ça a l’air de devoir être toujours comme cela. Et puis, tout d’un coup, entre deux périodes comme cela, le changement se produit. Comme le moment où l’homme est apparu sur la terre. Maintenant c’est quelque chose d’autre, un autre être.
A-t-elle échoué, a-t-elle trouvé le «procédé», le passage à l’autre être?
Il y a plus de secrets dans cette «mort» qu’on ne le croit.
Il y a le secret de l’avenir.
Un difficile secret dont nous nous approchons avec une prière sur les lèvres et un tremblement dans le cœur. Peut-être était-ce comme cela que le premier homme dans sa clairière s’approchait d’une pensée redoutable. Mais le secret du prochain monde n’est pas dans une pensée, il est supra-mental, il se déroule dans le fond du corps, à ce nœud de vie-mort où, pour la première fois, quelque chose a balbutié dans la Matière – dans les cellules d’un corps, à la frontière de la biologie et de la prière. Ce n’est pas un secret à «comprendre», c’est une épreuve du feu, parce que, comprendre, pour la Matière, c’est pouvoir. Un pouvoir qui se trouve juste à cet étroit point d’embrassement de la vie et de la mort, là où les cellules sortent du vieux code génétique pour entrer dans la loi du prochain règne. C’est une transmutation nouvelle, plus difficile que celle de la chenille. La transmutation du prochain âge. Trouver le secret, c’est pouvoir faire. C’est se tenir droit devant la mort, droit devant la vie, là où cette mort s’éteint et où cette vie s’éteint – ou bien s’allume dans une autre vie physique, qui n’est plus la vie ni la mort, mais autre chose. Peut-être la vie divine. Une autre clairière. Un redoutable passage.
Tu leur diras…
C’est ce passage que nous allons tenter de faire ensemble, à tâtons dans la grande forêt vierge de Mère. Et peut-être, au bout, dans la clairière du prochain monde, avec les yeux du prochain être, trouverons-nous ce que cherchait Celle qui disait: Je suis en route pour découvrir l’illusion qu’il faut détruire pour que la vie physique puisse être ininterrompue.
Et qu’on ne s’y trompe pas, la découverte n’est pas là – elle est à FAIRE.
Peut-être même faut-il que beaucoup la fassent pour qu’elle puisse se faire vraiment.
Alors peut-être retrouverons-nous Mère comme si elle n’était jamais morte.
Et la profonde fausseté de la mort8 s’évanouira.
Deer House, Nandanam
6 janvier 1975
Cette grande forêt vierge de Mère, elle a commencé bien tôt. Elle est pleine de détours inattendus, et de cascades et de fourrés profonds. On ne sait pas bien s’il faut aller à droite ou à gauche, et peut-être faut-il aller partout, dans tous les sens – peut-être n’y a-t-il pas de chemin dans la grande forêt de Mère, ou tout est le chemin. Il commence partout, il finit partout, parce que chaque brin d’herbe contient peut-être tout. On se promène, c’est très amusant, disait-elle.
J’étais en train de me promener dans toutes les constructions humaines, nous racontait-elle à la suite d’une vision qu’elle venait d’avoir – parce qu’elle voyait tant de choses, cette Mère, partout, à travers tout, vivre avec elle c’était voir le monde avec des yeux inattendus, comme si on ne l’avait jamais vu, et comme nul Picasso ou super-Picasso ne pourra l’imaginer jamais, qui d’ailleurs était son cadet de trois ans –, je me promenais dans toutes les constructions humaines, mais pas les constructions ordinaires: les constructions philosophiques, religieuses, spirituelles… et c’était symbolisé par d’immenses bâtiments – immenses – qui étaient tellement hauts… on aurait dit que les hommes étaient hauts comme le bord de ce tabouret, tout petits, par rapport à ces immenses choses. Et je me promenais là-dedans et chacun arrivait en disant: «J’ai le vrai chemin.» Alors j’allais avec lui jusqu’à une porte, qui était ouverte et à travers laquelle on voyait un immense paysage, et juste quand on arrivait à la porte, elle se fermait!… J’étais vraiment amusée, je me disais: «C’est vraiment amusant!» N’est-ce pas, quand ils parlaient, on voyait à travers une porte des immensités devant soi, la pleine lumière, c’était superbe. Et alors j’allais avec cette personne vers la porte et… fermée. C’était vraiment intéressant.
Et il y en avait, il y en avait, et il y avait des gens, il y avait toujours de nouvelles personnes: tantôt des hommes, tantôt des femmes, tantôt des jeunes, tantôt des vieux, et de tous les pays possibles – ça a duré très longtemps.
Et je me souviens qu’à l’un d’eux, j’ai dit: «Oui, tout cela, c’est très bien, mais ce n’est pas de la vraie nourriture, ça vous laisse affamé.» Alors il y en avait un qui était… je ne sais pas de quel pays: il avait une robe foncée, il avait des cheveux noirs, une figure un peu ronde (c’était peut-être un Chinois, je ne sais pas), il m’a dit: «Oh! pas avec moi! goûte-moi ça», et il m’a donné quelque chose à manger – c’était absolument épatant, oh! c’était excellent, je mordais ça. Alors je l’ai regardé, puis j’ai dit: «Oh! tu es habile… Montre-moi, montre-moi ton chemin.» Il m’a dit: «Je n’ai pas de chemin.»
Alors nous allons tâcher d’être aussi sage que ce Chinois, et de ne pas découper Mère en petites tranches académiques: Nous avons toujours besoin de mettre une boîte dans l’autre, une boite dans l’autre! Et elle riait, parce qu’elle riait toujours – sauf ces dernières années peut-être, et encore – et nous trouvait abominablement sérieux. Il y a toujours en moi quelque chose qui rit, depuis toute petite. Qui voit toutes les catastrophes, qui voit toutes les souffrances – qui voit et qui ne peut pas s’empêcher de rire, comme on rit de quelque chose qui prétend être et qui n’est pas. Oui, déjà elle était à la chasse d’une certaine illusion qu’il faut détruire pour vivre la vraie vie – et peut-être la plus tenace et la plus chérie des illusions est-elle notre amour de la souffrance et du tragique. Nous protesterons, mais c’est tout de même vrai.
Nous irons donc «au hasard» dans la grande forêt de Mère, sans négliger aucun sens ni détour, parce que le sens est peut-être partout et que nous ne savons pas très bien ce qui fait ou ne fait pas partie du chemin sans chemin, ni si la fin n’est pas au commencement, dans une histoire d’enfant.
Quand nous aurons couru la grande forêt, alors nous verrons peut-être se dessiner des lacs, des montagnes, des courbes de niveau, mais à vrai dire, ce qui est intéressant, c’est de marcher.
Mais enfin, pour l’instant, elle ne s’appelle pas encore «Mère», cette petite Parisienne qui allait vivre quarante ans de sa vie à Paris (trente-huit exactement), elle s’appelle seulement Mirra (avec deux r) et elle est entourée d’une étrange tribu cosmopolite.
Nous pouvons aussi bien commencer par la grand-mère, parce qu’il y a quelque chose de pétillant, là, et de très amusé, qui rappelle bien un certain aspect de Mère. Elle s’appelle Mira Ismaloun (avec un seul r) et elle est née au Caire en 1830. Ce n’est peut-être pas un hasard que Mère ait ses racines dans cette ancienne terre d’Égypte – mais elle a beaucoup de racines, Mère, de très vieilles racines, peut-être partout. J’ai des millions d’années et j’attends…, disait-elle ces dernières années, avec un regard qui semblait porter le monde et toute la résistance de ses enfants terrestres. Et nous nous souvenons de cette émouvante étude de Walter Pater sur Mona Lisa, avec laquelle Mère avait d’étranges affinités et un certain sourire: «Elle est plus vieille que les rocs au milieu desquels elle est assise… Elle est morte bien des fois et elle a appris le secret des tombes.»1 Mais les Ismaloun venaient aussi de la vieille Hongrie ouralo-altaïque, et le père de Mira Ismaloun, Saïd Pinto, bien qu’Égyptien, plongeait ses racines en Espagne. Des vents divers ont soufflé sur ce berceau, et ceux de l’Oural se mêlaient aux mystères de la Vallée des Rois et à la fougue ibérienne. En fait, ce ne sont pas vraiment des hommes qui ont veillé sur le berceau de Mère, mais des femmes: une lignée de maîtresses-femmes.
Nous sommes donc au temps de Méhémet-Ali, le canal de Suez n’est pas encore percé, les armées du Pacha se rebellent contre le joug de l’empire ottoman; c’est une Égypte féodale qui affronte le monde moderne et se souvient encore de Bonaparte. Mais le souffle de Bonaparte avait peut-être laissé quelque chose dans l’air, car Mira Ismaloun aura vite fait, elle aussi, de secouer le carcan. Elle se marie bien sagement à un banquier, à l’âge de treize ans, comme de coutume alors, après avoir rencontré son fiancé dans un bateau sur le Nil: «Il m’offrit un diadème de grande valeur et un petit panier de fraises», raconte-t-elle dans ses «Mémoires», car elle a laissé des mémoires, aussi charmants et cocasses qu’ils sont brefs, dictés à son petit-fils, le gouverneur Alfassa, à l’âge de 76 ans, en français. Et à vingt ans elle s’embarquait pour l’Italie, avec une certaine audace si l’on se souvient de l’abjecte situation des femmes au Moyen-Orient il y a plus d’un siècle: «Je ne parlais que l’arabe, je portais mon costume égyptien et je voyageais seule avec mes deux enfants et une bonne, mon mari était resté en Égypte… [le mari était toujours entre parenthèses.] Je fus la première Égyptienne à me hasarder à quitter ainsi l’Égypte.» Et de noter tout de même: «Je fus trouvée fort belle dans mon costume égyptien bleu de ciel, tout brodé d’or et de perles fines.» Elle portait aussi «un petit tarbouch posé très bas, avec un grand gland d’or… mais j’ignorais la langue, aussi je me promis de vite l’apprendre.» Ce qui fut vite fait, ainsi que le français, car Mira Ismaloun était décidément un personnage peu ordinaire; puis elle faisait la connaissance du Grand Duc, «qui m’envoyait des fleurs tous les jours, ainsi que Rossini le compositeur», et elle ajoute avec une ingénuité où la coquetterie se mêle à l’humour: «quoique très sage, et même sévère, j’étais sensible à tous ces hommages.»
C’était vers 1850.
Nous ne savons pas si elle était vraiment sévère, mais elle comprenait bien la vie, elle l’aimait tout bonnement et elle était déjà dotée d’un esprit très universel pour lequel les petites frontières patriotiques semblaient de vaines et encombrantes inventions. Elle laisse son fils aîné en pension à Vienne, fait le va-et-vient entre le Caire et l’Europe, largue un deuxième, puis un troisième fils au Collège Chaptal à Paris: «J’étais une enthousiaste de Paris, et de nature et de caractère original il me semblait très admissible de circuler partout avec Elvire [sa fille aînée, pourvue d’un nom bien égyptien comme on le voit], mais comme ma mise était plutôt élégante et assez voyante, j’étais partout très remarquée.» Mais que l’on ne s’y trompe pas, Mira Ismaloun n’était nullement évaporée, elle lisait Renan, Taine, Nietzsche, Darwin, elle était douée d’un remarquable équilibre, comme Mère, et savait joindre les contraires: «Une de mes lignes de conduite les plus invariables a été de maintenir sans cesse en équilibre réciproque le cœur et la tête afin d’éviter par là de me laisser entraîner aux excès de l’un ou de l’autre… Quant à mes finances, j’ai grand soin d’équilibrer mes recettes et mes dépenses.» Elle eut donc la géniale idée de joindre l’utile à l’agréable en découvrant que ces pauvres princesses d’Égypte mouraient d’envie de connaître Paris dans leur harem; elle leur apportait donc les dernières toilettes de chez Worth, des bijoux de la rue de la Paix, des parfums et des chroniques, qui subvenaient à toutes ses extravagances. «Partout où je passais, j’étais reçue et fêtée comme une reine, mon air imposant, ma conduite sévère, mes toilettes éclatantes et mes dépenses me faisaient un véritable piédestal.» Mais elle rapportait aussi des portraits, car les petites princesses avaient bien envie d’avoir leur tête peinte à l’huile par les meilleurs peintres de Paris, avec tous les bijoux, et bien ressemblants à la photographie. Et c’est ainsi que Mira Ismaloun fit la connaissance du Tout-Paris des peintres et de l’atelier de Viénot et Édouard Morisset qui sera le père du futur mari de la jeune Mirra.
La largeur d’esprit de Mira Ismaloun ne s’arrêtait pas aux frontières; elle ne s’encombrait pas non plus de religions, qu’elle trouvait probablement aussi étroites que les patries, mais elle laissait chacun là où il se plaisait. S’étant aperçue que sa fille aînée, Elvire, avait été convertie à la foi catholique par une femme de chambre très convaincue, non seulement elle ne lui fit aucun reproche, mais elle se mit en demeure de lui trouver un mari doté de la même religion, puisque cela lui faisait plaisir: «J’ai été la première en Égypte, note-t-elle, qui laissât sa fille épouser un catholique (et un Italien par-dessus le marché, c’est nous qui l’ajoutons), c’était très mal vu dans notre milieu et je fus critiquée; même, certains membres de la famille m’en tinrent rigueur pendant quelque temps.» Et elle ajoute, parce que le joli côté ne lui manquait jamais: «Le mariage fut civil et se passa au consulat d’Italie; c’était une cérémonie tout à fait jolie et intime et j’y portais une robe en faille gris perle magnifique… Après cette cérémonie, Elvire, son mari et leurs témoins allèrent à l’église et je fis semblant de l’ignorer. Très large dans mes idées, je m’en suis toujours trouvée très bien.»
Elle demeure tout de même suffisamment en Égypte pour assister à l’inauguration du canal de Suez: «Monsieur de Lesseps vint me chercher avec une escorte à cheval» (nous ne savons pas qui elle ne connaissait pas, cette étonnante grand-mère) et laisse sa deuxième fille, Mathilde, qui sera la mère de Mère, se marier à Alexandrie à son choix. C’était en 1874. «Le mariage a été célébré en grande pompe dans le palais du gouvernement; le Vice-roi et les Ministres y assistaient. J’avais une robe magnifique et l’on me trouvait plus belle que ma fille.» Finalement, cette petite Arabe qui montait à l’assaut de Paris avec son pourpoint bleu de ciel et son tarbouch posé bas, qui lisait De l’origine des espèces et mettait sens dessus dessous le Grand Hôtel, se retire à Nice et passera les dernières années de sa vie à circuler entre la Méditerranée et «les rives calmes du lac de Genève»: «Après avoir fréquenté les fêtes et les théâtres, parcouru les grandes capitales et les villes d’eaux, vécu dans l’intimité de personnes célèbres… après avoir mené cette grande existence où je n’avais d’autre souci que d’administrer mes affaires et de satisfaire, sinon mes caprices, du moins les désirs légitimes d’une belle vie, j’eus la sagesse de me résigner à plus de modestie et de tranquillité…» Son mari l’accompagnait «généralement», note-t-elle simplement. «Il avait un culte pour moi», ce qui ne nous étonne pas.
Mais le plus surprenant dans cette vie impétueuse et irrésistible, impatiente de toutes les frontières, et qui pourtant sortait de la vallée du Nil, c’est qu’un cri lui échappe soudain, au bout de ce périple mouvementé, comme si toutes les limites lui semblaient inacceptables, y compris celles de la mort: «À 76 ans, à vrai dire, je n’aime guère la vieillesse, je trouve encore la vie belle… et je m’écrie avec Goethe: “Par-delà les tombeaux, en avant!”»
Il y avait une graine, là.
Avec Mère, c’est un autre rythme: profond, vaste, silencieux – mais intrépide. Et il fallait bien de l’intrépidité pour s’aventurer là où elle est allée.
Une statue de passion et d’invincible force
Un absolu de volonté impérieuse et douce
La tranquillité et la violence des dieux
Indomptable et immuable2
Elle est née à Paris un 21 février 1878. C’est l’explosion de lumière des Impressionnistes. Monet, Degas, Renoir, elle les connaîtra tous: J’étais la benjamine. César Franck était en train de composer ses Béatitudes, Rodin achevait son Âge d’Airain. C’est la douce ironie d’Anatole France, qu’elle connaîtra aussi. Jules Verne avait déjà terminé son Tour du monde en quatre-vingts jours. Sri Aurobindo avait six ans, là-bas, à dix mille kilomètres. Un an après, en 1879, il débarquera en Angleterre pour y passer quatorze ans.
Elle habitait au 62 bd Haussmann dans un immeuble maintenant disparu, à côté de l’ancien magasin du Printemps. Elle y restera jusqu’à l’âge de huit ans. Ce n’était guère le cadre de Mère; en fait ce ne sera guère son cadre avant longtemps, si tant est qu’elle en ait jamais eu un. Mathilde, sa mère, était née à Alexandrie où elle avait épousé quatre ans plus tôt, en grande pompe, nous l’avons vu, à l’âge de dix-sept ans, un jeune banquier peu fortuné qui était Turc, Maurice Alfassa, né à Andrinople en 1843. Mais c’était elle, la maîtresse-femme, d’un genre bien différent de la savoureuse grand-mère: une barre de fer, disait simplement Mère.
Les apparences trompent. Nous avons tendance à penser celle-ci torrentueuse et celle-là raide et autoritaire, comme des pôles opposés, mais c’est un même courant qui passe et qui se dépense en colorations variées – l’important est que le courant passe. Et il passait! C’est ce qu’en Inde on appelle la Shakti, la force créatrice. Mathilde autant que Mira Ismaloun était une fameuse shakti, mais toute reportée sur le progrès humain et la volonté de perfection: Il faut que mes enfants soient les meilleurs du monde. Ce n’était pas une ambition, je ne sais pas ce que c’était, raconte Mère. Et elle avait une volonté! Ma mère avait une volonté formidable! comme une barre de fer. Quand elle avait décidé, c’était décidé; même si quelqu’un était là en train de mourir, elle n’aurait pas bougé. Alors elle avait décidé: «Mes enfants seront les meilleurs du monde»… Et ça a suffi. Dans cette sorte de pénombre où se meuvent les êtres humains, cette volonté de perfection faisait une petite étincelle brillante comme un diamant, et cela a suffi à attirer la présence de Mère – car les êtres se meuvent selon d’autres lois qu’il nous semble et nous allons dehors comme des pantins, tandis que, derrière, d’autres yeux voient et se meuvent assurément comme la luciole attirée par son rayon semblable. Mais Mathilde n’avait rien à voir avec une luciole, ni Mère.
D’abord Mathilde avait trouvé insupportable les pompes de la Cour d’Égypte autant que le carcan social qu’on imposait aux femmes d’alors, mais au lieu d’en sourire et de passer dessus comme une reine à la façon de Mira Ismaloun, et d’en profiter, elle a tout cassé. Un beau jour, au grand scandale des bonnes gens, la jeune Mathilde a refusé de faire sa révérence au khédive, trouvant sans doute que c’était contraire à la dignité humaine. Elle a dû plier bagage. Elle avait vingt ans et un jeune bébé, Mattéo (un nom italien à Alexandrie, on se demande pourquoi), qui sera le frère aîné de Mère et son intime ami. Il y avait dix-huit mois entre eux: il était né le 13 juillet 1876 à Alexandrie. Et c’est ainsi que Mathilde débarque à Paris en 1877, sans doute parce qu’il était dit que Mère devait naître sur la terre de France.
Elle sera communiste aussi, à une époque où les jeunes filles bien élevées tricotaient leur trousseau. Et elle restera communiste jusqu’à l’âge de quatre-vingt-huit ans où elle trépassera, parce qu’elle l’avait mis dans sa tête. Pourtant il y a une histoire, à rebours: Mathilde avait un poulailler et elle vendait les œufs de ses poules pour améliorer son budget, lorsqu’un jour un audacieux contrôleur des contributions s’est mis dans la tête, lui aussi, de lui faire payer des taxes, non seulement sur ses œufs, mais sur tout l’arriéré des œufs qu’elle avait pu vendre – elle n’a jamais compris. «Mais enfin ce sont mes poules!» Nous ne savons pas ce qu’en aurait dit Karl Marx, ni si le communisme de Mathilde avait grand-chose à voir avec quelque orthodoxie, elle qui abominait les orthodoxies, ou n’en aimait que le premier mot: droit, aller droit, et pas d’histoires.
Ça allait rondement au boulevard Haussmann. Non pas que Mathilde manquât de culture, elle était au contraire très cultivée, cette jeune alexandrine, au moins autant que la grand-mère admiratrice de Goethe, et elle était bien plus intellectuelle, mais elle prenait la vie comme un théorème de mathématique en perpétuelle démonstration rigoureuse: il fallait que la vie soit exacte et tende imperturbablement vers quelque asymptote idéale, qui n’était pas Dieu, parce qu’elle était parfaitement athée, il va de soi, mais le triomphe de la perfection de l’Homo sapiens. Mirra en prendra une graine, et elle ira par-delà. Pourtant ce n’était pas Mathilde, le mathématicien de la maison, mais le père, Maurice Alfassa: Mon père était un mathématicien de premier ordre, dira Mère, mais un banquier moins habile sans doute (le pauvre homme, cela ne devait pas l’amuser beaucoup) et les finances de la maison n’étaient pas toujours brillantes. Les Alfassa n’étaient pas pauvres, il s’en faut, et ils auraient pu faire appel à la riche grand-mère (plus si riche, d’ailleurs, car elle était affublée de quatre fils «tous plus prodigues les uns que les autres»), mais ce n’était certainement pas conforme à la dignité Spartiate de Mathilde. On marchait donc à la cadence, boulevard Haussmann; même le fils, Mattéo, sortira de l’École Polytechnique. Mère aura une base solide et rigoureuse d’où les imaginations étaient bannies comme des gaspillages de temps, les religions proscrites comme «une faiblesse et une superstition», et les phénomènes de l’invisible violemment repoussés: «Tout ça, ce sont des maladies cérébrales», disait Mathilde. Un point, c’est tout. Et que l’on n’y revienne pas. C’était une bénédiction déguisée, car sans cette armature impitoyablement matérialiste, la petite Mirra aurait peut-être moins bien supporté l’avalanche d’expériences étranges qui allait s’abattre sur elle dès les premières années. Simplement, elle ouvrira ses grands yeux, regardera tout ça délicatement comme on prend un insecte sous la loupe, et elle n’en soufflera mot à personne, et surtout pas à sa mère, qui l’aurait conduite instantanément chez le plus proche médecin.
Un milieu obscur, dira Mère. Une mère ascétique et stoïque. On s’étonne parfois de la pure relativité des conceptions et des philosophies humaines, car cette même Énergie ou cette Shakti qui animait Mathilde, en d’autres lieux et sous d’autres cieux, aurait pu faire d’elle très bien, et tout pareil, un yogi dans une caverne, une révolutionnaire à la Danton, un physicien acharné dans son laboratoire ou même une grande mondaine à l’assaut idéologique des capitales d’Europe, comme Mira Ismaloun, avec un autre tarbouch. Mais elle avait choisi ces limites (à moins qu’elles n’aient été choisies pour elle), comme quoi nous pouvons bien penser ce que nous voulons et professer ce que nous voulons, à droite ou à gauche, mais ce sont simplement des petits barrages commodes et temporaires dans un grand Courant qui passe, et qui se moque tout à fait des mots que nous y mettons.
Il ne manquait tout de même pas d’un brin d’imagination dans cette sévère maison; et d’une façon inattendue, c’est chez ce pauvre banquier qu’elle se cachait. Nous avons même une sorte d’impression qu’il devait être assez charmant, en cachette, ce grand Turc à l’abandon dans les bagages de Mathilde. Il avait d’ailleurs bien des talents secrets et quelque chose de russe ou de caucasien qui faisait qu’on l’appelait «Barine». Il était fort comme un Turc qu’il était, bien entendu, et il pouvait mettre à terre un cheval simplement en pliant ses genoux, car il était très bon cavalier (c’est un luxe qui fut banni par Mathilde); il avait fait toutes ses études en Autriche où il connaissait les meilleurs manèges et parlait couramment l’allemand, l’anglais, l’italien et le turc (il se fera vite naturaliser Français2). On était décidément solide au boulevard Haussmann: Un équilibre physique extraordinaire, disait Mère. Et elle en prendra une graine aussi. Et non seulement il savait toutes ces langues, mais au point de vue arithmétique, je n’ai jamais vu un cerveau pareil… Eh bien, il aimait les oiseaux! Il avait une chambre à lui dans notre appartement (parce que ma mère ne pouvait pas beaucoup le tolérer), sa chambre séparée, et là, il avait une grande cage – pleine de serins! Mais la journée il fermait les fenêtres… et il laissait tous les serins en liberté!
C’était probablement la seule poésie de cet endroit.
Et puis il adorait le cirque.
Telles étaient les solides racines de la petite Mirra. Mais on se tromperait beaucoup en cherchant là «l’explication» de Mère. Elle est assez inexplicable, cette Mère. Mais quand nous ne pouvons plus expliquer, c’est le commencement de la poésie, peut-être le commencement du vrai monde – nous nous rappelons Sri Aurobindo:
L’univers est une mascarade sans fin
Et rien n’est totalement ce qu’il semble ici-bas
C’est une vision de rêve d’un fait véridique
Qui sans le rêve ne serait pas complètement vrai3
À moins de penser que Mirra eût d’autres racines – beaucoup de racines – qui ne se situent pas seulement en Europe, même en l’étendant jusqu’à l’Oural et à la péninsule espagnole, en passant par la Vallée des Rois, ni dans les lois génétiques de Monsieur Mendel, qui d’ailleurs venait de terminer ses travaux à Brunn; et même si l’on s’obstine à vouloir l’enfermer, et nous enfermer tous, dans quelque obscur dédale cryptogénétique, qui semble être notre dernière crypte, elle était précisément née pour briser ce code-là, secouer cet ultime joug, comme Mira Ismaloun secouait les frontières des conventions, et Mathilde la cour du khédive, et nous tirer de ce bourbier atavique, à l’air libre, en quelque nouvel état de l’homme ou quelque nouvelle nature: Nous ne voulons pas obéir aux ordres de la Nature, même si ces ordres ont derrière eux des milliards d’années d’habitude!4
Un enfant, c’est l’évidence primordiale de ce qui nous sera voilé par notre culture. Il faut apprendre beaucoup pour pouvoir désapprendre et se retrouver. Et quelquefois on ne s’y retrouve pas; il reste seulement la culture comme un masque sur un grand vide. Malheureusement nous n’avons pas toujours la chance de trouver un enfant qui puisse nous dire son expérience – et tous les enfants ont inégalement l’expérience, car c’est la même, comme une tête d’épingle ou comme un océan, selon… selon quoi? Si l’on expliquait mieux cette inégalité-là, on serait peut-être plus proche de la vérité des naissances que toutes les lois de Mendel, du moins en ce qui concerne l’espèce homme, mais il y a rose et rose aussi. Et à vrai dire, nous ne savons pas s’il y a deux choses semblables dans l’univers, même deux petites feuilles pareilles dans un même arbre, et nous nous demandons comment on peut faire des lois, à moins que ce ne soient les lois de notre propre mental: nous sommes tous des daltoniens d’une certaine couleur que nous ne connaissons pas. Mais si nous trouvions cette Couleur-là et cette Loi-là, peut-être trouverions-nous ce qui informe toutes les formes, cette tête d’épingle ou cet océan, et cette petite feuille tendre qui frémit dans le vent, et ce qui réunit tout dans son innombrable Unité. Il manquait une toute petite donnée pour qu’Einstein puisse réussir vraiment son «champ unifié». Peut-être une enfant nous apportera-t-elle cette simple donnée.
Ce ne sont donc pas des visions extraordinaires à la manière douteuse des voyantes, non, bien qu’elles ne manquaient pas à la petite Mirra – plus c’est extraordinaire, plus c’est simple, et finalement c’est tellement simple que l’on ne voit pas comme c’est extraordinaire.
Il faut dire que la petite Mirra était assez malmenée dans cette rude maison; alors, quand c’était un peu trop rude, elle allait s’asseoir dans sa petite chaise d’enfant et elle regardait tout cela avec ses grands yeux changeants, parfois couleur de noisette dorée, sous sa grosse coque de rubans qui emprisonnait déjà de longs cheveux auburn, ou peut-être châtains, devenus étrangement ambrés plus tard, et une frange coupée bas sur le front comme le bonnet de la reine Tii – elle regardait. Mère, c’est quelqu’un qui a toujours beaucoup regardé. Elle ne regardait pas à droite ni à gauche, ni même dedans, parce que dedans, c’était encore partout dehors, ni ne pleurait parce que ça, cela ne faisait pas partie du programme – on n’était pas la fille de Mathilde pour rien. Elle regardait sans comprendre, ce monde raboteux, bizarre, obscur, qui sentait la naphtaline des grands rideaux et trépidait sous les premiers tramways tirés à quatre chevaux. Et c’était une incompréhension si aiguë que ça faisait comme une compréhension de non-compréhension, une espèce de masse dense qui contenait… quelque chose, qui était comme «l’explication» sans pensée (elle avait cinq ans), qui était peut-être Mirra: une condensation muette. Ça, ça vivait, ça répondait, c’était. Et ça dissipait tous ces fantômes. Ça: la conscience, que je sentais comme une lumière et une force, et que je sentais là, au-dessus de la tête… C’était une sensation très agréable: je m’asseyais dans un petit fauteuil qui avait été fait exprès pour moi et j’étais toute seule dans la chambre et je… (je ne savais pas ce que c’était, rien du tout, n’est-ce pas, rien, mentalement zéro) et une sorte de sensation très agréable de quelque chose qui était très fort et très lumineux, et qui était là, au-dessus de la tête: la Conscience. Et l’impression était: c’est cela que je dois vivre, que je dois être (naturellement pas tous ces mots), et puis je tirais ça en bas parce que c’était ça qui était vraiment la raison d’être de moi… Autrement, tout le temps j’étais dans un étonnement ahuri. Et j’ai reçu des coups, constants. Chaque chose me venait comme un coup de poignard – ou un coup de poing ou un coup de massue – et je me disais: «Comment? comment est-ce possible?» N’est-ce pas, toutes les bassesses, tous les mensonges, toutes les hypocrisies… Et je voyais cela dans mes parents, dans les circonstances, dans les amis, dans tout – un ahurissement. Cela ne se traduisait pas intellectuellement, ça se traduisait par cet ahurissement. J’ai traversé toute la vie jusqu’à l’âge de vingt ou vingt et un ans où j’ai commencé à rencontrer la Connaissance et quelqu’un qui m’explique ce que c’était, comme cela, avec cet ahurissement: «Comment, c’est ça, la vie? Comment, c’est ça, les gens? Comment…?» Et j’étais comme moulue de coups… Alors, quand j’avais du chagrin, je me gardais bien d’aller dire quoi que ce soit à ma mère ou à mon père, parce que mon père s’en fichait complètement et ma mère me grondait (toujours, c’était la première chose qu’elle faisait): j’allais dans ma chambre et je m’asseyais sur mon petit fauteuil, et là je me concentrais et je tâchais de comprendre – à ma manière.
Et l’expérience était automatique: Il suffisait que je m’asseye un moment pour que je sente ça, cette force qui venait.
C’est la toute première expérience de Mère et c’est la clef de tout.
Oui, une force, qui était comme une conscience, parce que «ça» comprenait, c’était la compréhension même, pure, sans revêtement, et pourtant c’était une force parce que ça se percevait d’abord dans la sensation – un enfant touche, sent – comme une densité qu’elle tirait en bas et qui l’emplissait de bien-aise. Et en effet, quand ça descend, on a tout à fait l’impression de s’emplir de fraîcheur et de lumière, comme une plante qui respire. C’est même comme si l’on respirait pour la première fois. Sri Aurobindo dira la «Conscience-Force». C’est la shakti, le moteur des mondes. C’est ce que nous ne comprendrons plus très vite et que nous ne sentirons plus parce que nous la revêtirons de mots, de pensées, de couleurs, de philosophie religieuse ou politique, ou de musique, et nous dirons triomphalement: c’est ma pensée, c’est ma musique, mon évangile – plus ou moins fort selon l’intensité de courant qui passe, mais c’est le Courant qui passe, et qui passe partout: dans l’atome, les plantes ou les galaxies. Quand on touche ça ici, on touche ça là-bas, à des milliers de kilomètres ou dans les individus les plus étrangers, les objets les plus fermés – et plus rien n’est étranger, plus rien n’est fermé ni lointain ni extérieur, parce que tout coule dans ça et par ça: c’est ce qui relie tout, le pont connecteur de tout, l’immédiatement là, la substance même du monde. Conscience-Force – Shakti. C’est la base de l’Unité du monde, celle-là même que nous tenterons, assez vainement, de traduire (ou de restaurer) en équations, en fraternité ou en machines – tous nos télescopes, périscopes, téléphones et télévisions sont nos moyens maladroits de ressaisir ce «télé» qui est sous nos doigts, sous nos yeux et dans nos doigts, nos yeux – ou n’importe où parce que ça peut se saisir sans doigts et sans yeux, immédiatement, comme un petit souffle qui est le souffle de tout et la clef de tout, et la compréhension de tout. Et tant que nous n’aurons pas retrouvé cette substance première du monde, nous tenterons en vain de rapprocher ce que nous avons artificiellement éloigné de nous, coupé de nous, extériorisé de nous, en vain de réunir des frères qui ne peuvent se rejoindre que là, et de briser des frontières (ou de les envahir, ce qui revient au même) qui ne peuvent fondre que là, et nous pourrons éperdument aller sur la lune et sur toutes les lunes sans jamais remplir un vide de nos cœurs ou de nos esprits qui ne peut s’emplir que là, parce que c’est le plein du monde, la vie de la vie, le souffle qui porte nos vains mots et nos musiques, et toutes nos lunes, et qui fait les pensées et qui fait les musiques et qui fait tout. Nous sommes les outils arrogants d’une Force que nous ne connaissons pas, mais qui nous connaît bien, et qui voudrait peut-être un peu plus de sourire pour nous, si nous consentions seulement à la laisser faire son travail au lieu d’intervenir constamment avec «nos» idées saugrenues, «nos» philosophies saugrenues, «nos» religions saugrenues, et toutes les saugrenuités dont nous commençons à voir qu’elles ne sauvent rien et qu’elles ne savent rien et qu’elles ne peuvent rien.
Tous nos exercices yoguiques, nos méditations et nos concentrations ne sont finalement qu’un moyen de faire taire cette petite arrogance extérieure, cette mécanique mentale qui voile tout, obture tout, divise tout – quand c’est tranquille, tout est là. Un enfant sait cela très bien, comme Mirra; mais quand il a le moyen de le dire, il a déjà perdu le contact, et tout est à refaire, ou plutôt à défaire. Oh! nous croyons avoir tant de choses à faire en ce monde, alors que nous avons tout à défaire avant d’en être au premier mot de la connaissance et de l’organisation – et du pouvoir. Mais défaire, ça fait mal, ça descend jusque dans les cellules. Il y a quelque chose de très radical, là, à défaire, avant de pouvoir saisir la grande Coulée dans sa pureté immortelle et sans limites:
Des pouvoirs tout-puissants sont enfermés
dans les cellules de la Nature1
C’est toute la vie de Mère, tout son travail pendant 95 ans – quatre-vingt-dix exactement puisqu’elle a commencé à cinq ans: Je n’ai pensé qu’à ça, je n’ai voulu que ça, je n’avais pas d’autre intérêt dans la vie, et je n’ai pas oublié une minute que c’était ça que je voulais. Ce n’étaient pas des périodes où l’on se souvient et des périodes où l’on oublie: ça a été continu, perpétuel, nuit et jour… et j’ai quatre-vingts ans passés, nous disait-elle alors. Et c’est ce qu’elle n’a cessé de répéter aux enfants de l’Ashram, plus tard: Il faut sortir de votre petite cuirasse, là, comme cela, où vous êtes bien enfermés, où vous vous cognez contre tout – vous savez, les papillons qui se cognent contre la lumière?… La conscience de chacun est comme un papillon: elle va cogner ici, cogner là, parce que ce sont des choses qui lui sont étrangères. Mais si au lieu de cogner, on entre dedans, alors ça commence à faire partie de vous-mêmes. On s’élargit, on a de l’air à respirer, on a de la place pour bouger, on ne se cogne pas: on entre, on pénètre, on comprend. Et on vit dans beaucoup d’endroits en même temps.2
Mirra, en effet, allait vivre dans beaucoup d’endroits, non seulement de l’espace mais du temps, parce qu’il se trouve, peut-être, que ce que nous appelons passé et futur n’est pas plus séparé ou loin ou en dehors, du présent que ne le sont le voisin dans sa chambre, le père, la mère sous leurs cogitations ou le petit chat qui court sur le mur. Nous avons tout à désapprendre du monde pour apprendre le vrai monde, et le vrai temps qui n’a pas d’horloge ni de cercueils, et l’espace où l’on est partout chez soi, en un instant. Mais pour cela, il faut connaître le moyen de transport, il faut connaître la grande Shakti, comment elle marche, comment elle va. C’est une autre façon d’être à apprendre. Un enfant peut très bien nous apprendre cela, parce que c’est très naturel pour lui avant qu’il ne soit si bien mal élevé. Avec Mirra, on voyage très bien. Sa grande forêt a toutes sortes de secrets et plus d’une dimension. Seulement il faut vouloir faire l’expérience, pas seulement lire des livres qui vous laissent tout aussi poussiéreux qu’avant et tout aussi mortels à la fausse heure d’horloge qui n’a jamais rien sonné que nos peines et une vie comme si elle n’avait jamais été.
Il faut marcher avec Mirra, il faut être avec Mirra. Et c’est curieux, ou non, la toute première rédaction d’écolière que l’on ait retrouvée de Mirra, d’avant la fin du siècle dernier, s’achevait par ces mots: Ne t’endors pas dans le présent, viens vers l’avenir!
Un avenir que nous pouvons faire pousser très bien dans le présent.
Comme Mira Ismaloun, la petite Mirra était impatiente de toutes les frontières, mais ce qu’elle sentait profondément, ce n’étaient pas les limites artificielles dont nous avons barbelé notre mère la terre, c’étaient les remparts beaucoup plus réels dont se ceignent les humains et auxquels elle se heurtait partout: dans sa mère, son père, les petites amies, tout ce qu’on rencontre à chaque pas: On ne peut pas faire un pas matériellement hors de son corps sans rencontrer des choses pénibles, disait-elle. Il arrive quelquefois qu’on entre en contact avec une substance qui est plaisante, qui est harmonieuse, chaleureuse, qui vibre d’une lumière supérieure. Mais c’est rare. Oui, les fleurs, quelquefois les fleurs – pas toujours. Mais ce monde matériel, oh!… on est cogné partout – griffé, écorché, cogné par toutes sortes de choses qui ne s’épanouissent pas – comme la vie humaine n’est pas épanouie! recroquevillée, durcie, sans lumière, sans chaleur, et je ne parle pas de joie. Elle observait, elle regardait chaque chose, elle passait son temps à regarder cette espèce d’énigme humaine. Elle apprenait à tâtons le fonctionnement de la grande Shakti.
Ils avaient quitté le boulevard Haussmann pour le square du Roule, n° 3, où elle habitera jusqu’à son mariage, à dix-neuf ans, mais cela ne faisait aucune différence: c’était pareil, avec d’autres rideaux et d’autres murs. Et cette sorte de regard aigu sur les choses et les êtres s’intensifiait, faisait de plus en plus descendre cette Force en elle, autour d’elle: ça circulait, ça bougeait – ça se maniait. Puis elle voyait que c’était pareil chez les autres, avec des intensités diverses – ça bougeait aussi, ça entrait, ça sortait – et que tout se mouvait là-dedans ou était mû par ça. Et comment pouvait-il y avoir de murs là-dedans, pourquoi les murs? Elle regardait, c’était plus passionnant que le cirque où voulait l’emmener son père, plus passionnant que les bavardages des petites amies. Et c’était Mathilde (elle pouvait parler!) qui s’écriait: «Tu es un monstre, tu n’as pas de sentiments!» mais ces «sentiments-là», elle trouvait qu’ils étaient aussi coupants et durs que leurs murs et que c’était tout juste une autre façon de vous avaler dans leurs murs. Alors elle restait silencieuse, elle regardait: «Mirra la silencieuse», et c’était insupportable pour ces gens-là parce qu’il n’y a rien de plus insupportable que ce qui est différent – pas moyen d’avaler, alors on griffe, ou on cogne, pour tenter de prendre ce qui vous échappe, et c’est tout juste l’envers des «bons sentiments» admirables que l’on vous reprochait de ne pas avoir: Même les bonnes volontés sont agressives, même les affections, les tendresses, les attachements – tout ça, c’est agressif comme tout. C’est comme des coups de bâton. Et c’est comme cela. Et Mirra regardait tout cela infatigablement pour comprendre «à sa manière». Et elle remarquait que ce qui sortait des humains – parfois même des objets – venait l’atteindre à divers niveaux d’elle-même où il y avait comme «quelque chose» qui recevait le mouvement (la pensée, le sentiment, les paroles des autres ou même pas de paroles du tout, même dans le «silence» des présences humaines) et qui réagissait, répondait. Ça venait toucher une petite note là: ça vibrait. Et non seulement ça touchait des niveaux différents en elle, mais la qualité de ce qui vibrait était très différente. Mirra découvrait les vibrations, qu’elle allait étudier aussi passionnément et aussi minutieusement qu’un chimiste mesure ses réactions spécifiques et ses valences. Elle découvrait sans le savoir ces fameux «centres de conscience» ou chakra, dont la littérature indienne est pleine. Et pourtant, tout cela était une sorte d’unique Mouvement dont faisait partie aussi cette «force» qu’elle sentait tantôt au-dessus d’elle, tantôt en elle, dans les êtres, dans les objets, ici et là. C’était la circulation de tout cela qui l’emplissait d’étonnement et d’intérêt – et ces petits murs là-dedans, si étranges. On l’emmenait voir une parente morte (sans doute Mathilde voulait-elle la dresser à son stoïcisme), sa «première morte», qui ne l’intéressait d’aucune manière et pour laquelle elle n’avait pas de sentiments particuliers, et tout à coup: les larmes qui viennent aux yeux, la gorge serrée, l’envie de pleurer, comme si elle était prise d’un gros chagrin – elle regarde cela posément, avec une sorte d’étonnement devant cette invasion, et tout à coup, j’ai compris: tiens! c’est leur chagrin qui est venu au-dedans de moi. Ça circule, ça bouge, ça entre, ça sort, ça passe de l’un à l’autre et tout communique – nous sommes une place publique, remarquait-elle… Des vibrations qui se déplacent dans un champ absolument unique et identique. C’est seulement la complication et l’interception des vibrations qui donnent l’impression de quelque chose qui est indépendant et séparé. Mais il n’y a rien de séparé ni d’indépendant: c’est une seule substance, une seule force, une seule conscience, une seule volonté qui bouge avec d’innombrables manières d’être.3
Mais il ne plaisait pas du tout à Mirra d’être comme une place publique et de se laisser envahir par le chagrin des autres ou la colère de Mattéo, son frère: Un garçon terriblement sérieux, et terriblement studieux – oh! c’était terrible. Mais enfin un caractère très fort aussi, une forte volonté, et intéressant, il y avait quelque chose d’intéressant en lui (quand il préparait Polytechnique, je l’ai préparée avec lui, cela m’intéressait). Nous étions très intimes (il n’y avait que dix-huit mois entre nous) et il était très violent, mais avec une force de caractère si extraordinaire qu’après avoir failli me tuer trois fois, la troisième fois, ma mère a dit: «La prochaine fois, tu la tueras», alors il a pris la résolution que ça n’arriverait plus – et ce n’est plus jamais arrivé. Décidément, une famille énergique. Mais quand Mattéo se mettait en colère, elle sentait très bien que quelque chose commençait à palpiter dans un centre du bas-ventre: c’étaient comme des nœuds de palpitation, ces centres, ça recevait et ça émettait avec une sorte de trépidation plus ou moins serrée selon les niveaux, et parfois c’était doux et onduleux (mais ça, c’était beaucoup plus haut dans le système). Elle notait tout cela très bien – et au lieu de se mettre à attraper la vibration et de piquer une colère à son tour, par contagion, elle voyait qu’il suffisait de couper le courant. Pas besoin d’exercer une volonté ni un contrôle comme Mattéo: on coupe le courant, et puis c’est fini. Ça ne passe plus. Elle découvrait l’extraordinaire «contagion» des vibrations: Toutes les vibrations sont contagieuses, et il y en a! Une danse de vibrations. Mais elle ne tenait pas à attraper la maladie sympathique (ou antipathique) du voisin – Mirra voulait être chez soi. Pas comme un bouchon sur la mer. Savoir exactement et scientifiquement toute la valeur des vibrations. Quand on devient scientifique dans ces études-là, disait-elle, on n’est plus comme un bouchon: une vague qui vous envoie ici, une vague qui vous envoie là. Il y a un mouvement de la Nature qui passe (la Nature, oh! ce qu’elle s’amuse avec les hommes! mon dieu, quand on voit ça, oh! vraiment il y a de quoi se révolter. Je ne comprends pas comment ils ne se révoltent pas), elle fait passer une vague de désir, et ils sont tous comme des moutons à courir vers leurs désirs; elle fait passer une vague de violence, ils sont encore comme d’autres moutons à vivre dans la violence, et ainsi de suite, de tout. La colère, la Nature fait comme cela, «ploff», et tout le monde se met en colère. Elle n’a qu’à faire un geste – un geste de son caprice – et les foules humaines suivent.4
Mirra ne s’en tenait pas à couper le courant. Elle découvrait qu’on pouvait manier ce courant. Au lieu de le laisser s’entasser dans la tête et de faire ce qu’elle appelait de la fermentation mentale, elle voyait qu’on pouvait le tirer à d’autres niveaux – à n’importe quel niveau – et même le projeter dehors sur les autres ou sur les circonstances, et que cela avait une action; mais que si on le tirait au niveau du cœur, et plus profond, ça commençait à être très doux, et vaste, à prendre un rythme comme de grandes ailes. Ça, c’était le courant «pur», la Shakti sans histoires. Elle n’aimait pas du tout les histoires qui venaient se mêler à ce courant; d’abord ça brouillait tout et on n’y comprenait plus rien: comme un caillou dans la mare. Il fallait être bien tranquille et clair – clair – pour que ça passe sans déformation. Elle voulait le courant pur, et pour la simple raison que c’était bien plus agréable comme cela: on dansait, on était léger. Et elle s’apercevait très bien du circuit de la Shakti, elle voyait qu’en route, suivant le niveau, ça se revêtait de sentiments, de désirs et même de pensée – ça s’alourdissait, s’embourbait, prenait toutes les couleurs possibles, mais ce n’était plus la couleur, et tout le monde en était comme décoloré. Ça devenait gris et épais – opaque. Ça commençait à beaucoup penser. C’était dur et compliqué. Et puis, pfft! elle soufflait là-dessus, faisait le miroir, et de nouveau c’était clair, évident, simple. C’était l’extraordinaire simplicité de tout. Et tout s’arrangeait comme par miracle dans cette clarté-là. S’il y avait besoin de savoir, le Courant vous le disait très bien: il laissait tomber des petites gouttes de mots: Une petite pluie de lumière blanche, et cette petite pluie, au bout d’un certain temps, c’est comme si elle faisait pousser des mots! comme si elle arrosait les mots – les mots arrivent. Et puis cela fait une sorte de danse, un quadrille, et quand le quadrille est bien formé, la phrase devient claire. C’est très amusant. C’est très amusant, ça joue, c’est comme des petits feux follets qui sortent d’ici, de là, qui font une danse, qui s’arrangent – c’est très amusant. Et si on a besoin de faire aussi, ça vous le fait faire très bien, sans qu’on y pense: ça tire ici, ça pousse là; ça repousse les gens que l’on n’a pas besoin de voir, ou les attire – ça attire même les circonstances. Tout s’organise d’une manière différente, sur un autre mode, ou un autre rythme, presque miraculeux (nous ne savons pas, d’ailleurs, pourquoi nous disons «presque»). C’est miraculeux. Mais c’est un miracle si naturel qu’on n’en parle pas et qu’on ne s’en aperçoit pas (sauf Mirra, peut-être, qui était toujours à regarder avec ses grands yeux couleur de noisette, ou parfois vert émeraude, ou noir, ou bleu ciel – des yeux bien étranges qui changeaient suivant… peut-être suivant la petite pluie de lumière et le niveau où elle regardait). Des miracles sans embarras. Au fond, c’est le mental qui fait beaucoup d’embarras et qui a besoin de «miracles» parce qu’il a complètement bouché le simple miracle dans lequel il vit constamment. Et il invente des machines pour remplacer l’air qu’il respire. Il ne respire pas si bien, d’ailleurs, il étouffe même, mais on dirait que c’est sa suffocation qui lui donne la sensation de vivre. Étrange monde. Mirra était bien d’accord sur ce point.
L’observation aiguë de Mirra ne se bornait pas à elle-même et aux autres ni à cette sorte de vision tactile des vibrations, comme elle dira plus tard (car c’est presque un toucher – c’est un toucher – et c’est une vision qui ne se situe pas dans les yeux mais partout dans le corps, comme si des milliers de petits yeux clignotaient dans les cellules; et nous croyons bien, en fait, que nos yeux ronds du dehors sont simplement une convention évolutive, pourrions-nous dire, mais que l’on peut voir n’importe où, à tous les niveaux multicolores, comme le grand regard changeant de Mère; nous nous sommes seulement fixés là, par paresse, parce que nous avons l’habitude de tout fixer, puis nous disons solennellement: «C’est la loi» – oui, c’est la loi de notre paresse). Son observation allait à tout, et pas un objet n’était inanimé pour elle. Elle se promenait aux Tuileries, au Bois de Boulogne, au Jardin des Plantes, sagement, silencieusement, sa petite main accrochée à la grosse poigne du grand Turc, et elle voyait ce même Courant qui passait à travers tout et qui faisait comme un pont entre elle et les choses, et si son regard s’arrêtait assez longtemps, silencieusement (la moindre pensée brouillait tout) sur une fleur, un arbre ou le gros python du Jardin des Plantes, elle sentait tout au fond, plus ou moins vite, une réponse, une communication, un échange, quelque chose qui vibrait à ce niveau-ci, ou là, en elle, et qui faisait comme un langage sans mots, peut-être, mais surtout une sorte d’odeur qui portait son sens, comme si l’odeur aussi était une sorte de langage – et en fait tout était un langage: les formes, les mouvements, les couleurs, tout parle, c’est nous qui ne savons plus la langue! Une langue universelle, parce qu’il n’y a vraiment qu’une langue: la langue de la Conscience. C’est l’oubli de cette langue-là qui fait toutes nos Babels. Et là aussi, il y avait toute une gamme qui l’emplissait d’intérêt: Il y a des différences de vibration qui ressemblent à des différences de goût. Et ce sont des vibrations, ce n’est pas autre chose que des vibrations, mais il y a entre elles comme des différences de goût, ou des différences de couleur ou des différences d’intensité, peut-être aussi des différences de force – naturellement, essentiellement, des différences de qualité… Je ne sais pas le nom scientifique qu’ils emploient pour distinguer une vibration d’une autre, mais c’est cela. C’est presque seulement des sensations, mais des sensations… les unes, certaines vibrations, ont des angles arrondis. Il y en a qui viennent horizontalement, il y en a qui viennent verticalement. Et alors, il y en a qui sont… tiens, c’est comme si c’était vu avec un microscope très grossissant: certaines sont arrondies, comme cela, d’autres sont pointues; il y en a qui sont plus foncées, il y en a qui sont plus claires. Il y en a qui dérangent le corps beaucoup; il y en a même qui sont senties comme dangereuses. Il y a toute une chimie des vibrations, dira-t-elle bientôt.
Mais ce sont les fleurs qui l’intéressaient surtout (et les chats aussi, mais d’une autre façon). Elle sentait là une façon de couler de la Force, très pure, et une qualité de vibration, une odeur parlante, si l’on peut dire, qui l’emplissait de son sens et de son effet cellulaire, dans son propre corps: Celle-ci a un parfum de nettoyage, disait-elle en parlant d’une toute petite fleur jaune comme une pâquerette, avec des pétales en rond, je me suis guérie une fois d’un commencement de rhume avec ça. Et c’est ainsi que, plus tard, elle donnera un nom à des centaines de fleurs, simplement par la qualité de la vibration qu’elles éveillaient en elle-même: Oh! dévotion, s’écriera-t-elle un jour sur la terre de l’Inde en tenant une petite branche de basilic… Ça vibre, ça signifie – tout signifie. La «tendresse» est là et l’«aspiration», la «création nouvelle», l’«appel de la joie», «soleil supramental», « flamme», «lumière dans les cellules», «transformation», «conscience divine dans la matière», «Grâce», «transparence», et des centaines d’autres. Et cette petite fleur jaune comme une pâquerette, elle l’appelait «simplicité». Ce sont des vibrations conscientes dans la Nature. Le parfum, la couleur, la forme, tout cela est l’expression spontanée d’un mouvement vrai, simplement. La grande forêt de Mère est pleine de parfums inattendus. Il y a des odeurs qui vous allègent, comme si elles ouvraient des horizons – ça vous allège, ça vous rend plus léger, plus joyeux; il y a des odeurs qui vous excitent (celles-là sont dans la catégorie de celles que j’ai appris à ne pas sentir); quant à toutes les odeurs qui vous dégoûtent, je ne les sens que quand je veux: quand je veux savoir, je sens, mais quand je ne veux pas, je ne les sens pas. Malheureusement les hommes aussi ont une odeur, une «odeur psychologique», dira Mère: Je sens l’état psychologique des gens quand je m’approche d’eux, je le sens, ça a une odeur – il y a des odeurs très spéciales, toute une gamme. Les humains ne sont probablement pas parmi les plus agréables à respirer, mais peut-être seulement parce qu’ils ont oublié ce qui fait le parfum d’un être, sa couleur vraie, sa vibration pure: un certain son, dedans, qui est comme notre musique, avec les grillons et les mangoustes – ou pas de musique du tout. Notre vrai nom naturel. Lorsqu’un enfant, un jour, demandait à Mère comment il se faisait que telle fleur absorbait telle couleur du spectre, qui nous la faisait paraître rouge ou jaune ou blanche, tandis qu’elle rejetait les autres, elle a répondu à sa manière inattendue: Les savants disent que c’est la composition de ses atomes, mais je dis que c’est la nature de son aspiration. C’est le mouvement vrai du monde. C’est son rythme de vérité, sa respiration. C’est la pure coulée de la grande Shakti, le parfum de tous les parfums, la couleur vraie des choses, le sens qui donne son sens à tout.
C’est la grande langue maternelle du monde.
On pourrait penser que l’expérience de la petite Mirra était exceptionnelle et extraordinaire – et en effet, cette acuité de la perception vibratoire allait prendre des proportions assez étonnantes avec les années, comme le montre l’histoire que Mère nous a racontée beaucoup plus tard, un jour de novembre 1964: Je suis extrêmement sensible à la composition de l’air depuis ma toute petite enfance: les «airs», si je puis dire, avaient chacun leur goût, leur couleur et leur qualité propre, et je les reconnaissais au point que quelquefois je disais: «Tiens, l’air (j’étais enfant, n’est-ce pas), l’air de ce pays ou l’air de cet endroit est venu ici.» C’était à un degré extrêmement aigu: je pouvais, par exemple, si j’étais déplacée d’un endroit à un autre, être soudain guérie d’une maladie par le changement d’air. C’était comme cela… Il y a quelques jours peut-être, j’ai dit: «Il y a quelque chose de nouveau dans l’air» et quelque chose de très désagréable, d’extrêmement pernicieux, et j’ai senti que ce «quelque chose» (je n’ai rien dit à personne naturellement) avait une odeur particulière, extrêmement subtile, pas physique, et cela avait le pouvoir de séparer les vibrations vitales des vibrations physiques – c’est-à-dire un élément tout à fait nocif… Immédiatement j’ai travaillé (cela a duré pendant des heures), la nuit s’est passée à contrecarrer. J’essayais quelle vibration supérieure pouvait contrecarrer, jusqu’à ce que je sois arrivée à clarifier l’atmosphère. Mais le souvenir est resté très précis. Et tout dernièrement, on m’a dit que les Chinois avaient choisi une terre indienne, dans le Nord, pour y faire des essais d’un certain genre de bombe atomique, et qu’ils avaient fait sauter une bombe là. Et quand on m’a dit cela, j’ai eu subitement le souvenir de mon «odeur». Mais cette précision presque microscopique n’est pas extraordinaire, en fait, c’est l’expérience la plus naturelle qui soit et la plus répandue… sauf pour l’espèce humaine.
Elle lisait le grand Livre universel, avec les plantes, les écureuils et le grand python – qu’elle regardait, ou plutôt éprouvait bien tranquillement, car elle n’avait peur de rien (et peut-être alors ses yeux devenaient-ils vert émeraude, comme nous les avons vus parfois); elle se mouvait selon une Loi rythmique qui la conduisait droit à son besoin, à la rencontre voulue, à l’expérience nécessaire, aux mille détours directs de la grande Coulée, et qui la faisait choir sur les silex de Fontainebleau – Tu sais, les silex de France? – sans une écorchure, de trois mètres de haut. Elle vivait avec la grande Shakti, elle coulait dans son indivisible Unité. On dira l’«instinct», parce que nous avons l’art de mettre des syllabes sur tout ce que nous ne comprenons pas, comme le sorcier, en gréco-latin de préférence, pour conjurer le maléfice de ces petites choses agaçantes qui ne se laissent pas caser dans nos lois non rythmiques; mais quand nous aurons dit l’instinct et invoqué le père du père qui a fait le fils du fils, nous débarquerons finalement dans la grande Totalité originelle où des êtres qui n’étaient pas encore des hommes et pas encore pourvus d’un écran néo-cortical, se mouvaient très bien avec les hautes fougères et la marche des étoiles et allaient directement à leur but comme s’ils faisaient un seul corps. On peut se demander seulement – et c’est la seule question pertinente – comment il se fait que la Nature, qui sait toujours très bien ce qu’elle veut et ne rate pas un détour qui ne vienne enrichir son royaume, ait fait pousser ces petits écrans à foison – un premier cerveau, puis un deuxième, puis un troisième comme une véritable explosion – de plus en plus fins, de plus en plus serrés, de plus en plus braqués et emboîtés l’un dans l’autre, pour recouvrir nos perceptions reptiliennes (mésencéphaliques puisque décidément nous aimons le gréco-latin), puis celles-ci d’un «système limbique» et celui-là de lobes, lobules et protubérances, et envelopper le tout finalement dans cette excroissance presque cancéreuse qui a fait de nous l’Homo sapiens – coupé de tout, «sapiens» seulement de sa petite misère dans une cage et doté d’innombrables outils pour remplacer ce qu’il ne sait plus voir, plus toucher, plus entendre ni savoir «instinctivement»? Nous ne connaissons pas le monde, nous connaissons seulement une traduction de monde en langue cérébrale. Non, ce n’est pas une «dichotomie», c’est une ablation totale hors du grand Corps terrestre – c’est toute notre peine et toute notre misère. Résoudre cette seule question est peut-être bien la raison même pour laquelle cette Nature a fait pousser la question, comme si elle suscitait tous les obstacles qu’il faut pour arriver à une perfection plus grande. Mais peut-être son monde était-il trop vaste pour ces troupeaux de bisons et de protozoaires qui nageaient tout mélangés dans son grand Corps obscur et suivaient aveuglément sa Loi selon un communisme plus vieux et plus radical que le nôtre; peut-être fallait-il diviser, obturer, découper des petits secteurs d’arc pour voiler cette immensité trop grande, cette vision trop large, tamiser cette lumière insupportable peut-être, et faire des petits individus qui pouvaient se saisir en tant qu’unité et se comprendre eux-mêmes grâce à leurs propres limites. Mais quand toute la courbe aura été tracée avec ses milliers de détours directs et de circonvolutions qui faisaient des questions, beaucoup de questions, des problèmes, beaucoup de problèmes, des individus de plus en plus pensants et séparés, et angoissés; quand nous aurons bien appris que nous ne savons rien et que nous ne pouvons rien – mais que nous sommes un individu, plus riche de toutes ses misères et de toutes ses questions qui finissaient par allumer un étrange feu d’aucune lampe, dedans, un feu qui semble même communiquer à tâtons à travers les vieux murs et toucher sans voir une grande lumière semblable et comprendre sans mots et aspirer, oh! aspirer à plus d’espace, plus de vérité, plus de lumière et de vision – alors le moment sera peut-être venu dans la lente marche évolutive, de faire passer le Courant par d’autres centres moins limités, de briser les écrans, sortir de la chrysalide mentale où notre Mère la Nature nous avait protégés d’une trop précoce naissance au monde, et de revenir au grand Corps, mais sans perdre mystiquement ni cosmiquement ni égalitairement ce point d’individualité qu’elle avait bâti à grand-peine, car, peut-être, finalement, est-ce là le grand dessein évolutif, cette prochaine «humanité» supra-mentale annoncée par Mère et Sri Aurobindo, cet être nouveau qui sera capable d’avoir en même temps la conscience du point et la conscience du tout.
Et de l’avoir physiquement, cellulairement.
Un être individuel conscient du tout.
Chaque être individuel conscient du tout.
Il y a quelque chose d’autre que l’éclatement pur et simple d’une illusoire coquille individuelle dans l’Infini, s’écriait Sri Aurobindo.5 Être et être pleinement, tel est le but que la Nature poursuit en nous… et être pleinement, c’est être tout ce qui est.6
Alors toutes nos peines seront lavées, nos misères payées d’un vaste sourire, nos yeux aveugles allumés d’un millier de couleurs visibles et invisibles que nous avions exorcisées, et d’une Couleur pareille à nulle autre; nous connaîtrons la Loi rythmique qui rythme tout, la petite musique au fond qui reconnaît sa musique partout, la vibration unique que nous sommes et qui va directement partout, à travers tous les temps, tous les espaces, tous les lieux, par les mers et les forêts de la grande Shakti, vers son but de joie à chaque instant.
3. Les ailes et les voyages de la Shakti
La rude famille de Mirra était en fait un parfait terrain naturel: rien qui vienne suggérer ou susciter des expériences imitatives, sauf un goût de la Matière avec tout ce que le vent peut semer là, à moins que ce n’y soit déjà – mais tombé d’où? Ce vent-là est bien mystérieux et il souffle de plus loin que l’Oural, sans parler des chromosomes, et pourquoi ce petit champ-là entre les serins du grand Turc et les théorèmes de Mathilde? Elle aimait d’ailleurs beaucoup les mathématiques, cette petite Mirra déjà grandie, mais beaucoup! et puis je comprenais, cela avait un sens.
Mais il se passait tout de même des choses bien peu mathématiques dans ce terrain sauvage, et peu conformes aux lois de Newton – Mère n’a jamais aimé les lois, et c’est ce qu’on lui a reproché bien des fois, depuis les lois «morales» jusqu’aux dites lois de Newton et autres: Mais naturellement c’est contraire aux règles! s’exclamait-elle un jour devant quelque impertinent (ou pertinent plutôt), choqué. Tout ce que je fais est contraire aux règles, c’est mon habitude! autrement ce ne serait pas la peine que je sois ici, il n’y aurait qu’à laisser les règles continuer. Nous avons déjà fait allusion à l’incident de la forêt de Fontainebleau un jour où elle courait sans regarder devant elle, poursuivie par ses amies, et s’est trouvée abruptement au bord d’une route en contrebas, fraîchement empierrée de silex – emportée par l’élan, elle est tombée: Poff! je suis partie en l’air. J’avais dix ans, onze ans peut-être au plus, aucune pensée de miraculeux ni de merveilleux ni rien – simplement j’étais projetée en l’air. Et j’ai senti que quelque chose me supportait, comme cela, quelque chose me portait et j’ai été littéralement déposée par terre, sur les pierres. Mais ce qui est intéressant dans cet incident que l’on peut attribuer à n’importe quoi, c’est que Mirra note: Cela m’a paru tout à fait naturel, tu comprends! Pas une écorchure, pas une poussière, rien, absolument intacte. Je suis tombée très-très lentement. Alors tout le monde s’est précipité pour voir, j’ai dit: «Mais c’est rien! Je n’ai rien.» Oui, ce n’est «rien», pas une pensée – surtout pas une pensée, parce que si elle y avait pensé une seconde, elle se serait sans aucun doute très proprement cassé le bout du nez, ou pire. Mais où est le pire? On n’y pense pas, évidemment, alors il ne vient pas. On trouve cela tout naturel, alors tout naturellement on est porté. C’est simple. C’est la simplicité même. Peut-être avons-nous inventé dans notre tête une gravitation inexistante? Ou se peut-il qu’il existe une autre sorte de gravitation?
Avec sa candeur rafraîchissante, Mère nous disait un jour: Je ne savais pas les règles, alors je n’avais même pas à me battre contre elles!
Un autre incident (mais il y en a beaucoup) se situe dans le grand salon du square du Roule. Un grand salon, c’est décoratif et c’est assez embêtant, mais pas avec Mirra – qui pourtant ne dit rien; elle ne dit jamais rien, cette silencieuse obstinée: elle fait. Vous allez voir comment on doit danser… Les petites amies se sont mises en rond, on a tiré les guéridons Louis XV (ou XVIII, qu’à cela ne tienne) et je me suis mise à un angle du salon pour avoir le chemin le plus long d’un coin à l’autre. Je leur ai dit: «Un seul pas au milieu» (le salon avait plus de dix mètres de long) et je l’ai fait! Pris mon élan (je n’ai même pas eu l’impression de sauter: comme si je dansais, n’est-ce pas, comme quand on fait les pointes), touché avec la pointe, rejailli, et arrivée à l’autre coin – on ne peut pas faire cela tout seul, même les champions… Et je n’ai pas couru, j’étais debout au coin, et hop! comme ça (je me suis dit «hop» à moi-même, sans faire de bruit) et frrt! je suis tombée sur la pointe du pied, rejailli, et arrivée de l’autre côté – j’ai été portée, c’était tout à fait évident. Et Mirra ajoute: Beaucoup de choses comme cela, et qui me paraissaient tout à fait naturelles; je n’avais pas l’impression que je faisais quelque chose de miraculeux – tout à fait naturel. Si elle avait eu l’impression que c’était miraculeux, le «miracle» n’aurait pas eu lieu, et elle se serait aplatie au milieu du salon. Nous avons peut-être inventé le miraculeux comme une sorte de mensonge invraisemblable sur notre seule machine véridique – ou bien est-ce la machine qui est tout à fait «miraculeuse» dans un univers sans embarras? Pas même l’embarras de Newton. Et Mère remarque: L’âme était très vivante à ce moment-là [probablement, elle n’avait même pas de nom pour cette chose très naturelle, et si elle y avait mis un nom, l’âme se serait aussi vite évaporée que les biches de Fontainebleau – qui d’ailleurs venaient tranquillement près d’elle], l’âme résistait de toute sa force à l’intrusion de la logique matérielle du monde – cela me paraissait tout à fait naturel. Simplement je me disais: non, il ne peut pas m’arriver d’accident. Et quelquefois on se demande si l’accident du monde n’arrive que dans notre pensée. Si l’on changeait de pensée, il n’arriverait peut-être pas du tout, ou il arriverait d’une autre manière, charmante, qui sait? C’est cette «autre manière» que nous voulons suivre à la trace. Car, ce qui est fort intéressant, ce ne sont pas ces incidents banals, après tout, mais c’est le germe qu’ils contiennent, et des années plus tard – ma foi, 75 ans plus tard – tout d’un coup, comme elle évoquait ces souvenirs aériens et dansants, Mère a remarqué l’étrange lien qui reliait cette impertinente non-gravitation à certain centre intérieur, qu’elle sentait déjà très bien, vers le cœur, qui faisait une sorte de mouvement harmonieux, onduleux… comme un grand mouvement d’ailes, ce même centre où elle tirait la Shakti quand elle voulait se débarrasser des colères de Mattéo ou des rebuffades de Mathilde: la même vibration. Il y a peut-être une autre manière de vibrer qui échappe à Newton, et à toutes nos lois.
Mais il faut apprendre la loi des «grandes ailes».
Et disons-le tout de suite, il ne s’agit pas tant de se mettre à voler dans les airs que de sortir d’une suffocante machine qui nous masque une vie plus réelle. Où est la réalité – où? Où est la vie réelle, la vraie vie? À quoi ressemble-t-elle? C’est même la question qui tout d’un coup a fondu sur Mirra comme une révolution, à l’âge de douze ans: J’étais toute petite et on m’a dit que tout était «des atomes» (c’était comme cela que l’on disait à ce moment-là). On m’a dit: «Tu vois cette table? Tu crois que c’est une table, que c’est solide et c’est du bois: ce sont seulement des atomes qui bougent.» Je me souviens que la première fois que l’on m’a dit cela, il y a eu une espèce de révolution dans ma tête, et alors le sentiment de l’irréalité complète de toutes les apparences. Tout d’un coup, j’ai dit: «Mais alors si c’est comme ça, rien n’est vrai!»
C’est la première expérience décisive de Mère.
C’est là que s’ouvre la première vraie page de sa vie et sa chasse aux apparences mensongères qui allait durer plus de quatre-vingts ans. Une remise en question générale, et qui n’était ni métaphysique ni mystique, mais solidement matérielle. Quelle est la réalité matérielle de la terre? la terre vraie?
Qu’est-ce qui est vrai? Les atomes, la table ou le tapis-volant d’Ali-baba?… Et peut-être que tout est vrai, et les atomes, et la table et le tapis-volant – plus quelque chose d’autre qui réunit tout cela dans une même vision totale et qui est peut-être notre prochaine vision, quand nous en aurons assez des découpages du mental. Il faut trouver la «prochaine façon». Il faut bien «regarder» avec Mirra. Mais quelle est cette autre façon? Ça, on ne le sait pas encore. Peut-être le saura-t-on en cours de route, et tout le monde s’en trouverait changé, qui sait: un miracle encore plus grand que la pomme de Newton qui avait la fâcheuse habitude de tomber. Peut-être est-ce seulement une habitude à changer, une vieille habitude qui date d’un certain néo-cortex. À moins qu’il ne faille descendre jusque dans les cellules et y défaire leur souvenir – un mauvais souvenir malicieux qui tout à coup nous a fait buter dans le trou. Et pourquoi le trou, si nous savons que notre Mère la Nature n’a aucun détour inutile, aucun abîme qui ne recèle sa secrète perfection encore inaccomplie?
Mais nous anticipons.
Ce n’est pas seulement l’espace, mais le temps aussi qui se comportait légèrement avec Mirra. Oh! tout est léger et transparent quand on est soi-même léger, qu’allons-nous chercher à améliorer le monde quand c’est ce premier monde-là qu’il faudrait éclaircir. Et nous allons dehors comme des pantins tandis que coule dedans la grande histoire du monde et le seul fil qui tisse toutes nos histoires. Le fil, il est là, mais on ne le prend pas au sérieux, absorbés que nous sommes par nos graves problèmes, qui sont seulement les problèmes de notre fausse vision. On l’avait mise dans un «cours», cette petite Mirra, ma mère trouvait que ce n’était pas convenable pour une fille d’être au lycée! le «Cours des Feuillantines», si nos souvenirs sont justes, et là elle apprenait soigneusement le faux monde, comme tout le monde, celui qui est mis en carte et en atomes et en «grands siècles» dont nous finissons bien par savoir qu’ils ne sont pas si grands; et nos atomes, nous n’avons pas fini de savoir si ce n’est pas encore le masque d’autre chose qui masque autre chose qui masque autre chose – mais où est la Chose? Ça, nous avons des vérités bien successives et tant qu’elles durent, elles sont aussi infaillibles que le pape ou la Sorbonne, et puis on passe, et la prochaine est irréfutable, jusqu’à ce qu’elle passe aussi, et en attendant on est encroûté, encroûté, jusqu’au nez et à la moelle épinière, mais c’est scientifique et historique – pas pour Mirra. On ne la trompait pas si facilement. Et cette Histoire, justement, elle se présentait d’une étrange façon avec ses petites gravures innocentes: Je lisais cela, et puis, tout d’un coup, c’était comme si le livre devenait transparent, ou les mots écrits devenaient transparents, et j’en voyais d’autres, ou je voyais des images. L’Histoire se mettait à bouger, toute vivante, et ce n’était pas toujours comme la racontaient les mots d’encre. Mais il ne faudrait pas croire que Mirra assistait à un «phénomène» (nous ne savons pas où est le phénomène, vraiment, ni qui sont les phénomènes), elle trouvait cela aussi naturel que de comprendre dans les bêtes, de sentir avec les fleurs et de voler sur les routes: Je ne savais pas du tout ce qui m’arrivait, cela me paraissait tellement naturel que je pensais que tout le monde était comme cela. Mais j’étais très amie avec mon frère et alors je lui disais: «Tu vois, dans l’Histoire, on raconte des bêtises: c’est comme cela.Ce n’est pas comme ça: c’est comme cela!» Et plusieurs fois j’ai eu des corrections tout à fait exactes.
Mais ce n’étaient pas seulement les livres, les êtres ou les animaux qui étaient transparents pour elle: les lieux aussi se mettaient à bouger autrement, comme s’ils contenaient leur passé en même temps que leur présent – et peut-être que tout est là en même temps, l’avenir aussi: si c’était lui qu’on regardait, il pousserait plus vite, et, qui sait, casserait peut-être cette petite croûte présente, pas plus épaisse qu’une page d’Histoire, et y faufilerait ses rayons d’or. Elle allait donc voir la nuit de Versailles avec ses amies, et puis voilà le parc qui s’emplissait de lumières (c’est-à-dire que les lumières électriques avaient disparu), de lumières de toutes sortes: dès torches, des falots… et puis des tas de gens qui se promenaient, en costume Louis XIV! J’avais les yeux ouverts et je regardais cela, et je me tenais à la balustrade pour être sûre de ne pas tomber! parce que je n’étais pas très sûre de «moi». Je voyais cela, puis je me vois là: toute une conversation avec des gens, c’est-à-dire que j’étais quelqu’un (je ne me souviens plus qui) et il y avait ces deux frères sculpteurs… [Mère cherchait en vain à se souvenir des noms], enfin toutes sortes de gens étaient là et je me suis vue là, parlant, disant des choses.
Qui était donc ce «moi»?… Même pour Mirra, c’était un peu troublant – mais rien d’étonnant: c’était quelque chose «à étudier», jusqu’à plus amples détails. Le monde n’était pas une quantité fixe pour elle, dans un déroulement perpétuellement linéaire: ça avait des bosses, des creux de tous les côtés, ou des profondeurs, et des fusées inattendues – «c’est très amusant». D’ailleurs ils tombaient en pluie, ces «moi» bizarres, et ils avaient tous les costumes possibles, et puis les objets aussi étaient un peu particuliers: ils ne restaient pas sagement enfermés dans leur pierre ou leurs incrustations et ils se mettaient à raconter leur histoire – «raconter», pas avec des mots, parce que les mots sont réservés pour les personnes savantes qui savent si bien le monde qu’ils l’ont mis tout en dictionnaire; non, raconter comme les ouistiti ou les pythons ou les chrysanthèmes, en langue de caillou, qui bouge très bien (ce sont les savants qui l’ont dit) mais pas seulement avec des atomes: avec la conscience, qui est la conscience de tout le monde parce qu’il n’y en a qu’une et pas deux; et ces petits doigts qui caressent aujourd’hui une améthyste ou ce coffret d’Égypte, se souviennent dans leurs cellules, comme l’autre se souvient dans ses atomes (car les objets aussi ont une «mémoire», comme les lieux et les maisons), d’avoir déjà rencontré ce vieil ami. Nous avons beaucoup de vieux amis, peut-être le monde entier est-il notre vieil ami dans nos cellules, seulement nous avons oublié la langue où l’on se rencontre. Elle allait au Louvre, elle allait au musée Guimet, et puis je retrouvais des objets dont je m’étais servie dans le temps. C’est comme cela, plus tard, que j’ai pu rétablir la trace. Ou bien c’était la momie du musée Guimet qui tout à coup lui racontait son histoire: Mon premier contact a eu lieu quand j’étais toute petite, neuf ou dix ans, avec cette momie du musée Guimet… Il y a au musée Guimet, deux momies: de l’une, il ne reste plus rien; mais dans l’autre, «l’esprit de la forme» est resté très conscient – conscient au point que l’on peut avoir un contact de conscience.1 Et Mère d’ajouter candidement: Il est évident que quand un tas d’idiots viennent vous regarder avec des yeux ronds qui ne comprennent rien, en disant: «Oh! il est comme ça, il est comme ceci», cela ne doit pas faire plaisir! Et c’est comme cela. Parfois, même une momie rencontre quelqu’un qui la comprend.
Si l’on avait dit à Mirra la «réincarnation», il est probable qu’à son tour elle aurait ouvert des yeux ronds, et d’ailleurs nous étions au siècle de Taine et de Renan, entre Mathilde et son banquier. À l’âge de Mirra, on trouve cela tout naturel, c’est simplement une autre manière de comportement de la Nature, et ce n’est pas plus bizarre que les dames du dimanche sous leur ombrelle qui vont en rang d’oignons à Saint-Philippe du Roule. En tout cas, dieu soit loué, elle n’avait pas la moindre tentation d’en parler autour d’elle: Ma mère avait gardé cela tout à fait tabou: ce sont des sujets qu’on n’aborde pas, qui vous rendent fou! Ainsi l’expérience a pu se dérouler spontanément jusqu’au bout, sans entraves ni commentaires, comme un pétunia un peu farfelu au milieu des sages plates-bandes positivistes de ce bon siècle. On pourra dire que c’est une sorte de maladie mentale avec Mathilde, ou d’imagination morbide – et Mère répondrait qu’à cela ne tienne, ayez les imaginations qui vous font progresser! Elle n’a jamais tenu à ce que l’on «croie» quoi que ce soit, pas plus à «Dieu» qu’au diable, mais que chacun fasse l’expérience – «c’est mon expérience», dira-t-elle, c’est tout. Le but est UN et par-delà les sommets – mais on peut atteindre à ce sommet chacun par son propre chemin, gravir sa propre montagne, non la montagne d’un autre.2
Notons bien qu’elle a dit «par-delà les sommets», elle qui était nourrie aux sciences exactes, et il y a là quelque chose qui résonne étrangement, comme le «par-delà les tombeaux» de Mira Ismaloun. Peut-être parce que l’un est seulement l’envers de l’autre… ou son complément inévitable.
Pourtant la montagne de la petite Mirra vaut qu’on y jette un coup d’œil, car elle apporterait peut-être quelque lumière sur les bizarres méandres de nos taupinières qui débouchent ici et là, dans un xixe ou un xxe siècle, sur un champ de France ou de Patagonie, tout à coup, sans qu’on sache pourquoi, comme une petite lucarne soudaine, avec de drôles de costumes et tout un bagage de velléités ou d’impulsions dont on sent bien qu’il remonte d’ailleurs, plus loin – où, ailleurs? comment, ailleurs? – et que nous sommes là, dehors, comme un voyageur un peu amnésique avec mille traces perdues et une histoire qui ne commence peut-être pas là, ni ne finit non plus.
Poursuivis par un moi dont nous ne nous souvenons plus
Poussés par un Esprit que nous ne sommes pas encore…
Nous portons la douleur de poitrines qui ne respirent plus3
Mais l’expérience continue – chaotique, imprévue à souhait, n’importe où, à n’importe quel propos, devant un portrait de Clouet au château de Blois ou entre les pages d’un dictionnaire: C’était à Blois. Nous étions allés voir le musée, et je me suis arrêtée tout d’un coup en face du tableau de… voyons, qui était-ce? Coué… non, Clouet! Clouet, la princesse… une des princesses. Et j’ai commencé à faire des réflexions à haute voix: «Mais voyez, voyez! voyez cet individu ce qu’il a fait de moi! comment il m’a arrangée! voyez, il a fait cela, mais ce n’est pas comme ça, c’était comme ça!» Des détails. Et puis je me suis aperçue (je n’étais pas très consciente physiquement) qu’il y avait des gens autour de moi qui écoutaient. Alors je me suis ressaisie. Mais absolument, c’était moi! c’était mon portrait, c’était moi! Elle avait beaucoup de traces, cette Mère, il faut bien le dire. Heureusement qu’elle n’est pas née en Chine sinon il nous faudrait courir loin. Et d’ailleurs, qui sait? Nous ne parlons que de cette planète, notre petite lucarne actuelle sur ce voyage humain, mais combien d’autres planètes ont préparé ce voyage-ci, que nous ne connaîtrons jamais, disparues ou en perpétuelle continuation ici et là, essaimées, comme les petites aigrettes de chardon par de grands champs interstellaires. Et nous nous rappelons Sri Aurobindo:
L’expérience de la vie humaine sur une terre ne se joue pas pour la première fois. Elle s’est déroulée un million de fois avant, et le long drame se répétera encore un million de fois. Dans tout ce que nous faisons aujourd’hui, tous nos rêves, nos découvertes, nos réalisations rapides ou difficiles, nous profitons subconsciemment de l’expérience d’innombrables précurseurs, et notre travail fécondera des planètes inconnues de nous et des mondes encore incréés.4
Mais c’est ce monde-ci que nous voudrions bien féconder un peu en comprenant mieux le fonctionnement, c’est-à-dire en le vivant mieux, parce que c’est de cela dont il s’agit, finalement – les théories… mon dieu, qu’elles restent dans leur bibliothèque. Nous pourrions prendre encore une expérience de Mirra, parmi des centaines d’autres, en Italie, cette fois, où elle était allée avec sa mère à l’âge de quinze ans: Cela m’a beaucoup frappée. C’était d’ailleurs très frappant: c’était le souvenir d’avoir été étranglée dans la prison des doges!… Je visitais avec ma mère et un groupe de voyageurs conduits par un guide tout le Palazzo Ducale. Et alors on vous fait descendre dans les souterrains où il y avait les prisons. Puis il a commencé à raconter une histoire – mais cela ne m’intéressait pas – lorsque tout d’un coup, j’ai été prise comme cela, par une sorte de force qui venait en moi, et puis, sans même me rendre compte, j’ai été dans un coin et j’ai vu un mot écrit. Et en même temps, le souvenir que c’était moi qui avais écrit cela. Et toute la scène revenait: que c’était moi qui avais écrit cela sur le mur (et je l’ai vu: je l’ai vu avec mes yeux physiques, c’était resté écrit, et le guide disait qu’on avait laissé intacts tous les murs où les anciens prisonniers du temps des doges avaient écrit), puis cela a continué, j’ai vu, j’ai eu la sensation de gens qui pénétraient, qui m’attrapaient (j’étais là avec un prisonnier), j’étais là, et il y a des gardes qui entraient, qui me saisissaient au cou, m’attachaient, et puis (j’étais avec toute la réunion d’une dizaine de personnes qui écoutaient le guide, près d’une petite lucarne qui s’ouvrait et qui donnait sur le canal), alors la sensation d’être soulevée et précipitée par cette lucarne… Naturellement, quinze ans, tu comprends! J’ai dit à ma mère: «Allons-nous en d’ici!» Et elle riait. Oh! ce que nous ne saurons pas dire, c’est le rire de Mère, comme elle riait, cette Mère, comme elle s’amusait de tout, avec une petite malice qui ressemblait tellement à l’humour de Sri Aurobindo.
Aussi bien, la question n’est pas de savoir quel vent avait poussé cette petite aigrette sur ce champ-là ni dans ces chromosomes si peu ressemblants – encore qu’on puisse se le demander – ni même de tenter quelque «généalogie invisible» de Mère, ce qui l’aurait fait beaucoup rire, encore plus que les pingouins du premier cinéma animé. Quelle importance, vraiment, qu’elle ait été fille de doge, et étranglée par-dessus le marché, ou princesse de Navarre et impératrice de Russie, ou de Chine, comme si le sens de ce difficile voyage humain était de faire des personnalités de plus en plus grosses, titrées et impérieuses – un monde où finalement il n’y aurait plus que des pharaons et des sultans, comme si nous n’étions pas déjà assez encombrés de tyrans –, ni même de faire des génies de plus en plus intelligents et des super-Goethe ou des super-Beethoven – un monde où finalement il y aurait tant de flots de littérature et de musique que nous en serions peut-être assommés ou saturés – comme si cette formidable ascension humaine de douleur et de chaos et de conflit était simplement de faire sempiternellement la même chanson mais en plus grand, plus tonitruant? et quand il n’y aura plus que des «best-sellers», que ferons-nous, si nous n’avons pas trouvé certaine petite chanson dedans qui enchante tout? Mais ce pour quoi, ils chantaient, ces chanteurs, ce pour quoi ils sculptaient, poétisaient, conquéraient, ces marcheurs de la grande invasion humaine, où est-ce? où est-ce donc? ce seul royaume jamais conquis, cette note qui comble tout, cette petite couleur-là pour nulle toile et nulle galerie? Demain, demain, disent-ils, mais demain n’arrive jamais, mais la vraie personne de tous ces personnages, où est-elle? Et nous allons de plus en plus nombreux et costumés sur la grand-route humaine comme s’il n’y avait personne dedans.
Non, ce que nous pourrions nous demander plus justement devant cette pluie de «moi» qui semblait jaillir de tous les coins sous les yeux tranquilles de la petite Mirra, ce n’est pas qui ils étaient – nous avons tous vécu des milliers de fois – mais pourquoi ces milliers de fois et de noms et de misères que nous avons tous habités en peau blanche ou noire n’ont-ils pas été engloutis avec tout le reste dans la même ruée d’oubli? Qu’est-ce qui fait que ça reste – que c’est resté pour Mirra, ou pour quelques autres privilégiés? Qu’est-ce qui fait que ça vit encore et que ça vivra peut-être toujours? Quoi, qu’est-ce qui confère cette petite vibration indestructible aux gestes d’un moment, à ce caillou dans nos mains, ce coin banal et ce parc un soir et cette futilité mille fois vécue? La vie est si futile, nous la croyons grande et toute dorée dans nos Histoires comme la Cour du Grand Mogol, mais la vie, c’est fait d’un millier de pas et de petits escaliers dans la tête et de trottoirs sous les pas qui ne conduisent nulle part vraiment, ou à une part si pareille ici qu’elle est comme là-bas, et on s’y retrouve, ou ne s’y retrouve pas, comme si l’on n’avait jamais fait tous ces pas, jamais vu tous ces murs, jamais vécu toutes ces minutes. Qu’est-ce qui est, qu’est-ce qui vit? Si c’est, c’est toujours – ou ce n’est pas. Si ça vit, ça vit toujours, ou ce n’est pas une vie mais une petite mécanique bien remontée qui se défait avec tout le reste. Non, la vie n’est pas grande, mais y sommes-nous?
Une petite histoire nous a frappé plus que toutes les autres dans les mille mémoires de la petite Mirra, justement par sa banalité détaillée, si l’on peut dire. En fait, ce n’était plus Mirra, c’était Mère déjà et elle venait de rencontrer le matin un jeune bébé d’un an ou deux peut-être qui lui avait semblé très familier, sans savoir pourquoi – familier par ses yeux, par un «quelque chose» qui pétillait là, au fond, avec une sorte de reconnaissance muette. Puis, l’après-midi, elle a eu une vision: J’étais dans un monument admirable, immense! si haut! mais tout nu, il n’y avait rien, excepté un endroit où il y avait des peintures magnifiques; alors là, j’ai reconnu les peintures de l’ancienne Égypte. Et je sortais de mes appartements, j’entrais dans une espèce de grand hall: il y avait une sorte de gouttière tout autour des murs, par terre, qui courait pour ramasser l’eau. Et puis j’ai vu le petit (qui était à moitié nu) qui jouait là-dedans. Et j’étais très choquée, j’ai dit: «C’est dégoûtant! Cet enfant est insupportable, il est tout le temps à faire ce qu’il ne doit pas faire!» Le précepteur est venu, je l’ai fait appeler. Je l’ai grondé: «Comment! vous laissez cet enfant jouer là-dedans?» (j’ai entendu les sons que je prononçais, je savais ce que cela voulait dire, mais la traduction était en français, et les sons, je ne m’en suis pas souvenue). Alors le précepteur a accouru vers moi tout de suite pour me dire (et je me suis éveillée sur sa réponse): «Ainsi le veut Amenhotep» … C’est comme cela que j’ai su son nom.
Et qu’importe Amenhotep, mais cette gouttière-là, elle est bien intriguante – une gouttière qui dure trois mille cinq cents ans (la xviiie dynastie) avec un bébé dedans. Qu’est-ce qui fait durer même une gouttière?
On pourrait dire à la façon de Monsieur de La Palice: pour se souvenir, il faut quelqu’un qui se souvienne. Et qui est-ce qui se souvient, qui regarde? – Une vieille habitude de regarder comme tous les jours: comme nos livres, nos pères, nos mères, nos cinémas pour des millions; un regard tout fabriqué qui regarde seulement son petit désir, sa petite idée de la tête, sa sympathie ou son antipathie, des décors et des décors pour rien qui se joue vraiment ou une histoire si pareille à des millions d’autres que c’est comme n’importe qui qui regarde, en complet-veston ou en péplum, à Carthage ou à Pantin, dans ce siècle qui pourrait être d’avant ou d’après le Christ avec des différences de trépidation. Mais ce pur regard, soudain, pour rien, comme un cri qui déchire tout ce décor et déchire le cœur et déchire ces millions de futilités – comme une béance, soudain, sur un formidable vide… qui est peut-être le premier quelque chose de toute une vie; ce quelque chose d’aigu, sans nom, sans visage, sans rien, comme un regard qui se regarde lui-même, comme un trou si douloureux qu’il est presque puissant, qu’il est peut-être enfin le premier balbutiement d’un être, sans mots, sans pensée, sans rien qui sache ni qui comprenne, sa vibration pure, son cri dedans – c’est ça qui se souvient. Comme si c’était le seul souvenir. Quand ça s’ouvre, tout est vu comme pour l’éternité: une gouttière ou une couleur de ciel, un visage, un petit chat qui court sur le mur, c’est tout pareil, parce que c’est la Même Chose qu’on regarde partout, en tout, dedans, dehors, ou qui se regarde partout – LA Chose, partout éclatée, partout vibrante, sans commencement, sans fin, sans siècles, sans temps; ça qui bouge partout et qui relie tout, hier et il y a mille ans, ce caillou et cette petite main distraite, ce lieu d’ici, ce lieu de là, cette petite forme sous un pschent ou une capeline, et que lui importe tous les bonnets pourvu qu’il y ait quelqu’un qui regarde – la Conscience-Force, Shakti. Un regard qui s’ouvre une fois, deux fois, puis qui a soif de s’ouvrir de plus en plus souvent, partout, dans un temple ou sans temple, dans la rue et dans les mille misères qui passent – un regard qui grandit de vie en vie, une vibration qui se précise, une force qui se ramasse comme si c’était la seule chose qui ne fuyait pas dans la grande défaite des corps, un jour, au bord d’un trou; un souvenir sans souvenir et qui est comme le souvenir de tout, un petit royaume de rien et qui dure et qui est comme partout chez lui, parce que c’est le royaume de la grande Shakti et le monde entier est sa demeure.
Et un jour, le regard ne se referme plus, jamais.
Il est des êtres qui ont beaucoup regardé, tandis que d’autres vont et viennent comme des aveugles, il est des êtres qui ont ramassé goutte après goutte les petites perles roses de la grande Shakti, ou bleues, multicolores, et qui sont devenus ce ru dans la montagne, cette petite source, ce torrent ou ce grand fleuve – cet océan parfois. Et c’est la seule différence, celle que n’expliquent ni nos chromosomes ni toutes les lois de Mendel. Une évolution qui n’est pas celle des espèces ni des talents, mais de la Conscience et de la Force, ou plutôt d’un million de regards d’une seule Conscience qui se découvre toujours plus vaste, plus vive, plus forte: cascatelle ou cataracte. Une évolution d’optique peut-être? Mais c’est une même goutte de la Même Chose. C’est le même grand Fleuve qui voyage et voyage par les siècles et par nos petites misères, ou nos grandes, par nos philosophies, nos systèmes, nos religions, nos cages dorées ou noires par milliers, qui fait bouger tous ces hommes par millions, tous ces petits regards en bleu ou en noir d’un grand Pays que nous ne connaissons pas vraiment, et qui nous conduit lentement, sûrement, vers ce prochain Moment de sa grande marche, ce soudain détour de nos peines, où tous nos petits écrans tomberont parce qu’ils ne seront plus nécessaires pour faire jaillir notre cri dans une cage.
Alors chacun aura son vrai nom sous tous les costumes, ou pas de costume, son unique vibration, sa musique irremplaçable dans la grande Totalité, sa mémoire enfin rendue et ses grandes ailes. Et nous ouvrirons les yeux sur notre terre comme si nous ne l’avions jamais vue.
Ce sera peut-être une autre terre.
Une autre histoire.
Une autre gravitation sous les étoiles.
Notre vrai pays enfin et notre corps indestructible. Par-delà les tombeaux, et par-delà les sommets.
4. De la musique et des couleurs
Le couperet du Mental s’abat généralement sur ces expériences spontanées – et nous avons tous, certainement, des fils, des signes, des bribes de mémoire, mais nous ne savons pas que ce sont des expériences ni qu’il y a une expérience et nous disons «des rêves», des «impressions», c’est vague, c’est fumeux, et vite recouvert par la logique du monde cartésien qui vient se coller sur nous comme une cloche. On a vite fait de nous apprendre à vivre, c’est-à-dire à étouffer poliment. Après, nous dirons: ce sont des mystiques, ce sont des illuminés, des charlatans, et nous embrasserons nous-mêmes toutes sortes de religions très peu philosophiques, parce que nous n’avons pas embrassé la seule chose, simple chose, qui démêlerait tous nos fils. Mais peut-être est-ce bien ainsi; il faut aux hommes une solide préparation logique et rationnelle pour pouvoir aborder de plain-pied la Grande, simple Vérité sans chavirer dans son air trop large ni prendre une petite lagune exotique pour le Pacifique tout entier. Il semblerait presque, dans la merveille d’économie de la Nature, que chaque mensonge ou chaque aberration d’un âge soit l’enveloppe protectrice d’une vérité encore dangereuse pour nos esquifs rudimentaires, et qu’il n’y a pas de mensonge, peut-être, nulle part, ni d’erreur, mais simplement une vérité qui grandit selon nos moyens. Si l’on pouvait toujours se rappeler du plus large qui est derrière et par-delà, nous aurions vite fait de mettre fin à des querelles enfantines de «matérialistes» et de soi-disant «spiritualistes», qui sont seulement les «istes» de quelque chose qui est à naître et qui n’est peut-être ni leur Matière pure ni leur Esprit pur, mais… autre chose – sans «isme»; peut-être la vraie terre que nous ne voyons pas encore derrière nos lunettes d’Homo sapiens matérialiste, ou spiritualiste.
Mirra n’était pas encombrée de ces antinomies et elle prenait les jongleries de ce monde-ci autant que celles des autres mondes, sans plus, sans moins, dans son regard tranquille, comme un phénomène «à étudier», un certain comportement d’une même chose qui n’est peut-être de l’autre côté, ou de ce côté-ci, que pour nous. Quand il n’y a plus de prison, il n’y a plus de côtés, évidemment. Elle faisait de la peinture, elle faisait de la musique, elle jouait au tennis, beaucoup: elle «adorait» le tennis depuis l’âge de huit ans et l’a continué imperturbablement jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans. La peinture semblait jouer un rôle plus important (elle aimait les portraits surtout: les visages humains étaient une énigme plus grande pour elle que les pharaons ou les mathématiques), et c’est ainsi qu’elle rencontrera Henri Morisset, son futur mari, un jeune élève de Gustave Moreau et compagnon de classe de Rouault, conduite par l’étonnante grand-mère qui continuait de sémiller dans la capitale sous l’œil inquiet de Mathilde. Mira Ismaloun avait un faible pour la jeune Mirra, on s’en doute: elle me considérait comme la seule personne raisonnable dans la famille (!) et elle me faisait ses confidences. Mais la peinture, qu’elle a commencée à l’âge de douze ans, avait moins d’importance qu’il ne semble pour elle – ou pas plus d’importance – et nous soupçonnons qu’elle s’y est jetée pour agacer un peu Mathilde et secouer le joug trop bien poli du square du Roule, comme le confie certain personnage d’une des pièces de théâtre qu’elle écrira plus tard: Né dans une famille bourgeoise tout à fait respectable qui considérait l’art comme un passe-temps plutôt que comme une carrière, et les artistes comme des gens peu sérieux, aisément enclins à la débauche et ayant un mépris de l’argent très dangereux, j’ai senti, peut-être par esprit de contradiction, un besoin impérieux de faire de la peinture.1 Oui, comme Mathilde avec le khédive, à sa façon, ou comme Mira Ismaloun avec les coutumes d’une Égypte féodale. Si j’étais née en Inde, j’aurais tout cassé! nous confia Mère un jour. Nous voulons bien la croire.
Très près de là, à Londres, Sri Aurobindo s’apprêtait à secouer certain joug britannique.
Nous ne savons pas si elle aurait pu être un grand peintre, mais elle aurait pu certainement être une grande musicienne – si tant est qu’elle se soit souciée de grandeur – et en fait, il y a une Mère musicienne dont les extraordinaires «improvisations» n’ont pas fini d’étonner le monde. Il faudrait écrire dix livres pour parler un peu de Mère, et il en resterait encore pour des générations d’exégètes, dont elle se moquait très gentiment. J’entends des sons là-haut… oh! c’est joli ce que j’entends, c’est joli! et je ne sais pas du tout ce que c’est. C’est ça que je joue, mais je n’entends pas ce que je joue, j’entends l’autre… C’est très amusant. C’est quelqu’un qui s’amuse – quelqu’un qui s’amuse et qui, pour ainsi dire, me force à jouer. Je vais m’asseoir, et puis il me dit: «Tu partiras comme ça», alors je pars comme ça, et puis il brode, il arrange. Puis tout d’un coup, il dit: «Ah! ça suffit», et puis il s’en va!… Je ne sais pas qui c’est. Et Mère riait.
Une autre fois encore, elle nous disait: J’entends constamment comme de grandes ondes musicales. Il suffit que je me retire un peu et c’est là, j’entends. C’est toujours là. Ce ne sont pas des sons et c’est de la musique! de grandes ondes musicales. Et ce qui est étrange, c’est que ces «grandes ondes» sont aussi reliées à ce «mouvement d’ailes» dont nous parlions, qui la portait si gentiment sur les silex de Fontainebleau – peut-être notre monde est-il plus rythmique qu’on ne pense et sa musique plus merveilleuse. Mais il faut d’abord découvrir sa propre musique, dedans, sinon comment entendrions-nous celle de là-haut, qui est peut-être dedans aussi, qui est peut-être une même Musique partout. Comme nous écrivions certain livre, il y a des années, Mère nous a dit soudain: Je ne sais pas comment je peux t’aider, mais je vais t’envoyer de la musique, et en effet, ça venait comme un rythme très vaste qui était peut-être une musique et qui se revêtait de mots en descendant – et ça choisissait ses mots automatiquement, comme si le son créait le mot ou attirait le mot semblable, et s’il y avait la moindre pensée, le son était brouillé et tous les mots devenaient faux. La pensée se dessinait en dessous automatiquement, à notre insu presque, comme si elle était produite par la musique, un effet secondaire et inférieur de la musique: si on perdait le rythme, on perdait la pensée aussi. Peut-être parce que la pensée, comme tout le reste, comme nos architectures, nos peintures, nos gestes et nos révolutions, est simplement une traduction de ce grand flot de Shakti qui rythme tout – si nous savions toujours trouver la Coulée pure, quelle merveille! Créer, c’est retrouver la grande Musique, c’est s’accorder au Rythme pur et le laisser couler. Mais le plus souvent nous ne nous accordons qu’à «nos» idées: nous traduisons à travers des Sargasses mentales opaques – et bien entendu le rythme est faux, la pensée est fausse et toute la vie est fausse. Ce n’est plus le mouvement des grandes ailes, c’est le mouvement de n’importe quoi qui trépide et se cogne à tous les barreaux de sa cage. Si seulement je disposais d’un orchestre de deux cents exécutants, s’écriait-elle, ce serait très intéressant! Malheureusement, elle ne disposait que d’un pauvre harmonium à soufflet, puis d’un orgue électrique guère meilleur, alors il faut rassembler ça comme dans un compte-gouttes, et puis le donner goutte à goutte comme ça, alors naturellement c’est très réduit!2 Mais même ces petites gouttes-là attendent d’être découvertes et, peut-être, un jour, trouvera-t-elle celui qui saura, pour notre émerveillement, mettre en orchestre ces grandes ondes d’aucune musique humaine. Une sorte de méditation avec des sons.
Pourtant elle ne méditait pas, elle n’avait aucune idée que l’on pouvait méditer ni faire une histoire de tout cela, jusqu’à vingt ans: c’était tout simple, tout mêlé à la vie même et il lui aurait paru très étrange que l’on puisse s’asseoir à part pour faire quelque chose qui se passait comme on respire. Seulement, elle promenait partout avec elle cette espèce d’ardeur, d’intensité aiguë qui crève les apparences, ce regard qui veut voir la vraie chose, le vrai monde, la vérité dans tout, ce besoin de perfection qui est seulement la prescience d’une Perfection secrète dans les choses – défigurée, déformée, rapetissée, là, dehors, sous les yeux – et qui crée cette espèce d’intensité aiguë comme si l’on était perpétuellement à la recherche du vrai visage du monde, d’un souvenir énigmatique dans tout: les êtres, les rencontres, les objets, un piano qu’on triture pendant des heures comme pour lui arracher sa Note (et elle travaillait des heures tous les jours à son piano), une toile qu’on empoigne comme pour faire éclater une impossible couleur, ou peut-être déchirer d’un cri cet insupportable blanc, un problème de mathématiques qu’on regarde comme pour transpercer les lignes et les volumes, et transpercer le problème d’un monde enfermé dans une géométrie qui n’est peut-être pas euclidienne: Mon frère faisait des mathématiques spéciales pour entrer à Polytechnique et il trouvait cela difficile. Je regardais [oui, elle «regardait», toujours, beaucoup] et puis tout cela était clair: le pourquoi, le comment, c’était clair. Alors le professeur travaillait dur, mon frère travaillait dur, et tout d’un coup j’ai dit: «Mais c’est comme cela!» alors j’ai vu la tête du professeur!… Il parait qu’il est allé dire à ma mère: «Mais c’est votre fille qui devrait apprendre!»
Et tout de même, un jour, quelque chose a éclaté à force de promener partout cette intensité de regard. C’était à un concert, un récital du grand violoniste belge Ysaye, compagnon de Rubinstein: La première fois que j’ai entendu le concerto en ré de Beethoven – en ré majeur, violon et orchestre – tout d’un coup, le violon commence (pas tout au début: il y a d’abord un mouvement d’orchestre, puis le violon reprend), et alors, dès les premières notes du violon (c’était Ysaye qui jouait, un musicien!…) dès les premières notes, c’est comme si ma tête s’ouvrait tout d’un coup, et j’ai été projetée dans une magnificence, oh! c’était absolument merveilleux. Pendant plus d’une heure j’étais dans un état béatifique… Et je ne connaissais rien de ces mondes-là, note bien, raconte Mère, je n’avais pas la moindre connaissance. Mais toutes mes expériences ont été comme cela, sans que je m’y attende, sans que je la cherche. Cet éclatement au-dessus, il a fait couler beaucoup d’encre dans la littérature indienne, c’est l’ouverture du centre au-dessus de la tête, le sahasradala, le «lotus aux mille pétales», la communication directe avec la coulée de la grande Shakti et ses mondes de lumière et de beauté que nous nous efforçons de traduire à tâtons à travers une carapace crânienne. La jeune Mirra allait voir le monde autrement, plus seulement dans la transparence des pages d’un livre d’Histoire ou les murmures cachés des pierres et des fleurs, ni dans les vibrations secrètes des êtres, mais dans son autre origine, au-dessus, sa source première – en attendant de voir encore une fois autrement (peut-être beaucoup de fois autrement), plus dedans, plus au fond des choses, au cœur de la Matière, où se trouve peut-être l’Origine secrète, dans l’atome ou les cellules d’un corps comme dans les infinitudes de la Shakti. Car Mirra ne s’est jamais arrêtée de «regarder», même les immensités lui semblaient encore un voile de «quelque chose d’autre» qui n’était peut-être pas seulement immense. Elle était trop «matérialiste» pour ne pas aimer la Matière mieux que les savants et la vouloir plus belle que toutes les équations quantiques.
Désormais tout jaillissait sous les yeux de Mirra, plus rien n’était enfermé dans sa platitude photographique: Je regardais un tableau, et tout d’un coup, même chose: ça s’ouvrait dans ma tête et je voyais l’origine du tableau – des couleurs!… Même les êtres s’ouvraient, comme les tableaux, et, derrière leurs paroles ou leurs actes, livraient le mouvement vrai qui les anime, la vibration qui pousse leur geste, le rythme ou la couleur qui teinte leur âme, ou leur absence d’âme, et tout était comme un kaléidoscope mouvant, coloré, innombrable, qui tournait et retournait sans fin les mille facettes de la Shakti, et souvent les mille façons de travestir et de dénaturer une seule petite couleur qui aurait voulu faire un si joli tableau: Je vois la chose physique (la parole ou l’action) et puis cette transcription colorée, lumineuse, en même temps. Les deux superposées. Si quelqu’un parle, par exemple, ça se traduit comme cela, par des sortes d’images, de jeu de formes et de lumières ou de couleurs (pas toujours lumineux!). C’est comme des taches, des formes mouvantes, et c’est comme cela que ça s’enregistre dans le souvenir de la terre. Et c’est pour cela que quand les choses viennent de ce domaine dans la conscience active des gens, elles se traduisent pour chacun dans sa langue, avec ses mots et les idées auxquelles il est habitué – parce que cela n’appartient à aucune langue et aucune idée: c’est l’empreinte exacte de ce qui se passe. L’empreinte qui s’attache aux lieux, aux maisons, aux objets, comme à nos cellules: une formidable Histoire vivante, et exacte, qui est comme la vérité du monde en couleurs. Nos enregistrements magnétiques ne sont peut-être pas une invention si récente, après tout; nous «inventons» toujours une caricature de ce qui est déjà là. Et plus tard, Mère s’est aperçue tout à coup: Mais c’est cela qu’ils voient, ces gens qui font de la peinture ultra-moderne! Et avec ce petit sourire espiègle qui lui pinçait les lèvres et gonflait ses joues comme une petite fille retenant son rire, elle ajoutait: Seulement, comme ils sont très incohérents, ce qu’ils voient est très incohérent!
Le monde s’ouvrait et tout s’ouvrait; le lointain devenait proche, l’inconnu là-bas vibrait comme s’il était ici, le connu d’ici s’enfonçait comme à travers des siècles; chaque chose était un monde qui contenait peut-être tout le monde. La musique se mêlait aux couleurs, qui se mêlaient à un même grand Rythme qui pouvait faire des poèmes aussi, ou des géométries, selon qu’il soufflait comme ceci ou comme cela, et qui faisait aussi une gravitation ou d’autres gravitations selon… peut-être selon la vérité de notre regard. Un regard qui devient de plus en plus vrai – qui a clignoté avec la chenille sur une seule petite ligne du monde, clignoté avec la bête sur des pistes tortueuses et tracé des sillons invariables, tracé des petits méridiens sur ses mappemondes et enfermé les galaxies dans une bulle, jusqu’au jour où il crève sa propre bulle et tout recommence suivant une autre géométrie. Et peut-être toutes ces petites rambardes mentales étaient-elles nécessaires pour nous empêcher de culbuter psychédéliquement ou autrement dans un monde trop grand pour notre conscience. Mais le voyage n’est pas fini, le vrai regard n’est pas encore – le monde n’est pas encore! Le monde devient de plus en plus ce qu’il est. Le monde est un regard qui devient vrai. Il faut grandir dans la conscience, il faut ouvrir des yeux qui ne s’arrêtent pas à la grille de la petite mappemonde. Et quand nous aurons ouvert le vrai regard, quand nous serons totalement vrais, le monde sera totalement ce qu’il est, et toutes nos lois s’écrouleront comme des petits cubes d’enfant dans le jardin des dieux.
Car le grand Kaléidoscope du monde aussi peut tourner d’un coup de main imprévu.
5. D’autres mondes et d’autres corps
Ce monde, ce grand monde sur lequel nous marchons d’un pas assuré comme chez nous, comme des petits d’homme debout mais qui se tiennent tout de même à la rambarde, il est très peu chez nous, ou il y a beaucoup de chez-nous où nous ne sommes pas encore; nous connaissons tout juste une petite frange de la grande forêt. Et ce petit chemin qui débouche ici tout à coup, ce geste inattendu au milieu de nos routines, ces paroles qui soufflent, ce mouvement qui saisit nos foules et les met soudain en branle comme la colère de Mattéo ou les sautillements d’une petite fille dans les sages plates-bandes des Tuileries, nous ne savons pas d’où ils remontent ni quel souffle a passé. Tout croule dehors, nous colmatons la Machine, attrapons cet accident dans la rue ou rencontrons ce petit hasard qui va changer toute une vie, mais qui a fait bouger quoi et tiré cette imprévisible coordonnée, nous ne le savons pas – des hasards et des hasards par millions dans cette grande forêt du monde, comme les petites pousses hasardeuses qui font une incroyable forêt, comme les petits hommes hasardeux qui font une incroyable histoire, comme tant de petits gestes hasardeux et de molécules chanceuses qui font une symphonie ou des détonations. Et finalement, nous devons le dire, si c’est un hasard, il est sacrément intelligent. Mais nous avons tellement peur de voir notre belle intelligence hasardeuse supplantée par une intelligence plus grande, que nous préférons livrer ce monde à son diable de hasard qu’à un Dieu démiurge dont les coups non chanceux sont parfois curieusement diaboliques et souvent cruels – et dans les deux cas, nous nous faisons manger par un même croquemitaine. Peut-être serait-il temps d’enquêter dans cette intelligence du monde sans nous laisser prendre aux caprices des dieux, ou des savants d’avant-hier, ou d’un hasard qui remonte à certaine petite détonation – mais pour cela, il faut être sans peur, ni de «Dieu» ni du diable, ni de soi-même surtout. Parce que, peut-être, tout est-il contenu là-dedans, dans ces petites cellules hasardeuses – nous sommes le premier sujet d’enquête, et sans doute n’y en a-t-il pas d’autre car ce qui est dans un seul petit corps, une seule petite cellule, est dans tous les corps et tous les univers. On se demande bien pourquoi nous allons sur la lune. Et qui sait, si nous trouvions la vraie loi de ces cellules, nous irions peut-être dans tous les univers et sur toutes les lunes, sans fusée et sans encombrement.
Elle touchait à tout, cette petite Mirra, même à la poésie, «pour voir» – au grand désespoir de Mathilde: elle ne fera jamais rien dans la vie! Peinture, musique, sciences, littérature, travaux pratiques, tout défilait. Et puis, au bout d’un temps, bon, je laissais… J’avais fait l’expérience et puis la chose ne me paraissait pas avoir l’importance d’y consacrer toute une vie. Il lui semblait qu’il y avait beaucoup d’expériences à faire, que le monde était un formidable terrain d’expérience – elle a continué jusqu’à quatre-vingt-quinze ans, sans s’arrêter jamais. Et nous ne savons pas si l’expérience ne continue pas encore. Alors s’enfermer dans une chose, fût-ce la plus noble des choses, lui semblait une sorte d’aberration, une continuation du termite: Ils sont fixés, ce sont de très bons objets pour mettre dans un musée. Et je ne vois aucune nécessité d’être le plus grand peintre, le plus grand musicien, cela m’a toujours paru être une vanité…1 Et de conclure avec candeur (et cette petite lueur de malice toujours): Et cela n’a aucune importance: c’est de la perfection pour les êtres humains. Peut-être savait-elle déjà inconsciemment (?) que l’homme avait plus à découvrir que ses petits ou ses grands sommets, qui s’écroulent tous un jour devant un certain trou. Alors ma mère (c’était une personne très sévère) disait: «J’ai une fille qui est incapable de faire une chose jusqu’au bout». Et c’est resté comme cela: incapable de faire quelque chose jusqu’au bout – toujours commence, toujours comme cela, laisse, et puis au bout d’un certain temps je commençais autre chose… un tas de choses: «Elle ne fera jamais rien dans la vie!» Et c’est vrai, c’était la traduction enfantine du besoin de toujours plus, toujours mieux, toujours plus, toujours mieux… indéfiniment – le sens de l’avance, de l’avance vers la perfection, et une perfection que je sentais qui échappait tout à fait à tout ce que les hommes pensaient – quelque chose… un «quelque chose». Un quelque chose qui était indéfinissable mais que l’on cherchait à travers tout.
Il a dû y avoir plus d’un heurt avec Mathilde, on s’en doute; il y a même certain plat de carottes entre elles, qui a failli mal tourner: obstinément Mirra ne voulait pas de carottes, et obstinément Mathilde voulait lui faire manger lesdites carottes – Mirra a jeûné pendant trois jours. Nous ne savons pas qui a cédé la première. Probablement Mathilde. Mais le comble – et le premier signe d’une autre, singulière aventure – fut le jour où Mathilde découvrit que Mirra écrivait des poèmes… Des poèmes, ma fille! et dans le sommeil par-dessus le marché! Oui, le sommeil de Mirra était un peu bizarre, comme tout le reste, ou pas naturel, ou très naturel selon que l’on regarde avec des yeux d’enfant qui ne sait pas encore que le corps, c’est une petite boîte très fixe dans laquelle on est enfermé pour la vie; et Mirra allait très impertinemment se promener en dehors comme si de rien n’était. On sort de son corps comme on sort de la maison, mon dieu c’est très simple. Pas pour Mathilde. Mais nous ne rencontrons pas toujours des enfants, non plus, qui savent nous raconter leurs promenades. Toutes les nuits, à la même heure, quand toute la maison était bien tranquille, je sortais de mon corps et j’avais toutes sortes d’expériences. Et alors, petit à petit, mon corps est devenu somnambule (c’est-à-dire que le lien – une sorte de fil de lumière qui nous relie au corps – restait très solidement établi et que la conscience de la forme3 était devenue de plus en plus consciente) et j’avais commencé à prendre l’habitude de me lever – mais pas à la façon des somnambules ordinaires: je me levais, j’ouvrais mon bureau, je prenais un papier… et j’écrivais des poésies;! Moi qui n’ai rien du poète, oui, des poésies;! Je notais des choses. Et très consciemment, je remettais tout dans le tiroir, je refermais tout très soigneusement avant de me remettre au lit. Un jour, pour je ne sais quelle raison, j’ai oublié, j’ai laissé ouvert. Ma mère arrive (c’était ma mère qui me réveillait, parce qu’en France on vous ferme les fenêtres avec des rideaux épais;; alors elle venait le matin, puis elle ouvrait le rideau brutalement et elle me réveillait sans précaution;; seulement j’avais l’habitude et j’étais déjà assez prête à me réveiller, autrement ce n’aurait pas été très fameux4!) enfin elle vient en m’appelant, avec une autorité indiscutable, et puis elle trouve le bureau ouvert, avec un papier;: «Qu’est-ce que c’est que ça;!» Elle s’en est emparée;: «Qu’est-ce que tu fais là;?» Je ne sais pas ce que j’ai répondu… Mais elle est allée chez le docteur;: «Ma fille est devenue somnambule;! il faut lui donner une drogue.;» Et Mère d’ajouter en riant: Ce n’était pas commode.
Nous ne croyons pas que l’expérience poétique ait duré longtemps, et Mirra, ou Mère, a toujours eu une certaine commisération pour cette espèce transie et peu scientifique, elle qui s’exprimait d’une façon si poétique sans le savoir, mais c’était trop simple pour se mettre en alexandrins. Ce qui lui importait, c’est que ce soit vrai, exact, doué de la vibration, une traduction pure de la coulée de la grande Shakti – un transmetteur limpide, telle était sa clef suprême, encore à quatre-vingt-quinze ans. Mais pourquoi la Shakti ne ferait-elle pas couler aussi de la poésie, elle qui s’est déversée en cataracte dans les 23 814 vers de la Savitri de Sri Aurobindo? Nous ne connaissons pas encore tous les secrets de cette Shakti-là et Mirra apprenait le fonctionnement: le mécanisme selon son mot favori. Elle apprenait lentement, à travers tout, que la limpidité était la suprême maîtrise de tout, y compris de la poésie. Sri Aurobindo dira «le silence mental». Et quand tout se tait, dans la limpidité de la conscience, les vibrations passent, claires, sans déformation, selon leur rythme juste qui est aussi le pouvoir juste et l’action juste au moment juste. Parce que, finalement, nous l’avons oublié, la poésie (comme la peinture, comme la musique et comme toutes les formes) est «simplement» la condensation de certaines vibrations, qui ont le pouvoir de reproduire ou de matérialiser l’état de conscience qu’elles représentent: la flamme d’aspiration – ou le feu tout court –, la lumière, la joie, l’amour… Et tout en ce monde est l’expression d’un état de conscience: la fleur est un état de conscience (ou de la conscience plutôt), la pierre, le feu, la pluie. Le monde entier est une myriade d’états de la conscience. C’est la magie du son, le mantra, le «Verbe» de la Shakti qui informe toutes les formes, les fait vibrer, les colore, les enferme dans sa géométrie musicale ou électro-magnétique. À l’extrême, un jour, ce sera peut-être le pouvoir de matérialiser directement ou de précipiter en forme tout ce qui fera l’objet de notre conscience: la création directe par la manipulation consciente des vibrations. C’est la «poésie» de demain, quand le monde sera une pure action de la Shakti à travers des transmetteurs limpides; nous en sommes seulement à «condenser» des petites idées et des petits désirs et des états sans pouvoir (sauf de nuire) ni beaucoup de conscience, et toutes sortes de petites machines pour remplacer le pouvoir simple de la vibration originelle. Mirra apprenait déjà cette poésie de demain, et pas seulement à travers des poèmes mais à travers tout: ce «quelque chose» qu’elle sentait et qui était comme la perfection secrète de tout, même d’un caillou. Moi, je ne suis pas un poète, disait-elle, je me contente de faire2 – mais le grec de «poésie» veut exactement dire «faire»: poiein. Et le sanscrit de «shakti» est «pouvoir» ou «effectuer»: shah.
Ainsi, Mirra inventait d’avance ce que les surréalistes allaient découvrir quelque trente ans plus tard; mais il n’y a pas d’invention, vraiment, ou elle est aussi vieille que les Védas et les fresques d’Ajanta, car qui crée sans fermer les yeux un peu et tirer à tâtons quelque éclair d’en haut? Il ne suffit pas de s’asseoir un beau matin, ou une belle nuit, et d’écrire «automatiquement», car ce qui risque de sortir sera plus probablement quelque feu follet d’en bas, de nos lagunes subconscientes et très peu conscientes, ou l’écho syncopé de notre propre incohérence. Il faut d’abord être limpide, sinon nous n’entendrons que nos propres borborygmes. Et toutes les lagunes colorées ou les inspirations ne viennent pas du même endroit, encore que tout coule d’un seul océan. Il faut apprendre les degrés et connaître les écluses de la grande coulée – il y a de petites écluses, il y a de grandes écluses, et il n’y a plus d’écluses du tout. C’est ce que découvrait Mirra pas à pas, méticuleusement, degré après degré et monde après monde. Déjà elle avait appris avec les bêtes, les fleurs, les portraits ou les momies (sans parler des hommes très vivants et bourdonnants de désirs) que chaque chose vient frapper sa petite note à une hauteur très diverse dans son corps et que ces «centres», pour lesquels elle n’avait pas de noms savants, étaient comme des petits diapasons très précis qui vibraient à une note et une seule, et elle savait instantanément, par la note frappée ou la vibration, non seulement ce que cela voulait dire mais de quel niveau du monde cela venait, et on pouvait lui mettre sous les yeux les plus belles apparences colorées, les objets les plus fermés ou les hommes les mieux cravatés du monde, sans qu’elle soit trompée un instant: ça vibrait là, donc ça venait de là. Et on pouvait signer la toile ou le poème du nom le plus prestigieux d’alors et c’était seulement de la petite lagune de sixième degré. C’était d’une précision mathématique, et intrompable. Mais tous ces centres, ces petits diapasons qui vibraient jusque là-haut, à quelle note répondaient-ils, d’où venait la musique, c’est cela qui l’intéressait. Si on lui avait dit, avec ce célèbre mécaniste américain pas encore né, que tout cela vient d’un certain «appareil qui engendre de la conscience», c’est-à-dire notre honoré cerveau, elle aurait ouvert de grands yeux, peut-être bleus sidérés cette fois, et se serait aussitôt demandé d’où venait cette idée et si par hasard ce prodigieux mécaniste ne serait pas l’engendreur du monde. Peut-être si, après tout. En tout cas sûrement du monde qui marche la tête en bas. Vous ne direz pas que c’est le gramophone qui a créé le son que vous entendez, n’est-ce pas, cela ne vous viendrait pas à l’esprit!3
En fait, elle découvrait ces mondes, tous ces mondes et ces degrés, de la façon la plus prosaïque et inattendue, comme on entre tout à coup dans un verger inespéré pour y croquer une pomme. Ce n’était pas de la théorie: il n’y avait qu’à goûter, toucher ou voir. La porte s’ouvrait, et puis c’était là. Le corps, c’était un tas de petites portes qui s’ouvraient dans toutes les directions, et qu’on laissait même choir à l’occasion, pas seulement dans un lit et dans le sommeil, mais au beau milieu d’un déjeuner, ou même les yeux grands ouverts tout en marchant. C’était devenu une espèce d’objet détachable qu’elle quittait aussi bien qu’un manteau pour aller se promener ailleurs: dans l’atmosphère des gens ou d’une ville, ou d’autres lieux ou d’autres mondes, qu’elle découvrait comme cela, un peu au hasard, et sans plus de surprise que le Bois de Boulogne ou les portraits «vivants» de Clouet. On appelle cela «transe» en langage de dictionnaire, mais c’est un mot si affreux qui évoque les derviches tourneurs ou la Pythie sur son trépied, alors qu’il s’agit simplement d’une jolie promenade hors de son corps («jolie» pour ceux qui ont la conscience jolie, sinon cela risque d’être un cauchemar) et nous préférerions employer le mot «extériorisation»: on va dans cet extérieur qui est à l’intérieur de tout: Au beau milieu d’une action ou d’une phrase, ou de n’importe quoi, je partais – et personne ne savait ce que c’était;! A ce moment-là tout le monde croyait que je m’endormais. Mais je restais consciente, avec un bras levé, ou au milieu d’un mot, et puis pfft;! plus rien – extérieurement plus rien;: intérieurement une expérience assez aiguë, intéressante. Cela m’arrivait même assez petite. Je me souviens, je devais avoir dix ou douze ans, il y avait un déjeuner chez mes parents, une douzaine de gens, tout le monde était sur son trente et un (c’étaient des gens de la famille, mais enfin c’était un «déjeuner;» et il y avait un certain protocole;; bref, il faut se tenir convenablement;!) et j’étais à un bout de la table avec un cousin germain à moi, qui plus tard est devenu directeur du Louvre pendant un certain temps (c’était une intelligence artistique, un garçon assez capable), alors on était là et je me souviens que j’étais en train de percevoir quelque chose dans son atmosphère qui était assez intéressant (note que je ne savais rien des choses occultes, mais les facultés étaient déjà là), j’étais en train de percevoir une sorte de sensation que j’avais de son atmosphère, et puis, au beau milieu du geste de mettre la fourchette dans ma bouche, je suis partie;! – je me suis fait attraper. On m’a dit que je ne savais pas me conduire convenablement et que je ne devais pas venir à table;! Et quelquefois, moins cérémonieusement encore, elle le laissait choir par terre, ce corps: Cela m’est arrivé une fois à Paris. On m’avait donné un bon dîner, puis je suis allée dans une salle de conférence. Il y avait beaucoup de monde, il faisait très chaud. J’étais debout, là, mon bon dîner sur l’estomac, et soudain je me suis sentie mal à l’aise. J’ai dit à la personne qui était avec moi;: «;Il faut sortir immédiatement.;» Une fois dehors (c’était sur la place du Trocadéro), je me suis évanouie complètement. J’ai vu mon corps là, étendu, et je le trouvais si ridicule que je me suis reprécipitée dedans – et je l’ai bien grondé.4
Ayant été élevés au jardin d’enfants de l’évolution, nous avons été habitués à croire qu’un corps, mon dieu, ça contient de la conscience, si cela ne la fabrique, et que sans corps, eh bien, on est mort, c’est très simple, et que l’on ne peut pas voir sans yeux, pas entendre sans oreilles, pas bouger sans une paire de jambes, ou une demi-douzaine suivant les cas. Et c’est un fait évolutif, c’est comme cela. C’est comme cela aussi qu’un enfant ne peut pas se promener sans sa bonne ni ouvrir la grille du parc parce qu’il lui manque un certain nombre de centimètres. Dans ce grand parc de l’Unité, cette grande Totalité première, des petites parcelles de conscience ont grandi, se sont individualisées, reconnues comme «différentes de», et justement n’ont pu reconnaître cette différence que par les parois de leurs limites, c’est-à-dire qu’elles ont dû commencer à voir par leurs yeux, sentir par leurs tentacules, et bien entendu le monde est devenu le phénomène de leurs yeux et de leurs tentacules – mais quand nous aurons dit (plus «sages» de quelques millénaires) que le monde n’est pas notre affaire personnelle, nous n’en continuerons pas moins, comme les petites bêtes, d’individualiser le monde à travers un crâne et des lunettes personnelles: le monde sera «différent» et nous sommes «différents» et tout sera différent par la vertu de ces singulières lunettes et douces protubérances crâniennes, au point que nous dirons: je n’existe que par mes lunettes – peut-être même: je suis le produit de mes lunettes. Sans lunettes et protubérances, je suis mort. Et c’est vrai aussi pour ceux qui sont de vrais bébés de l’évolution. Pour le poisson dans l’aquarium, l’en-dehors du bocal est aussi l’inexistence ou la mort. Mais tout de même, il y a des poissons volants, il y a des reptiles qui ont poussé des ailes, il y a toutes sortes d’espèces qui sont sorties de leur «milieu» – et ma foi, nous sommes sortis de plus d’un milieu depuis que nous nous trémoussions avec certain pseudopode… Peut-être en sommes-nous à l’autre changement de milieu, mais cette fois, au lieu de passer d’un bocal dans un autre plus grand, fût-il céleste ou aérien, ou de pousser de super-protubérances comme si nous n’étions pas déjà assez encombrés dans notre bocal humain, il s’agirait de retrouver le Milieu, qui contient tous les bocaux et tous les corps et la vision de tout ce que voient ces millions d’yeux et que touchent ces petites antennes à tâtons qui n’avaient découpé ces petits fragments de monde et ces petites fenêtres dans un donjon et ces petites lunettes adaptables que pour s’acclimater pas à pas et jour après jour à leur propre Totalité. Alors nous nous apercevrons que l’on voit très bien, et même mieux, sans lunettes, et que l’on pense très bien sans crâne et que l’on se promène aussi très bien en dehors du bocal, sans en mourir. Et finalement que ce n’est pas le corps qui contient de la conscience, mais la conscience qui contient le corps – et tous les corps. Alors on va ici et là sans plus d’encombre parce que tout est notre corps.
Mirra sortait très bien du «bocal», à volonté, ce n’était pas un bébé de l’évolution. Mais en fait, nous en sortons tous, de ce corps, dans le sommeil, seulement nous ne le savons pas – nous savons très peu de chose, vraiment, de la vraie façon de vivre; on nous apprend des mathématiques, des codes, des lois, des langues, mais même pas le b-a ba de la vie, même pas la langue du monde: Il n’y en a pas un sur un million qui sache vivre! s’exclamait Mère. Ils arrivent dans la vie, ils ne savent pas pourquoi; ils savent qu’ils ont un certain nombre d’années à vivre, ils ne savent pas pourquoi; ils pensent qu’ils auront à s’en aller parce que tout le monde s’en va, et ils ne savent pas non plus pourquoi… Ils sont nés, ils vivent, ils ont ce qu’ils appellent des bonheurs et des malheurs, et puis ils arrivent à la fin, et ils s’en vont. Ils sont entrés et ils sont sortis sans rien apprendre.5 Quelquefois, d’aventure, sur une table d’opération ou dans un accident, nous nous apercevons qu’on sort très bien de ce corps, mais c’est une espèce de «phénomène», maladif peut-être, et nous sommes tous tentés, avec Mathilde, de classer cela parmi les «dérangements cérébraux», et en effet c’est un vrai dérangement pour les sages petites habitudes que nous avons héritées de mammifère en mammifère. On y tient beaucoup à sa cage. Au fond, remarquait Mère, l’immense majorité des hommes sont comme des prisonniers avec toutes les portes et toutes les fenêtres fermées, alors ils étouffent (ce qui est assez naturel) mais ils ont avec eux la clef qui ouvre les portes et les fenêtres, et ils ne s’en servent pas.6 Ou bien, avec de jeunes imprudents, sous l’effet de quelque hallucinogène, nous allons faire des «promenades»… souvent désastreuses. Car il ne suffit pas de sortir, ce n’est pas un super-Bois de Boulogne en couleur, encore que les couleurs y soient aussi, et tout dépend de notre propre «couleur», si l’on peut dire: le semblable rejoint le semblable, toujours, et si nous sommes gris et pleins d’angoisses, nous aurons seulement des super-gris comme un cauchemar et des super-angoisses – ce qui nous meut ici est ce qui nous meut «là-bas», mais dans toute sa «pureté», si l’on ose dire, ou dans toute son immensité, et sans la petite carapace protectrice du corps et des bienséances. Justement, c’est la source invisible (pour nous) de tout ce qui nous fait mouvoir ici et nous emporte comme des petits pantins: Tout un champ d’études, pour ceux qui n’aiment pas être mûs comme des pantins. C’est ce qu’elle voyait constamment bouger partout, derrière les tableaux, les objets ou dans l’atmosphère de son cousin: des petits nuages, des ondes noires ou rouges, des étincelles, des dards obscurs, des mouvements de force qui font nos gestes et notre avenir, cet accident subit, cette inspiration dorée ou fausse, et des millions de petits hasards auxquels nous ne comprenons rien. En fait, les gens qui vivent dans la conscience ordinaire savent très-très peu de ce qui se passe physiquement – très peu. Ils croient savoir, mais ils ne savent qu’une toute petite apparence, juste comme une feuille qui enveloppe un paquet; il y a tout le paquet qui est en dessous, avec tout ce qu’il contient, mais ce qu’ils voient c’est seulement une apparence, et ils sont tellement habitués qu’ils donnent toujours une explication. Mais pour ceux qui n’ont pas la bonne ou la mauvaise fortune de voir (car ce n’est pas toujours joli, et il est probable que dans la sagesse d’économie de la Nature, nos yeux ne s’ouvrent qu’en proportion de notre compréhension), il y a le vaste champ des nuits, lorsque nos yeux ne sont plus trop encombrés par la ruée des apparences: Le jour, c’est un certain genre d’école, la nuit c’est un autre genre décote. Pour Mère tout était une «école». Mais on ne vous apprend même pas à dormir! On s’imagine qu’il n’y a qu’à rester couché dans son lit et qu’ensuite on dort. Mais ce n’est pas vrai!7
Et lorsqu’on sort, ce n’est pas non plus une sorte de grand fourre-tout, un peu en pagaille: c’est toute une hiérarchie de mondes (ou de «plans de conscience» selon les goûts) qui s’échelonnent de la Matière la plus matérielle jusqu’aux régions de lumière et de béatitude d’où les plus grands d’entre nous tirent quelquefois un éclair, une symphonie, un évangile – et d’autres régions que nous ne connaissons pas encore. Cette découverte est aussi vieille que les hypogées de Louksor ou les Oupanishads, elle n’est mystérieuse et douteuse que pour cet interlude scientifique qui a cru mieux de développer ses machines que sa conscience, en attendant qu’au bout de leurs ressources et de leur souffle, les hommes redécouvrent l’air qui manquait à leur vie et le pouvoir même qui animait leurs machines, plus riches peut-être et plus mûrs de cette exigeante école aux buissons de fer. Mais en attendant aussi, il faut bien dire que nous sommes dans une sorte de confusion psychologique et philosophique qui aurait paru bien enfantine à nos prédécesseurs moins mécanisés. L’une des grandes difficultés pour la plupart des philosophies, disait Mère, est qu’elles n’ont jamais reconnu ni étudié les différents plans de l’existence, les différentes régions de l’être… Ils ont fait un Dieu créateur et puis ses créatures. Alors tous les problèmes se posent. Il a créé le monde, avec quoi? Les uns vous disent que c’est avec de la poussière, mais qu’est-ce que c’est, cette poussière? que faisait-elle avant que l’on s’en serve pour faire un monde?… Ou avec rien! On a créé un univers avec rien, c’est insensé! C’est très gênant pour un esprit logique. Et par-dessus le marché on vous dit qu’«Il» a fait cela consciemment, volontairement, et quand il a eu fini, il s’est exclamé: «Tiens, c’est très bien!»… Je crois, ajoutait Mère, que l’une des plus grandes difficultés pour comprendre les choses vient d’une simplification arbitraire qui met d’un côté l’Esprit et de l’autre côté la Matière. C’est cette sottise-là qui fait que l’on ne comprend rien. Il y a l’esprit et la matière, c’est très commode. Alors si l’on n’appartient pas à l’esprit, on appartient à la matière; si l’on n’appartient pas à la matière, on appartient à l’esprit. Mais qu’est-ce que vous appelez esprit et qu’est-ce que vous appelez matière? C’est une quantité innombrable de choses, une échelle qui n’en finit plus. L’univers est une gradation, pour ainsi dire infinie, de mondes et d’états de conscience, et dans cette gradation d’une subtilité croissante, où prend fin votre matière, où commence votre esprit?… Alors on vous dit: libérez l’esprit de la matière – mourez et vous libérez votre esprit de la matière. Ce sont ces âneries-là qui font que l’on ne comprend rien du tout! Mais cela ne correspond pas au monde tel qu’il est.8
Mirra n’en était pas encore au «monde tel qu’il est» – il lui faudra quelque quatre-vingts ans pour cela, car tous ces mondes et tous ces plans, ce n’est pas encore le tout de l’existence: il y a encore autre chose, quelque chose de très mystérieux, et de très simple, qui est peut-être la prochaine révolution du monde. Un monde nouveau dans une petite cellule. Ce qui est notre base – ce corps – est aussi notre ultime mystère. Ce qui est notre faillite – la mort – est aussi la clef d’une suprême victoire. Et c’était peut-être là, l’utilité de notre «détour scientifique»: de nous ramener le nez contre la matière et de nous faire buter de force dans notre propre mystère, au lieu de partir dans les soi-disant cieux de l’esprit, qui n’ont jamais rien sauvé. Il y a un long chemin à parcourir avant d’arriver au cœur des choses, mais tous ces détours, et les mille détours de la grande forêt évolutive, font partie de la ligne droite qui prépare nos consciences et façonne la Shakti dans nos corps.
Car c’est bien de cela dont il s’agit finalement: façonner la Shakti. Les anciens Rishis védiques parlaient des «pères des hommes» qui forgeaient les dieux en eux «comme le forgeron sur son enclume9». Ces plans, ces mondes, ils sont très bien là où ils sont, comme les forêts du Brésil, là-bas, ou les cataractes du Niagara, et que nous importent les plus belles forêts du monde et toutes les cataractes si nous ne savons pas en amener quelques gouttes à notre moulin et une seule fleur dans notre jardin – ou si c’est le seul privilège des génies de l’esprit. Mais nous avons tous en nous des petites portes qui s’ouvrent sur ces grands champs – il faut ouvrir les portes. Nous avons tous, comme Mirra, des petits «centres» pulsatiles, vibrants, qui communiquent avec ces mondes, comme les tentacules chatoyants des térébelles. Il faut savoir où l’on veut vivre, savoir où l’on se situe: si l’on veut tourner le bouton des cauchemars et clapoter en bas dans les petites mares des mille désirs, qui font une vie si grise, si douloureuse et cahoteuse, ou ouvrir les portes d’en haut et se retrouver vastes soudain, dans de grands paysages tout ouverts et qui vous laissent rafraîchis pour des jours. Notre vie les yeux ouverts est une traduction de notre vie aux yeux clos et nous tirons ici une histoire que nous avons tramée ailleurs – on peut tirer une jolie histoire, on peut tirer des forces et des lumières qui font vibrer la vie autrement, peut-être même qui peuvent changer la vie. Car ce grand kaléidoscope «là-haut», il tourne, il tourne, attendant que nous laissions filtrer ici sa petite pluie de couleur et ses jolies arabesques, ou de grands Niagaras inconnus qui changeront le destin du monde. Il faut accorder tous les centres de notre instrument à la jolie fréquence, au rythme vaste, il faut faire couler ici la cadence qui cadencera nos gestes, petits ou grands, c’est tout pareil, car si le rythme n’est pas là dans cette petite seconde distraite, ce premier pas sur le trottoir, il ne sera là nulle part.
Ce rythme, Mirra voulait le faire couler pour tous, pas seulement pour elle. C’est étrange, cette toute jeune fille qui semblait plonger ses racines si loin dans le temps, semblait aussi s’étendre dans l’espace et capable de contenir des distances comme des âges, comme si l’espace, en fait, était une sorte de dimension du temps, ou l’étendue de notre conscience proportionnelle à la quantité des expériences vécues à travers les temps, comme si nous grandissions tout le temps dans un autre corps, plus subtil – un corps d’expériences –, forgions une étendue d’être de plus en plus vaste et englobante. Certains forgent un petit jardin avec une seule fleur, certains forgent un parc, et d’autres contiennent des mers et des rivières parce qu’ils ont beau coup coulé avec la grande Shakti, ils ont contenu beaucoup de peines, beaucoup de luttes, et cueilli plus d’une couleur au grand arc-en-ciel. Ils ont beaucoup aimé et peut-être tout aimé. Lorsque j’étais enfant, raconte Mère, vers l’âge de treize ans et pendant un an environ, tous les soirs dès que j’étais couchée, il me semblait que je sortais de mon corps et que je m’élevais tout droit au-dessus de la maison, puis de la ville, très haut. Je me voyais alors vêtue d’une magnifique robe dorée, plus longue que moi; et à mesure que je montais, cette robe s’allongeait en s’étendant circulairement autour de moi pour former comme un toit immense au-dessus de la ville. Alors je voyais de tous côtés sortir des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, des malades, des malheureux; ils s’assemblaient sous la robe étendue, implorant secours, racontant leurs misères, leurs souffrances, leurs peines. En réponse, la robe, souple et vivante, s’allongeait vers eux individuellement, et dès qu’ils l’avaient touchée, ils étaient consolés ou guéris et rentraient dans leurs corps plus heureux et plus forts qu’avant d’en être sortis. Rien ne me paraissait plus beau, rien ne me rendait plus heureuse; et toutes mes activités de la journée me semblaient ternes et grises, sans vie réelle, à côté de cette activité de la nuit qui était pour moi la vie véritable.10
Mais ce corps plus subtil – peut-être ce corps des peines du monde – il ne semblait pas seulement s’étendre sur une ville ou dans une direction, il semblait parfois immense. Et d’autres fois aussi il n’avait pas la même couleur ni la même dimension. Mirra remarquait très bien que selon la région où elle se promenait, ce corps, ou ces corps, ces êtres en elle, avaient une teinte différente, un mouvement différent, comme si elle avait grandi peu à peu sur différents plans de son être, dans plusieurs directions – et toutes ces vies, en effet, qu’elles soient d’Égypte ou d’ailleurs, des mille lieux que nous traversons, pauvres ou riches, princesses ou moinillons, elles représentent chacune un type d’expérience, un genre de vibration ou de note que nous avons particulièrement cultivée, un centre ou un autre où nous avons particulièrement concentré nos efforts – une manière de toucher la Matière, dira Mère – jusqu’à ce que tous nos centres et toutes nos notes se soient accordés à un même rythme et que nous fassions une humanité un peu complète, unifiée, vivant sur tous les plans, maîtresse de toutes les couleurs et tous les rythmes. À chaque centre correspond un corps d’expérience (nous dirions une personnalité), que nous forgeons peu à peu, qui représente nos mille marches sur un certain plan, nos mille efforts dans une direction, et qui grandit car où est le dynamisme qui s’évapore: ce qui est est pour toujours et si nous avons cultivé une petite rivière ou un torrent, un maléfice, cette rivière et ce torrent, ou ce maléfice, nous retrouvent mille et mille ans après, et deviennent fleuves puis océan, ou catastrophe. Il faut savoir ce que l’on cultive. Mirra avait cultivé plus d’un monde, elle avait plus d’un être, comme nous tous, mais il y a des êtres qui entrent et sortent comme ils sont venus, il y en a qui ouvrent grand les yeux et se souviennent. Il y a des êtres qui forment une troupe mal assortie et inégalement développée, et qui passent leur temps à se quereller entre eux, avec parfois des gnomes bien encombrants ou des pygmées obscurs et révoltés; il y en a d’autres qui ont unifié tout leur royaume et soumis tous leurs êtres à la grande Cadence. Et finalement ils ont cultivé tant d’êtres et développé tant de mondes que c’est comme tout le monde dans une conscience. Peut-être est-ce là, l’expérience qui est venue visiter la jeune Mirra un jour dans un temple (ce devait bien être la première fois qu’elle mettait les pieds en pareil lieu): C’est dans un temple que j’ai eu l’une de mes premières expériences; c’était à un mariage, la musique était admirable. J’étais en haut avec ma mère, dans les galeries. Et à l’orgue (c’était le second orgue de Paris, admirable!) on jouait cette musique (on m’a dit après que c’était de la musique de Saint-Saëns). J’étais là, en haut, comme ça, j’avais quatorze ans, et il y avait des vitraux – des vitraux blancs, sans dessin. Il y en avait un que je regardais lorsque, tout d’un coup, à travers ce vitrail, entre… (n’est-ce pas, j’étais comme soulevée par la musique) entre un éclair, comme un coup de foudre – comme la foudre. Il est entré (j’avais les yeux ouverts) entré comme ça, dans ma poitrine, et alors je… j’ai senti comme si on devenait immense et tout-puissant. Et ça a duré pendant des jours.
Certainement, nous aimerions bien avoir une description de ces mondes et de ces corps, mais en parler d’une façon solennelle et académique serait faire injustice à Mère qui a toujours eu horreur du «c’est comme ça» dogmatique et absolu comme les dix commandements de Dieu (qu’elle trouvait d’ailleurs d’une banalité extraordinaire!… Et Moïse est monté sur le Sinaï pour entendre ça!). Nous n’escaladerons pas le Sinaï de l’invisible pour le mettre en douze paragraphes; oui, ils étaient douze, ou sont douze, ces mondes, et toutes ces divisions sont seulement une manière de voir un certain «quelque chose», la terre, notre terre, qui nous échappe encore – que nous n’avons peut-être même pas encore vue réellement! Il y a de la place pour la découverte et tout n’a pas été dit, même par les voyants des plus hautes sagesses (peut-être parce qu’elles étaient trop hautes). On peut s’étonner seulement – mais est-ce étonnant? – qu’une toute jeune fille, square du Roule, dans le siècle des lumières positivistes, découvrit ce qu’avaient découvert les Rishis il y a quelque sept mille ans, et bien d’autres sages aussi. Mais le fait est là. Elle n’y attachait pas, d’ailleurs, une importance spéciale, ou pas plus spéciale qu’aux mille mystères quotidiens, qui ne sont plus des mystères pour nous parce que nous les avons recouverts d’une étiquette mentale bien sage et rassurante et nous y sommes tellement habitués que c’est comme rien – si nous cessions d’être habitués au monde et en retirions nos commodes étiquettes, nous commencerions peut-être à découvrir plus de choses qu’il n’apparaît et plus de mystères que dans tous ceux d’Éleusis.
Nous ne donnerons donc pas la recette du «bien dormir» ni des mondes: Cette habitude de vouloir obliger les autres à penser comme vous m’a toujours paru bizarre… Vous avez votre propre expérience: tâchez de la rendre aussi vraie et complète que possible, mais laissez chacun à son expérience.11 Aussi simple que cela. L’important est de savoir qu’il y a une expérience et d’enlever les lunettes de l’habitude. L’important est de savoir qu’il y a «quelque chose» à regarder, et de regarder sans dogmes, positivistes ou non. Il faut être dans le positif de l’expérience, c’est tout. Et le plus extraordinaire, dans cette entreprise, c’est que l’effort même pour savoir, ouvre les portes de la découverte, automatiquement, comme si cette petite vibration intense qui se pose sur les choses ouvrait des petites lucarnes invisibles dans ce «comme rien» de l’habitude, et tout se met à parler, raconter son histoire et ses prolongements, comme si notre marche même, à tâtons, sans rien savoir, mais voulant, tellement voulant savoir, faisait le chemin. Comme si cette sincérité d’effort créait le corps de la Shakti en nous. Alors on va d’une petite porte à l’autre et de découverte en découverte, là où il n’y avait rien que des boulevards futiles et des milliers de pas sans sens.
Et on marche de vie en vie et d’expérience en expérience – de manière en manière de toucher la Matière – jusqu’à ce que notre corps d’expérience ait grandi aux dimensions de l’univers.
Car c’est cela, finalement, tout le sens de l’évolution: développer le corps de la Shakti en nous. Nous croyons que nous faisons des guerres et des révolutions, des croisades; que nous faisons de la philosophie, du socialisme, du capitalisme, et taillons des empires de l’Hellespont à la Bactriane; que nous faisons des machines, ou de la littérature, du bien, du mal, des petits enfants, mais, tout le temps, c’est la Shakti qui se développe en nous, par le bien, par le mal, par le socialisme ou le despotisme, et même par nos machines ou nos sottises; tout le temps, c’est le grand empire de la Shakti que nous taillons, la même Shakti sous tous les noms et les visages, sous des peaux noires ou blanches, sous nos péchés, sous nos vertus, c’est tout pareil, dans nos défaites, nos triomphes; une même petite parcelle du grand Milieu que nous colonisons, amassons, mettons dans nos greniers pensants ou sentants, comme les abeilles d’un grand Rayon, grain après grain, jour après jour, par nos peines et nos peines et des vies incomptables sous un costume ou un autre, une philosophie ou pas de philosophie, des religions et des calembredaines dans toutes les langues; nous individualisons la grande Shakti, nous baignons dedans comme des têtards dans le torrent, qui deviendront ptérodactyles ou musaraignes, qui deviendront mathématiciens ou va-nu-pieds – qui deviendront quoi? Il y a des êtres qui sont seulement leur corps et leur fonction, qui n’amassent que les petites parcelles d’Énergie nécessaires pour faire marcher leur mécanique, et quand la mécanique se défait, il reste seulement ce qu’ils ont mis dedans: ils «sortent» dans rien parce qu’ils ne sont rien que du combustible général, et toutes les philosophies qu’ils ont pu y mettre ne font pas de différence si elles n’ont pas été une substance vivante, un petit moyen d’attraper au piège quelques gouttes de la grande Shakti. Et quand ils dorment aussi, où iraient-ils? En dehors de leur corps, c’est la nuit aussi noire que dedans car ils n’ont rien colonisé que des matériaux pour leur bonne mine et leur fonction – on va dans ce qu’on est, ici et ailleurs, dans le sommeil comme dans la mort. Et si l’on n’est rien que de la gelée pensante, on ne va nulle part, sauf à la refonte générale. Pour aller quelque part, il faut un moyen de transport. Pour «sortir» de son corps, il faut qu’il y ait quelqu’un qui sorte – c’est l’évidence. Et qui sort?
Il y a des êtres qui ont amassé les petites gouttes de la grande Shakti par une épée ou un burin, de la religion ou de l’irréligion, n’importe quoi, tout ce qui leur tombait sous la main, un piano, une brosse; qui ont vécu chaque minute comme s’il fallait être dans cette minute, n’importe quoi mais être, pas déambuler dans la vie d’une occupation à l’autre avec mille pas de néant entre deux; qui ont accumulé, accumulé les petites étincelles de la grande Énergie, à travers tout, partout, par la révolte et par la soumission, par le pour et par le contre, par le oui, le non, n’importe comment, mais que ça vive, que ça soit. Et qu’est-ce qui reste quand nous avons fermé tous les livres, tous les gestes, arrêté tous nos pas, les mille pas de la vie pour nous étendre dans le sommeil ou dans la mort? – C’est ça qui reste, ces petites gouttes d’être, sans religion, sans parti: toutes pures; sans métier, sans prétexte: si simples et seules vivantes. C’est tout ce qui reste. Des petites gouttes qui ne périssent pas, car quel feu peut détruire cette Énergie-là, quel combustible, elle qui est le combustible de toutes les étoiles! Des petites gouttes qui s’accumulent en nous, heure par heure, jour par jour et vie après vie, qui font un corps indestructible en nous, autour de nous; un corps à notre couleur, un corps à notre mesure d’être et à notre intensité. C’est le moyen de transport. C’est la grande Shakti accumulée qui traverse tous les temps, tous les lieux et gravite selon notre légèreté. Il y a des êtres qui ont accumulé leur petite intensité dans une seule occupation, qui ont seulement voulu connaître, toujours plus connaître, voulu aimer, toujours plus aimer, voulu agir et encore agir; qui ont projeté leur flamme dans un petit cercle de famille, dans un petit cercle de patrie, des cercles de plus en plus grands, et fondu leur petite personne dans l’amour de la terre ou dans le Tout, confondu leur petite intensité à la grande Intensité. Ceux-là ont plus d’un corps et beaucoup de couleurs; ils ont le corps de leur connaissance accumulée, le corps de leur amour accumulé, le corps de leur action, beaucoup de corps qui chatoient avec tous ces petits centres vibrants; ils ont cultivé toutes les notes de tous leurs diapasons, toutes les couleurs de leur intensité; ils se sont projetés de plus en plus loin, ils ont aimé, connu de plus en plus loin, agi de plus en plus loin; ceux-là ont un corps et des corps qui ont grandi avec les âges, grandi sous toutes les latitudes et les métiers, grandi tant finalement qu’ils n’ont plus besoin de «sortir» de quoi que ce soit ni de changer de milieu, car tout est devenu leur corps et la Shakti même est leur Milieu.
Alors ceux-là, peut-être, découvriront-ils une suprême manière de toucher la Matière et une suprême manière d’être.
Le prochain corps sur la terre.
Et peut-être n’y a-t-il pas de «suprême», mais une manière qui grandit toujours.
Elle allait entrer dans la «vie d’artiste» à dix-neuf ans par son mariage avec Henri Morisset, élève de Gustave Moreau et des Beaux-Arts. Il semble drôle de parler de «vie d’artiste» pour elle qui avait présentes à la mémoire ou vivantes sous les yeux tant de vies diverses, parfois chamarrées, parfois brutales, illuminées ou obscures et initiées à tant de mystères, sans parler de toutes celles que nous ne connaissons pas. Sa perspective du monde n’était évidemment pas la nôtre, ni sa hâte ni sa fièvre comme nous qui croyons culbuter au bout du chemin après quelques années de luttes et de douleurs mêlées de maigres joies dont nous ne savons même pas la source ni le destin, ni si elles féconderont quoi que ce soit sauf une douteuse progéniture étrangère à nous. Il faut bien le reconnaître, nous vivons dans une complète absurdité et notre façon de voir eût semblé très barbare à des ancêtres moins intelligents, paraît-il. Pour elle, tout était différent. C’était une autre manière de toucher la Matière et une autre manière de grandir sur une grand-route qui devenait chaque fois plus précise, plus claire, plus vaste: C’est très amusant, on apprend… Même si je vivais mille ans et davantage sur la terre, je continuerais à apprendre sans arrêter, et je suis sûre que j’apprendrai toujours quelque chose de nouveau parce que, ce qui était vrai hier ne l’est plus tant aujourd’hui et ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera plus demain.1 Comme un enfant lui demandait un jour ce qui avait pu advenir à l’âme de Beethoven, croyant sans aucun doute que ce merveilleux génie allait se réincarner dans un supergénie faisant de super-quatuors, Mère répondit avec cette trace d’humour qui l’accompagnait toujours et devant l’enfant complètement choqué: Je ne sais pas… peut-être un cordonnier! Parce que notre conception de la grand-route est aussi absurde que celle de l’absurde petit bout de chemin tronqué que nous parcourons en grande hâte de devenir le super-quelque chose de la mode présente ou de notre goût présent ou de notre connaissance présente – mais on change de goût, heureusement, et de mode, et de science. Et qu’est-ce qui ne change pas dans tout cela? quelle est la constante? Et d’ajouter, pour rassurer l’enfant interloqué à la perspective d’un Beethoven cordonnier: Ce n’est pas une dégringolade: c’est rencontrer le problème sous un autre angle.2
Quel est-il donc ce problème de toutes les fois et de chaque fois?
De Louksor ou du Palazzo Ducale à la rue Lemercier (car c’était là qu’était l’atelier de Morisset), il y avait un sacré pas, apparemment, mais tout ce monde est une formidable apparence de «quelque chose» qui se poursuit imperturbablement sous et par toutes les apparences.
Nous sommes en 1897, un an avant la mort de Gustave Moreau, six ans après la mort de Rimbaud.
L’explosion de lumière des Impressionnistes avait soulevé tout un train d’ondes à travers l’Europe et rassemblé sur les bords de la Seine une étonnante palette qui déjà éclatait en mille couleurs nouvelles. Monet peignait ses Peupliers au bord de l’Epte tandis que les petites touches pulvérisées du Pointillisme laissaient derrière elles une nouvelle soif de triturer la Matière et d’en tirer je ne sais quel accent ou quelle lumière. Les néo-impressionnistes, les expressionnistes, les «Fauves» déjà tiraient leurs lignes provocantes et attrapaient le ciel ou les arbres pour les teinter de jaune canari ou de rouge brique, à la couleur de leur âme, ou de «quelque chose» qui n’avait plus rien à voir avec les apparences. Rouault cernait ses visages comme des bas-reliefs laissant percer les siècles ou quelque Assyrie surprise ouvrir les yeux chez nous. Comme Mirra même, la peinture crevait l’écorce du monde pour retrouver quelque mystère insaisi. Vlaminck quittait son violon pour cet étrange vertige. Déjà Braque et Picasso avançaient à pas de jeunes loups affamés pour désarticuler finalement cette vieille articulation douteuse. Rodin, dans son coin, taillait et retaillait sa Porte de l’Enfer, comme si, peut-être, quelque ciel nouveau allait jaillir de ce chaos de l’âme.
Et Mirra était là.
Elle ouvrait les yeux, elle regardait tout cela avec son sourire de Mona Lisa ou son rire qui s’amuse de tout, comprend tout, joue avec tout – oh! qui comprenait si bien ce que les autres empoignaient à pleines mains et griffaient, trituraient, déchiquetaient dans leur toile ou leur pierre. Matisse était un élève de Gustave Moreau, comme Morisset, comme Rouault, elle les connaîtra tous, et les vieux impressionnistes, Renoir, Degas, et les derniers jours de Sisley, Signac, et celui qui ne peignait jamais ses assiettes rondes (Cézanne), mais il avait raison!…3 Et son regard ne s’arrêtait jamais, sa soif était aussi grande que la leur, peut-être plus grande encore; quand ils avaient cessé d’explorer, elle creusait encore, creusait cette Matière pour lui arracher son secret; et même devant les plus extravagantes explosions de couleurs et de lignes de nos modernes, elle s’exclamait encore, à soixante-dix-sept ans, elle qui avait cette si fine culture: Ce qu’il y a d’effrayant, c’est que cela vous dégoûte complètement de toutes les autres peintures!… Oui, ils sont arrivés à m’enlever tout le goût de la peinture d’avant… Il y avait un temps, quand je regardais les peintures de Rembrandt, les peintures du Titien ou du Tintoret, les peintures de Renoir, les peintures de Monet, j’avais une grande joie esthétique. Cette joie esthétique, je ne l’ai plus, cela me paraît vide de joie esthétique… Naturellement je suis à cent lieues de l’avoir quand je regarde les choses qu’ils font maintenant, mais c’est pourtant quelque chose qui est derrière cela qui a fait disparaître l’autre. Alors, peut-être, en faisant un tout petit effort vers l’avenir, on va pouvoir trouver la formule de beauté nouvelle.4
Elle était là, est-ce un hasard? Au fond, nous n’avions pas eu de révolution plus profonde depuis 1789, et Einstein avait dix-huit ans quand Mirra en avait dix-neuf. Comme les pointillistes, Max Planck allait bientôt découvrir que la lumière ne se mouvait pas sagement du tout, mais par «petits paquets». La pomme de Newton commençait d’être sérieusement menacée, après certaine autre qui nous fit choir du paradis. Et ce n’est pas fini.
Elle était choyée de tous, on s’en doute, ils avaient atteint les trente, trente-cinq ans, quarante ans, et moi, j’avais dix-neuf et vingt ans… j’étais la benjamine. Elle avait je ne sais quoi qui ouvrait tous les cœurs et toutes les portes, comme Mira Ismaloun, mais ce n’était pas ses extravagances ni ses toilettes (J’avais des bottines vernies qui étaient craquées et je les peignais pour que ça ne se voie pas!) et ses paroles étaient plus rares que son rire, mais elle avait une silencieuse façon d’aller au cœur des choses, de démasquer les apparences et de toucher ce qui vibrait là, ce quelque chose que le peintre avait voulu saisir et qu’il ne s’expliquait même pas très bien à lui-même, et puis cette douceur mêlée d’humour qui savait être calmement violente, cette intelligence aiguë et cette compréhension directe qui mettait chaque chose à sa place très simplement, si simplement que personne n’y avait pensé et que tout le monde partait dans un rire inattendu. Même Rodin lui faisait ses confidences. Et tant de démêlés secrets qui tiraient celui-ci entre sa femme et son modèle et celui-là entre son art et la difficile vérité qu’il voulait arracher sans fioriture dans une toile ou un bloc de granit, venaient se présenter à elle sans en avoir l’air. Nous aurions pu avoir des mémoires étonnants si Mirra s’était souciée de ramasser ses souvenirs, mais c’était pour elle un souffle qui passe et elle était déjà plus loin, très loin, dans la forge de l’avenir. Ceux qui forgent, oui, partout et sous toutes les formes, c’était cela qui l’intéressait. Elle passait. Et chacun savait qu’elle passait. Nous l’imaginons dans sa longue robe-fourreau comme on en portait alors, ce corsage serré en taille de guêpe, ses cheveux ambrés ramenés en chignon haut sur le sommet de la tête, comme la jatta de Shiva, ses joues rondes au teint un peu doré du Moyen-Orient, ce visage très impassible qui s’ouvrait soudain dans un rire et se modelait si étrangement sur ce qu’elle regardait, et ses yeux qui prenaient la couleur des mondes. On aurait dit qu’elle sortait d’un tableau de Renoir, mais nul Renoir n’aurait su peindre ces yeux-là, et elle sortait de plus d’un tableau selon les jours, les heures, avec une mobilité si extraordinaire qui pouvait la faire ressembler à un Clouet aussi, à un masque égyptien ou à une miniature mongole (nous l’avons vue un jour ressembler à un chat). Cette «adaptabilité» du visage de Mère, et de Mirra, nous le supposons, est l’un des plus étranges phénomènes que nous ayons vus – «étrange» sans doute pas pour elle qui devenait ce qu’elle regardait, qui entrait si profondément dedans que c’était tout un, sans barrières, comme le python du Jardin des Plantes, les géraniums des Tuileries (calmes et souriants, rien ne les dérange), ou ce reflet d’opale sur les rivières douces de Monet, ou la misère de celui-ci, la misère de celui-là – et finalement la grande misère partout. Elle entrait dans tout, les tableaux, les êtres, les chats, les pierres sculptées ou non, et elle laissait au cœur de chacun quelque chose que nulle Mira Ismaloun n’aurait pu laisser.
Étrange Mirra.
Mais tout cela la laissait sur sa faim. Elle était en quête d’une révolution plus profonde que celle des lignes et des couleurs, et Einstein, finalement, ou Planck l’eussent intéressée plus que l’explosion impressionniste, encore que tout se tienne. Un ferment secret s’était glissé dans la Matière pour faire éclater la vieille façade.
Au Bengale, Sri Aurobindo avait commencé son action révolutionnaire.
Elle cherchait à droite, à gauche, elle ouvrait tout grands ses yeux, faisait toutes sortes d’«études» comme elle disait, et les expériences continuaient à se déverser, inattendues, chaotiques, mais cette fois avec de la matière humaine. Et qu’est-ce que tout cela pouvait bien dire? Oui, on fait de jolis tableaux, on discute éperdument dans la nuit, on ose cette ligne ou cette couleur, on taille le marbre ou pétrit la glaise, mais la vie même, cette première matière, sans cadre ni fioriture, qu’est-ce qu’elle est? Tout cela, c’est comme une jolie écume, opaline ou jaune citron, ou de quelque couleur qu’on la poudre, sur quelque chose qui restait si gris, si terne au fond, si misérable au fond (La culture? une sorte d’écume qu’on a soulevée et qui est sur le dessus5, disait-elle), ou bien la vie n’était qu’un pinceau ou un burin, un instrument quelconque, et le reste, c’était rien qui déambulait entre deux coups de pinceau. Où était-elle, la vie, la vraie vie? Et cette couleur, si chaude, si vibrante, qui éclatait dans cette toile, elle n’était pas souvent sur le visage de celui qui peignait, au contraire: elle n’avait qu’à ouvrir les yeux et c’était une autre histoire, quelquefois même une curieuse histoire, comme si les traits devenaient transparents et faisaient d’autres lignes avec des couleurs changeantes, pas jolies toujours, quelquefois sombres, ou même comme une absence de tête dans un brouillard obscur, et parfois les diverses parties du visage prenaient des couleurs différentes suivant les humeurs du porteur de tête, et tout cela faisait une sorte de tableau composite aux contrastes violents ou aux couleurs boueuses qui ne ressemblait en rien à la jolie toile de l’artiste. Si Mirra avait osé peindre ce qu’elle voyait, elle aurait fait un Picasso plus «réaliste» que Picasso, peut-être. Mais Picasso n’en était pas encore à ses «Arlequins». Par exemple, l’état de conscience dans lequel se trouve la personne que je regarde change, pour mes yeux physiques, son apparence physique. Les yeux ne sont pas tout à fait pareils, le reste de la figure aussi, même la couleur et la forme… Dans un même agglomérat individuel, il y a de tout, et non seulement de tout mais cela change constamment: la proportion des vibrations change; seule l’apparence continue d’être semblable à elle-même, mais c’est très superficiel. Et leur état se traduit – si tu savais ce qu’on peut voir!… Une quantité innombrable de formes, de visages, d’expressions, on dirait l’album de l’humoriste le plus fin qu’on puisse imaginer. Et ça tourne tout autour et tout le temps, c’est vraiment très amusant. Mais ce n’est pas vu par quelqu’un de sévère ou de méchant, non-non! mais par quelqu’un qui est très fin – très fin – avec un sens de l’humour admirable et une ironie charmante. Ça grouille, ça grouille… Et les gens qui sont très enfermés dans leur sac de peau, on a l’impression de quelque chose de tout à fait artificiel et dur – dur, sec et artificiel, et exact. Alors pourquoi ce tableau-ci ne serait-il pas aussi joli que l’autre? Pourquoi la vie serait-elle inférieure à ce qu’on la peint, un coup de pinceau chanceux au milieu d’un obscur «bourbier»? Et finalement, modeler cette matière humaine lui semblait plus intéressant que de colorier une toile peu ressemblante au modèle. Si on changeait cette toile-ci, non? Si l’on en faisait un plus beau tableau? Au fond, la première morale de Mirra était une sorte de prolongement de l’esthétique – les Grecs n’avaient pas découvert autre chose. Mais nous ne savons pas si tous leurs Apollons ne recouvraient pas la même misère.
Et puis Mirra n’aimait pas qu’on triche. L’honnêteté, ça commençait à la couleur des pensées.
Elle allait vivre cette vie d’artiste pendant dix ans exactement, jusqu’en 1908, quand elle divorcera d’avec Morisset, et quand Picasso commencera à peindre ses Arlequins, d’ailleurs – est-ce une coïncidence? Ces artistes, c’était beaucoup un terrain en friche, notera Mère …Quand on voyait l’artiste à son travail, il vivait dans une beauté magnifique, mais quand on voyait le monsieur chez lui, il n’avait qu’un contact très limité avec l’artiste qu’il était et il devenait généralement très vulgaire, très ordinaire.6 Nous ne savons pas si la remarque s’applique à Morisset, dont elle n’a jamais parlé, mais pas spécialement à lui. Déjà elle trouvait profondément choquant cette division de l’être – de tous les êtres – entre l’art et la vie, entre ce qu’on est et ce qu’on fait, entre l’idéal et la quotidienneté pratique. L’éternelle division de la Matière et de l’Esprit. Parce que l’«esprit» ne commence pas à une certaine altitude, et s’il n’est pas là, en fait, dans l’acte le plus ordinaire, le plus banal, il ne sera là nulle part vraiment, ou il sera perpétuellement menacé d’être démoli par la première banalité négligée. La puissance de la «banalité» est l’une des plus étonnantes découvertes qu’il nous reste à faire, si nous n’avons pas encore vu que toutes nos civilisations, les unes après les autres, et tous nos triomphes de l’esprit ou de la science, les uns après les autres, et notre propre vie finalement, notre corps, s’écroulent tous et toutes au prétexte le plus banal – un tout petit choc du «hasard», un grain de poussière, un rien oublié, une de ces millions de futilités dans lesquelles nous n’avons pas pris le soin d’infuser l’esprit et qui assaillent la vie et qui finissent par la dévorer. Seulement, comme nous mettons quarante ou soixante ans à nous apercevoir de ce petit rien qui va tout démolir, il reste «comme rien» en attendant, et nous allons de-ci de-là avec des tas de petites morts grouillantes et silencieuses qui attendent leur heure. Nous nous souvenons (que l’on nous pardonne cette digression) d’avoir fait un beau discours, un jour, à une personne qui se plaignait de ses difficultés: il suffit, disions-nous, de «noyer la petite bête» en la mettant à sa place microscopique, là, devant l’océan qui s’étend jusqu’à la Malaisie et au Pacifique, et sous les galaxies qui tournent: un microbe dans l’éternité du temps et de l’espace. Et en effet, la conscience cosmique est un excellent moyen de noyer la petite bête. Mais la petite bête se venge – elle n’est jamais noyée. Et cette personne de nous répondre très simplement: «Oui, mais ce sont les microbes qui font les galaxies.» Et les défont. En fait, tant que nous n’aurons pas mis de l’esprit jusque dans le dernier microbe, nous mourrons et mourrons. Et peut-être toutes nos civilisations, les unes après les autres, ne meurent-elles que pour apprendre cette leçon-là.
Nous ne sommes pas ici pour faire des «civilisations», mais pour trouver une nouvelle manière de toucher la Matière, plus avec des pensées, des griffes ou une trompe, mais avec autre chose cette fois-ci.
Mirra était trop «matérialiste» ou amante de la Matière pour supporter cette division et ne pas vouloir mettre de l’esprit partout, ou plutôt délivrer l’esprit partout, puisqu’elle voyait partout couler une même totalité de conscience. «Unir les deux pôles», dira-t-elle. L’univers n’a pas été fait pour autre chose que cela, unir ces deux pôles, les deux extrêmes de la conscience. Et quand on les unit, on s’aperçoit que les deux extrêmes sont exactement la même chose: un tout unique et innombrable à la fois.7 Là-bas, à Calcutta, Sri Aurobindo en plein dans son mouvement révolutionnaire, découvrait la même vérité et expérimentait les infinitudes de l’Esprit au milieu même de l’action la plus violente ou la plus banalement quotidienne: La plupart des religions, écrira-t-il, ont mis leur malédiction sur la Matière et fait du refus de la vie physique, ou d’une endurance temporaire résignée, le critère de la vérité religieuse et de la spiritualité. Les anciennes croyances, plus patientes, plus profondément réfléchies, pas encore touchées par la torture et l’impatience fiévreuse de l’âme sous le fardeau de l’Âge de Fer, ne faisaient pas cette formidable division: elles reconnaissaient la Terre, notre Mère, et le Ciel qui est le Père, et leur accordaient un amour et un respect égaux; mais les anciens mystères sont obscurs et insondables pour nos yeux, et nos conceptions, qu’elles soient matérialistes ou spiritualistes, se contentent pareillement de trancher le nœud gordien du problème de l’existence d’un même coup définitif et d’accepter la fuite dans une béatitude éternelle ou la fin dans un anéantissement éternel ou quelque éternelle quiétude.8
Et nous nous souvenons de cet admirable vers de Sri Aurobindo:
Ils ont attaché l’esprit à un poteau doré de béatitude.9
Et les autres ont attaché la Matière au poteau noir de la mort. Parce que le dogme des uns: «On va à la mort» est aussi faux que le dogme des autres: «On va au ciel.» On ne «va» ni à la mort ni au ciel, on est dans quelque chose d’autre qui n’est ni la Matière comme nous la voyons avec nos yeux de chenille mentale, ni le ciel comme nous le voyons avec notre esprit – quelque chose que devra découvrir notre prochaine paire d’yeux. Il se pourrait bien que la mort soit le dernier dogme à détruire. Mais pour cela, il faut descendre dans une certaine «banalité» microscopique, cellulaire, que nous avons jusqu’à présent négligée pour des tableaux plus chatoyants. Car la mort ne commence pas plus au rigor mortis que l’esprit ne commence à une certaine altitude.
Sri Aurobindo et Mère, c’est toute l’histoire d’un nouveau rapport de l’Esprit et de la Matière. La découverte d’une troisième donnée qui modifie et l’Esprit et la Matière, et ouvre la porte d’une nouvelle espèce sur la terre.
La clarification de la matière
Comment Mirra s’y prendra-t-elle? Quel chemin va-t-elle suivre?… Il est difficile de le dire. Elle ne le savait peut-être pas très bien elle-même: C’est sans doute que mon chemin doit être vierge, même pour ma pensée, notera-t-elle bientôt. Il est très commode de dire: premièrement, deuxièmement, troisièmement… d’abord elle a fait ceci, puis cela, tant d’exercices, tant de méditations – et tout cela fait un joli chemin dans une boîte. Mais elle avait la malice, comme toujours, de sautiller à droite puis à gauche, un pas en avant et un autre on ne sait où – pour embrouiller tout le monde. Ou peut-être embrouiller notre tête qui s’imagine que le yoga est une sorte d’exercice comme les haltères, la géométrie et le vol à voile. D’ailleurs, elle ne savait pas ce qu’était le yoga, jamais entendu parler de ce spécimen, et pour les «exercices», eh bien, la vie entière était son exercice et le chemin courait de tous les côtés avec elle, sans division. Nous pouvons bien essayer d’attraper Mère par un détour, mais elle nous rit au nez et elle a déjà filé là-bas… Une tâche difficile pour ses scribes présents et à venir s’ils ne veulent pas tomber dans le ridicule du «Mère a dit» ou «Mère a fait» – elle a tout dit, même les choses les plus contradictoires, et tout fait, même les choses les plus inattendues: Constamment ma conscience est une conscience d’action. C’est toujours l’action – l’action, l’action, l’action perpétuelle. Au fond la création constante. Je pourrais être un érudit, je pourrais être un écrivain, comme j’aurais pu être un peintre aussi – et tout cela, je n’en ai jamais eu la patience. C’est toujours «quelque chose» qui s’en allait trop vite, trop haut et trop loin.
Trop vite pour Morisset, sans aucun doute, et leurs chemins allaient s’écarter tranquillement, sans heurts, en bons camarades, jusqu’à ce qu’il épouse… une amie de Mirra, comme par hasard. De lui, nous savons peu de choses sinon qu’il était incroyant comme tout le reste de la sainte tribu et que c’était un bon vivant, mon dieu peut-être un peu léger et certainement peu enclin à mettre dans sa vie ce qu’il voulait mettre dans ses toiles. Elle n’a jamais tenté de le «réformer» ni de le convaincre; c’était tout à fait contraire à sa nature de vouloir convaincre les autres, elle avait spontanément le sens d’une liberté absolue: J’ai l’impression que le monde ne peut être vrai que s’il est absolument libre. Et avec sa simplicité désarmante, elle répondra plus tard à ceux qui lui reprocheront de ne pas être assez sévère pour les brebis capricieuses: Le Divin se réalise de façon différente dans chacun – autrement il n’y aurait qu’une personne! Et quand Morisset fermera les yeux pour passer ailleurs, c’est à elle qu’il pensera et à elle qu’il demandera pardon. Alors chacun doit suivre son propre chemin et les autres n’ont rien à y voir.10 Voilà qui est simple
Simple mais difficile si l’on est honnête.
Pourtant, elle aura un fils, André, qui deviendra polytechnicien aussi (une maladie de famille). Elle avait vingt ans exactement. Ce n’était pas cela qu’elle attendait de la vie, ni cela qu’elle espérait de Morisset: J’ai toujours rêvé d’un grand amour partagé qui serait libre de toute activité animale, fera-t-elle dire plus tard à l’un de ses personnages; quelque chose qui puisse reproduire physiquement le grand amour qui est à l’origine des mondes.11 Mais faire des filles et des garçons… je ne me suis jamais sentie très maternelle physiquement. Il y a des millions de gens qui font ça, alors recommencer? Non, vraiment ce n’est pas pour ça qu’on est né.
Ce pour quoi on est né… On est un mystère à soi-même, enfermé dans son sac de peau, là, avec un père, une mère, bientôt de la géographie et des lois, de l’Histoire, des tas d’histoires – mais où est notre histoire? – des amis, de la famille, bientôt un métier – quel métier? – une femme et des enfants qui recommencent l’histoire… que nous n’avons jamais commencée – et où avons-nous commencé une seconde, une seule petite seconde à nous qui ne soit pas l’histoire du grand-père et de l’arrière-grand père et des amis des amis, avec une différence de stylo ou de stéthoscope, de femme en brun, de femme en blanc qui recommencent l’histoire de la grand-mère et des amies, avec une différence de religion ou de chapeau de paille, et des tas de petites bibliothèques qui racontent l’histoire jamais commencée. On nous enveloppe de vingt-trois mille mystères avant d’avoir eu le temps de dire ouf! Parce que, de mystère, à vrai dire il n’y en a pas, c’est celui qu’on nous a mis dessus avec le père et la grand-mère, la géographie et les lois. Alors nous croyons qu’il faut «faire» ceci, «apprendre» cela, et nous courons après des livres qui nous disent seulement ce que les autres ont appris, qui l’avaient appris des autres en y ajoutant seulement un peu plus de mystères et quelques équations pour mettre en boîte le grand Mystère qu’ils ont eux-mêmes tissé; nous courons après un objet, un autre objet, et des millions d’objets pour remplir le grand trou du sujet qui n’est pas là évidemment, et où serait-il? Il court, il court à des millions d’exemplaires – il court après ce qu’il n’est pas. Il invente des horloges, des téléphones, et il ne s’est pas inventé lui-même, une seconde. A-t-il été, même un souffle, purement lui, sans tout cet enveloppement qui s’enveloppe lui-même, de religion, de philosophie, de couleurs, d’un tas de couleurs? On naît avec un bourbier à nettoyer12, dira-t-elle. Savoir, savoir! Je ne savais rien, rien que les choses de la vie ordinaire, la connaissance extérieure. J’avais appris tout ce qu’il m’était donné d’apprendre: j’apprenais non seulement ce que l’on m’enseignait, mais ce que l’on enseignait à mon frère, les mathématiques supérieures et tout cela. J’apprenais et j’apprenais – et c’était RIEN. Rien ne m’expliquait rien. Je ne pouvais rien comprendre!
Mirra nettoyait le grand bourbier mystérieux. Elle voulait y voir clair – pas de mystère, surtout pas de mystère! Elle regardait en elle-même et elle voyait toutes leurs histoires, des tas d’histoires, Mathilde et le grand Turc et la voisine de la voisine: «l’affreux mélange»13: C’est comme quand on a pris de la couleur – trois ou quatre ou cinq couleurs différentes – et qu’on les a mises dans la même eau, et puis qu’on bat ça ensemble: cela fait un résultat gris et indistinct et incompréhensible, n’est-ce pas? On ne peut pas savoir ce qui est rouge, ce qui est bleu, ce qui vert, ce qui est jaune. C’est quelque chose de malpropre, beaucoup de couleurs mélangées. Alors il faut d’abord faire ce petit travail de séparer le rouge, le bleu, le jaune, le vert, les mettre comme ça, chacun dans son coin.14 Au fond, il est bien possible que Celle qui avait traversé tant de «Mystères» en d’autres vies, soit née dans la banalité matérialiste de celle-ci pour échapper au fardeau des initiations périmées et, désencombrée des sagesses, retrouver le suprême mystère de l’Esprit au cœur de la Matière. Peut-être est-ce cela, ce «rencontrer le problème sous un autre angle». Il y a de grands angles, il y a de petits angles, des millions d’angles, et puis il y a un certain point d’où partent tous les angles, comme le big-bang est parti d’un grain d’atome.
Mais d’abord, il faut que la Matière soit claire.
Elle faisait cela partout, à chaque instant, dans la rue et dans l’escalier qui montait à sa chambre, avec la moindre chose, la moindre rencontre. Non, la vie n’est pas mystérieuse, seulement nous ne savons pas la vivre; nous remuons de la boue dans la mare sans arrêt, sur le boulevard et avec tout ce qu’on rencontre, puis nous nous étonnons de ne pas y voir clair. Nous remuons des pensées, des sentiments, des réactions, et nous ne rencontrons personne vraiment ni rien, sauf notre propre mélange que nous mélangeons à tout. Alors où serait la vibration exacte, la perception exacte? Autant demander à un appareil de radio de nous donner la longueur d’onde exacte après l’avoir trempé dans le coaltar. On baigne dans toutes les choses possibles – bon, mauvais, neutre, lumineux, obscur – tout ça, c’est là, et la conscience de chacun, en principe, doit agir comme un filtre… Au fond, c’est la raison d’être de l’existence physique: chacun est un instrument pour contrôler un certain ensemble de vibrations qui représentent son champ de travail particulier.15 Et c’est une chose admirable, les gens ne se rendent pas compte que c’est une grâce infinie: que cet univers est arrangé de telle façon qu’il y a une collection de substance, depuis la substance la plus matérielle jusqu’à la spiritualité la plus haute, tout cela rassemblé dans ce qu’on appelle une petite individualité, mais à la disposition d’une volonté centrale. Ça, c’est à vous, votre champ de travail. C’est comme si on avait soigneusement rassemblé, accumulé un certain nombre de vibrations et qu’on les avait mises à votre disposition pour que vous puissiez travailler totalement là-dessus – nuit et jour, au réveil, dans le sommeil, tout le temps. Personne ne peut vous en priver, c’est merveilleux!16 Alors il y a tout ce qui vient d’en bas, la vieille habitude familiale et congénitale, les réactions fabriquées avec le premier lait qu’on avale, si «;naturelles»: l’énorme fabrication de l’éducation; puis le monde des vibrations horizontales qui entrent là-dedans comme dans un moulin et qui nous font sauter à droite, sauter à gauche; c’est une sarabande infernale auprès de laquelle la circulation de nos boulevards est un rêve presque champêtre. Et tous les jours, on ajoute à ce singulier mélange de nouvelles «;connaissances;», de nouvelles rencontres, de nouvelles «;façons de voir;» admirables, mais tout le temps il n’y a rien de nouveau là-dedans, sauf un gigantesque entortillement mental dans des circonvolutions lumineusement obscures. On fait le grand soleil autour d’un petit trapèze et on a fait le tour du monde. Et ce trapèze-là, il n’est même pas de notre fabrication, qu’est-ce qui est de nous là-dedans? – peut-être une seconde distraite, dont on ne s’est même pas aperçu, et qui faisait comme un petit sourire à je ne sais quoi.
Non, il n’y a pas de talents exceptionnels ni de visions exceptionnelles: il y a des appareils clairs et des appareils encombrés.
Et quand c’est un peu clair, alors… alors commence le grand intérêt du monde. Alors «quelqu’un», là-dedans, commence à ouvrir l’œil – un œil tout frais, tout clair, comme s’il regardait le monde pour la première fois. Et plus rien n’est mystérieux. On est sorti du pétrin mystérieux. On apprend à lire le grand livre du monde, comme Mirra dans sa petite chaise d’enfant ou avec les arbres de Fontainebleau: Personne ne m’avait encore parlé de méditation ni comment on doit méditer. Je m’asseyais sous ces grands arbres, je me sentais très calme et concentrée intérieurement, et je perdais presque le sens du monde extérieur, et je sentais un contact très intime avec les arbres, et j’étais très heureuse. Il y a des arbres dont l’amitié avec les hommes devient très intime. Ils ont une affection très grande, leur générosité pour donner protection est peut-être beaucoup plus grande que celle de l’homme. Si vous leur êtes sympathique, vous pouvez très bien sentir les vibrations de leur force vitale.17 On apprend une nouvelle sorte de coulée de la vie, qui passe partout, dans tout, relie tout sans division de temps ni d’espace – c’est là, immédiat. On peut dire que la rivière est un bon symbole de la vie, disait Mère, que ce qui est constant dans la rivière, c’est l’espèce «eau»: ce n’est pas toujours la même goutte d’eau, mais c’est toujours de l’eau – sans eau il n’y aurait pas de rivière. Et ce qui est durable dans un être humain, c’est l’espèce «conscience».18 Décollée de son revêtement mental et de l’«affreux mélange» multicolore de «nos» sentiments, «nos» réactions, nos innombrables «nos» qui ne sont pas de nous, l’espèce conscience coule toute claire et livre son innombrable message. Et on s’aperçoit que c’est une force, aussi concrète que les courants électriques ou magnétiques, et qui se manipule tout aussi tangiblement: on dirige le rayon, on émet, on ferme le courant; on fait circuler où on veut et comme on veut. Et on reçoit ce qu’on veut: on voit venir les vibrations – claires, obscures, de sympathie, de haine, de maladie ou d’accident. C’est tout un champ d’études pour distinguer les qualités vibratoires. Et il n’y a plus de «morale» là-dedans, cet affreux tigre rayé de vertu et de péché19 comme dira Sri Aurobindo, ce même diable en blanc ou noir: il y a seulement les «vibrations constructrices» et les «vibrations destructrices», la vibration directe et les vibrations en circonvolutions absurdes et complètement inutiles. Et au lieu de s’emmêler dans le fourmillement des vibrations horizontales, on apprend, dégagé, à percevoir et recevoir tout le monde des vibrations verticales, à faire passer l’antenne en dehors de la petite calotte crânienne et à découvrir monde après monde, plan après plan, les vibrations qui font mouvoir le monde et les hommes et les événements: J’ai même des connaissances que je n’ai pas! s’exclamait Mère un jour. Oui, tout est là. Il n’y a qu’à puiser à la coulée de la grande Shakti. En somme, dira-t-elle avec son grain d’humour: L’instruction est un essai pour remplacer la conscience par une bibliothèque intérieure!
Et finalement, où est la misère quand tout est vaste? Il n’est de misère que d’être petit et enfermé dans un corps.
On est sorti du petit sac de peau mental – oh! nous pourrions dire du «cirque mental», et c’est très joli, le cirque, avec ses clowns enfarinés, ses danseuses, ses acrobates qui font d’admirables voltiges sur leur trapèze, c’est un spectacle dont on ne se lasserait pas, c’est admirable d’habileté, ça saute à travers des cercles enflammés, ça jongle à s’ébahir… et puis on sort de la tente – cette tente si formidable, si brillante, illuminée… à l’acétylène – et ce n’était rien qu’une petite tente dans une immensité. On peut jouer là-dedans pendant cinquante ans de sa vie, on peut y jouer pendant des siècles. On se croit, oui, un acrobate de haute voltige, un baladin, un écuyer, on se croit, n’est-ce pas, n’importe qui, un garçon, une fille, un homme, une femme, un chien, un cheval, n’importe quoi, une pierre, la mer, le soleil, on se pense tout cela, au lieu de se penser l’UN.20 Et puis voilà, tout le mystère commence.
Le «champ unifié» sans équations.
En 1905, Einstein énonçait ses premières lois d’équivalence de la Matière et de l’Énergie.
Elle avançait seule dans un monde aux apparences éclatées. Ceux-là même qui faisaient sonner le premier tocsin – ou le premier carillon – par leurs couleurs ou leur science, ne connaissaient pas le sens de leur geste. Nous allons dans la forêt de l’avenir les yeux bandés, cependant que l’avenir est déjà là qui pousse nos mains et nos pas. Elle avait vingt-trois, vingt-quatre ans, elle allait seule et sans peur dans plusieurs mondes à la fois, la nuit et le jour, et cette Matière qu’elle clarifiait semblait s’enfoncer de plus en plus à travers des temps sans horloge et des espaces non comptés, dans une étrange géographie où le passé et l’avenir se mêlaient, et cette Matière si solide fluait sous des courants puissants, laissant seulement intacte une petite croûte fragile – futile, presque fausse, et pourtant si impérieusement capitale pour son âme matérialiste, comme si ce grain d’astre égaré contenait la clef de tous les autres astres, cette petite cellule vibrante le pouvoir même qui faisait virer tous les mondes, et ce petit geste impromptu, cette banalité qui passe, l’ultime scène où se dénouaient et se nouaient tous les nœuds des autres mondes. Une petite représentation décisive de «quelque chose» dont elle cherchait à tâtons les lois et le mouvement vrai. Sans doute, «Dieu» l’avait-il bénie de ne rien connaître du Bouddhisme, sinon elle eût peut-être versé dans la grande Maya illusionniste, bénie de ne rien connaître d’aucun «isme» – elle allait innocemment et seule avec des yeux ouverts de tous les côtés, et pourquoi la manière d’être les yeux ouverts serait-elle plus fausse que la manière d’être les yeux fermés? et qui sait, rien n’était absolument vrai d’aucun côté, sauf ce quelque chose dans son cœur qui brillait au milieu de tout, la nuit, le jour, dans la banalité ou la merveille, la catastrophe ou la non-catastrophe, et qui poussait, poussait en quête de la vraie vérité de la Matière comme de l’Esprit. Je suis passée à travers toutes sortes de choses dans la vie, toujours avec l’impression d’une sorte de lumière, si intangible, si parfaitement pure (pas au sens moral: purement lumière) qu’elle pouvait aller partout, se mêler à tout sans jamais être mélangée à rien. Toute petite je sentais ça, cette flamme – une flamme blanche. Et jamais je n’ai eu de dégoût, de mépris, de recul, jamais le sentiment d’être salie, par rien ni personne. C’était toujours comme cela: une flamme – blanche – blanche, si blanche que rien ne pouvait l’empêcher d’être blanche. Et qu’est-ce qui pouvait faire peur à ça? Quelle Maya pouvait tenir devant ça, quel paradis ou quel enfer des douze mondes? ou du treizième, le nôtre, qui n’est peut-être pas encore vraiment ce qu’il est. Et quand il sera vraiment ce qu’il est, peut-être les treize mondes ne feront-ils plus qu’un dans un temps sans misère et un espace sans heurts – et dans un corps sans mort.
Au fond, nous disons que Mirra était en quête de la vraie loi de la Matière, du mouvement vrai de la vie, mais tout tourne imperceptiblement autour d’un seul problème ou d’un seul fait. Le fait, c’est que l’on meurt, ou du moins le corps meurt, et tant que nous n’aurons pas trouvé la clef de la mort, nous n’aurons pas la clef de la vie ni de la Matière. C’est étrange, pour comprendre vraiment ce qu’est la Matière, il faut comprendre ce qu’est la mort, comme si notre manière de voir la Matière faisait aussi la mort. Les deux ensemble. Nulle révolution spirituelle ou scientifique ne révolutionnera rien tant que nous n’aurons pas fait la révolution de la mort. Ce côté et tous les côtés du monde sont séparés par une seule lacune qui fait que, dans un corps, la vie et le monde sont d’une certaine manière, et sans corps ils sont d’une autre manière – deux manières séparées par un corps qui meurt. Qui meurt peut-être parce qu’il n’a pas trouvé la manière. Trouver la vraie manière, c’est trouver la vraie loi de la vie et de la Matière. C’est combler la lacune qui empêche la vie d’être vraiment la vie, autre chose qu’une proie de la mort, et la Matière d’être vraiment ce qu’elle est – car qu’est-elle, nous n’en savons rien vraiment, sauf par nos microscopes qui ne doivent guère être plus intelligents que nous ou qui sont seulement la projection de notre propre intelligence: le même filet doré ou noir qui se prolonge jusqu’à l’infinitésimal, la même paire de lunettes qui se regarde d’une autre façon – mais où est la façon? La façon qui change tout. Si une seule fois nous ouvrons la vraie fenêtre dans la Matière, elle devra s’en trouver aussi radicalement changée que le jour où la fenêtre du Mental a remplacé la fenêtre du singe.
Là-bas, à Calcutta, Sri Aurobindo aussi voyait les apparences éclatées, comme Mirra, et bientôt il écrira: Tout le monde sait maintenant que la Science n’est pas un énoncé de la vérité des choses mais seulement un langage pour exprimer une certaine expérience des objets, leur structure, leur mathématique, une impression coordonnée et utilisable de leurs processus – rien de plus. La matière elle-même est quelque chose (peut-être une formation d’énergie?) dont nous connaissons superficiellement la structure telle qu’elle apparaît à notre mental et à nos sens et à certains instruments d’examen (dont on soupçonne maintenant qu’ils déterminent largement leurs propres résultats, la Nature adaptant ses réponses à l’instrument utilisé), mais nul savant n’en sait davantage ou ne peut en savoir davantage.1
C’est cette quête-là que Mirra commençait pas à pas et qu’elle allait poursuivre jour après jour et nuit après nuit jusqu’à quatre-vingt-quinze ans. «Voir des visions» ne l’intéressait pas spécialement, pas plus que voir les traits de celui-ci ou les traits de celui-là changer de ligne et de couleur, ou les objets s’enfoncer dans une autre dimension – une «autre» dimension, mais où est la vraie dimension? Tout cela ne l’intéressait que dans la mesure où cela changeait quelque chose à la Matière et à son organisation, et finalement où cela pouvait quelque chose pour le monde, ce monde-ci où elle marchait parfaitement solidement. C’est l’une des caractéristiques fondamentales de Mère, et de Mirra: son pragmatisme. Ce qu’elle voyait, elle ne cherchait pas à en faire une philosophie ni un système, mais un moyen d’action. Jamais je n’avais eu la curiosité de comprendre de cette façon-là, avec la tête; ça ne m’intéressait pas – le résultat m’intéressait: comment cela changerait au-dedans, comment l’attitude vis-à-vis du monde était changée, comment la position vis-à-vis de la création était changée; ça, cela m’intéressait, toute petite. Tout ce petit monde que les enfants ont autour d’eux, comment se faisait-il qu’après certaines choses, qui avaient des allures tout à fait ordinaires, ma relation avec lui était changée, tout ce qui était autour était tout à fait changé? Et c’était toujours la même chose: au lieu de se sentir en dessous, avec quelque chose qui vous pèse sur la tête et on va comme un âne sur le chemin, on était au-dessus et on pouvait regarder, on pouvait sourire, et puis, petit à petit, on pouvait commencer à changer: ça, qui était de travers, pourquoi ne pas le mettre droit? comme on range un tiroir.
Pour trouver le secret du corps et de la Matière, il faut d’abord en être le maître, c’est évident, nul ne peut dire ce qu’est la prison tant qu’il n’en est pas sorti, autant enfoncer son microscope dans les murs pour connaître la réalité de l’hôpital Sainte-Anne. Et d’abord comment fonctionnent les sens, les yeux qui regardent le microscope? Elle faisait des centaines d’expériences tous les jours, à tout propos et surtout hors de propos, et nous aurions du mal à choisir parmi ces sautillements d’oiseau sans cage. Pourtant, nous avons la chance qu’elle se soit souvenue d’un type d’expérience particulier qui nous indique dans quel sens, ou l’un des sens dans lequel coulait sa quête: J’ai été pendant plusieurs mois immobilisée, dans un lit, et je trouvais cela assez ennuyeux – je voulais voir. J’habitais une chambre, et au bout de la chambre, il y avait une autre petite chambre, et au bout de la petite chambre, il y avait une sorte de pont, et au milieu du jardin ce pont se changeait en escalier et descendait dans un très grand et très bel atelier construit au milieu du jardin… C’était l’atelier de la rue Lemercier. Alors je restais bien tranquille, je fermais les yeux et j’envoyais ma conscience petit à petit, petit à petit.2 On concentre sa conscience et puis on la prolonge pour ainsi dire (vraiment c’est comme si on la prolongeait presque matériellement, comme cela) et on fait tout le chemin, et puis on arrive dans l’atelier. Si on le fait convenablement, on voit ce qu’il y a dans l’atelier, on peut entendre ce qui s’y passe, quoique soi-même on ne soit pas dans l’atelier: le corps est couché dans un lit, dans une chambre, mais c’est la conscience qui est projetée. C’est une conscience physique – ce n’est pas un état intérieur, parce qu’on voit physiquement, on entend physiquement: s’il y a des gens dans la chambre, on les voit, et s’ils parlent on les entend parler… C’est une espèce de super-sens, c’est-à-dire un sens arrivé à un degré d’intensité et de raffinement tel qu’il peut justement sentir ce que le sens ordinaire ne sent pas, voir à distance, réellement voir – voir physiquement, à distance, à travers les murs.3 Ce «super-sens», c’est la conscience. Parce qu’il n’y a qu’un sens, finalement, la conscience, qui par commodité évolutive a pris l’habitude de se servir des yeux, des oreilles, etc., mais c’est seulement une espèce de paresse évolutive, pourrions-nous dire, ou de condescendance, peut-être, qui accepte pendant un temps les moyens du bébé évolutif que nous sommes – et qui croit fermement que sans yeux on ne peut pas voir, sans oreilles on ne peut pas entendre, et sans corps on ne peut pas vivre. Et parce qu’il le croit, c’est comme ça. S’il cesse d’y croire, ce peut très bien être autrement. Et peut-être que si nous cessions de croire en la mort, ce serait parfaitement autrement aussi. Il y a beaucoup d’habitudes à changer: la prison des habitudes millénaires, disait-elle.4
Elle retrouvait toute seule ce que savaient d’anciens sages, ce sanjñâna des textes sanscrits, que Sri Aurobindo définit si limpidement à sa manière: Fondamentalement, la faculté de sentir n’est pas l’opération de certains organes physiques, mais le contact de la conscience avec son objet, sanjñâna.5 L’enfant de l’évolution que nous sommes oublie toujours la loi fondamentale qui lui donnerait la clef des champs et de sa prison, à savoir que ce monde est UN, une totalité indivisible et sans séparation, dans laquelle nous avons taillé des termitières, des carapaces, des boîtes crâniennes, mais tout cela communique instantanément comme si c’était un seul corps – nous sommes un seul corps de monde et il n’est pas plus étonnant de toucher New York ou Hong-Kong ou l’atelier de la rue Lemercier que de toucher cette égratignure au bout de son pied, ou plus étonnant que cette petite cellule-là connaisse cette autre cellule au sein de son propre corps. Nous nous sommes mis dans une cage et nous disons c’est la loi. Oui, c’est la loi de notre cage, mais ce n’est pas la loi du monde ni de la Matière.
Prolonger la conscience est un premier pas, être indépendant des instruments physiques en est un autre, et finalement être indépendant du corps. Ce corps est un «poste de relais» disait Sri Aurobindo, mais qu’est-ce qu’il relaye? Il y a beau temps que Mirra était indépendante de son corps, «comme ça», sans l’avoir voulu ni cherché. C’était une sorte d’objet détachable qu’elle pouvait quitter n’importe où pour aller se promener ailleurs, mais où ailleurs? Il y a beaucoup d’«ailleurs», et Mirra ne s’intéressait pas plus aux promenades qu’aux visions si elles ne lui apportaient un moyen de mieux connaître et de mieux agir sur cette Matière, son premier champ, et pourquoi aurait-elle pris un corps si c’était seulement pour le quitter et si elle pouvait mieux vivre ailleurs? C’est simple et logique. On se demande même pourquoi on a fait tant d’histoires avec les paradis et les béatitudes d’en haut si c’est seulement pour s’y béatifier tandis que le reste pourrit. L’économie de la Nature s’est toujours révélée sage, et si elle a construit cette cage, c’est peut-être, après tout et malgré tout, qu’il y a quelque chose dans cette cage qui n’est pas ailleurs – notre matérialisme se révèle toujours la meilleure pierre de touche, seulement ce n’est pas un «matérialisme descendant», pourrions-nous dire, un matérialisme de la mort, qu’il faudrait cultiver, mais un matérialisme ascendant qui se saisit de cette Matière pour lui faire rendre autre chose que des téléphones et des colifichets, ou même des super-tableaux et des super-symphonies qui sont encore une chanson d’ailleurs. Mirra voulait que l’ailleurs soit ici aussi, jusque dans cette Matière et les cellules de ce corps. Elle était simple et tout d’une pièce: si c’est, c’est toujours et tous les jours, ou ce n’est pas; les béatitudes ensommeillées ou les messes-méditations du dimanche n’étaient pas pour elle. Le jour, cela veut dire 1440 minutes et un certain nombre de secondes. Mais il faut d’abord connaître le fonctionnement vrai de la cage, le «mécanisme». Et toujours cette Matière qui lui semblait de plus en plus mystérieuse et «plastique» comme l’énergie d’Einstein ou comme les ondes-particules de Louis de Broglie – ce corps qui meurt, pourquoi ça meurt? Parce que tout le reste continuait de vivre très bien sous ses yeux, avec ou sans corps et très plastiquement. Elle n’en était pas du tout à la philosophie ni à aucun isme d’aucune sorte: Je ne croyais que ce que je voyais, ce que je touchais.
Elle voyait toutes sortes de choses, et d’abord tous ces mondes ou ces plans de conscience qui s’échelonnaient depuis la Matière la plus matérielle sans interruption – sans peut-être même pouvoir dire où commençait la Matière et où finissait l’Esprit – jusqu’à des régions de plus en plus vastes, de plus en plus «éthérées» et très agréables à vivre où la conscience semblait presque s’évanouir – mais là aussi, qu’est-ce que cet évanouissement? Une limite? Ou notre propre limite? Une super-cage? Ou quoi? Elle commençait à s’y reconnaître dans tous ces mondes et à passer de l’un à l’autre avec beaucoup de dextérité, comme on passe d’un vêtement à l’autre, toujours plus léger, plus large, tandis que ce corps physique était là-bas, tout au bout du fil – un petit «fil de lumière» – profondément «endormi», d’un sommeil de plus en plus profond à mesure qu’elle s’«éloignait», presque cataleptique finalement. La vie, la mort, c’était juste ce fil, et vraiment rien ne mourait, sauf ce petit bout de machin, là-bas, au bout d’un fil. Elle n’avait pas peur, elle n’avait jamais peur de rien. Et il y avait cette «flamme blanche» partout.
Le sommeil était donc son premier champ d’études, rue Lemercier. Ce n’est pas compliqué, c’est sous la main. Simplement, elle s’entraînait à ne pas perdre une seconde le fil de la conscience à travers toutes ses promenades. Elle voulait savoir où elle allait, ce qu’elle faisait et pourquoi elle le faisait, et comment cette action nocturne rejaillissait sur sa vie dans la Matière ou s’entremêlait aux incidents et accidents qui survenaient tout d’un coup, bizarrement, le lendemain, comme s’ils étaient la continuation ou la conséquence de ses promenades. Surtout ne pas tomber dans un trou d’inconscience, Mirra ne voulait à aucun prix de l’inconscience, c’était la mort pour elle, la vraie mort – avoir les yeux ouverts toujours et partout, de ce côté du monde et de n’importe quel côté. Et ce n’était pas toujours commode au début parce que, entre chaque monde ou chaque plan, il y a comme une petite marche à franchir, un imperceptible changement d’état, juste un souffle, et on perd le contact, c’est-à-dire qu’on «dort», comme une bête. Certaines gens n’ont pas de chemin entre un état d’être et l’autre, il y a un petit trou, et alors il sautent de l’un à l’autre: il n’y a pas de chemin traversant tous les états d’être sans interruption de conscience. Un petit trou noir, on ne se souvient pas. C’est comme un petit précipice où il faut prolonger la conscience. Pour construire un pont, il faut très longtemps; ça prend encore plus de temps que pour construire un pont physique.6 Elle construisait toutes les marches, patiemment, nuit après nuit, et elle avait fini par ne jamais «dormir»: Pendant plus d’un an, je me suis livrée à cette sorte de discipline de soi: je notais tout – quelques mots, une petite chose, une impression – et j’essayais de passer d’un souvenir à un autre. Au début, ce n’était pas très productif mais au bout de quatorze mois à peu près, je pouvais suivre, en commençant par la fin, tous les «rêves «jusqu’au commencement de la nuit. Ça vous met dans un état si conscient, si continu, que finalement je ne dormais plus du tout. Mon corps était étendu, profondément endormi, mais il n’y avait aucun repos dans la conscience. Le résultat était absolument merveilleux: on devient conscient des différentes phases du sommeil et d’absolument tout ce qui s’y passe, dans le moindre détail. Alors plus rien ne peut échapper à votre contrôle.7
C’était ce «contrôle» qui l’intéressait, car à quoi sert de «rêver» si ça ne change rien à la Matière. … s’il [le chercheur] a pris soin d’unifier son être et s’il a infusé sa conscience dans les éléments constituants son corps, son sommeil sera un sommeil conscient et d’ordre universel: il pourra à volonté savoir ce qui se passe ici ou là, en celui-ci ou en celui-là, dans ce coin du monde ou dans un autre; et sa conscience, naturellement étant universelle, le mettra en contact avec toutes les choses qu’il voudra savoir. Au lieu d’avoir un sommeil inconscient et inutile, excepté au point de vue purement physiologique, il aura un sommeil productif et tout à fait conscient.8 Et elle expliquait ainsi le mécanisme du rappel: Tu laisses la tête exactement à la même place où elle était et tu fais au-dedans de toi comme un miroir tranquille et tu te concentres là-dessus. Tu attrapes un petit bout de la queue du rêve. Tu attrapes cela et tu commences à tirer doucement, toujours sans bouger. Tu commences à tirer tout doucement, et puis une partie vient; après il en vient une autre. On va à reculons. C’est le dernier qui vient le premier. Tout va à reculons, doucement, et tout d’un coup, tout le rêve apparaît: «Ah! voilà, c’était comme ça!» Surtout ne saute pas, ne bouge pas: tu te répètes le rêve à toi-même plusieurs fois – une fois, deux fois – jusqu’à ce que ce soit clair dans tous les détails. Une fois que ce rêve-là est réglé, tu continues à ne pas bouger, tu essaies d’aller plus loin au-dedans, et tout d’un coup tu attrapes la queue d’une autre chose. Ça, c’est plus lointain, plus vague, mais tu pourras encore l’attraper. Et puis là aussi, tu accroches et tu attrapes et tu tires, et tu vois que tout change, et tu entres dans un autre monde: tout d’un coup, tu as une aventure extraordinaire – c’est un autre rêve. Tu suis le même procédé. Tu te racontes à toi-même le rêve une fois, deux fois, jusqu’à ce que tu sois certain. Tu restes toujours très tranquille. Puis tu commences à pénétrer encore plus profondément au-dedans de toi, comme si tu entrais très loin, très loin, très loin. Et puis, tout d’un coup, tu vois une forme vague, tu as une impression, une sensation… comme un courant d’air, une petite brise, un petit souffle; tu dis: «Tiens, tiens!…» Cela prend une forme, cela devient clair – et la troisième catégorie arrive.9
Et finalement, au bout de toutes les catégories, là-haut dans la conscience, il y avait une suprême phase, purement lumineuse, blanche, sans mouvement, où tout se reposait comme dans l’éternité et d’où l’on sortait rafraîchi. Quelques minutes de ce bain-là, et tout était suprêmement détendu, renouvelé.
Il nous reste à découvrir que tous ces mondes ou ces plans sont la source de tout ce qui nous arrive ici et que nos millions de petits hasards se trament très sûrement et très méthodiquement et continûment là, comme par quelqu’un qui sait tout et qui voit tout – et qui est peut-être nous-mêmes sans découpage dans une petite coquille mentale.
Alors nous nous apercevrons que nous sommes naturellement universels.
Mais d’abord, il y avait cette frontière immédiate de la Matière, là où l’on ne savait pas très bien si c’était de la Matière encore ou autre chose, ou une autre Matière, ou la vraie Matière peut-être? Mais cela, elle le voyait même les yeux ouverts. Elle voyait autour d’elle et autour de tout le monde (mais avec des aspects très différents) un corps plus léger, ou un vêtement plus léger qu’elle prenait pour se promener dans l’immédiat de la Matière – un monde qui était à la ressemblance du monde physique, mais un physique qui grincerait moins, où les choses sont plus harmonieuses, plus satisfaisantes, et puis moins excitées: il y a moins ce sentiment de hâte, d’incertitude – et puis ce corps plus léger l’accompagnait partout, même sur les boulevards, et c’était comme le moyen de transport dans cette autre Matière moins lourde: comme une doublure du monde physique, disait-elle. Elle découvrait ce qu’avaient découvert des milliers de gens pas spécialement sages, ici et là, sous toutes les latitudes et depuis des milliers d’années, mais qui est occulté à nos yeux par notre regard trop lourdement matérialiste: le soukshma sharira de la tradition indienne, le «corps subtil» qui va jouer un rôle considérable dans notre histoire, nous le verrons. Elle le voyait depuis longtemps, ce corps, depuis toute petite: La compréhension là-haut, de la conscience intellectuelle, est venue longtemps après l’expérience. L’expérience est venue depuis ma toute petite enfance comme cela, massive, d’un bloc: ça vous prend et vous n’avez pas besoin de croire ou de ne pas croire, de savoir ou de ne pas savoir, rien de tout cela, plan! il n’y a rien à dire, vous êtes en face de LA chose. La «chose», en l’occurrence, c’est le corps que les gens prennent parfois dans le sommeil, ou plus radicalement encore quand ils meurent. C’est la première étape d’un voyage qu’il nous reste encore à faire avec Mirra. Au fond, nous avons la chance, avec Mirra, de trouver un expérimentateur qui n’est pas faussé par la somme des expériences passées et tout ce qu’on a tissé autour: une sorte d’Einstein spontané qui ne serait pas encombré par les possibilités ou les impossibilités de la mécanique newtonienne ou de la grammaire sanscrite, ou des traités initiatiques. Peut-être faudrait-il dire: une matérialiste de l’Esprit.
Nous pouvons dire avec Mathilde que tout cela sont des rêves et nous n’y contredirons pas, car, après tout, les équations d’Einstein sont aussi une sorte de rêve pour bien des mammifères, supérieurs peut-être. Nous nous souvenons d’une piquante petite scène entre Mathilde et Mirra, peu après la mort de l’étonnante grand-mère: «Figure-toi, disait Mathilde, je suis tout le temps en train de voir ta grand-mère! et puis elle me fait des recommandations! elle me dit: “Ne gaspille pas ton argent.”» J’ai répondu à ma mère [et nous imaginons le ton de Mirra qui devait retenir son rire dans ses joues]: «Bon, elle a raison, il faut faire attention.» – «Mais elle est morte enfin! comment est-ce qu’elle peut me parler! je te dis qu’elle est morte et bien morte!» Je lui ai dit: qu’est-ce que c’est de mourir?… C’était très comique, tout cela. Parce que, pour nous évidemment, tout ce qui se passe en dehors du bocal est un «rêve». Nous sommes peut-être le rêve des poissons. Ou de qui sommes-nous le rêve?… Il faut sortir du bocal pour le savoir. Nous pourrions donner un exemple de ce physique subtil pour nous faire mieux comprendre, un exemple personnel mais peu importent après tout les plus belles connaissances du monde si c’est pour les laisser dans une bibliothèque. Une personne que nous connaissions bien s’est suicidée en France tandis que nous étions en Inde. Pour ce faire, elle a choisi une petite ville que nous ne connaissons pas et elle y a loué une chambre. Nous ne savions pas, évidemment, qu’elle allait se suicider. Or, une nuit, dans un sommeil profond, nous avons vu quelque chose qui nous a paru parfaitement banal et sans intérêt, mais comme Mère nous avait appris à ne rien négliger (et surtout pas les banalités) nous avons enregistré le fait. Nous montions un escalier assez obscur et arrivions à une chambre. Nous ne sommes pas entré dans cette chambre: nous restions sur le seuil. Quelque chose nous a fait comprendre que c’était la chambre de X, la personne qui s’est suicidée, mais nous ne la voyions pas. Simplement notre regard s’est promené sur cette chambre: complètement nue, sauf un lit qui nous semblait être de bois blanc, en haut de la pièce – une pièce plus longue que large et qui était comme couverte d’un tapis couleur paille. Tout cela, vu clairement. Mais surtout une fenêtre sur laquelle notre regard s’est arrêté longtemps, comme si cette fenêtre avait une espèce d’intensité spéciale, et par cette fenêtre on voyait une petite place avec des arbres (nous étions plus haut que les arbres), et d’un côté, des maisons, de l’autre, une sorte de rempart assez bas, et puis cette petite place qui se prolongeait perpendiculairement à nous, s’enfonçait au loin sous un ciel blafard, brumeux, glacé, avec quelques nuages noirs. Ce ciel, nous l’avons regardé un long moment et il y avait là-dedans une sorte d’intensité presque émouvante. C’est tout. Rien de vraiment intéressant. Deux jours après, nous recevions un télégramme annonçant la mort de X. Nous nous sommes souvenu de notre «chambre» et avons écrit aussitôt en faisant un croquis de la pièce et de la fenêtre. C’était exactement la chambre où X s’était suicidé, avec cette différence qu’il n’y avait pas de tapis par terre mais un plancher de pitchpin – or le pitchpin a une couleur paille. Nous n’avions pas vu les rainures du plancher. À dix mille kilomètres, cela se comprend. Et la fenêtre avec son paysage était exactement ce que nous l’avions vue. On a retrouvé X écroulé sur le seuil de la chambre. Nous avons vu ce que regardait son dernier regard.
C’est une promenade dans le physique subtil, avec le corps subtil.
Nous nous demandons si nos télescopes auraient vu les rainures du plancher à travers les murs, à la distance qui sépare Pondichéry de la côte de l’Atlantique? Nous pouvons nous demander seulement comment il se fait que nous soyons allé là-bas sans rien savoir, à l’heure exacte où cette personne mourait – averti comment? Mais c’est toujours notre grande illusion de la séparation (ça, c’est le vrai «rêve» du monde); nous ne pouvons pas nous empêcher de penser et de sentir qu’il y a là-bas et ici, et toi et moi séparés dans deux petits sacs de peau, et des tas de petites chambres inconnues au loin, mais comme dit Mère: Toi, tu es là, et moi je suis là, et tout est là! Nous sommes un même corps qui s’appelle et se répond à des milliers de kilomètres inexistants. Seulement il faut sortir du bocal, il faut cesser d’être le rêve des poissons, ou de quelqu’un d’autre… qui est peut-être nous-même, enfin, total, sans coupure.
Ce corps subtil n’aurait pas particulièrement intéressé Mirra s’il n’avait pas un rôle tout à fait décisif dans la vie de tous les jours, car les «morts», après tout qu’ils soient en paix, et les promenades du physique subtil, quel intérêt si elles n’améliorent pas notre promenade ici. Nous n’avons peut-être pas tous la chance (?) de voir notre corps subtil, mais il est là très bien et sans lui nous serions une sorte d’automate plus ou moins dodu qui ne sentirait et ne percevrait que ce qui vient immédiatement toucher sa peau ou sa rétine. C’est l’instrument de communication avec l’«extérieur». C’est par là qu’entrent toutes les vibrations du monde horizontal. C’est en quelque sorte notre vêtement psychologique, une enveloppe qui est faite de toutes les forces que nous avons plus particulièrement l’habitude de collecter – nous pourrions dire de «sécréter», mais nous ne sécrétons rien, en vérité: nous avalons constamment, et quand c’est entré dedans, nous disons «c’est à moi». Nous ne nous apercevons pas du passage d’entrée des vibrations. Nous vivons n’importe comment, à vrai dire. Ce vêtement, il est donc à la couleur et à l’intensité de nos habitudes vibratoires: il y a toutes sortes de vêtements, nous sommes tout un réseau de microscopiques forces habituelles, d’angoisse, de désir, de colère, de velléités, de soifs, d’aspirations… qui font un vêtement plus ou moins solide, plus ou moins clair, rouge, bleu, vert, ou le plus souvent un «affreux mélange» qui ressemble aux meilleurs Picasso. Ou quelquefois même pas de couleur: une buée grise. Un magma sombre. Et quelquefois, il est plein de trous, ce vêtement: La dépression, le découragement, ont un effet désastreux; ils le criblent de trous, pour ainsi dire, affaiblissent son étoffe, lui enlèvent toute résistance et ouvrent en lui un passage commode pour les attaques hostiles. Et il change constamment: il est ouvert à toutes sortes de suggestions, et celles-ci peuvent, en un moment, changer et presque reformer sa condition. Une suggestion mauvaise agit sur lui très fortement, de même qu’une bonne opère en sens contraire avec la même force… La paix, l’égalité d’âme, la confiance, la foi en la santé, un repos et une bonne humeur invariables, un brillant contentement, lui donnent sa force et sa substance.10 C’est la porte même de toutes nos maladies. Nous disons: tel microbe, tel germe, mais il n’est rien qui ne soit un «microbe» ou un «virus», on est entièrement fait de ces choses! s’exclamait Mère. Ils donnent de vilains noms aux choses qu’ils ne veulent pas, mais c’est tout la même chose. Ce qu’on appelle «maladie» est une chose CONSTANTE, un état constant, dans lequel on se trouve… ou ne se trouve pas. Si l’on est de bonne humeur, le «microbe» ne fonctionne pas; si l’on est de mauvaise humeur, n’importe quoi devient une maladie: on est dans la maladie. On attrape le petit «hasard» que l’on a soigneusement agglutiné autour de soi. Nous avons la maladie de notre propre vêtement. C’est la seule maladie.
Et la seule guérison est de refaire son vêtement, raccommoder les trous, changer de couleur – une couleur un peu plus brillante et saine. Mais pour cela, il faut «clarifier» un peu la Matière, il faut cesser d’être un moulin à vent où tout rentre comme chez soi, alors on commence à voir «la danse des vibrations». Quand elles arrivent, on les perçoit à l’extérieur de soi, à une distance (comme en tangente), juste quand elles touchent notre enveloppe ou notre corps subtil: une toute petite vibration qui peut avoir trente-six intensités et toutes sortes de couleurs, et qui dit exactement ce qu’elle est – désir, colère, mauvaise pensée, suggestion de maladie; c’est intrompable en dépit de tous les sourires et les bonnes paroles ou les bons airs que l’on peut coller dessus. Ça peut s’accompagner d’une sensation, ça peut s’accompagner d’un goût, ça peut s’accompagner aussi d’une odeur… Il y a de ces formations de maladie qui donnent un goût spécial à l’air, une odeur spéciale ou une petite sensation spéciale… comme quand on passe la main sur une étoffe à rebours.11 Le monde entier devient clair, tout devient clair. On est le maître chez soi, on laisse entrer ce qu’on veut, on flanque dehors ou on balaye ce qu’on ne veut pas. Et toute la vie devient très différente au lieu d’être l’affreux mélange auquel on ne comprend rien. Et puis, quand on sort de son corps pour mourir ou pour «rêver», on évite bien des cauchemars.
Et il y a tout le monde des vibrations verticales.
Se promener là n’avait de sens pour elle que si l’on pouvait en ramener quelque chose ici. Une illumination intérieure qui ne tient pas compte du corps ni de la vie extérieure n’est pas d’une grande utilité, car elle laisse le monde tel qu’il est.12 Cette Shakti, cet unique corps de conscience, ou de force, qu’elle voyait passer à travers toutes sortes de petits «relais» humains ou non humains et qui semblait s’altérer, se teinter de jaune ou de noir selon le milieu qu’elle traversait, se diviser et presque se pulvériser à mesure qu’elle s’enfonçait dans la Matière, elle voulait en saisir la coulée pure, les grandes ondes rythmiques au lieu du petit fracas polychrome, morcelé, syncopé, discordant. Elle sentait spontanément que si l’on pouvait faire couler une goutte de ça, pure, dans la Matière, cela pouvait tout changer. «Changer», c’était déjà son mantra ou son mot de passe. La mort, au fond, le noir qui absorbe tous les rayons du spectre sans plus rien refléter, qui ne répond plus et se décompose parce qu’il ne répond plus, cette pulvérisation ultime, c’était seulement un paroxysme de discordance. Si l’on pouvait faire entrer le Rythme partout, les conséquences mortelles de la discordance devaient cesser. C’était presqu’une question de «mécanique» pour elle: comment ça, qui est tordu, peut-il être remis droit? Chaque fois qu’il y avait quelque chose qui était une déviation de ce qui me paraissait la ligne lumineuse, la ligne droite (pas droite au sens géométrique: la ligne lumineuse), purement lumière, la moindre petite déviation, oh! c’était la seule chose qui me tourmentait. Jamais, jamais l’idée qu’on est vertueux, ou l’idée qu’on est pécheur – jamais, jamais. Le rayon direct. C’est cela qu’elle cherchait et voulait faire entrer dans tout, à chaque pas et dans la moindre banalité. Et tout était mortel ou pouvait être mortel sans ce rayon direct. La mort commençait à la division du rayon. Ce rayon, elle le sentait au-dessus d’elle, elle le voyait traverser tous ces petits milieux, se teinter, se réfracter comme dans les petits bocaux du pharmacien, se diviser, s’éparpiller en d’innombrables petites forces, se quereller naturellement parce que chacune voulait être le seul rayon, et souffrir naturellement parce que chacune était en quête du grand rayon qu’elle n’était plus. C’était simple, et pourquoi donc était-ce si compliqué?
Dès que l’on faisait un pas au-dessus du petit bocal, montait d’un degré seulement, tout commençait à changer. On pouvait voir, ou on pouvait suivre toutes les petites forces qui s’ébattaient là-dedans, comme les poissons dans l’aquarium: des bancs de petites pensées, des remous de désir, des ruées de volontés naines ou plus voraces qui se jetaient l’une sur l’autre ou passaient de l’un à l’autre sans séparation, et tout cela faisait toutes sortes de maléfices avec, parfois, par chance, des petites bulles de lumière qui changeaient la direction des forces et des courants. Un petit incident avait frappé Mirra plus que cent autres qu’elle voyait constamment, car elle l’a raconté plusieurs fois. Cela se passait du temps où tout Paris lisait le journal Le Matin. Or, en tête du journal, à la première page, il y avait un petit groom qui vous tendait gentiment un calendrier avec la date du jour. C’était le 22 ou le 23 avec les misères habituelles, mais c’était un gentil petit groom dans tous les cas. Le héros de l’incident avait pris une chambre dans un grand hôtel; il venait de voyage, il était fatigué, il a dormi. Mais voilà que dans son sommeil, il a vu une chose vraiment bizarre: le petit groom du journal Le Matin venait et, au lieu de lui tendre le calendrier et de l’inviter aux joies de la nouvelle journée, il l’invitait à monter… dans son corbillard. Il y a bien des bizarreries dans le sommeil et, mon dieu, le voyageur n’y a pas fait spécialement attention; il s’est levé, rasé et il est sorti sur le palier pour descendre. Au milieu du couloir, le petit groom de l’hôtel était là et gentiment l’invitait à monter dans l’ascenseur… Du coup, il a eu un choc et s’est souvenu de son «rêve» – «Non merci, je descendrai à pied.» Deux minutes après, l’ascenseur s’est écrasé par terre.
C’est aussi une promenade dans le physique subtil, juste un petit degré au-dessus de la Matière qui nous semble matérielle – heureuse promenade. Mais peut-être pourrions-nous faire ainsi beaucoup d’heureuses promenades qui conjureraient les petits maléfices des courants de force entrechoquées dans notre bocal humain. Peut-être pourrait-on faire vraiment une meilleure promenade dans la Matière si nous y introduisions l’œil d’au-dessus et le rayon d’au-dessus. C’est bien ce que se disait Mirra. Car, après tout, toutes ces forces divisées, entremêlées, elles sont issues d’une seule Force – il n’y a pas trente-six forces au monde, ni trente-six maléfices ou trente-six «bien», il n’y en a qu’une, et si l’on touche cette «une», pure, si on la tire dans cet encombrement, toutes les lois du bocal devraient s’en trouver changées – peut-être faudrait-il dire que tout le milieu et tout l’indice de réfraction du milieu s’en trouveront changé et que ce qui nous apparaissait divisé, fragmenté, en heurt, coloré ou décoloré comme une palette incohérente, se mettrait à couler autrement et à faire un tout autre tableau.
Nous ne savons pas, vraiment, ce qu’est le tableau du monde. Nous vivons une approximation, presque une caricature de quelque chose qui nous échappe, et qui pourtant est là, entièrement là, car où est l’«ailleurs», vraiment? l’ailleurs est seulement revêtu de tout ce que nous mettons dessus: il a la couleur de nos yeux, l’épaisseur de nos doigts, l’éloignement de notre cœur, il est aux millions d’années-lumière de notre pensée et des lois de notre pensée. En fait, le trajet ne consiste pas à «sortir» de là, à escalader des sommets de conscience, traverser des plans et des plans pour atteindre quelque inaccessible «quelque chose», mais, peut-être, seulement, à traverser nos propres sargasses, des couches et des couches évolutives accumulées qui nous donnent l’impression de voyager, voyager, nous éloigner, partir dans un ailleurs de plus en plus clair, léger, immense – et tout le temps cette immensité était là sous chacun de nos pas et dans les plus grises banalités; cette légèreté nous habitait toujours et cette clarté n’était d’aucun «au-dessus» mais d’un tout-là désencombré. Nos paradis ne sont pas à des millions de lieues ni pour demain ni en d’«autres» vies: la vie totale est là, la mort est seulement le trajet de notre inconscience, et quand cette couche-là aussi sera clarifiée, l’éternité brillera dans un moment et le paradis sera dans notre corps léger. Il n’y a pas de voyage! il n’y a pas de demain, pas d’ailleurs, pas d’«autre chose» – il y a cette éternelle chose sous nos pas et dans nos plus petits gestes, recouverte d’un million de couleurs et de lois qui sont seulement la loi de cette couleur et l’implacable gravitation de notre propre obscurité. En vérité, nous vivons dans un monde infiniment léger, fluide, souple, incroyable – mais nous n’y croyons pas; nous croyons en la mort, en Newton, en les lois de Mendel et toutes les équations implacables des médecins et des juges d’une petite bulle colorée qu’ils ont eux-mêmes soufflée. Nous suivons l’inexorable déterminisme de notre propre couleur et de notre propre milieu de conscience: des couches de déterminisme superposées13, dira Mère. C’est comme si ce monde immense était une formidable projection – une unique projection – qui passe à travers des milieux ou des couches de plus en plus épaisses, obscures, et qui à chaque niveau prend la couleur ou la «loi» de cette épaisseur-là, mais c’est le même rayon, de la même Shakti, pure, légère, immense, voyante, libre! la même chose, toujours, car il n’y en a pas deux. Nous-mêmes, dans ce petit corps, nous sommes une série de milieux superposés ou de couches plus ou moins denses, chacune avec son petit centre qui correspond au milieu ou à la couche universelle identique, et nous avons toutes sortes de vies possibles selon le centre ou le milieu dans lequel nous nous situons. Nous pourrions dire que nous avons toutes sortes d’histoires possibles et que tel geste, telle scène, tel accident d’en bas est comme la caricature ou la déformation d’un même geste et d’une même scène qui, vécue à un niveau supérieur, aurait pu faire une tout autre histoire, et pourtant la même toujours mais vue dans une autre lumière, comme si, à chaque vie, nous faisions une toile avec une certaine couleur, et parfois nous tirons des petits éclats d’une autre couleur – une petite trouée dans l’absurde déterminisme – qui sont les annonciateurs de la prochaine toile, la même histoire plus pure, plus harmonieuse. On pourrait dire, disait Mère, que toute circonstance, tout événement, toute chose, a une existence pure, qui est l’existence vraie, et un nombre considérable d’existences impures ou déformées qui sont l’existence de la même chose dans les divers domaines de l’être…14 Ce qui revient à dire qu’en dépit des déterminismes les plus absolus en ligne horizontale, si l’on sait franchir toutes ces lignes horizontales et arriver jusqu’au Point suprême de la conscience, on est capable de faire changer les choses qui en apparence sont absolument déterminées.15 Un peu comme le spectateur du premier étage qui arrête une pierre dans sa chute et l’empêche d’écraser la tête du passant, simplement en tendant la main au passage. Le petit groom du «rêve» est seulement un premier pas de ce nouveau «déterminisme vertical» – un premier pas «au-dessus», disions-nous, mais peut-être est-ce simplement un premier désencombrement de l’immédiatement-là, une première clarification de l’épaisse couche dans laquelle nous vivons, une première légèreté parmi les équations barbares. Un début de l’histoire vraie.
Et peut-être, vie après vie, jouons-nous une même scène, immense, toujours, mais chaque fois vécue dans une lumière plus complète. Le monde est une éternelle histoire qui s’éclaircit. Nous sommes un «autre» total qui devient lui-même peu à peu.
C’est l’histoire du monde que Mirra aurait voulu plus claire; la sienne, elle la connaissait bien, c’était vécu et rabâché sous tous les bonnets, pharaoniques ou de paille. Ce qu’elle voyait autour d’elle, c’était la misère de Rodin, la misère de Rouault, la misère de Morisset: «Comment? c’est ça la vie; comment? c’est ça les hommes…», la misère de tous sous des couleurs plus ou moins brillantes. Ce sont ces petits déterminismes-là qu’elle aurait voulu changer et, peut-être, finalement, l’obscur déterminisme de ce monde enfermé dans une petite couche soi-disant scientifique, chacun dans un sac de Matière qu’il croyait rigide, séparé, mortel: Que l’illusion se dissipe! s’écriait-elle dans l’un de ses plus anciens écrits, que cet univers douloureux sorte de son affreux cauchemar, cesse son épouvantable rêve…16 Et qu’avait-elle à sa disposition? Des «rêves», des visions chaotiques et parfois inexplicables, des perceptions innombrables qui trouaient les apparences sans les guérir, des rythmes d’une autre harmonie, des petites vibrations étincelantes comme une lumière de diamant et qui semblaient déchirer les ténèbres sans les dissoudre, des degrés et des degrés de conscience qui paraissaient finir dans un air raréfié, des mondes et des corps qui n’étaient plus le corps de la terre, ou d’une autre terre, peut-être, pas encore née. Et tout cela était flou, mélangé, inexpliqué. Elle avait cette soif seulement, comme si sa soif était sa plus claire certitude: une sorte d’avenir pas né et qui brûlait dedans comme une flamme blanche – des «rêves». «Tu ne seras jamais bonne à rien.» Elle avait vingt-six ans, elle était seule. Mais elle sentait que ces rêves, il devait y avoir un moyen de les pousser dans la Matière – le moyen, il devait y avoir un moyen. Et c’est cette soif du moyen qui devait finalement cristalliser le moyen; ce sont tous ces «rêves», ces «imaginations» comme ils disent avec une sorte de commisération, qui préparaient une formidable révolution dont le monde n’a pas encore commencé de mesurer l’ampleur radicale. Oh! nous avons bien l’imagination de la mort, l’imagination de notre téléphone et de la bombe et des graphiques de maladie, nous avons toutes les imaginations destructrices et les plus admirables imaginations des grands médecins de la science qui viennent prescrire des remèdes pour une maladie qu’ils ont eux-mêmes créée, des engrais chimiques pour fertiliser des terres qu’ils ont dévastées de leurs oiseaux, toute la pharmacopée de leur indigence de conscience, mais il y a des êtres, rares – des enfants encore – qui ont l’imagination de la vérité17, comme dira Mère, de jeunes pousses pas encore touchées par le vent putride de notre civilisation de l’intelligence, qui ont la capacité d’imaginer quelque chose qui n’est pas encore manifesté, une terre plus vraie, une Matière plus vivante, qui possèdent comme des antennes qui vont dans un monde pas encore réalisé, qui attrapent quelque chose là et puis qui le tirent ici.18 C’est cela que faisait déjà Mirra: tirer. Elle tirait à tâtons le monde de demain. Elle voyait une Matière qui sera notre prochaine Matière, elle cherchait sans bien savoir ce petit nombre d’êtres qui sont capables de faire descendre un autre déterminisme dans le déterminisme physique.19
Elle était très seule.
Or, à un moment que nous pouvons situer à peu près exactement au début de 1904, quand elle était au bout de ses ressources, et juste avant de rencontrer un singulier personnage qui allait lui donner enfin une explication un peu coordonnée de ses expériences, Mirra a eu une série de «rêves» (encore des rêves) où elle rencontrait… Sri Aurobindo, dont elle n’avait jamais entendu parler, qui était complètement inconnu en France, dix ans avant de le rencontrer physiquement à Pondichéry en 1914. J’ai eu une série de visions, et plusieurs de ces visions … (je ne savais rien de l’Inde, note, rien, comme les gens d’Europe n’en savent rien: c’est «un pays avec des gens qui ont des habitudes et des religions, et une histoire confuse, imprécise, et il y a beaucoup de choses extraordinaires qui se sont passées par là et dont on a parlé», voilà; c’est-à-dire que je ne connaissais rien), et alors je voyais, j’ai vu dans ces visions, Sri Aurobindo, tel qu’il était physiquement, mais glorifié; je veux dire le même homme, tel que je devais le voir plus tard pour la première fois, presque maigre, avec cette couleur doré-bronzé et ce profil un peu aigu, cette barbe folle, ces longs cheveux, habillé d’un dhoti, avec un pan du dhoti ramené sur l’épaule, les bras nus et une partie du corps nue, les pieds nus. À ce moment-là, j’ai cru que c’était un «costume de vision»! C’est te dire que je ne savais rien, je n’avais jamais vu des Indiens habillés à l’indienne… Et dans ces visions, j’ai fait une chose que, physiquement, je n’avais jamais faite: je me suis prosternée, et à la manière hindoue. Et tout cela sans aucune compréhension dans le petit cerveau (compréhension, c’est-à-dire que je savais vraiment ce que je faisais, comment je le faisais: rien du tout). Je faisais, et en même temps il y avait l’être extérieur qui se demandait: «Qu’est-ce que c’est que tout ça!»
Et ce qui est extrêmement intéressant, c’est qu’en 1904 exactement, au début de 1904, Sri Aurobindo allait commencer son propre yoga conscient, tandis que Mirra de son côté allait pour la première fois commencer son exploration systématique des plans de conscience ou des couches de déterminisme pour remonter à ce «Point suprême». Comme si l’un et l’autre attendaient cette rencontre pour se mettre ensemble au travail – dix ans avant de se rencontrer.
C’était une rencontre dans le physique subtil, juste un petit degré au-dessus de la Matière (mais est-ce au-dessus vraiment et en dehors de la Matière, ou dans une Matière plus exacte que celle de nos yeux?).
Et si ce sont des «rêves», alors où est la réalité? Ou bien la réalité est-elle un rêve qui devient vrai, selon la capacité du rêveur? Et il en est qui ont la capacité de rêver l’avenir du monde, comme d’autres attrapent au piège de petits enfers qui deviennent vrais ou de minces utilités qui s’évanouissent. Prenons bien garde à nos rêves. Car, finalement, que pouvons-nous rêver dans notre bocal – il n’y a pas plus un rêve qui soit à nous qu’une pensée que nous puissions créer de toute pièce: ça va, ça vient, ça passe, ça roule avec le grand torrent de Shakti; nous attrapons au passage des petites misères, des grandes misères, des rêves gris, des rêves roses, selon la longueur d’onde que nous sommes capables de capter, et tout cela est la déformation plus ou moins claire, plus ou moins sombre, du rayon qui passe par notre bocal. Mais l’avenir n’est pas demain, pas plus que Pondichéry n’est à dix mille kilomètres ni la rencontre dans dix ans ou la grande lumière qui changera tout à des distances séculaires et des plans aériens: elle est à la distance de notre encombrement, l’avenir est le lent trajet à travers nos couches d’inconscience, demain est de l’autre côté du bocal comme nous le sommes pour nos frères les poissons, nos paradis n’attendent pas notre mort, pas plus que notre liberté n’attend de super-constitutions ni la jolie terre un millenium de grâce – c’est tout-là, sans encombrement, ce n’est d’aucun autre côté, à nulle distance. Il n’est d’autre côté que de notre épaisseur de conscience, il n’est de déterminisme que de l’obscurité de notre milieu, il n’est de lois que celle que nous rêvons dans un bocal. Prenons bien garde à nos rêves. L’avenir est une grande fleur solaire qui brille au milieu de nous, qui semble s’ouvrir pétale après pétale à mesure que nos yeux se dessillent – et si nous ouvrions les yeux un peu plus vite? Si nous comprenions un peu plus vite? Si nous déchirions ces fausses ténèbres d’un coup d’œil radieux? Oh! qu’attendons-nous?
Certains ouvrent les yeux plus tôt, plus vite, et ils tirent dans nos consciences ce grand rêve tout-là qui n’est rêve que pour nous. Ils ont la douleur de porter la sombre couche d’inconscience pour faire parvenir le rayon dans notre substance opaque. Ils attendent, ils attendent… oh! qu’attendons-nous pour nous réveiller de ce cauchemar? Et nous inventons des machines, des constitutions, des panacées qui ratent toujours, tandis qu’attend le seul regard qui dissoudrait tous nos fantômes – si seulement nous comprenions.
On peut se demander encore comment il se fait que Mirra ait rencontré dix ans avant quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, un «inconnu», qu’elle croyait en «costume de vision»(!). Et où est l’«inconnu», sauf dans notre bocal, où est «l’autre», le grand mystère qui n’a pas de mystères? Le mystère est dans notre couche d’inconscience, l’autre est nous-même qui se croit dans un petit sac séparé, et nous marchons depuis des temps immémoriaux avec un million d’«inconnus» qui ont partagé notre toit, nos jeux et notre misère, en route vers un point suprême où tout se reconnaît parce que chacun est tout et tout était toujours connu. Le Temps est peut-être seulement la lenteur de notre conscience. Mère et Sri Aurobindo avaient longtemps marché ensemble, longtemps rêvé, et chaque fois leur rêve se faisait plus proche, chaque fois ils clarifiaient un peu plus le passage du grand rayon; ils avaient «l’imagination de la Vérité», ils tiraient sur la terre le vrai réel que le monde ordinaire appelle illusion.20
8. Tlemcen
(1)
Les Portes du Possible
Une nouvelle et étrange aventure allait commencer dans cette vie déjà étrange. La «grande forêt de Mère», disions-nous, et jusqu’au dernier jour de ses quatre-vingt-quinze ans nous pourrions nous y promener et découvrir des mystères encore plus grands que nous n’avions soupçonnés – des mystères transparents, ce sont les plus indéchiffrables; et chaque fois que nous essayons de les déchiffrer, ils s’esquivent en nous riant au nez, ou nous entraînent sur un chemin inattendu qui débouche soudain sur une éblouissante trouée de lumière comme si on était au bord de… de quoi? Quelque chose qui bée sur un vertigineux futur. C’est fantastique et c’est réel, plus réel que le concret d’aujourd’hui, et puis on essaie de l’attraper, et ça file – on ne peut pas. On ne peut pas déchiffrer Mère, il faut plonger dedans. Et advienne que pourra. Mère, c’est le plus grand roman que nous ayons jamais vécu – tout y est, l’amour y est, la beauté, le vaste, l’inattendu, les chemins de l’avenir, les chemins du passé, on s’y promène comme dans un avenir d’avance, c’est la fiction de l’Infini qui devient vraie. Et tant d’autres choses qui n’ont pas de mots, qui battent dans un abîme secret et qui continueront de battre encore quand tous nos petits corps n’y seront plus. Il n’y a rien à croire, surtout rien croire: il faut goûter.
Pourtant ce nouvel épisode – celui de l’occultisme – ressemble assez bien à l’aventure sans issue, au chemin qu’il ne faut pas courir, et puis on se demande toujours qu’est-ce qu’il ne «faut pas» courir, car, après tout, il n’y a de chemin nulle part, c’est la course qui fait le chemin et c’est courir qu’il faut, par la droite, par la gauche, le haut ou le bas, et si l’on est sincère, vraiment sincère, on se retrouve toujours exactement là où on doit aller. «Sincère», encore un mot-clef de Mère. Et toute cette science occulte qu’elle avait accumulée, cette connaissance de la quatrième dimension, ces surprenants pouvoirs qui peuvent ébahir les bonnes gens parce qu’ils ne comprennent pas le fonctionnement, elle les a tout simplement laissé tomber au bord du chemin, un jour de mai 1962: Je n’ai plus besoin de tout ça. Peut-être parce que la quatrième dimension était passée dans la nôtre… Oui, il y a plus simple, plus direct – et plus formidablement efficace. Mirra était toujours en quête d’efficacité. Mais elle a tout de même mis cinquante-huit ans à laisser tomber ce bagage. Nous pourrions peut-être profiter du raccourci?… Mais qu’est-ce qui est «inutile» vraiment en ce bon univers, et «détourné», nous en sommes encore à chercher le seul brin d’herbe qui n’ait pas sa parfaite utilité dans l’économie de la Nature, comme ce disciple du Rishi védique qui, après avoir étudié toutes les plantes médicinales, fut envoyé dans la forêt par son maître: «Trouve-moi une plante qui ne sert à rien et je te donnerai l’initiation», et le disciple a tourné, tourné, cherché, et il est revenu désespéré: «Je n’ai pas trouvé la plante», alors le Rishi l’a serré sur son cœur et il n’avait plus besoin d’initiation, parce qu’il avait reçu la connaissance. C’est aussi simple que cela – mais très difficile à réaliser dans le détail, avec les yeux bien ouverts, parce que, à la première égratignure ou au premier «contretemps», ou au premier «péché», nous poussons des cris d’orfraie: «Ça n’aurait pas dû…», mais tout est dû, et parfaitement. Y compris la délicieuse pomme originelle, qui n’était peut-être pas si mal tombée, après tout. À nous de trouver le sens. C’est là une grande vérité pour parcourir la forêt de Mère. Alors on voit briller des grains d’or et des sens partout, là où il n’y avait que de la poussière inutile. La forêt de Mère peut tenir aussi dans un grain de poussière, c’est une forêt magique et de toutes les dimensions.
C’est par un ami de Mattéo qu’un jour de 1904, Mirra devait rencontrer un singulier personnage qui se faisait appeler Max Théon – le «Dieu Suprême», rien de moins. Il n’a jamais dit ni ce qu’il était vraiment, ni où il était né, ni son âge, ni rien. C’était un Juif russe ou polonais, semble-t-il, qui avait dû quitter son pays pour cette raison. Il publiait à Paris par l’entremise d’un certain Thémanlys, ami de Mattéo, une revue qu’il appelait La Tradition Cosmique. Mirra s’est jetée là-dessus comme une lionne affamée, c’était la première fois au monde qu’elle entendait parler un peu de ses expériences, fût-ce dans un langage bizarre. C’était une révélation, enfin tout cela avait un sens, elle n’était pas complètement folle! Elle savait même peut-être plus de choses qu’elle ne savait! On imagine cette sage petite positiviste bizarre et étrangère parmi les humains, silencieuse, toujours silencieuse parce qu’elle ne pouvait rien dire depuis vingt-six ans sans être menacée d’être emmenée chez le prochain médecin, projetée tout d’un coup dans la rationalité de son monde irrationnel. C’était une sorte de cataclysme à l’envers – enfin je ne suis pas folle! Elle a dû rire énormément tout d’un coup. Parce qu’il ne faut pas se méprendre, Mirra n’était pas de celles qui béent d’admiration et se jettent aux pieds du premier initiateur (sauf dans les «rêves», bien entendu, mais les rêves, chacun sait que c’est bizarre). Elle regardait son cataclysme posément, avec une respiration tout de même plus légère de se savoir saine et sensée. Et qui était ce mystérieux initié? Thémanlys n’en savait pas grand-chose et il en parlait avec les chuchotements un peu tremblants du jeune néophyte. «Il» habitait l’Algérie, là-bas, à Tlemcen. C’est tout. «Il» savait. Et un beau jour, à l’improviste, Max Théon est tombé à Paris comme le vent – il savait déjà qui était Mirra. Il savait en effet beaucoup de choses. Théon était assez grand, à peu près de la même taille que Sri Aurobindo, et mince, maigre, avec un profil très analogue. Mais Mirra a tout de suite senti que ce n’était pas le personnage de ses visions: J’ai vu que ce n’était pas lui parce que (je n’ai pas vu: j’ai senti), quand je l’ai rencontré, il n’y avait pas cette vibration… Non, ce n’était pas «cette vibration», en effet, c’était bien autre chose. Mais le fait tout de même frappant, c’est qu’il y avait une ressemblance – et il allait y avoir beaucoup d’autres ressemblances avec les découvertes de Sri Aurobindo, mais avec juste une «petite différence» qui faisait deux mondes, comme si la Nature se plaisait à inventer le contre-type ou l’anti-type de chaque être, et plus le modèle est puissant, plus l’anti-modèle, pourrions-nous dire, est puissant. Nietzsche était mort quatre ans plus tôt. Un autre curieux modèle, ou anti-modèle, nous ne savons pas. Il est bien possible que les anti-modèles aient été inventés par la Nature pour obliger les modèles à se dépasser eux-mêmes et à grandir tant… qu’il n’y ait plus de caricature possible, ou que l’envers de ce que l’on représente soit dissous en un point où il n’y a plus d’envers ni d’endroit. Mais c’est une autre histoire.
Ce n’était pas «cette vibration», non, mais quelque chose de plus bizarre qui s’est offert aux yeux de Mirra: tout d’un coup, devant le visage de Théon, dans un éclair, est venu se superposer un portrait qu’elle avait vu à Venise onze ans plus tôt (quand Mirra «regardait» quelque chose, c’était fixé pour des siècles, comme les gouttières de Thèbes), un portrait du Titien: Absolument Théon! son portrait, n’est-ce pas, comme si on l’avait fait maintenant. Et c’était le portrait d’un des doges – Mirra avait certains souvenirs étranglés du Palazzo Ducale… Simplement, elle a dû avaler sa salive un peu plus vite et faire un grand sourire impassible, qui n’a pas dû tromper Théon, d’ailleurs. Ça commençait bien. Il serait peut-être intéressant de savoir quel était ce doge; malheureusement nous n’avons jamais vu le Titien en question ni pu le comparer avec l’un des plus remarquables portraits qu’ait dessinés Mirra, celui de Théon. On dirait une eau-forte de Rembrandt, ou peut-être un personnage de Dürer: la barbe un peu clairsemée, les cheveux longs, une toque de velours noir, cinquante ans peut-être, ou soixante, à moins que ce ne soit quarante, le visage ascétique, le profil d’aigle, et puis ces yeux… Un côté comme illuminé, clair, et presque un sourire qui hésite imperceptiblement entre l’ironie et les lumières du ciel, et le côté gauche… inquiétant. Puissant, oh! extraordinairement puissant, mais une puissance… Peut-être de la douleur – cette douleur partout au fond des humains – la douleur de ne pas être ce qu’on est, qui fait comme une bataille pour sortir de son envers et entrer dans son endroit de joie – une puissance coagulée dans un point au lieu d’éclater dans le vaste. Un front grand, très grand, qui devait recevoir beaucoup de choses: une intuition remarquable1, dira Sri Aurobindo lui-même, ce qui n’est pas un mince compliment sous sa plume. Et une grande toge violet foncé, ceinte d’une cordelière rouge.
Nous n’avons pas de mal à imaginer l’un de ces puissants doges qui taillaient leur domaine de la Dalmatie au Péloponnèse et à Byzance ou livraient leur lutte sanglante contre les Sforza, puis vidaient tranquillement leurs victimes par le Pont des Soupirs. On pourrait s’étonner, en admettant que la «généalogie» de Théon fût exacte, qu’il se soit mis sur ce sentier «spirituel», mais notre conception de l’«Esprit» est probablement aussi fausse que notre perception de la Matière, et pour la même raison. Quand il parlait de Napoléon, Sri Aurobindo voyait Dieu en armes qui chevauchait l’Europe2, et cette «évolution de la conscience», qui était aussi l’un des thèmes de Théon («si l’humanité comprenait son rôle d’évoluteur de la planète…3», disait-il), ne se fait pas nécessairement, ni surtout, avec des petits saints. Évoluer, cela veut dire triturer la Matière, cela ne veut pas dire partir au ciel. Seulement, le chemin de l’Esprit et le chemin du Titan sont séparés par un imperceptible fil qui tient juste à une petite attitude intérieure: dans un cas on empoigne la Shakti, et dans l’autre on la laisse couler à travers soi – mais dans les deux cas la Shakti peut frapper aussi cruellement. Théon aussi, cette fois, «rencontrait le problème sous un autre angle»: il allait à la conquête de l’Esprit comme à la conquête de l’Eubée. Et il trouvait Mirra sur son chemin. En vérité, le monde est une étrange chose, tellement infiniment plus étrange qu’il ne nous paraît, et infiniment plus prodigieux que tous nos télescopes ne peuvent le découvrir à travers nos espaces interstellaires: la moindre chose qui passe ici, la moindre rencontre sur la terre, décrit des trajectoires auprès desquelles les grandes orbites de nos constellations sont des voies royales et sans mystère. Et nous passons l’un à côté de l’autre comme si c’était la première fois et pour quelques secondes ou quelques ans, tandis que ce geste fortuit roule l’écho de vieux désastres ou poursuit une vieille histoire interrompue et qui continuera encore sous d’autres latitudes et d’autres cieux, en robe violet foncé ou dans la légèreté d’un moi qui n’a plus besoin de briller d’aucune couleur ni de conquérir quoi que ce soit, parce qu’il a toutes les couleurs de l’amour dans son cœur et un seul enchantement dans tout. Nous ne savons pas les millions de «hasards» qui font ce petit hasard, ni quel Titien préparait cette conjonction, à moins que tout ne soit tissé d’un seul fil – un seul tableau qui se dévoile peu à peu –, le mouvement d’un seul Corps qui bouge par des temps incomptés avec ses myriades de petits doges enfermés dans un corps, à la conquête du seul corps et de la seule force et de la seule conscience, et du seul amour, qui guérirait tous nos espaces tronqués et tous nos temps de misère.
Mais la Sagesse est sage. Elle voile nos vieux méfaits, comme nos bienfaits, pour que nous puissions aller de l’avant, libres des uns et des autres. Quoi qu’il en soit, Théon avait vu du premier coup d’œil sinon qui était Mirra, du moins ses dons peu ordinaires et il l’invitait à venir le rejoindre à Tlemcen… pour travailler. Elle ira là-bas deux ans de suite, en 1905 et 1906, pour autant que nous puissions fixer des dates avec Mère dont le premier don était certainement de filer dans tous les temps.
C’était certainement un merveilleux endroit. Théon avait du goût, quoique parfois un goût sarcastique: Zarif comme il appelait ces jardins en terrasse sur les pentes de l’Atlas. Une propriété immense avec des oliviers centenaires, des figuiers comme je n’en ai vu nulle part, c’était une merveille, à flanc de montagne, depuis la plaine jusqu’à presque la moitié du sommet!…4 et une roseraie qui était «une œuvre d’art», au dire de Thémanlys, car l’«Aïa» (ainsi se faisait-il appeler chez les Arabes, Aïa Azis, «le Bien-Aimé», ce qui est sans doute plus aimable que le «Dieu Suprême», mais guère plus rassurant), l’Aïa, donc, était aussi jardinier – et peintre, sculpteur, menuisier, serrurier, c’est lui qui faisait tout: «Cultiver les hommes, comme on cultive les plantes! s’écriait-il. Oui, si l’on savait! si l’on voulait! si l’on osait5!» Il osait très bien. Mais laissons Mirra nous raconter elle-même cette première rencontre mémorable: C’était la première fois de ma vie que je voyageais toute seule, la première fois que je traversais la mer. Puis il y avait un assez long voyage en train entre Oran et Tlemcen; bref je me suis débrouillée. Il m’attendait à la gare. Il m’a emmenée chez lui en voiture. C’était assez loin. Enfin nous sommes arrivés à sa propriété – une merveille! On arrivait en bas (la propriété était sur la colline et dominait toute la vallée de Tlemcen) et on remontait de grandes allées pour aller là-haut. Moi, je ne disais rien. Quand nous sommes arrivés en vue de la maison, il s’est arrêté: «Ça, c’est ma maison.» Elle était rouge! peinte en rouge. Et il ajoute: «Quand Barlet est venu (Barlet était un occultiste français qui avait mis Théon en rapport avec la France et qui avait été son premier disciple), quand Barlet est venu, il m’a demandé: pourquoi avez-vous peint votre maison en rouge?» Alors il y a eu une malice dans les yeux de Théon, puis une sorte de sourire un peu sardonique: «J’ai dit à Barlet: parce que le rouge, c’est joli avec le vert!» Du coup, j’ai commencé à comprendre le monsieur… Puis nous avons continué de monter un peu et, tout d’un coup, sans prévenir ni rien, il se retourne, il se plante en face de moi et il me dit: «Maintenant, vous êtes à ma merci. Vous n’avez pas peur?» Comme ça. Alors je l’ai regardé, j’ai souri, je lui ai dit: «Je n’ai jamais peur. J’ai le Divin, là.» [et Mirra touchait cette flamme blanche dans son cœur.] Eh bien, vraiment, il a blêmi.
Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à Gurdjieff et à Katherine Mansfield. Mais Gurdjieff était un petit garçon à côté de Théon, et Mirra n’était pas Katherine Mansfield.
On traversait donc la roseraie avec un sourire, le dernier jardin en terrasse avec un «bassin carré où l’eau descendait sans arrêt d’une source6», puis un petit escalier de pierres blanches qui débouchait sur une haute cour, et la maison de Théon. «Un manoir mauresque», peint en rouge, comme nous le savons, pour l’harmonie des couleurs, et un salon de plain-pied qui dominait «des cours de mosaïque entourées de hauts murs, aux portes ogivales, garnies d’amphores énormes, qui rappellent les contes de Shéhérazade», dit Thémanlys, mais nous ne sommes pas très sûr pour Shéhérazade. Et puis ces jardins en terrasses. Et un grand piano de concert au milieu du salon, avec Théon lui-même planté en toge violet foncé. Aussi un gong arabe qui avait l’étrange habitude de sonner tout seul quand Théon le regardait un peu sérieusement. J’ai vu là vraiment toutes sortes de choses, nous racontera Mère, et nous la croyons volontiers.
Tout de même, il y avait quelqu’un d’autre là-dedans, et c’était Madame Théon. Un tout autre sujet. En fait, c’était elle qui avait des pouvoirs très extraordinaires, une vaste connaissance des plans psychiques7, dira Sri Aurobindo, et c’est sur son expérience que Théon fondait son enseignement. C’était la base de Théon; quoi que l’on puisse penser de lui, il avait certainement le grand mérite d’avoir été choisi comme compagnon de cette femme merveilleuse – merveilleuse! (disait Mère) qui assurément avait assez de connaissance et de clairvoyance pour se choisir un être très capable. Formidablement capable, c’était cela, la difficulté. Mais Alma, ainsi s’appelait-elle, c’était la douceur, la lumière silencieuse: Une paix si douce, si tendre, si lumineuse. Nous imaginons ses grands yeux bleus qui semblaient lavés par la mer, car elle venait de l’île de Wight (nous savons au moins d’où elle venait), une petite femme grasse, presque molle, on avait l’impression que si l’on s’appuyait, ça fondrait… comme si on s’enfonçait dans un édredon, et une grande dalmatique blanche, l’air ailleurs, toujours ailleurs, un peu frileuse, et en effet elle passait les trois-quarts de sa vie en transe, hors de son corps, tandis qu’elle marchait, bougeait, vaquait à ses occupations. Elle était presque toujours en transe et elle avait tellement bien dressé son corps que même quand elle était en transe, c’est-à-dire quand une partie de son être (ou plus) était extériorisée, son corps avait une vie qui lui était propre et elle pouvait se promener et même vaquer à certaines petites occupations matérielles.8 Elle pouvait aussi parler et raconter tout ce qu’elle voyait sur les autres plans au moment où elle y était, et c’est ainsi que Théon ramassait tous les éléments de sa Revue Cosmique. «Ses yeux ont la pureté de ceux d’un enfant, mais ils semblent fatigués d’avoir vu tant de choses…»9, notait Thémanlys. Des facultés inouïes, inouïes! s’exclamait Mère, et dans la bouche de Mère, ces mots nous laissent songeur, elle qui ne manquait pas de facultés assez surprenantes. Ses pouvoirs étaient d’un ordre exceptionnel; elle avait reçu un entraînement extrêmement complet et rigoureux et elle était capable de s’extérioriser, c’est-à-dire de faire sortir de son corps matériel un corps subtil, en toute conscience, et cela douze fois de suite. C’est-à-dire qu’elle pouvait passer d’un état d’être à un autre, consciemment, y vivre aussi consciemment que dans son corps physique, et puis encore mettre ce corps plus subtil en transe, s’extérioriser de lui, et ainsi de suite, douze fois, jusqu’à l’extrême limite du monde des formes.10
C’est cette extrême limite qui nous intéresse.
Que faisait ensemble ce bizarre couple?
En vérité, tout semblait se comporter d’une façon bizarre à Zarif et suivre une autre loi, comme si l’on entrait dans un autre monde. La Matière répondait à une autre force – une «autre», ou la même à un autre degré? Théon faisait tomber la pluie sur ses roses quand la terre était trop sèche, et vingt mètres plus loin il n’y avait pas une goutte d’eau, ou il envoyait la pluie chez les pauvres fellahs (et les guérissait aussi en les regardant, ce qui lui méritait peut-être, après tout, le nom de bien-aimé). On se promenait dans les allées ombreuses et parfumées de «belles-de-nuit», tandis que de charmants petits aspics, comme ceux de Cléopâtre, se mouvaient et s’approchaient ou s’en allaient sous le regard de Théon qui faisait semblant de s’occuper d’autre chose, en guettant Mirra du coin de l’œil. Mirra souriait, elle était très amie de toutes les bêtes, elle les comprenait très bien. Théon aussi comprenait bien: il avait vite fait d’apprendre sa leçon. Et en définitive c’était très amusant, on s’entendait avec tout – oui, on s’entendait, tout s’entendait dans la complicité d’une autre loi où rien n’était «autre chose» ni un «autre» corps. Quand Madame Théon avait besoin de ses sandales, elle n’allait pas les chercher: elle les faisait venir à elle, très tranquillement; ou comme Théon, elle faisait sonner le gong en le regardant au lieu de crier après quelque domestique, et tout cela le plus naturellement du monde, sans ostentation, aussi naturellement que nous appuyons sur le bouton électrique – qui d’ailleurs tombe en panne parfois, tandis que ce courant-là n’avait jamais de panne, et pas d’encombrement. Elle ne se vantait pas, elle ne disait pas: «Je vais faire», elle ne parlait de rien: elle le faisait tranquillement.11 Car on se tromperait certainement en pensant que Théon ou Madame Théon voulaient faire des démonstrations, qui n’épataient d’ailleurs pas Mirra, ça l’amusait, elle s’amusait beaucoup. Simplement on se servait d’une autre connaissance et d’autres lois. Quelquefois, pourtant, on se livrait à des plaisanteries un peu douteuses comme ce jour où un marchand arabe un peu collant s’était installé dans la salle-à-manger: Tout d’un coup, j’entends un cri: un cri d’effroi. C’était la table qui commençait à bouger (une grosse table de chêne), et avec un mouvement presque héroïque elle allait à l’assaut du pauvre homme… Madame Théon ne l’avait pas touchée, personne ne l’avait touchée. D’abord la table avait vacillé un petit peu, comme cela, puis elle avait commencé à se mouvoir lentement, puis tout d’un coup, comme d’un seul bond, elle est allée se jeter sur cet homme, qui est parti et n’est jamais revenu!12 Parfois aussi, les plaisanteries étaient plus inquiétantes (pas pour Mirra) et le «courant» semblait un peu… disproportionné, comme certain jour d’orage: Il y avait des orages terribles là-bas. Un jour d’orage, il est monté sur sa terrasse, tout en haut, au-dessus du salon. Je lui ai dit: «Tiens! c’est un drôle de moment pour sortir.» Il s’est mis à rire: «Venez, n’ayez pas peur.» Je suis montée avec lui. Alors… j’ai vu clairement un éclair qui venait droit sur nous et qui, en cours de route, a dévié – on dira que c’est impossible, mais moi, je l’ai vu dévier. Il a été frapper un arbre un peu plus loin (pas ceux de Théon, bien entendu). J’ai demandé à Théon: «C’est vous qui avez fait cela?» – il a hoché la tête…
Mais il était terrible, n’est-ce pas, il avait une puissance terrible – mais extérieurement, tout à fait bien! et Mère riait.
On pouvait aussi se nourrir d’une manière très particulière à Zarif; nous aimerions bien en prendre de la graine, ce serait beaucoup d’encombrements évités. En effet, Madame Théon était très souvent fatiguée parce qu’elle passait son temps en dehors de son corps, c’est-à-dire qu’une grande partie de l’énergie de son corps sortait pour aller ailleurs au lieu de rester bien sagement dans sa boîte et d’y faire tous les exercices ou les tâches que l’on attend normalement de ladite boîte. Elle avait donc besoin de récupérer des énergies matérielles. Elle le faisait d’une manière très simple et très directe: au lieu de se mettre à une table et de suivre tout le processus de décortication et de digestion d’un fruit, elle s’allongeait sur son lit, posait un gros pamplemousse du jardin sur son estomac: «Revenez me voir dans une heure.» Une heure après, Mirra revient, et le pamplemousse était plat comme une galette… c’est-à-dire qu’elle avait absorbé toute la vie du fruit et qu’il était devenu mou et tout à fait plat.13
Mais la Matière elle-même avait d’étranges façons, et c’est là où nous pouvons commencer à nous demander: qu’est-ce que c’est que la Matière, vraiment? Parce que, bien entendu, il n’y a pas de miracles dans tout cela, ni de «magie», sauf pour les benêts – pour les singes cynocéphales, et quelques autres, l’homme fait de la magie avec ses machines. Nous savons bien que nous ne sommes pas des mages, il s’en faut, nous suivons seulement des processus. On peut donc penser mieux que les cynocéphales et regarder les processus de Zarif d’un œil moins superstitieux. Et nous croyons bien, finalement, que nous sommes tous des sortes de superstitieux de la Matière – des superstitieux scientifiques. Superstition, c’est-à-dire croyance aveugle en un seul type de dogme ou de processus, une certaine façon habituelle de la Matière de se comporter – mais est-ce vraiment l’habitude de la Matière, ou bien l’habitude de notre mental dans la Matière?… Ici, nous sentons que la terre commence à nous lâcher sous les pieds et nous faisons comme le marchand arabe, à toute vitesse. Quoi qu’il en soit, il y avait de très jolies belles-de-nuit dans les allées de Zarif, qui sentaient bon, c’était exquis: De grands buissons, hauts comme cela. Madame Théon s’en mettait toujours aux oreilles parce que ça sentait très bon… Et alors, elle se promenait dans cette allée, entre ces grands buissons qui étaient hauts comme cela, et elle ramassait des fleurs… [Pendant ce temps-là, Mirra se promenait avec Théon] et quand je rentrais de la promenade et que j’ouvrais ma porte (qui était fermée à clef, par conséquent personne n’avait pu entrer), ces fleurs étaient dans ma chambre!14 Une petite guirlande de belles-de-nuit sagement posée sur son oreiller. C’est-à-dire que Madame Théon pouvait aussi «dématérialiser» les fleurs pour les faire passer dans la chambre à travers les murs, et les «rematérialiser» pour qu’elles soient toutes fraîches sur l’oreiller de Mirra. Très simplement, tous les soirs, une charmante attention pour Mirra, car elle était très charmante, cette Alma.
Que se passait-il donc dans cette maison?… Peut-être étions-nous dans un temps plus avancé de l’évolution – mais ce n’est pas sûr du tout. Évidemment il y avait une autre atmosphère, on dirait presque une certaine transparence où les choses pouvaient passer et se passer, parce que, peut-être, après tout, le plus grand obstacle et le mur le plus épais n’est pas celui de granit ou de béton dans lequel nous nous enfermons, mais celui de notre propre pensée; constamment nous tissons un voile d’impossibilité entre nous et les choses, et parce que nous pensons que ce n’est pas possible, évidemment ce n’est pas possible – comment serait-ce impossiblement possible? Et c’est vraiment l’un des plus merveilleux miracles de l’existence quand on commence à ouvrir le grand œil du Possible et à penser, puis à sentir, puis à voir, émerveillé, que cette simple petite pensée que tout est possible fait comme une imperceptible brèche dans la prison – une transparence – et subrepticement, presque timidement, une petite chose se glisse, puis une autre, une autre, presque encouragée par notre acquiescement, et tout se met à virer dans une autre loi. C’est comme on veut. Il suffisait d’y penser. Mais nous pensons la maladie, la mort, l’accident, les mathématiques et le code pénal, alors tout arrive comme on s’y attend, exactement et mathématiquement. On ne peut pas sortir de la prison en croyant à la prison, c’est évident.
Notre première prison n’est pas la Matière, c’est le Mental. Les murs de la Matière sont un rêve de notre mental, peut-être un garde-fou pour nous empêcher de chavirer trop précocement dans une immensité trop abondante pour nous. Nous nous souvenons d’une petite histoire très suggestive que Mirra allait bientôt entendre de la bouche de Madame David-Néel, et que Mirra avait tout lieu de croire parfaitement véridique. Madame David-Néel avait l’habitude en Indochine (croyons-nous), de méditer les yeux fermés en marchant. Elle partait sur la piste en laissant les autres au campement et elle allait droit devant elle… jusqu’au bout de sa méditation. Or, un jour, ayant terminé sa méditation, elle fait demi-tour comme d’habitude et elle rentre tranquillement les yeux ouverts – et soudain elle se trouve devant une rivière. La rivière n’avait pas subitement jailli entre l’aller et le retour, elle avait donc traversé la rivière à l’aller, et comment avait-elle traversé cette rivière?… Et il a bien fallu qu’elle se mouille pour rentrer au camp. On dira que c’est un miracle, «elle a marché sur les eaux», comme le Christ, ou bien on pensera que sa méditation était si profonde et si éthérée que… On pensera tout ce qu’on veut, mais le fait est que Madame David-Néel, elle, n’avait pas pensé à la rivière. Alors la rivière n’existait pas. Et on marchait dessus aussi bien que n’importe où ailleurs. Et naturellement, à partir du moment où elle y a pensé (et surtout pensé qu’on ne peut pas traverser une rivière sans se mouiller), il a bien fallu qu’elle se mouille, comme nous tous. Seulement – il y a un seulement – il ne suffit pas de penser que ça n’existe pas pour que ça n’existe plus, parce que c’est encore la pensée qui se joue un mauvais ou un bon tour à elle-même: la magie du Mental a des racines plus profondes. C’est celle-là même que Mère allait soigneusement clarifier, couche après couche, jusqu’à une certaine frontière cellulaire qui est peut-être la racine même de la mort.
En attendant, Mirra laissait tout passer très bien à travers elle sans mur d’impossibilité, et où y aurait-il des «miracles» ou de la «magie» dans tout cela – non, il n’y a pas de magie à faire, il y a une certaine magie à défaire. Nous sommes des envoûtés scientifiques, et toute notre science renforce l’envoûtement. Quand j’ai raconté tout cela à Sri Aurobindo, il m’a dit que c’était tout naturel: quand on a soi-même le pouvoir, on vit, on crée autour de soi l’atmosphère où les choses sont possibles – parce que c’est tout là; seulement ce n’est pas tiré à la surface. Oui, «pas tiré à la surface», c’est-à-dire voilé, obstrué, empêché par des couches et des couches de déterminismes épais dans lesquelles nous sommes enfermés, ou nous croyons enfermés, mais dès que l’on monte d’un degré au-dessus, ou plus exactement (parce que où est l’«au-dessus»?) dès que la substance se clarifie, se désembourbe de ses habitudes de voir et de faire et de procéder, cette même Shakti – parce que c’est la même qui coule dans la boue, la poussière, les murs, l’aspic, la foudre, ou les symphonies de Beethoven, il n’y a qu’une chose au monde, il n’y en a pas deux – cette même, unique Shakti, désencombrée, fait couler son rayon plus pur, et donc plus direct, plus puissant, plus libre, dans la même vieille substance, mais claire, en modifiant toutes ses lois, qui étaient seulement les lois de notre encombrement, ou les lois du voile que nous mettons entre les choses telles qu’elles sont et telles que nous les voyons et les pensons. Ce «telles qu’elles sont» est notre mystère, c’est la magie à défaire pour arriver au Secret, les couches à clarifier. Nous ne savons rien, nous collons des processus inéluctables et mathématiques sur «quelque chose» qui a seulement la mathématique de notre cerveau. Les lois scientifiques, disait Sri Aurobindo avec sa limpidité si merveilleuse, donnent simplement un compte-rendu schématique des processus matériels de la Nature, et puisque le schéma est valable, on peut s’en servir pour reproduire ou étendre à volonté tel ou tel processus matériel, mais évidemment elles ne rendent pas compte du fait en lui-même. L’eau, par exemple, n’est pas simplement tant d’hydrogène et d’oxygène mis ensemble: la combinaison est simplement un processus ou un expédient qui permet la matérialisation d’un fait nouveau appelé eau. Ce qu’est vraiment ce fait nouveau est une tout autre histoire.15 Le «fait» nous échappe de tous les côtés. On passe dans un degré plus clair et tous les processus changent: les belles-de-nuit se matérialisent et se dématérialisent comme l’hydrogène + l’oxygène se matérialisent en eau, puis se dématérialisent en gaz. Mais qu’est-ce que le fait «belle-de-nuit»? Nous ne le savons pas. Et finalement il n’y a qu’un fait de conscience ou un fait de Shakti qui se manie plus ou moins directement selon le degré ou la couche dans laquelle nous nous mouvons. Il n’y a pas de «corps étranger», il n’y a pas de feu qui agit sur de l’eau: il y a de la conscience qui agit sur de la conscience, de la Shakti sur de la Shakti. La Shakti est le seul processus – on peut la manier comme un singe, comme un savant, ou autrement, c’est tout.
À Tlemcen, il n’y avait donc pas de miracles, il y avait simplement une certaine atmosphère de connaissance un peu plus réelle.16 Peut-être faudrait-il dire: une Matière plus réelle. Une Matière plus proche du «telle qu’elle est». Le tout est de savoir si nous voulons faire comme le marchand arabe ou oser, après tout, troquer nos yeux de cynocéphale amélioré pour les yeux de la conscience. Sri Aurobindo disait toujours, raconte Mère à propos des incidents de Tlemcen, que le plus grand obstacle à la compréhension vraie et à la participation à l’Œuvre, c’est le bon sens. Il disait que c’est pour cela que, de temps en temps, la Nature créait des fous: ce sont ceux qui ne sont pas assez puissants pour supporter le débridement de cette petite imbécillité de bon sens. Et Mère souriait, et dans son sourire il nous semblait surprendre comme de fantastiques possibilités qui attendaient. Peut-être la Nature attend-elle sagement que nous soyons un peu moins enfantins, et apeurés, pour faire crouler dans un sourire l’énorme muraille de Chine scientifique qui nous protège… de nous-mêmes.
Quand nous saurons vraiment ce qu’est la Matière, nous saurons vraiment ce qu’est l’Esprit. Et nous vaincrons la mort.
Il faut ouvrir les portes du Possible, mais pas n’importe quelle porte.
C’est très joli, tout cela, on manie la foudre, la pluie, le beau temps, les petites bêtes et les grosses, on fait courir les sandales à ses pieds ou même sonner le tocsin du monde scientifique – et c’est très bien, on peut, c’est même tout à fait naturel quand on a la connaissance, aussi naturel que, pour nous, de décrocher le téléphone et d’appeler les pompiers. C’est une autre organisation – plus simple certainement, sans pompiers ni tout le tremblement qui commence à nous ébranler singulièrement les nerfs. Mirra aura vite fait d’apprendre le «truc» si l’on peut dire, bien que ce ne soit pas un truc, ou en tout cas pas plus que de mettre H2O ensemble, et quand elle reviendra en France, au milieu d’une mer démontée qui menaçait d’engloutir le bateau, elle rentrera tranquillement dans sa cabine, se mettra sur sa couchette, sortira de son corps et ira calmer un peu cette sarabande de forces en colère, et une demi-heure après tout le monde ira gaillardement prendre son whisky comme si de rien n’était. C’est très bien. On peut même se servir de son pouvoir d’une façon «humanitaire», puisque l’humanité est à la mode: guérir les lépreux d’un regard – mais ils retournent trois minutes après à leur lèpre, parce qu’ils ne tiennent pas du tout à guérir de la cause de leur lèpre; éteindre les incendies – qui se rallumeront trois minutes après, trois champs plus loin ou dans le quartier d’à côté, parce que l’on n’aura pas vraiment éteint la sottise qui fait les incendies ou les petites guerres; arrêter les voleurs et les criminels d’un coup d’éclair intérieur, et finie la police! – mais ça repousse comme du chiendent, les policiers comme les voleurs. On tourne en rond, on tourne en rond, simplement à un degré supérieur, avec un peu moins de téléphones et de fracas, mais avec la même matière humaine qui aura vite fait de se saisir de la foudre pour se débarrasser du voisin encombrant. En somme, un chaos à un degré supérieur, un super-chaos supra-scientifique. Est-ce là le prochain degré de l’évolution? Chacun nettoiera la terre de tout ce qui n’est pas conforme à son idée du Bien, et il ne restera plus grand-chose finalement, sauf, un super-ascète ou un super-démon, qui ira, l’un gaillardement boire son whisky comme si de rien n’était, et l’autre gaillardement dans son ciel pur d’où il n’aurait jamais dû sortir, car, pourquoi, diable, descendons-nous dans cette fichue histoire si c’est pour l’abolir, et pourquoi, même, prenons-nous un corps si c’est pour vadrouiller en dehors?
Non, ce n’est pas un degré supérieur de l’évolution, c’est peut-être même un degré antérieur de l’évolution: l’un de ces nombreux essais infructueux de la Nature, qu’elle a vite fait de démolir, elle aussi comme si de rien n’était – car elle est plus sage que nous. S’il est vrai que l’Atlantide ait existé, il se pourrait bien qu’elle ait vu fleurir ce genre de surhommes, qui n’étaient que des super-hommes: Car, dit Sri Aurobindo, l’homme intellectuellement développé, puissant en connaissance scientifique et dans la maîtrise de la nature grossière et subtile et qui se sert des éléments comme de son serviteur, et du monde comme d’un marchepied, tout en restant non développé dans son cœur et dans son esprit, devient une sorte de démon inférieur qui se sert des pouvoirs d’un demi-dieu pour satisfaire la nature d’un animal. Selon de vagues mémoires et traditions de l’ancien monde, la civilisation de la vieille Atlantide était de ce genre, engloutie sous l’océan quand sa grandeur et son iniquité devinrent un fardeau trop lourd pour la terre.17 Il se pourrait bien que notre retour brutal à ce que nous pourrions appeler la barbarie scientifique fût une douce sagesse de notre Mère la Nature qui sait mieux que nous ce qu’elle veut nous faire découvrir dans sa glèbe méprisée et se sert de nos premiers trébuchements matérialistes pour nous conduire plus loin que nos savants ne le soupçonnent et plus profond que nos spiritualistes ne l’imaginent. De combien de cycles sommes-nous le résidu, de combien de quêtes infructueuses? Mais peut-être, cette fois-ci, sommes-nous au vrai tournant, justement parce que notre science s’écroule et toutes nos prétentions qui habillaient une vieille misère tenace, et peut-être par le pouvoir même de notre faillite. Désencombrés de nos futiles victoires, matérielles et spirituelles, nous approchons du Point Zéro où la Matière et l’Esprit se changeront en quelque chose… qui est peut-être la réalité de la terre.
Et Mirra était là.
Elle n’était pas dupe – pas plus que Théon – et elle savait très bien que ces brillants pouvoirs venaient de la porte d’en bas. Plus c’est brillant et foudroyant et miraculeux, plus la porte est basse, on peut en être assuré, parce que c’est la porte la plus proche de la Matière; et à travers les âges, il n’a pas manqué de bonnes gens pour être épatés, ni de moins bonnes gens pour faire leurs tours de passe-passe célestes. C’est céleste si l’on veut, disait Mère, mais cela dépend de quel ciel ça vient!18 Enfin, il faut laisser les gens s’amuser, tant que cela les amuse. La terre, elle, n’est pas amusée. En fait, elle souffre, elle est douloureuse, elle cherche, elle voudrait bien trouver ce qui la guérirait vraiment. Et Mirra, dès Tlemcen, comprenait très bien deux choses qui n’en font qu’une, parce que c’était là, sous son nez. D’abord, il y avait tous ces pauvres gens que Théon guérissait d’un tour de passe-passe, et qui revenaient deux jours après, ou une semaine, avec une autre maladie, qui était toujours la même maladie. On bouchait le trou ici et ça se creusait ailleurs – on boucherait tous les cancers du monde que les hommes en inventeraient d’autres. C’est sans doute l’une des plus formidables illusions dans laquelle nous vivions en tant qu’êtres soi-disant rationnels. Nous sommes perpétuellement à chercher des millions de remèdes d’une unique Maladie dont nous ne voulons pas guérir: l’inconscience. La couche épaisse qui ne laisse pas entrer un brin de rayon. Mais c’est moins commode que les comprimés du pharmacien. Et la Nature, gentiment, laisse proliférer les médecins parce que c’est comme cela aussi qu’elle aide ses enfants à progresser: elle se sert de tous leurs trucs pour leur apprendre… qu’ils ne savent rien. C’est la grande leçon, la plus longue à apprendre, et quand on en arrive là, alors on commence à être prêt pour la connaissance. Et s’ils ne veulent pas apprendre, elle a recours à son vieux truc habituel: la mort. On recommence la leçon dans une autre peau, un peu moins encombrée. Et ainsi de suite, jusqu’à épuisement complet. Alors il ne reste plus qu’un mur épais… comme une feuille de papier à cigarette, et on n’a plus qu’à souffler dessus pour sortir du bocal. La terrible Leçon du non-savoir. La terre est bien proche de l’épuisement. Elle en a peut-être assez de mourir. Tout cela était vu, vécu, touché par Mirra: Les conditions dans lesquelles les hommes vivent sur terre sont le résultat de leur état de conscience. Vouloir changer les conditions sans changer la conscience est une vaine chimère.19 Alors, si les gens veulent construire des hôpitaux et soigner les lépreux et inventer des drogues anti-cancer, qu’à cela ne tienne, mais ce n’est pas le monde qu’ils font progresser ni qu’ils soignent: c’est eux-mêmes qui progressent dans le non-savoir. Change-toi toi-même si tu veux changer le monde.20
Et puis ce fameux «pouvoir», qui est l’autre visage de la même question… Plus elle voyait les merveilles de Théon, moins elle était émerveillée. Comme elle nous le disait un jour: C’est comme un caoutchouc qu’on tire, bon, et puis on lâche et puis tout est pareil. Tant qu’on le tire, ça guérit, ça foudroie, ça pleut comme la bénédiction, c’est même parfaitement immortel… pour un quart d’heure. Et toujours, elle revenait à cette même Leçon de la mort. Au fond, c’était cela, le Point: pourquoi ça meurt, qu’est-ce qui peut empêcher que ça meure? Ça, résolu, tout le reste était résolu. La cause, le mécanisme. Et là-bas, à dix mille kilomètres (peut-être au même moment), Sri Aurobindo touchait du doigt la même question, peut-être avec cet incident banal d’un de ses compagnons révolutionnaires qui avait été mordu par un chien enragé, et qui, par son pouvoir yoguique, avait maîtrisé la maladie pendant des années, jusqu’au jour où il s’est mis en colère au cours d’un meeting politique et il est mort de la rage quelques heures après, parce qu’il avait perdu le contrôle de lui-même et donc il était sorti des conditions où le pouvoir pouvait fonctionner. Un pouvoir conditionné n’est pas un pouvoir; un pouvoir qui fonctionne pendant dix ans ou vingt ans, puis tombe en panne, n’est pas un pouvoir; un pouvoir qu’on impose à la Matière comme un coup de poing ou comme un caoutchouc qu’on tire n’est pas un pouvoir – un pouvoir qui ne change pas la Matière elle-même n’est pas un pouvoir. C’est la Matière elle-même qu’il faut changer. Il faut créer une nouvelle nature physique21, dira bientôt Sri Aurobindo. Le vrai changement de conscience, dira Mère, est celui qui changera les conditions physiques du monde et en fera une création entièrement nouvelle.22
Et il est bien possible que la Nature ait inventé la mort pour nous obliger à trouver là, au fond du corps, le suprême secret et la suprême maîtrise.
Sinon nous serions tous déjà partis au ciel, en rang d’oignons, comme des petits saints. Nos plus grandes chutes sont nos plus grandes possibilités de victoire, nos plus grandes faillites sont peut-être la suprême Porte du Possible.
Telle est l’impasse du pouvoir: c’est qu’il peut. Les savants ne font pas autre chose avec leurs cyclotrons, broyeuses et concasseuses: ils brutalisent la Matière d’un coup d’équation, comme les autres la brutalisent d’un coup d’œil occulte, mais elle se venge et le vieux miracle de quelques heures, ou quelques décennies, retombe comme un caoutchouc, ou comme un vent de dévastation, et rien n’est changé finalement parce qu’ils n’ont pas maîtrisé la Matière: ils l’ont seulement circonvenue. Le pouvoir est un mythe dont nous mourons obstinément. Il faut ÊTRE – être autrement dans la Matière. Alors rien ne pourra toucher ça, car qu’est-ce qui pourrait toucher ce qui est?
9. Tlemcen
(2)
Aux confins de l’évolution
Changer la Matière… changer la mort.
On ferait injustice à Théon si l’on croyait qu’il était à la poursuite des grands pouvoirs brillants de la porte d’en bas, et d’ailleurs il n’avait pas à les poursuivre: il les avait parfaitement à sa disposition. Il était en quête de quelque chose de beaucoup plus considérable – qu’il n’était pas destiné à accomplir. C’est peut-être cela, la tragédie de Théon: le fond de défi et de douleur et l’ironie d’une certaine grandeur qui se sait (?) vouée à l’échec, mais qui lutte, tout de même, en vrai doge conquérant. Nous commettons toujours l’erreur de croire en la «victoire», mais il est des vies d’«échec» qui sont la vraie victoire d’une âme et qui ont su mieux trouver par l’envers ce qu’elles n’auraient jamais touché sur de précaires plateaux de vertu – où est la victoire, et de qui finalement, s’il n’y a pas quelque chose qui sourit, dedans, à la victoire comme à la défaite, parce qu’il est à jamais libre, ici et là. Nous ne connaissons encore qu’un petit bout de Théon et quelquefois le diable et le dieu se mêlent étrangement. «Les hommes sont supérieurs aux dieux», disait-il, et il avait raison, bien qu’ils ne le soient pas encore. Et cette divinité, il la voulait pour les hommes et pour la terre: «Il faut délivrer les êtres des tristes chaînes de l’habitude, et leur montrer la vie…», et il ajoutait, tout en roulant sans arrêt des cigarettes avec une rapidité déconcertante: «Tout dépend du plan qu’on atteint et de la grandeur de l’horizon. Pour le ver qui est dans un radis, le radis est tout son cosmos – la plupart vivent comme le ver dans son radis»1, ce qui est tout à fait vrai, mais… Il y avait toujours je ne sais quoi dans ses paroles, une indéfinissable petite vibration qui donne une teinte… incertaine. Quelque chose qui rappelle étrangement Zarathoustra, pourtant si plein d’éclairs véridiques, mais avec une teinte. Il n’est rien de plus captieux et captivant que cette teinte-là, rien de plus dangereux qu’une vérité prise au piège. Quand une vérité est attrapée, elle est déjà presque un mensonge – oh! comme Mirra savait cela et comme ses paroles, à elle, déjouaient toutes les catégories et les catégorismes, laissant seulement souffler une petite vibration claire qui vous portait comme à votre insu dans la vérité sans histoire. Avec Mère, on buvait la vérité, on respirait la vérité, et on allait léger dans un rire. Et Théon discourait, racontait, tandis que «ses longues mains nerveuses de sculpteur»2 pétrissaient l’avenir ou dépouillaient le passé pour en arracher le secret. Il connaissait beaucoup de secrets, en vérité, et il nous a toujours paru qu’il hésitait sur une étroite crête, entre le vrai et le faux, comme quelque rescapé de l’Atlantide qui se souviendrait encore de ses triomphes sans pouvoir les lâcher tout à fait, tandis qu’il regardait dans l’avenir un mystérieux homme nouveau, plus grand que tous les Atlantes, mais sans leur poids de «je» – car il n’y a que cela qui pèse, finalement.
Il connaissait donc l’Égypte où il avait vécu plusieurs années et fondé une société occulte avant de se réfugier à Zarif, chassé d’Égypte pour quelque mystérieuse raison qui n’était peut-être pas étrangère à ses excès de foudre. Et comment avait-il rencontré Alma, cette douce Anglaise de l’île de Wight, par quel mystérieux circuit? En vérité, les rencontres des êtres à travers le temps et l’espace font une étrange géographie, nous ne connaissons pas encore les petits phares invisibles qui pilotent nos barques et se hèlent dans la nuit à des distances trans-natales, tandis que nous allons par hasard, avec le vent du Sud, et débarquons aux antipodes de nos cartes. Il connaissait même l’Inde où il avait reçu l’initiation: Il savait un peu de sanscrit et connaissait à fond le Rig-Véda, raconte Mère, et il disait tenir «une tradition antérieure à la Kabbale et aux Védas». Et d’où la tenait-il, de quel cycle disparu? Mais Théon ne bluffait pas, sauf avec les marchands arabes, et on ne bluffe pas Mirra qui écoutait voracement après ses vingt-six ans d’abstinence, tandis qu’ils déambulaient dans les allées de Zarif ou dans le bazar de Tlemcen, où Mirra se promenait… en kimono, sous l’œil acéré des musulmans (après tout, nous sommes au début du siècle et l’ombre d’Abd-el-Kader n’est pas si loin, et Abd-el-Krim à côté est en train de fomenter ses complots avec Guillaume II; tout de même Mirra n’aimait pas qu’on voile les femmes, pas plus que Mathilde n’aimait la tutelle du khédive). Et Théon dissertait: «Cette soi-disant civilisation où les chefs eux-mêmes ignorent les profondeurs de la vie, où les mystiques sans connaissance lisent et comprennent les livres sacrés comme on marche sur des mines de diamants qu’on ne soupçonne pas, le nez tourné vers le ciel!3…» Lui, il regardait la terre. Mirra aussi. Il citait même l’apôtre Pierre: «Une nouvelle terre où la Vérité habitera.»4 Et il annonçait, comme Sri Aurobindo bientôt, une humanité nouvelle, surhumaine, dotée d’un corps nouveau, dont il disait qu’il serait fait d’une substance «plus dense que la Matière». Nous ne savons pas très bien ce qu’il entendait par là, car, en fait de «Matière plus dense», nous ne connaissons guère que la Matière ionisée, qui suppose des modifications intra-atomiques obtenues par choc ou par rayonnement, ou la Matière de certaines étoiles effondrées, ce qui implique des rapprochements interatomiques obtenus par des forces gigantesques… Mais peut-être la suite des expériences de Mère nous éclairera-t-elle.
Quel était donc le secret de Théon?
Il y a la porte d’en haut.
C’est à la fois la plus connue et la plus mal connue. Celle d’en bas avait tous les mépris des gens dits éclairés et on avait vite fait de vous accuser de «soif de pouvoirs» ou même de sorcellerie, comme en Europe, et de vous envoyer proprement sur le bûcher. Celle d’en haut avait tous les nimbes du ciel, et en effet, à quoi servent les «pouvoirs» quand on cherche à sortir de cette malencontreuse histoire – un seul pouvoir suffit, celui d’en sortir. Et à travers les siècles des siècles (mais pas tous), les sages, et saints, de toutes couleurs, ont gaillardement, ou péniblement, escaladé le monde vertical, aussi verticalement que possible, sans même voir, disait Sri Aurobindo, les grands et lumineux royaumes de l’Esprit qui s’étendent entre deux. Peut-être arrivent-ils à leurs fins, mais seulement pour s’endormir dans l’Infini.5 Amen. Les pauvres hommes en dessous, eux, se contentaient d’en tirer tant bien que mal quelques lueurs dont ils faisaient un poème, un quatuor, une saisissante équation simple, ou le plus souvent des Églises plus ou moins grandes dont chacune avait l’exclusivité du rayon. Mais à quoi sert de faire des quatuors et des équations si le but est d’en sortir, et ceux qui ne tenaient pas à en sortir n’avaient ni la maîtrise ni la discipline qu’il faut pour escalader sciemment les verticalités et en tirer de meilleurs quatuors ou de meilleures équations – et nous restions, d’un côté le jouet de vagues «inspirations», et de l’autre le poursuivant d’une certaine «libération», pas si certaine car si, d’aventure, on nous tirait un peu brutalement de notre ciel, on se retrouvait parfaitement exaspéré et dégoûté des agaceries de ce monde, comme tout le reste des bons humains. En somme, c’était le «ciel» entre quatre murs d’abbaye ou d’ashram. Et on mourait tout pareil. Nous restions donc partagés entre des mystiques sans pouvoir et des charlatans parfois trop puissants, ou des poètes un peu vagues. Finalement, ce monde vertical souffrait d’une certaine irrationalité, qui n’était peut-être que la nôtre.
Mirra, elle, n’était pas vague. Elle avait bien reconnu des degrés dans cette verticalité. Elle connaissait le monde des ondes colorées, le monde des rythmes qui font comme de grandes ondes musicales, et puis là-haut, tout d’un coup un son… mais si complet! si plein! comme si quelque chose éclatait… je ne sais pas, beaucoup plus plein qu’un orchestre, quelque chose qui éclatait, et c’était tellement formidable!… des grandes notes bleues. Elle avait touché l’origine de la musique, peut-être la source de toutes les formes. Il faut capter le son, disait-elle. Oui, capter, c’est bien cela, mais comment? Et il y avait aussi le monde des grandes vibrations créatrices du futur, comme un formidable carillon continu sur la terre, d’où tombaient quelquefois des petites «gouttes de lumière» qui faisaient une révélation, une intuition, peut-être ces poèmes disparus qu’elle écrivait dans le sommeil. Mais quand on voulait capter ça, ce «son d’en haut», ce rythme, ces vibrations, c’est comme si ça passait à travers un tamis, et tout se divise en petits morceaux. Il ne reste plus qu’une traduction mentale. Et puis, plus haut, c’était comme un évanouissement lumineux; plus de mouvement, plus rien, plus de formes: le grand silence de neige. L’Éternité. Mais à dire vrai, nous nous sommes toujours interrogé sur ce silence de neige – et il est merveilleux, il est libre, il est vaste, on respire, oh! comme on respire là-dedans, on peut en faire tout un ciel, et c’est un ciel –, mais, quitte à paraître impertinent, on se demande bien comment apparaîtrait à notre ami le cynocéphale notre monde simplement mental, qui est sa verticalité à lui: est-ce qu’il ne s’y évanouirait pas tout pareillement dans un délice de non-compréhension et d’immensité confondante par rapport à l’étroite mécanique de ses perceptions sensorielles? Le «ciel» est peut-être bien «ajustable», si l’on ose dire. Et peut-être ne savons-nous rien du tout de ce «tout-là-haut-là-bas», pas plus que nous ne savons vraiment ce qu’est le «tout-en-bas-ici». Peut-être faut-il mettre les deux ensemble pour savoir vraiment ce qu’est l’un et l’autre?
C’est cela que commençait à se dire Mirra.
Mais ce qui la frappait, la clef qu’elle cherchait, c’était la clef de ce fameux «tamis». Quand on voulait faire redescendre «ça» dans la Matière, ce son, cette vibration, cette harmonie (peu importe), ce quelque chose qui modifierait enfin les couches de déterminisme inférieures, c’était comme de l’eau qui entre dans du sable, ça arrivait tout dilué, fragmenté, déformé, sans pouvoir véritable apparemment, comme si, à chaque couche traversée, le rayon s’obscurcissait, se voilait, se teintait, éclatait en petits morceaux jusqu’au final obscurcissement pulvérisé qui faisait une certaine Matière opaque sur laquelle nous marchons. C’était peut-être cela, la raison désespérée de tous les sages et les saints de tous les temps (pas tous) d’en sortir pour de bon: il n’y a rien à faire ici, c’est sans espoir, il faut se purifier autant qu’on peut et filer dans le grand silence de neige, ou à une hauteur moins grande, en quelque ciel ajustable selon les capacités et les goûts ou les croyances, et en attendant, mon dieu, on fait son devoir, on est bon envers son prochain, on guérit les malades si on peut, et ça tourne en rond, ça tourne en rond, jusqu’à ce que tout le monde en ait assez pour en sortir pour de bon. Très bien. Mais le ciel du cynocéphale n’est guère sûr, après tout – et sommes-nous bien sûrs du nôtre? Est-ce qu’il ne se cache pas là, derrière, quelque autre mauvais tour qui nous attellera à quelque autre roue, que nous n’avions pas prévue, pas plus que le cynocéphale ne prévoyait sa prochaine «libération» mentale. Notre Mère, la Nature, après tout, a peut-être des intentions qui déjoueront tous nos évangiles, matérialistes ou autres. Ce monde vertical, qu’est-ce que c’est, finalement, sinon notre avenir évolutif? Cet avenir qui est le nôtre, autant que nous sommes l’avenir du poisson dans son bocal. Et pourquoi voudrions-nous nécessairement situer cet avenir au «ciel» – nous sommes parfaitement terriens pour les poissons et n’avons rien de surnaturel que nous sachions; et cet avenir est peut-être aussi parfaitement terrien et naturel, bien que d’une façon qui échappe encore à notre Matière épaisse et à notre mental enfermé dans une boîte. Il faut trouver la «nouvelle terre». Il faut trouver la «façon», la prochaine façon, comme disait Mère. Il doit y en avoir une, sinon pourquoi, diable, la Nature aurait-elle inventé cette évolution?
Et toujours ce «tamis», ce rayon qui se divise, cette trajectoire de notre avenir qui nous arrive comme en morceaux – si l’on pouvait désencombrer les couches intermédiaires, le problème serait peut-être résolu. Les désencombrer pour soi, c’est encore concevable, mais les désencombrer à l’échelle cosmique, ou même simplement humaine, cela paraît… difficile. Ou alors il faudra des siècles et des millénaires, une lente, formidable évolution qui gaspille des corps et des corps et entasse des douleurs pour arriver à la «simple» leçon claire. D’ici que chaque homme apprenne sa leçon… Et s’il n’en reste qu’un seul un peu obstiné, où est la «libération» des autres puisque, finalement, il n’y a qu’UN corps? On n’en sort pas, ou on en sort tous ensemble. On ne change rien, ou on se change tous ensemble – c’est tout le corps qui doit changer. Alors quel Rayon pur pourrait opérer ce singulier miracle? On peut s’en remettre à la tâche des millénaires, et il n’y a pas de doute que ça se fera, en dépit de tous les matérialistes et de tous les spiritualistes, car qu’est-ce qui peut empêcher la graine de devenir arbre? L’évolution est la plus sûre affaire du monde, c’est un irrésistible bulldozer. Mais enfin, nous pourrions vouloir accélérer le mouvement et raccourcir un peu ce tissu de misère. C’est ce que se disait Théon. C’est ce que commençait à se dire, là-bas, Sri Aurobindo. Et Mirra, de son côté, cherchait le Rayon qui éclaircirait toutes ces couches. Plus on veut toucher bas, plus il faut que le rayon soit puissant: plus on veut descendre dans la Matière, plus il faut s’élever dans la conscience,6 parce que plus la résistance est épaisse, elle le voyait très bien. Mais plus on s’élevait dans cette conscience verticale – et c’est, là le dilemme –, plus elle semblait s’évanouir, ou, pour dire les choses vu d’en haut, plus la terre semblait s’évanouir dans une sorte d’inconséquence négligeable, comme un mauvais rêve. Une illusion.
Tel était le dilemme, qui n’avait rien de philosophique, c’était purement pratique, comme une opération de chimie ou de physique. Il manquait un élément. On était là à hésiter entre la seule réalité d’un ciel sans communication avec la Matière, ou la seule réalité d’une Matière sans communication avec ce qui la guérirait. Et quand on se trouvait entre les deux, mon dieu, ce n’était pas une position confortable. Quelque chose d’aussi obscur, peut-être, que le passage du poisson au mammifère.
Or, il existe un passage. Il y a une communication, on ne passe pas comme d’un bond des sommets du mental au pur silence sans forme de l’éternité, sinon il n’y aurait pas d’espoir, nous serions voués évolutivement au super-homme qui ferait des super-quatuors et des super-équations et des super-Églises, la même ronde d’en bas mais glorifiée, boursouflée, titanisée, comme une sorte de mille-pattes humain qui s’inventerait un deuxième millier de pattes, ou peut-être un quatrième cerveau et des super-machines pour suppléer à sa fatigue de vivre, jusqu’à ce que nous soyons prêts, finalement, lassés, à faire le bond et à nous endormir pour toujours ou nous dissoudre dans une éternité blanche d’où nous n’aurions jamais dû sortir. Car tous ces degrés «suprêmes», qui nous enchantent et nous inspirent, sont simplement les couches plus claires ou les eaux supérieures d’un même bocal – le bocal mental: le mental, c’est le bocal –, c’est le même principe et la même loi en plus efficace ou plus tonitruant, si l’on peut dire, le même morcellement sous un certain «tamis» doré qui divise le rayon en d’innombrables petites couleurs, ou grandes couleurs, qui font tous nos tableaux séparés et toutes nos misères séparées – car il n’est qu’une misère, finalement, c’est d’être séparé dans un corps et dans un petit tableau jamais complet. Et au-dessus, le grand bond dans le sans-tableau – ce qui est une solution évidemment pour les paresseux de l’évolution.
Mais il y a autre chose.
Et Mirra allait redécouvrir expérimentalement ce qu’avaient découvert les Rishis védiques il y a sept ou dix mille ans, au début de ce cycle malencontreux (?) et ce que cherchait Théon – ce que Sri Aurobindo déjà commençait à défricher dans la grande forêt vierge de la Shakti. Car les Rishis védiques n’étaient pas des dormeurs de l’esprit, c’étaient de grands conquérants et des héros pas encore touchés par la hâte et l’impuissance de l’Âge de Fer où des hommes alourdis ont remplacé la maîtrise de soi par la maîtrise des machines et la lumière puissante par des morales sociologiques et des paradis à l’eau de rose. Ils avaient exploré tous les degrés de la conscience, méthodiquement, et ils avaient découvert ce qu’ils appelaient mystérieusement «un certain quatrième», tourîyam svid.
Mirra travaillait donc. Théon ne se contentait pas de discourir, il voulait des résultats. Ça durait une heure tous les matins, un travail assez périlleux, d’ailleurs: c’était l’énergie du corps qui sortait – tout, tout sortait, comme quand on meurt. Et elle allait de plan en plan, méthodiquement, douze fois de suite, comme Madame Théon: J’arrivais même à le faire avec beaucoup de dextérité, je pouvais m’arrêter à n’importe quel plan, faire ce que j’avais à y faire, circuler là, voir, puis dire, noter ce que j’avais vu. Car elle avait dressé son corps de telle façon et elle était si parfaitement consciente dans tous les plans (qui pour nous seraient comme un sommeil profond et complètement inconscient) qu’elle pouvait parler, faiblement mais distinctement, tout en étant sortie de son corps, qui était là, allongé sur un divan, dans un état voisin de la catalepsie, avec un cœur à peine battant. C’est-à-dire que sa matière corporelle était déjà très désencombrée ou clarifiée et capable de communiquer les expériences d’«en haut». Et Théon écoutait avidement. Il y avait juste un petit bout de fil de lumière qui reliait Mirra à la terre: «le cordon» comme elle disait – des expériences périlleuses, évidemment. Si le fil casse, il n’y a plus moyen de rentrer, on «oublie» son corps en quelque sorte, et on est «mort» – on continue sa vie très bien sur les autres plans, mais le plan terrestre est coupé. C’est ce qui se passe généralement quand on meurt. Un jour même, Mirra a pu faire l’expérience de la mort complète en des circonstances assez tragiques, ou qui auraient été tragiques pour n’importe qui d’autre, et qui montraient assez bien «l’autre côté» de Théon. Elle avait découvert sur un certain plan quelque chose qui était comme la modalité vibratoire ou la combinaison de vibrations qui faisait la vie, c’est-à-dire, aussi, ce qui pouvait faire la mort – un pouvoir assez redoutable entre de mauvaises mains. Intérieurement, elle a su qu’elle ne devait pas parler et elle s’est arrêtée juste au moment où Théon commençait à trouver tout cela extrêmement intéressant. Il est entré dans une colère violente, qui a coupé le fil; Mirra a eu juste le temps de souffler «coupé», et Théon s’est trouvé tout d’un coup devant l’énormité de ce qu’il venait de faire. Il a dû avoir des sueurs froides. Il a fallu tout le pouvoir de Théon et toute la science de Mère pour réussir à rétablir la connexion, et Mère disait que la «friction de la rentrée» dans le corps produisait une douleur affreuse, comme si tous les nerfs s’emplissaient brutalement de courant – le courant de vie, bien entendu – et du coup elle a compris pourquoi les nouveaux-nés hurlaient. Quoi qu’il en soit, Mirra commençait donc l’expérience de la mort consciente dans son corps, ce qui, plus tard, devait devenir un sujet d’expérience très approfondi dans sa quête de «la vieille question» à résoudre. Quant au «secret de la vie», elle l’a remis à Sri Aurobindo, plus tard, qui l’a simplement laissé tomber dans une oubliette parce que ce n’est pas comme cela que l’on doit changer la vie, ou la mort, ce n’est pas par un pouvoir arbitraire – l’éternel échec du pouvoir – mais par un changement dans la substance même de la vie et du corps. Mirra et Sri Aurobindo se situaient à l’opposé des super-hommes et super-démiurges qui intéressaient tant Théon: ils voulaient une évolution nouvelle et naturelle de la Nature terrestre et non une révolution occulte et «surnaturelle», qui n’aurait d’ailleurs duré que juste le temps d’un feu d’artifice bouleversant, et le «caoutchouc» serait retombé à plat comme avant. Ils cherchaient un autre principe que celui du bocal mental porté à son sommet triomphant – pauvre sommet.
Et Mirra était là.
C’est très curieux, Mirra se trouvait toujours au carrefour, comme elle s’était trouvée au carrefour du premier éclatement des apparences (Max Planck, 1900, Einstein, 1905), qui se liait étrangement à l’éclatement coloré des impressionnistes – comme si tout ne se tenait pas! Une même graine est semée, à une même époque, et éclot partout avec des noms, des formes et des visages différents. Et maintenant elle était comme à la croisée des chemins de l’évolution avec Théon, devant une vieille résurrection des Atlantes peut-être – qui traceront sourdement leur chemin jusqu’à Hitler – et un chemin totalement inconnu, mais perceptible, où elle avançait à tâtons avec Sri Aurobindo, là-bas, et Théon vacillant.
Une expérience très particulière allait survenir dans ces séances, une expérience que Mirra avait déjà eue, seule à Paris, et qu’elle ne s’expliquait pas – mais à vrai dire elle ne s’expliquait rien: c’était une espèce de chaos d’expériences qui sautaient d’un degré à l’autre, sans lien apparent; comme elle disait, il n’y avait pas à croire ou à ne pas croire, on était devant le fait, c’est tout. L’avantage, c’est que mes expériences n’étaient pas fabriquées mentalement. Et c’est la reconnaissance qu’elle a toujours gardée pour Théon en dépit de ses périlleuses incartades (qui continuaient peut-être celles de quelque ancien doge): Après tout, il m’a beaucoup appris. Que savons-nous de nos gestes d’aujourd’hui; ils poursuivent de vieux gestes et complètent aujourd’hui un tableau commencé quand nous étions vêtus d’autres couleurs et assoiffés peut-être d’un but contraire… qui est le même toujours, mais vu dans une autre lumière. On ne peut rien comprendre tant qu’on n’a pas tout compris. Mais c’est un autre tableau. Le fait vraiment curieux, «scientifiquement curieux», pourrions-nous dire, c’est que non seulement Mirra allait avoir plusieurs fois de suite la même expérience, aussi régulière qu’une opération de chimie qui se répète, mais que Madame Théon, de son côté, avait eu la même expérience… et que Sri Aurobindo, là-bas, allait avoir la même expérience. Et que cette expérience rejoignait exactement celle des Rishis védiques, dont Mirra ne connaissait rien avant de connaître Théon.
Un jour, donc, qu’elle passait de plan en plan vers ce «Point suprême» où la conscience semblait s’évaporer, se diluer, perdre sa dimension dans une sorte d’infini, juste à la charnière de cet Infini, quand toutes les grandes ondes et les vibrations lumineuses allaient s’éteindre en dessous – ce sommet doré d’où les hommes tiraient leurs évangiles et leurs révélations et leurs musiques divines, leur grand tableau du monde tel qu’il fut innombrablement figuré en tant de couleurs contraires –, alors que tout cela allait fondre, comme frappé d’inanité dans un Blanc suprême de Béatitude résorbée en elle-même, Mirra s’est soudain retrouvée, là, à cette charnière dorée, avant le grand bond, saisie dans quelque chose d’autre – quelque chose de radicalement différent. Une autre conscience. Était-ce une conscience vraiment, parce que c’était d’une solidité formidable, le contraire de l’évaporation ou de la subtilisation: une substance de conscience compacte et comme coagulée. Rien ne bougeait là-dedans ou ne semblait bouger, pas une onde, ou s’il y avait quelque onde, elle était comme solidifiée, comme si tous les rayons, les innombrables rayons qui se divisaient en dessous et allaient se fragmenter jusqu’à l’infinitésimal, étaient là réunis dans un bloc compact. C’était même assez écrasant tellement c’était dense. Une conscience dense. Et c’était d’une couleur doré-carminé. Et là-dedans, un moment, elle a vu, comme une autre fois toute seule à Paris, et comme Madame Théon, une forme qui se silhouettait dans une gloire doré-carminé7 et qui était comme le «prototype», disait-elle: un homme, nullement un dieu, mais qui serait le plus inimaginable surhomme que nous puissions concevoir. Quelque chose qui était là et qui attendait. Qui attendait peut-être depuis toujours. Notre avenir, l’avenir de l’homme. Un homme dans une autre substance de conscience – et pas un «rêve»: on ne rêvait pas là-dedans, c’était plus solide que les Himalayas. Un homme dense. Puissant, suprêmement puissant, mais dans une immobilité – c’était cette immobilité qui était formidablement puissante. Une gloire doré-carminé. L’avenir. Pas de super-quatuor, pas de super-évangiles: un homme dense. Un autre principe d’être. Quelque chose qui était comme la continuation de l’homme et pourtant dans un air si radicalement différent que c’était peut-être aussi différent que l’oxygène du poisson est différent de l’oxygène de l’homme – c’est la respiration qui était différente. On ne respirait pas pareil, là, on n’était pas pareil. Un autre être. Une autre façon d’être.
Par-delà le Point «suprême», il y avait quelque chose.
La fin de l’homme, c’était le commencement de quelque chose.
L’évolution aboutissait à quelque chose, qui n’était pas l’infini blanc.
Or, il y a sept ou dix mille ans, le Rig-Véda disait la même chose, la même expérience, dans son langage symbolique: «Il y a une Vérité couverte par une vérité où ils dételèrent les chevaux du soleil: les dix mille (rayons) se tenaient ensemble – il y avait cet UN, tad ékam. J’ai vu le plus grand des dieux dans un corps.» (Rig-Véda, V. 62.1) Par-delà la vérité dorée des sommets du mental, il y a une Vérité solaire où les dix mille rayons de nos intuitions éparses et de nos tableaux contraires se réunissent en un corps compact: il y a cet UN. «La face de la Vérité est couverte par un couvercle d’or8», dit l’Oupanishad, ce «tamis» doré qui fragmente tout notre monde mental. Ils ont traversé le couvercle spirituel du monde, les couches raréfiées de l’«esprit». Ils ont trouvé «le grand passage», mahas pathah (II.24.6): «Le ciel (de la conscience) est devenu ferme comme un pilier bien formé… un dieu ouvrit les portes humaines.» (V. 45) Ils sont entrés dans «la conscience dense», chidghana9, ils ont touché un autre pouvoir et fait «couler d’un seul mouvement les forces humaines et les énergies divines.» (IX. 70.3) «Alors en vérité, ils s’éveillèrent et ils virent totalement; derrière eux, autour d’eux et partout, ils tinrent, en vérité, l’extase même dont on jouit au ciel» (IV. 1.18): «Mortels, ils atteignirent à l’immortalité.» (1.110.4)
C’est ce monde nouveau que Sri Aurobindo allait appeler le supramental. C’est le tourîyam svid des Rishis védiques, un «certain quatrième», qui est peut-être un quatrième état de la Matière – le prochain état. Un état où la Matière ne meurt pas.
Une autre Matière? ou une autre vision de la même Matière, une autre respiration dans la Matière délivrée de sa prison mentale?
Mirra tenait enfin ce Rayon qui allait pouvoir modifier tous les déterminismes inférieurs.
Mais ce qui est très intéressant, c’est qu’elle allait voir – à quel moment, nous ne savons pas, mais probablement simultanément – comme une réplique de cet être d’en haut, mais tout en bas, dans les couches les plus profondes de l’inconscience matérielle: Un être comme étendu dans un sommeil intense au fond d’une cave très sombre, et, dans son sommeil, émanaient de lui des rayons de lumière prismatique [«irisée» dira-t-elle aussi] qui se répandaient petit à petit dans l’Inconscience.10 L’un était dans une gloire doré-carminé, au sommet de l’échelle de la conscience, et l’autre dans une blancheur diamantée, émanant des rayons d’opale, aux premiers degrés muets de l’existence, dans les couches les plus anciennes de l’évolution quand «l’obscurité était enveloppée dans l’obscurité», selon l’image puissante du Rig-Véda (X. 129.3). Et au moment où Mère l’a vu, il a ouvert les yeux, comme s’il se réveillait – comme si, dans la Matière la plus profonde, l’obscur début des choses, se cachait, assoupie, la réalisation de la fin, l’Énergie même qui poussera toute cette évolution vers son éclosion dorée… Nous parlons d’«avenir», de «passé», de «sommet en haut», de «cave profonde en bas» dans un langage inadéquat et par des images qui expriment seulement notre impuissance tridimensionnelle dans un bocal qui déforme et fragmente une totalité qui n’a jamais cessé d’être totale, sans haut ni bas ni ciel ni enfer: il y a seulement le trajet de notre conscience qui traverse toutes les couches évolutives pour parvenir à ce qui était là toujours, il y a seulement la retrouvaille de notre propre Totalité, «et ils virent totalement». «Ce qui est en ce monde est aussi dans l’autre, dit l’Oupanishad, et ce qui est dans l’autre est ici aussi; celui qui croit voir une différence ici, il va de mort en mort.»11 C’est-à-dire que plus on «avance» dans l’évolution en clarifiant et désencombrant ces couches épaisses, plus l’éternelle chose «là-bas» se rapproche de notre conscience – de nos rêves, nos visions d’abord, puis de notre imagination, de notre pensée, de notre sensation –, jusqu’à ce qu’elle coïncide enfin avec notre Matière et notre corps; alors l’être là-bas devient l’être ici et les deux sont UN, qui n’avaient jamais cessé d’être UN. Toute notre misère et notre aspiration sont seulement le premier murmure de l’un oublié qui se souvient de lui-même dans l’autre oublieux. Nous aspirons à ce qui est là, sinon à quoi aspirerions-nous? La boue n’aspire pas à la boue, et si elle se change en lumière et en lotus dans la lumière, c’est que la lumière était là depuis toujours et le lotus brillait éternellement au fond de sa semence obscure. L’Énergie suprême est l’Énergie primordiale, le degré suprême est le premier degré. Partout, toujours, nous allons à la rencontre de nous-même – et comment l’inexistant irait-il à la rencontre de l’existant s’il n’existait pas depuis toujours? Dans l’atome, fragmenté, divisé, pulvérisé, le suprême Rayon se cache; l’UN suprême, total, puissant, immortel, est au fond d’une petite cellule oublieuse autant que dans tous les espaces interstellaires. Car, en vérité, «l’Esprit qui est ici dans l’homme et l’Esprit qui est là-bas dans le Soleil sont un seul Esprit et il n’y en a pas d’autre.»12 Et il y a un moment dans l’évolution, un suprême moment, où la coïncidence approche, où, dégagée des obscures couches, qui sont vraiment des couches d’oubli, la conscience rayonnante se penche sur son petit corps et devient elle-même, totale, puissante, lumineuse, immortelle, jusque dans la plus obscure petite cellule. Alors l’Être d’«en haut» rejoint l’être d’«en bas», le surhomme devient l’homme, la totalité non tronquée se retrouve jusque dans le plus obscur fragment – ce qui était est. On change de temps. On change de regard. Et la mort sera vaincue, parce que la mort était seulement l’oubli de soi. Quand le corps se souviendra totalement, quand il sera totalement ce qu’il est, éclairé, clarifié, quand les deux se seront embrassés jusque dans la plus obscure cellule, nous deviendrons totalement immortels dans un corps nouveau et sur une terre nouvelle. «Ô hommes, disaient les Rishis védiques, suivez le fil brillant… tissez une œuvre inviolable, devenez l’être humain, créez la race divine… Voyants de la Vérité, aiguisez les lances lumineuses qui taillent les chemins de l’immortel; connaisseurs des plans secrets, formez les degrés par lesquels les dieux atteignirent à l’immortalité.» (Rig-Véda, X.53, 5, 6, 10) «Alors ton humanité deviendra comme l’action des dieux, comme si le ciel de lumière était visiblement fondé en toi.» (V. 66.2)
Cette coïncidence des deux, c’est ce que Sri Aurobindo et Mère appelleront la transformation. C’est le passage du corps humain à un corps supramental ou sur-humain.
Un mystérieux passage. Mais chacun des précédents passages de l’évolution, d’une espèce à une autre, a toujours été un mystère. Il y a toujours eu un moment où cela a changé, muté brusquement, quelque lente qu’ait pu être la préparation et en dépit de tous les échantillons intermédiaires. On peut douter, discuter éperdument du processus du passage, mais chaque fois le passage s’est fait en dépit de toutes les impossibilités naturelles, et sans doute en dépit de celui qui faisait l’objet de la mutation. Il est possible que notre langage soit mal adapté – il faudrait une nouvelle langue! s’écriait Mère, comme Rimbaud – et que nos images semblent enfantines pour parler de la transition à cette autre espèce qui respirera un air si différent et dont les mesures de conscience seront sans doute aussi radicalement différentes que celle qui sépare le minéral de l’animal. C’est un peu comme si la chenille essayait de définir son propre lendemain de papillon. Mais nulle chenille rationnelle ne s’empêchera de devenir papillon, en dépit de toute sa science de chenille. Nous pouvons douter avec notre intelligence rationnelle qui ne voit rien plus loin qu’une super-glorification de sa propre rationalité (qui est en train de rater d’une façon retentissante), mais l’évolution, elle, ne doute pas, et le passage aura lieu – avec ou sans nous. En fait, nous sommes en plein dans le passage, mahas pathah, le grand passage, et notre matérialisme scientifique et rationnel est probablement la chose la plus désuète qui soit après le vieux Moïse sur son Sinaï. Ce Sinaï-là, nous en reparlerons bientôt comme de la plus formidable baudruche jamais éclatée. Mais pourquoi le passage n’aurait-il pas lieu avec nous? Au lieu d’être le cobaye passif de l’évolution, et un peu maltraité, nous pourrions être, en quelque sorte, le co-expérimentateur. C’est toute l’histoire de Mère et de Sri Aurobindo. Et c’est l’histoire manquée de Théon.
L’immortalité, après tout, on s’en moque, et cela devient très vite enfantin dès que la conscience s’éveille et commence à trouver le fil des existences: Qui se soucierait de porter un même vêtement pendant cent ans, disait Sri Aurobindo, ou de rester confiné dans un même logement étroit et sans changement pendant une longue éternité?13 mais c’est ce «logement» qui nous incommode et le fait d’une mort. La mort, c’est vraiment la défaite – la défaite du corps, dira-t-on, mais ce n’est pas vrai, c’est la défaite de l’Esprit, parce que l’Esprit et la Matière sont une seule et même chose, en dépit de nos yeux de chenille, et c’est parce que nous n’avons trouvé ni la réalité de l’Esprit ni la réalité de la Matière que nous mourons. Quand les deux seront UN en quelque chose d’autre, nous y serons – ce quelque chose d’autre, c’est sans doute notre prochain corps.
Mais il faut le fabriquer, ce corps, il ne va pas tomber tout fait du ciel. Quel est le processus de la fabrication?
Il est évident que d’éterniser le citoyen consommateur et métaphysicien n’a pas de sens – l’évolution se moque de la métaphysique, encore qu’elle s’en serve, comme de tout le reste; elle ne cherche pas à fabriquer un quatrième ni un dixième cerveau, un super-homme qui serait encore un chimpanzé amélioré, doté de mathématiques et de télévision, mais un instrument qui sera capable de manier directement la conscience, parce que la conscience est le fait primordial de l’évolution, le moteur originel, le début de la fin, celui que nous nous efforçons tant bien que mal de manipuler à travers une coquille de crabe ou une boîte crânienne, ou quelque boîte que ce soit, plus ou moins grande. L’évolution ne construit pas des civilisations, elle construit des consciences de plus en plus larges. La conscience est la clef du passage, et de tous les passages. C’est la Shakti en quête de sa propre totalité. Or, cette conscience prochaine, plus large, plus «dense», nous l’avons vue là-haut dans quelque «ciel», comme les Rishis, et comme Mirra intensément endormie tandis qu’elle sortait de son corps pour escalader les plans. Mais tout cela, c’est notre langage de chenille ou de poisson dans son bocal. Si, par quelque talent spécial, notre ami le cynocéphale devait explorer les couches prochaines de l’évolution, il est probable que les premiers degrés du mental lui apparaîtraient comme un ciel lointain, là-haut, au bout, qu’il toucherait dans une cessation profonde de tout ce qui fait sa vie de singe – et comment ce ciel mental pourrait-il entrer de plain-pied dans sa conscience? Il n’y a pas de place, c’est tout encombré par les multiples mécanismes de sa vie de singe; une brusque «descente» du ciel mental dans sa conscience serait une sorte d’éclatement intolérable. Mais dans le sommeil, quand tout cela cesse son coutumier vacarme, il est possible que quelque première étrange lueur ou vibration passe sur l’écran de sa conscience simiesque et laisse en lui comme une nostalgie, ou une aspiration, un émerveillement lointain et inexpliqué, comme une percée soudaine dans une infinitude de compréhension qui embrasserait d’un coup d’œil sa vie de singe et de tous les singes: une inexplicable explication. Un cynocéphale mystique, diraient les voisins rationnels. Et pourtant, ces premières traces ensommeillées préparent le prochain sillon évolutif. Quelque chose se réveille en lui, comme un autre être au fond d’une caverne profonde, qui, lentement, lentement, taillerait son chemin vers la surface – la Nature nettoie lentement les couches et laisse les siècles couler en attendant le prochain affleurement: la rencontre du «ciel» mental et de la terre dans une nouvelle création hominienne. Ce nettoyage des couches intermédiaires semble être le processus de chaque passage. Chaque fois le rayon grandit, touche une périphérie plus vaste, une profondeur plus obscure, comme si, chaque fois, la hauteur conquise donnait le pouvoir de traverser une couche plus profonde, jusqu’à ce que la suprême Énergie se rencontre elle-même dans l’atome et l’Être suprême dans le suprême oubli. La mort est la dernière porte du Suprême. Ainsi va le monde, cahin-caha, de degré en degré et d’être en être, de «ciel» en ciel, vers sa totalité de conscience – vers L’UN, innombrable, en chaque point.
Et maintenant, nous sommes au point où un nouveau ciel va toucher une nouvelle terre.
Mais la différence est encore plus radicale que nous le pensons, car, après tout, entre le singe et l’homme, il n’y a guère qu’une différence de degré d’un même principe. Ce que Mirra avait vu, et les Rishis, et Sri Aurobindo là-bas, c’était un autre principe, quelque chose d’aussi radicalement différent que l’oxygène du poisson est différent de l’oxygène de l’homme, nous l’avons dit, et c’est pourtant le même oxygène, mais respiré tout différemment. C’est une autre structure qu’elle a vu. Peut-être faudrait-il dire une autre Matière: une Matière qui serait consciente ou faite de conscience: une conscience massive – peut-être la vraie Matière, celle qui nous échappe et que nous voyons mal et que nous vivons si mal. Comment la Matière «terre» peut-elle apparaître à un poisson? Comme une asphyxie de tout ce qu’il est, évidemment, si tant est qu’il la voie, et c’est pourtant, pour nous, les mêmes molécules et les mêmes atomes ici et là, combinés différemment: un même «quelque chose» (que nous ne connaissons pas vraiment) qui se combine. C’est la conscience qui se combine différemment. C’est cette nouvelle combinaison que Sri Aurobindo et Mère allaient tenter de faire entrer dans leur corps – et de faire entrer dans la terre du même coup, car si un seul corps est touché, tous les autres corps peuvent l’être, parce qu’il n’y a qu’une Matière et qu’un corps. Si la Matière change en un point, elle peut changer en tous les points. Mais il y a toute la trajectoire pour désencombrer, clarifier les couches intermédiaires afin que ce nouveau ciel ou cette nouvelle combinaison puisse entrer dans la Matière sans faire tout éclater. Il faut jeter un pont sur l’abîme, dira bientôt Sri Aurobindo, ouvrir les passages fermés et créer des routes pour monter et descendre là où maintenant il n’existe que vide et silence.14
Une périlleuse aventure.
Un périlleux passage pour la terre.
Un petit coin de l’Atlas, en 1906 peut-être, voyait la singulière rencontre d’une expérience védique oubliée, perdue sous l’incompréhension des millénaires «plus évolués», et d’une jeune Parisienne matérialiste qui croyait seulement en ce qu’elle pouvait «voir et toucher». Et là-bas, à dix mille kilomètres (peut-être au moment même où il était une première fois arrêté pour «sédition»), un jeune Bengali nommé Aurobindo Ghose, formé en Occident lui aussi, découvrait par-delà le suprême «sommet» du Nirvâna – ce but qui semblait si intangiblement final et absolu que c’était comme un blasphème de prétendre aller au-delà – un certain «quelque chose» qui contenait les semences du prochain cycle de l’humanité. Quel vent soufflait donc sur la terre à ce moment-là? Quelle sédition plus radicale se préparait: Ce n’est pas une révolte contre le gouvernement britannique qu’il faut faire, dira bientôt Sri Aurobindo, c’est une révolte contre la Nature universelle tout entière!15 Et Mère s’étonnait encore, juste un an avant de quitter son corps, en 1972, comme si la singularité de la chose lui semblait toujours plus singulière, ou plus révélatrice: Théon et Sri Aurobindo ne se connaissaient pas, ils ne s’étaient jamais vus l’un l’autre. Ils ne connaissaient pas leur existence et, sans du tout avoir suivi les mêmes lignes, ils sont arrivés à la même conclusion. Dans des pays tout à fait différents, sans jamais se connaître, et au même moment, ils ont su la même chose. Et moi, j’ai connu l’un et l’autre…
Deux êtres ayant reçu une même formation matérialiste occidentale retrouvaient une tradition perdue des débuts de ce cycle, quelque sept ou dix mille ans plus tôt, comme si l’humanité avait dû parcourir une immense courbe, explorer jusqu’au bout les voies du ciel ou du néant avec d’innombrables sages et saints qui débouchaient tous sur un infini blanc ou sur quelque paradis extra-terrestre; explorer jusqu’au bout les voies de la science qui débouchaient toutes sur une terre presque monstrueuse; labourer, peiner sur les voies du mental qui débouchaient toutes sur une nouvelle Babel mondiale où les pensées et les mots devenaient comme une fausse monnaie au service des égoïsmes pullulants et des pygmées du pouvoir; toucher, creuser toujours davantage sa misère sur toutes les routes de la foi ou de la non-foi, du oui, du non, du bien, du mal, et plus rien n’était bien et plus rien n’était mal, et déboucher enfin sur quelque trou obscur où la seule réalité intrompable restait encore la vieille mort, avec ou sans bombe, au milieu d’une kermesse tragique et grotesque où l’homme se bafouait lui-même sous les seules ondes des radios et des slogans démocratiques – tracer toute la courbe de la douleur, de la Matière nulle à l’Esprit nul, pour boucler le cycle enfin et arriver à ce suprême Point de départ où quelques Rishis avaient vu comme au fond d’une caverne obscure, au cœur de la Matière, au fond de leur corps, un nouveau Soleil de connaissance qui était comme un nouvel Esprit dans une nouvelle Matière: «Ce trésor dans le roc infini» (Rig-Véda I.130.3), «le soleil qui demeure dans l’obscurité» (III.39.5). Et tout ce cycle, peut-être, parce que, au lieu de quelques Rishis dispersés sur leurs Himalayas, il fallait que l’humanité tout entière arrive à la même réalisation – parce qu’il n’y a qu’un Homme finalement. Une seule évolution. On arrive tous ensemble au but, ou personne n’arrive.
Nous y sommes, nous arrivons au point, nous avons tout épuisé, il n’y a plus de croyances merveilleuses pour nous égarer en haut ou en bas, nous nous sommes vus parfaitement: les portes de la faillite s’ouvrent sur NOUS-MÊME.
Et finalement, la même vieille loi évolutive préside à ce passage comme à tous les autres. La clef du passage n’est pas dans quelque nouvelle paire de branchies ni super-lobes frontaux ou pariétaux, mais dans cette poussée même du dedans, ce Besoin qui tirait les reptiles au fond de leurs marais desséchés et les obligeait à s’inventer des ailes, qui tirait les poissons hors de leur trou asphyxiant et les contraignait à s’inventer des poumons – qui tire les hommes au milieu de leur pestilence mentale et les pilonne et les martèle jusqu’à ce qu’ils jaillissent dans un autre air de conscience, en cet UN où toutes les misères de la séparation et de la division dans la Matière seront guéries.
La Matière est l’obstacle et la Matière est la clef.
Ainsi Mère devait-elle rencontrer Théon avant Sri Aurobindo, comme si elle devait épuiser, elle aussi, tous les faux chemins du Possible avant de frapper à la vraie porte – peut-être pour fermer définitivement le passage à quelque résurgence des vieux Atlantes, dont Platon disait qu’ils avaient été engloutis 9000 ans avant lui; peut-être aussi parce qu’elle devait rencontrer une première fois la mort avant de lui arracher son secret. Car il est dit dans les anciennes Écritures16 que la Mort est la gardienne de la Connaissance.
Nous sommes au temps de la dernière sédition: contre le Mental dans la Matière et contre la mort dans la Matière. Peut-être une seule et même chose.
Le suprême obstacle est la suprême porte.
On peut, comme Mirra, avoir les plus belles visions du monde, toucher des sommets suprêmes de conscience et nager dans les grandes ondes d’une musique divine dont on ne revient pas; on peut avoir, sur la terre, les plus jolies aventures qui soient, des passions qui vous tirent, un moment, dans une plénitude de vie jamais éprouvée, et se baigner, avec Monet, dans une lumière douce et opaline, se perdre avec le cri d’une mouette, aimer, aimer éperdument une grande mer scintillante où l’infini s’use tant qu’il est presque blotti dans le cœur, ou que le cœur s’en va dans une grande dérive douce, avec le bruit d’un ressac, par des siècles toujours vécus et des vies cristallines comme une seconde. Et puis… et puis tout recommence. La vie cogne, trépide, il y a cette seconde jamais attrapée. La vie chatoie, scintille, il y a ce quelque chose qui manque, qui manque. Ça manque, la vie manque terriblement de quelque chose. On tourne, on bouge, et c’est pareil; on marche, traverse des continents et des histoires, et c’est toujours pareil: c’est là comme si ça n’avait jamais bougé, un petit trou dedans jamais comblé, un petit cri comme d’un enfant pareil, oublié, sur le bord d’une grande plage de nul pays, tandis qu’on court, on parle dehors, on va, on vient dehors, et qu’est-ce qui va là-dedans, qu’est-ce que c’est que tout ça? On aime, n’aime pas, prend et donne et rit et pleure, et qu’est-ce que ça fait, tout ça, qu’est-ce qui reste, qu’est-ce qu’il y a? Il y a quelque chose qui manque, qui manque. Il y a comme une histoire jamais commencée, comme un petit souffle dedans jamais soufflé, un petit cri d’ÊTRE, pur, là, sans rien, oh! qui dit: où est la vie, où est moi, où ça commence? Et quelquefois ça s’écroule et tout s’écroule et on dit ah! comme si on n’avait jamais vécu une seconde de tout ce fatras. Quelquefois, dans une minute distraite, au bord d’une vieille plage de toujours, au milieu de deux pas perdus parmi les millions de pas qu’on marche, quelque chose s’arrête, quelque chose regarde, on est là sans rien voir, et on regarde comme depuis toujours, on est là, futile et nul, et une seconde on est: on est comme rien qui est et pour une fois c’est quelque chose; on est comme rien qui regarde et pour une fois le monde s’enveloppe de douceur; et c’est rien, et c’est très doux, et c’est comme la seule chose qui est. Alors c’est comme un sourire qui monte à travers des siècles d’oubli, des plages et des plages perdues, des millions de pas pour rien et des millions d’histoires pareilles, et plus rien n’est pareil… pour une seconde. Une petite seconde pleine qui contient toutes les éternités et toutes les vies, comme si c’était ça qu’on cherchait, ça qu’on était par des vies et des vies, et pour ça qu’on marchait, et pour ça qu’on aimait. Et c’est rien, et c’est comme tout. La seule histoire en une seconde. Et quoi d’autre? Tous les Himalayas et toutes les visions du monde sont comme un vain souffle à côté de ce seul petit souffle-là, et si on n’a pas touché ça, on n’a rien touché, rien vécu, rien aimé – ça manque, ça manque… Parce que c’est ça qui comble, ça qui vit, ça qui aime. Et quoi d’autre?
La grande histoire du monde est très simple. Ça tient en une seconde.
Une petite seconde qui est.
Comme une flamme blanche.
Une goutte du grand Rayon.
Et tant d’histoires pour rien. Tant de cris, tant de recherches et de pas et de mots, de religions, de philosophies: Comme ils en font des embarras! disait-elle. On s’arrête une seconde, et c’est là. C’est toujours là. Ça regarde comme un enfant perdu, ça ne comprend pas grand-chose à toutes ces histoires: «Comment, c’est ça la vie? Comment, c’est ça les hommes? Comment…» On regarde, et ça n’a besoin de rien regarder: c’est le regard pur. On marche, on court, on cherche, et ça n’a besoin de rien chercher: c’est là, c’est toujours là. On veut, ne veut pas et aime et hait, et ça n’a besoin de rien de tout ça: c’est. Et c’est TOUT – où est le manque là-dedans? C’est une fleur, une rose, un homme, un cheval, un lézard qui file: c’est tout ce qui est. Ça regarde et c’est. On laisse courir ses doigts dans le sable, on se laisse couler dans le rayon sur la petite feuille, on regarde sur un trottoir, n’importe quoi, on regarde purement, et puis on bée ailleurs; si on se laissait aller on regarderait pendant des heures: un trou, tout d’un coup, dans cet énorme rien qui bouge, qui va, qui vient… et puis c’est. C’EST. Un enfant regarde ça pendant des heures. Un homme a oublié. Alors il lui faut des pas et des pas, des mots, des évangiles, des peines et des peines et des philosophies qui embrouillent tout et un formidable embrouillement de tout pour, tout d’un coup, faire un trou là-dedans et se retrouver à l’air libre. Et quelquefois on ne fait jamais de trou là-dedans, on est tout mort sur deux pieds avec des décorations et six enfants… qui tâcheront de retrouver ce qu’on a oublié. C’est, et c’est si simple que personne n’y pense jamais, c’est même trop simple pour qu’on y pense: ça ne peut pas être si simple! Ainsi va la magie du Mental, elle tisse, elle brode, elle miraculise et mystifie tout ce qu’elle touche, elle évangélise et anathémise, et croit, ne croit pas, condamne, approuve, et c’est tout pareil en blanc et noir, oui et non, pour et contre, un même tissu de néant sur ce qui est, simplement. Elle enfonce ses microscopes dans les murs et ses télescopes dans les étoiles, invente des distances interstellaires et des épaisseurs géologiques pour sonder sa propre épaisseur et parcourir toute la distance de son mensonge, pour copier l’ÊTRE à la mesure sidérale de son néant. Et c’est tout là, en un clin d’œil: le loin, le près, l’avant, l’après. C’est léger comme l’air, insignifiant comme un moineau, pas plus grand qu’un brin d’herbe ou qu’une lueur de malice. Ça ne vaut même pas qu’on y pense, c’est cela. Ça n’a pas besoin de mille étoiles ni d’océans: c’est dans une goutte qui tombe, un rien qui passe. On touche ça, une seconde, comme un enfant distrait regarde perler la vague, et les quatre coins du monde sont là, l’Asie, l’Afrique, les inconnus de demain et d’après-demain, on sait tout très bien, c’est là en une seconde. C’est le grand corps du monde en un point d’une seconde. C’est là, tout là, entièrement là, sans plus, sans moins, sans autre. Et comment y aurait-il autre chose: il n’y a qu’une chose qui est, et pas deux. Il n’y a qu’une histoire à connaître, et pas deux. Une petite goutte d’être, pure. C’est tout l’avenir de la terre – c’est son éternellement-là qu’elle ne voit pas et vers lequel elle marche interminablement, douloureusement, pour épuiser toute la distance de son mensonge mental et toutes les couches de son oubli.
Les confins de l’évolution sont ici.
Ça tient dans un sourire d’enfant.
D’autres appellent ça l’âme, et d’autres Dieu, le paradis, le salut, mais le salut de quoi, enfin? Si seulement on se sauvait de nos évangiles – de nos credo de droite, de gauche, d’en haut, d’en bas, nos innombrables boîtes à salut. Si on était seulement cette petite goutte d’être, pure.
Ainsi s’ouvrait le nouveau terrain d’expérience de Mirra, un terrain aussi vieux que le Pléistocène et aussi jeune qu’un sourire d’enfant. Nous sommes aux environs de 1908, Mirra vient de quitter cette «vie d’artiste» de plus en plus lointaine en divorçant d’avec Morisset; les feux d’artifice de Théon sont déjà usés; il reste seulement ce qu’on est, au bout du compte, ou n’est pas.
Cette petite goutte d’être, qu’est-ce que c’est? – De la poésie? Peut-être bien, après tout, parce que c’est ça qui «fait», c’est le «poète» par excellence. Et pourquoi est-elle si voilée, pourquoi le mental serait-il un mensonge? La Nature n’invente pas de mensonge – elle n’invente pas de vérité non plus, elle n’a besoin ni de l’un ni de l’autre: elle invente des moyens. C’est le mental qui invente la vérité et son frère le mensonge. Le mental, c’est le faiseur de miracles; la Nature, elle, elle est toute naturelle, comme il se doit. Elle n’a pas besoin de philosophie ni d’évangile: elle a besoin de progresser. On avance, c’est tout: à droite, à gauche, en haut, en bas, par tous les moyens, et ça avance toujours, autant en se cassant la figure qu’en grimpant au ciel. La route descendante monte parfaitement. Le mental, c’est le faiseur de bien et de mal. La Nature, elle, n’a pas besoin de bien et de mal: elle a besoin d’avancer. Mais elle, qui est si sage, pourquoi aurait-elle inventé cet instrument, le mental, si c’est pour le rejeter? – il est vrai qu’elle a rejeté beaucoup de choses depuis le Précambrien, c’est l’iconoclaste par excellence. Le mental, c’est l’idolâtre. Un idolâtre perpétuel: les pharaons, les totems, la pénicilline et les équations du septième degré. Idolâtre du matérialisme ou de Dieu, nous ne savons pas très bien quelle est la différence, à vrai dire. Le mental, c’est le faiseur d’idées. La Nature, elle, n’a pas besoin d’idées: elle fait, tout simplement. Elle fait même des miracles que nous avons beaucoup de peine à copier. Il est vrai qu’elle n’est pas assez maline pour faire des théories, c’est nous, le mental, qui les faisons, pour les défaire aussitôt après et tenter d’attraper la Nature par un autre tournant. Elle rit, elle s’échappe! Mais elle nous fait progresser en attendant. Progresser en quoi?… Nous y voilà. Le mental, c’est le pouvoir. Ah, mais! Nous pouvons nous arrêter et contempler: la machine à vapeur, l’électricité et le portillon automatique pour les gens pressés, sans oublier le super DC 8 pour aller à toute vitesse à l’autre bout de nulle part. La Nature, elle, n’a pas de pouvoirs: elle est ce qu’elle est, tout simplement. Si ça la dérange, elle fait le tremblement de terre, et puis c’est tout. Mais nous, nous ne sommes pas ce que nous sommes, c’est toute la différence, et c’est pour cela que nous ne pouvons rien, finalement, parce que être, c’est pouvoir ce que l’on est. Nous avons tout emprunté, il n’y a pas une minute d’homme dans nos millions de découvertes! Nous avons même attrapé le soleil pour le mettre en boîte. Le mental, c’est le copieur. C’est même un parfait faussaire. L’oiseau vole très bien, c’est son être de voler. L’homme marche, en principe, et il dit même qu’il sait où il marche et où il va, tandis que la Nature ne sait pas: le mental, c’est la connaissance. Ah, mais! Arrêtons-nous et contemplons. La Nature, elle, n’a pas de connaissances: elle est, et naturellement ça se fait: c’est su parce que ça se fait, et ça se fait parce que c’est. C’est tout simple. C’est l’action-connaissance automatique, comme l’oiseau migrateur qui vole de Sibérie, directement. Nous avons des cartes, nous, et des goniomètres: une amélioration, peut-être. Le mental, c’est l’éternel améliorateur; il a tellement amélioré la Nature qu’elle ne sait plus où donner de la tête. À moins qu’elle ne fasse le tremblement de terre encore une fois pour secouer tous ces pygmées améliorateurs. Mais nous, nous avons une âme et un esprit. Ah, mais! Car le mental sait aussi attraper l’âme et l’esprit, quand ça lui convient – pour pousser son arrogance jusqu’au ciel. La Nature, elle, n’a pas d’esprit: elle est. Et peut-être qu’elle est l’esprit, après tout, parce que l’esprit, c’est ce qui est. L’homme n’est pas – et il ne comprend pas et il ne connaît pas et il ne peut pas, parce qu’il n’est pas ce qu’il est. C’est tout. Aussi simple que cela. Quand on est, on sait, et quand on sait, on peut. Et on rit.
Mais pourquoi, diable, a-t-elle inventé cet outil-là? La Nature ne gaspille pas, son économie est sage. Après tout, c’est elle qui a inventé l’homme et qui l’a doté d’un mental, comme elle en a doté d’autres d’une paire de pinces. Mais finalement, c’est notre témérité de penser que de penser soit le suprême outil. Et la Nature, parfaitement iconoclaste, est en train de démolir cette idole-là. Nous pouvons avoir au moins assez d’«esprit» pour noter le charmant petit nettoyage auquel elle est en train de se livrer dans le monde tout en s’amusant prodigieusement: il suffit de tourner un bouton de radio, on est renseigné sur le progrès du nettoyage. Une progression géométrique, puisque nous aimons encore les mathématiques. Mais enfin, agacés, ou vexés, nous pouvons attraper la Nature par le col et lui demander pourquoi elle a inventé ce moyen-là, le mental, si c’est pour le démolir?
En vérité, la Nature ne démolit pas: elle transmue. C’est la grande transmutatrice. Elle n’a pas arrêté depuis certain protoplasme dans sa mare et nous ne faisons pas exception à l’histoire. Ici, le mental s’arrêtera posément et sérieusement (le mental, c’est l’abominablement sérieux) pour dire que nous faisons de la Nature un nouveau Démiurge. Car, bien entendu, personne n’a le droit d’être démiurge, sauf l’homme. Qu’à cela ne tienne, qu’il le soit! Mais pour l’instant il offre une autre figure. La Nature n’a pas besoin d’être démiurge, et Dieu n’a pas besoin d’être Dieu! – chacun a besoin d’être ce qu’il est, c’est tout, et quand on est, il n’y a qu’UNE chose, c’est tout pareil: Dieu, démiurge, crocodile ou coccinelle. Parce qu’il n’y a qu’une chose qui est et il n’y en a pas deux. Alors où est Dieu là-dedans et où est le matérialiste et où est la coccinelle? Il n’y a que ça qui est et qui devient de plus en plus ce qu’il est, avec une paire de pinces, une paire de lunettes et de mieux en mieux et de plus en plus. Et quand l’homme sera ce qu’il est, il comprendra. Et il pourra et il rira bien.
Le mental, c’est le plus saisissant démonstrateur par l’absurde de la nécessité d’être. Tout ce qui prétend s’écroule et meurt. Quand nous serons, nous n’aurons plus besoin de mourir; la mort, c’est le dernier artifice pour nous obliger à être dans notre corps comme dans notre âme. Alors nous saurons peut-être ce qu’est l’être. Car la «Matière» soi-disant, n’est pas sans l’Esprit, et l’«Esprit» soi-disant, n’est pas sans la Matière. La jonction des deux, c’est l’être. Il n’y a que le corps qui peut comprendre, dira Mère. Tant que nous n’aurons pas réalisé l’Esprit dans la Matière – ou peut-être l’Esprit de la Matière, ou peut-être la Matière divine – nous ne comprendrons ni l’Esprit ni la Matière – ni Dieu ni la Nature ni le diable ni rien. Ni même nous-mêmes. La Matière est la clef de la connaissance totale – peut-être faudrait-il dire: de la connaissance du Total. J’ai vu ce Secret, dira Mère, j’ai vu que c’est dans la Matière terrestre, sur la terre, que le Suprême devient parfait. Et elle répétera inlassablement, jusqu’aux derniers jours de sa vie: Être capable de comprendre l’extrême spirituel, l’extrême matériel, et trouver le point de jonction, là où… ça devient une force véritable.
Une FORCE, dit-elle. Une force véritable.
Il nous reste à réaliser que l’être, c’est le pouvoir. C’est même le seul pouvoir.
Et si le but de l’évolution est d’entraîner ces millions de petits points évolutifs que nous sommes vers leur totalité – totalité de conscience, totalité d’être, totalité de pouvoir et de vision, et finalement totalité de joie parce qu’il n’y a que ça qui manque, et comment la joie pourrait-elle être dans ce qui est tronqué? –, il fallait bien qu’elle trouve le moyen de rendre chacun de ces points conscient de son individualité. Ainsi a-t-elle jeté le grand filet du Mental dans cette totalité indivisible où d’anciens hominiens couraient avec les troupeaux d’aurochs et battaient à l’unisson des lunes et des lentes glaciations dans un même flux d’être qui reliait tout à tout, l’oiseau de Sibérie aux lagunes des tropiques et l’hominien aux sourdes pulsions de la tribu – sans erreur, sans toi, sans moi, sans là-bas, ici, demain, hier, et toute la horde des peines de ne pas savoir et d’être un homme tout seul dans sa peau. Le mental, c’est le grand diviseur. C’est sa nécessité évolutive et sa qualité mortelle. Il a tout divisé, il n’est pas une chose qui échappe à sa fragmentation: le bien, le mal, la vérité, le mensonge, le temps, l’espace, le près, le loin, l’enfer, le salut, l’esprit, la matière, et toi et moi et les millions de petits moi à des distances sidérales les uns des autres – mais qui se savent être moi. Et toute l’impuissance de ne plus savoir directement, et tous les moyens par millions pour rapprocher ce qu’ils ont éloigné, traverser les étendues qu’ils ont bouchées, connaître ce qu’ils ont oublié, sentir ce qu’ils ont enfermé sous des carapaces plus dures que celles de leurs frères dinosaures, aimer malheureusement, douloureusement, séparément, ce qui s’aimait tout ensemble et chacun comme l’autre, dans une joie qui n’avait même pas besoin de s’appeler joie. Tout le parcours du mental – cette immense trajectoire du moi sous une peau seule, cette formidable réinvention de tout par des ersatz, ce truquage sans fin – pour tenter de retrouver le seul truc, la simplicité UNE qui remettrait tout ensemble d’un seul coup d’aile, un seul coup d’œil, un seul battement d’être enfin, une seule connaissance qui serait comme de l’amour enfin qui peut. Les millions de couleurs du seul tableau complet, les mille évangiles du seul Rayon tranquille, les mille appareils du seul pouvoir d’être, les mille petits êtres d’un seul être, les mille misères asphyxiantes dans un bocal inventé. En vérité, l’homme qui croit que son mental fut fait pour être l’inventeur de sublimes philosophies et d’équations divines et de tableaux raphaéliques, est un fou de l’évolution. C’est l’inventeur de la division nécessaire et du mensonge nécessaire et de la douleur nécessaire et de l’illusion nécessaire pour que chacun des points évolutifs retrouve dans un être individuel l’ÊTRE total, dans une conscience individuelle la conscience totale et dans une impuissance individuelle la puissance totale. Et la joie d’être enfin.
Et quand le bocal a terminé sa nécessité évolutive, quand ces millions d’êtres-là n’en peuvent plus d’asphyxier dans un petit moi séparé, asphyxier dans une pensée pestilente et des mots décomposés, asphyxier dans leurs évangiles qui ne sauvent rien et leurs panacées qui ne guérissent rien et leur science qui ne connaît rien, ne résout rien, ne peut rien et mécanise l’homme dans une formidable ratière d’acier et de béton où les policiers économiques seront bientôt rois sous les frontons de la liberté inexistante, l’égalité inexistante et la fraternité inexistante, et les mille partis mortels qui tirent à droite, à gauche, pour savoir dans quel sens il vaut mieux se noyer – alors l’heure arrive où l’évolution casse le bocal.
Nous sommes à cette heure-là.
Notre faillite est notre plus merveilleux espoir.
Les derniers tremblements de la vieille Babel mentale s’ouvrent sur un nouveau cycle, un cycle supramental. La plus formidable illusion de tous les temps est en train de crouler dans un fracas de rouille et de poussière, comme si elle n’avait jamais été. Et en effet, elle n’a jamais été. La séparation n’a jamais été. La conscience n’a jamais été divisée, l’Esprit n’est pas comme nous le pensons, la Matière n’est pas comme nous la voyons, et la vie, la mort – cette première et fondamentale division – n’est ni la vie comme nous la connaissons ni la mort comme nous la croyons, mais autre chose: un autre chose radical dans lequel nous sommes en train de culbuter lentement comme dans un enfantement bouleversant et inattendu – plus radical et plus inattendu que celui qui fit passer le reptile dans son marais à l’oiseau dans les airs, et plus total, parce que c’est un autre ÊTRE. Ce n’est pas une suite améliorée de la même vieille évolution: c’est un saut, un saltus évolutif dans une autre conscience. Une nouvelle évolution, dira Sri Aurobindo. Une autre vie dans la Matière. Une autre Matière. Une autre loi d’être.
Car être autrement, c’est pouvoir autrement.
Mais l’être commence avec une goutte.
Toujours, la Nature nous donne le moyen de passer à un autre cycle et de faire nous-mêmes notre propre évolution. Collectivement, elle crée la pression de circonstances nouvelles ou suffocantes dans le milieu; individuellement, la pression interne d’un besoin vers… l’autre état ou le nouveau milieu.
Ce besoin, c’est le levier du passage.
Fondamentalement, depuis toujours, des millénaires et des millénaires, là, aux sources de la poussée obscure du monde, il y a ce Besoin. C’est le moteur de l’évolution. Le besoin de soleil au fond de la plante, le besoin d’air au fond de la larve, le besoin de vivre, le besoin d’être. Même les galaxies ont besoin de s’étendre. Et comment ce qui serait réellement mort aspirerait-il à être? La mort n’existe pas, ce qui n’est pas ne peut pas être. Rien au monde ne peut avoir besoin de ce qu’il n’a pas déjà et n’est pas déjà – si le soleil n’existait pas, nous n’aurions pas besoin de soleil, et si nous inventions un seul soleil, c’est qu’il existerait déjà dans nos premiers pas vers lui, c’est lui qui nous pousserait vers lui, lui qui se souviendrait de lui en nous. Nous inventons constamment ce qui est là, nous taillons les couches obscures d’un éternellement là, nous avons besoin de ce que nous sommes. C’est le grand Besoin du monde: ÊTRE. C’est lui qui se souvient de lui, c’est lui qui devient lui. C’est ça qui devient lentement pour nos yeux et par nos yeux – on devient ce qu’on est. Et être, c’est être totalement, car comment ce qui est pourrait-il ne pas être tout – c’est ou ce n’est pas, et si c’est, c’est tout. On ne peut pas être un morceau de soi-même sans avoir besoin d’être tout soi-même. Le besoin du monde et de chaque parcelle du monde, c’est d’être tout ce qui est. C’est l’être qui a besoin d’être. C’est tout. Où est le néant qui aurait besoin de quelque chose?
Et le besoin d’être grandit, de cycle en cycle, d’espèce en espèce. C’est comme une flamme dedans qui pousse – qui pousse les grains d’atomes vers les grains d’atomes, vers toujours plus d’atomes, vers les grandes nébuleuses; qui pousse les molécules vers les molécules, vers toujours plus de molécules. Vers un premier corps d’être; qui pousse en chaque être vers d’autres êtres, vers toujours plus d’être; qui grandit avec le corps du monde et reste inapaisée tant que chaque atome et chaque molécule et chaque petite cellule dans un corps n’aura pas retrouvé sa totalité d’être. Car c’est le même être qui veut être en tous points, autant dans la totalité interstellaire et la somme la plus infinie que dans le plus petit grain d’atome. Et quand on est une seconde dans le plus microscopique des points, on est tout et on est partout, parce qu’il n’y a pas deux choses ni deux êtres. Ce qui est le plus petit et le premier à être est ce qui sera le dernier à devenir sa totalité d’être. Parce que c’est ce qui a été le plus encroûté par l’évolution. Et puisque l’être tient dans un point, c’est dans l’atome et la cellule que se trouvent le secret total et le pouvoir total et l’être total. Le point est la clef du tout. Le sommet de l’évolution ne tient pas à des milliards de choses additionnées ou perfectionnées mais à un seul point qui se souvient totalement de ce qu’il est. La Matière du début contient le secret de la Matière de la fin: le secret d’être, parce qu’il n’y en a pas d’autre. L’oubli le plus profond contient l’être le plus parfait. La couche la plus ancienne est la dernière à affleurer et à révéler son contenu. La conscience devenue lumineusement consciente sur les sommets évolutifs se penche sur sa base et rencontre l’être suprême qui avait allumé cette flamme en elle et conduit tout ce voyage jusqu’à lui. Le souvenir achève de se souvenir: c’EST. Nous ne serons totalement que dans notre première matière: le corps. L’être de la fin est au début. La flamme du Besoin est la conductrice du voyage. Le feu de la Matière est le suprême feu de l’Esprit: «O Feu, dit le Véda, quand tu es bien porté par nous, tu deviens la suprême croissance et la suprême expansion de notre être… tu es une multitude de richesses répandue de tous côtés… tu es le fils du ciel par le corps de la terre.» (Rig-Véda, II.1.12, III.25.1)
Une petite flamme blanche.
Et c’est la joie.
Une grande joie d’être a voulu ce voyage, parce que, être, c’est avoir la joie de tout ce qui est. Il n’y en a pas d’autre. Toute douleur est une insuffisance d’être. Le monde est dans la douleur de ne pas être ce qu’il est, les êtres sont dans la douleur de ne pas être ce qu’ils sont. Mais ils vont vers une grande joie qui est leur, ils vont vers la totalité qu’ils sont depuis toujours. Ils vont bientôt sortir du vieux bocal; le besoin d’être est la clef du passage, la pression de la flamme brisera le mur d’illusion. Nous sommes au temps de l’intolérable Pression. Le mental est en train de s’asphyxier comme un vieux poisson au fond de son trou sec. Mais nous allons vers autre chose, nous sommes les pionniers d’un nouvel air. Et pour une fois, ce sera peut-être un air de joie.
Ce besoin, c’est la clef de tous les passages évolutifs, du minéral à l’homme et à ce qui remplacera l’homme mental. Il n’y a pas différentes manières de passer, il n’y en a qu’une. Mais parce que nous sommes des êtres mentaux, nous disons: le besoin de vérité, le besoin de justice, le besoin de bien, le besoin de liberté… les innombrables dualités du mental, chacune avec son envers d’ombre et presque sa nécessité d’ombre, parce que si une seule de ces dualités triomphait vraiment ce serait une catastrophe aussi intolérable que la victoire de son contraire, et quelle justice appliquerions-nous qui ne serait pas l’impitoyable exaction d’une seule idée, quelle vérité qui ne serait pas l’intolérant exclusivisme d’une seule pensée, quel bien qui ne serait pas l’aveugle démolition de tout ce que ce «mal» contenait d’aspiration cachée et de besoin d’un bien plus large? Si l’on suit cette loi du coupable qui doit être puni, disait Mère, petit à petit, avec le développement des choses, c’est tout qui devrait être puni!… il n’y aurait plus personne pour progresser. Nous ne savons pas, nous ne savons rien, le mental c’est le non-savoir qui a besoin de savoir – un autre de ces mille besoins duels qui sont tous l’enveloppe d’un unique besoin d’être. Car être, c’est connaître le besoin de chaque être et le bien de chaque être et la vérité de chaque être, en quelque chose qui réunit tout, aime tout, comprend tout – et qui nous emporte au-delà de nos propres limites de bien et de mal, de justice et d’injustice, de vérité et de mensonge, là où le bocal n’est plus, et les mille rayons sont UN. Chaque passage évolutif n’est pas la destruction d’un mal devenu intolérable, mais d’un vieux Bien suffocant qui engloutissait le seul besoin d’être au profit de son mécanisme usé.
Or, avec l’homme, il s’est produit ce qui est peut-être la plus triste déformation de toute l’histoire de l’évolution – encore que nous ne sachions pas vraiment, car nous avons toujours vu dans l’économie de la Nature que chaque déformation avait sa nécessité profonde et cachait, elle aussi, quelque détour qui enrichissait son domaine, quelque subterfuge pour nous faire déboucher malgré nous sur une clairière imprévue… et cachait finalement quelque formation de la seule chose qui se forme à travers tous les temps, tous les modes d’être et toutes les «déformations». Mais cette Flamme, ce besoin d’être, ce feu évolutif vraiment, qui aurait dû être notre suprême trésor: «Cette Flamme aux cent trésors», dit le Véda (I.59.7), cette «suprême croissance et suprême expansion de notre être» (II.1.12) est devenue le synonyme d’un tragique malentendu. Le mental a attrapé ça, comme il attrape tout le reste, et il a mis dessus une étiquette: «Dieu, direction le ciel.» Ce qui est une suprême aberration. (Mais toujours nous nous méfions des soi-disant «aberrations» qui sont peut-être encore une errance dans l’unique Direction.) Et peut-être, en effet, cet avenir évolutif apparaissait-il à l’homme encombré que nous sommes comme un lointain «ciel» derrière les parois du bocal, aux distances phénoménales de nos propres couches d’oubli.
Et il fallait «grimper», s’«élever», «sortir» pour attraper Dieu quelque part là-bas, au bout, cet Avenir doré dans une tombe. Nous croyons entendre encore Mira Ismaloun, toute follette qu’elle fût, qui avait mieux compris Goethe: «En avant, par-delà les tombeaux!» Et si nous supprimions la mort, qu’est-ce qui resterait des religions?… Et de leur salut? Mais maintenant où nous arrivons au fond du trou, où nous désespérons de quelque ciel que ce fût au milieu de cette marée gluante qui semble avoir saisi le monde, dans ce chaos mental, cette éruption basse qui semble faire resurgir de vieux totems déchus et les parer de couleurs psychédéliques, où les instincts les plus sordides et de vieilles peurs millénaires semblent reparaître avec le triomphe d’une science dont nous commençons à nous demander si elle n’est pas un fléau plus radical que tous les vieux fléaux qu’elle prétendait guérir; maintenant, plus que jamais, il semblerait que nous dussions «grimper», «sortir», et que le «ciel» fût plus loin que jamais – mais c’est faux. Nous n’avons jamais été si proches! nous sommes à gratter dans la boue des premières couches évolutives, près, tout près du secret premier au fond de la Matière nue: nous avons épuisé tous les vieux ciels là-haut par la grâce des religions, nous sommes au fond du trou, il ne reste plus qu’une couche, la sortie est en bas.
C’est «le soleil dans l’obscurité» des Véda.
Mais il faut attraper le levier du Passage.
Il faut comprendre de quoi il s’agit.
Comprendre, c’est impérieux.
Toute cette Flamme, bloquée par l’aberration des religions, démonétisée par son étiquette de «Dieu», détournée de son but véritable – cette idée d’un Dieu suprême arbitraire est l’une des choses les plus inacceptables pour tout esprit éclairé!1 s’écriait Mère, ce «Dieu unique» au milieu des millions de religions à Dieu unique et à sens unique, dont l’envers était imperturbablement le Diable pour corriger ce qu’aurait pu être l’intolérable triomphe de cette unique lumière de mort –, il faut qu’elle reprenne son vrai sens pour la terre, son vrai sens pour «la suprême croissance et la suprême expansion de notre être», et non pour notre abolition dans quelque ciel unique.
Car c’est la flamme du grand passage évolutif et c’est la clef de l’être complet.
Ce n’est pas loin, c’est dans le cœur.
Quand j’ai compris cela, racontait Mère, je me suis précipitée comme un cyclone et rien n’aurait pu m’arrêter.2
Soixante ans plus tard, à l’âge de 86 ans, elle disait encore: Une soif vraiment, un besoin, un besoin. Tout le reste n’a pas d’importance, c’est de ÇA qu’on a besoin. Plus de liens – libre, libre, libre, libre. Toujours prêt à tout changer, excepté une chose: aspirer, cette soif. Je comprends bien: il y a ceux qui n’aiment pas l’idée d’un «Divin» parce que immédiatement cela se mélange de toutes ces conceptions effroyables et alors cela complique un peu leur existence – mais on n’a pas besoin de cela! Le «quelque chose» dont on a besoin, la Perfection dont on a besoin, la Lumière dont on a besoin, l’Amour dont on a besoin, la Vérité dont on a besoin, la suprême Perfection dont on a besoin – et c’est tout. Les formules… moins il y a de formules, mieux c’est. Mais ça: un besoin, un besoin, un besoin, que seulement LA Chose peut satisfaire – rien d’autre, pas de demi-mesure, seulement ça. Et puis, allez! Allez: votre chemin sera votre chemin, ça n’a pas d’importance – n’importe quel chemin, n’importe, même les extravagances de la jeunesse américaine peuvent être un chemin, ça n’a pas d’importance!
11. De l’infini à l’infinitésimal
On bouge, on va, on vient; on est un roi, un écolier, un peintre; on a même un enfant, comme Mirra, on a des visions de toutes couleurs et de tous pays; on a vécu, c’est vrai, longtemps; on a été ici et là, prêtresse ou rien du tout, princesse et que veux-tu, et dans ce Jardin du Luxembourg où elle se promenait, comme à Thèbes, comme à Venise, comme à Versailles, c’était tellement pareil que c’était comme toujours: c’était là, dans une petite allée, coiffé d’une capeline ou d’un bonnet brodé d’or et qu’est-ce que c’est que tout ça, qu’est-ce qui reste, qu’est-ce qu’il y a? On a fait ceci, cela, couru, rêvé, écouté cette musique et cette autre musique, tracé cette courbe et d’autres courbes, lu et encore lu, des «revues cosmiques», des revues qui revoient tout, et rien n’est vu vraiment, rien n’est compris au fond, c’est aujourd’hui comme toujours, c’est «quelque chose» qui marche, c’est tout, ici ou là, avec ou sans bagage, avec ou sans famille, avec tous les pouvoirs ou sans pouvoir, quelle différence – des millions de choses et des millions qu’on ajoute, qu’on ajoute… à quoi? Des Thèbes futures, des Eldorado non trouvés, des ceci, des cela, et puis quoi? Des millions de choses à faire et qu’est-ce qui se fait? Des millions de merveilles à venir et qu’est-ce que ça fait, quelle différence? Des plus, des moins, mais ça qui est là, cette minute simple où on marche maintenant, ce quelque chose qui va tout de suite, où est-ce? Ce quelque chose qui n’aura jamais des millions d’années, jamais les merveilles de demain, qui n’a pas d’hier, pas de lendemain, qui bouge tout bêtement dans cette terrible seconde nulle, ah! qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qu’il y a? Si ce n’est pas là, ce n’est nulle part, ni pour les siècles des siècles, et que peuvent faire toutes les merveilles si cette seule seconde n’est pas la merveille. Demain, c’est comme hier, il n’y a rien de plus à ajouter, rien de plus à trouver: si ce n’est pas là, ce n’est jamais là. Ja-mais là. Il n’y a pas d’avenir, il y a cette seule seconde. Il n’y a pas de passé, il y a cette seule seconde. Il n’y a pas d’espoir, pas de merveille, rien à gagner, rien à perdre, il y a cette seule seconde. Il n’y a rien à trouver si ce n’est pas tout trouvé là; les surhommes et les sur-dieux de tous les univers, les paradis de demain, les sommets évolutifs ou les abîmes, c’est RIEN, et ce ne sera jamais rien si cette seule seconde n’est pas pleine de «quelque chose» qui EST.
Alors on peut faire toutes les histoires que l’on veut, raconter les sept merveilles du monde et une huitième prochaine, faire des philosophies et des religions, des petits enfants, des tas de voyages, et ça ne voyage nulle part si notre petite seconde n’est pas maintenant. À la huit centième page on sera comme avant, après tous les baptêmes on est comme avant, après mille vies c’est tout pareil – si le sur-homme n’est pas tout de suite, il n’existera dans aucun temps d’aucun univers. Parce que ce «c’est-là», c’est ce qui fait tous les surhommes et tous les univers, tous les plus, tous les moins, et il n’y a plus besoin de plus ni de moins, ni d’avant, ni d’après, rien à ajouter, rien à retrancher, c’est plein-là, et c’est pour toujours plein.
Une goutte d’être.
On peut dire tout ce qu’on veut, l’existence au monde se ramène à cette simple seconde. Il n’y a pas de grandes choses à faire ni de petites, pas d’inventions ni de découvertes ni d’améliorations – rien ne s’améliore si cette seule petite seconde n’est pas. Ça, c’est l’inaméliorable. C’est le meilleur instantané de tout ce qui bouge. C’est le grand voyage d’une seconde. C’est la seule histoire d’un million d’histoires qui vont comme des fantômes, et qui recommencent et recommencent pour trouver cette seule petite seconde existante.
C’est quelque chose qui bat dans le cœur soudain, quelque chose qui est chaud, tranquille, riche de contenu, et très immobile, et très plein, comme une douceur… Comme une réflexion dans une eau très paisible de quelque chose qui est éternel.1
Mais c’est si léger, si limpide, que c’est comme rien, comme un souffle à peine et on reste avec un sourire. La Grande Merveille est si transparente qu’on ne la voit pas. On rit, on passe. On passe à côté de tout. On escalade des sommets, on part dans les consciences cosmiques, bouge ici, bouge là, en robe de moine ou sans robe, en pécheur ou en saint, c’est tout pareil – au milieu de la rue et sans temple, et sans histoire, c’est là, ça sourit comme une malice, légère, si légère, sans voile, sans rien, si fluide, qu’on ne l’attrape pas, si clair que c’est partout, instantanément, si simple, si simple! Des millions d’années comme une seconde. Et si jeune que c’est comme l’éternelle enfance du monde. Et où est demain? Et où est là-bas? Et comme ils en font des embarras!
L’avenir du monde en une seconde. Son éternel présent.
Et tout s’emplit de présence.
Et s’il n’y a pas ça, il n’y a rien du tout. Un vain rêve. Et il n’y aura rien du tout pour les siècles des siècles. On ajoutera des tonnes de merveilles à rien.
Et Mirra s’est trouvée soudain désembarrassée lorsqu’il s’est trouvé quelqu’un pour lui dire: vous savez, «ça», ce n’est pas le Dieu-unique-là-haut: c’est le Dieu dedans, c’est ça que le monde devient. Et ça n’a pas besoin de religions. J’étais athée à tout crins, rien que l’idée de Dieu me rendait furieuse, jusqu’à l’âge de vingt ans. Par conséquent, j’avais la base la plus solide – pas d’imaginations, pas d’atavisme mystique; ma mère était très incroyante et mon père aussi, donc au point de vue atavisme c’était très bien: positivisme, matérialisme. Seulement cela: une volonté de perfection dans n’importe quel domaine, depuis toute petite; une volonté de perfection et le sens d’une conscience sans limite – pas de limites dans ses progrès ni dans son pouvoir ni dans son étendue. Cela, depuis toute petite. Mais mentalement, un refus absolu de croire à un «Dieu», une horreur des religions: je ne croyais que ce que je pouvais toucher et voir. Seulement le sentiment d’une Lumière au-dessus (ça, tout petit, à cinq ans cela a commencé) et une volonté de perfection – volonté de perfection: tout ce que je faisais, il fallait que ce soit, oh! toujours aussi bien que je pouvais le faire. Et puis une conscience sans limite. Ces deux choses. Et mon retour au Divin s’est fait par l’enseignement de Théon, quand il m’a été dit pour la première fois: «Le Divin est dedans, là.» Alors, tout d’un coup, j’ai senti: oui, c’est ça.
C’est comme si un mur s’écroulait.
Nous sommes tous derrière un mur – l’énorme mur de notre propre conception ou de notre propre peur ou de notre propre espoir, car l’espoir aussi est une sorte de mur, ils sont si pauvres, nos espoirs, et puis, derrière ce mur, il y a la simplicité de la Merveille qu’on n’espère pas. C’était tellement simple qu’on n’y avait jamais pensé. Et on ne pouvait pas penser que c’était si simple parce que, pour le mental, rien ne peut être sans une complication, une difficulté, une conquête, un labeur, un… Le mental, c’est la complication; si ce n’est pas suffisamment compliqué, ça ne peut pas être vrai; si un enfant peut le faire, alors à quoi «je» sers! Et tout le labeur, vraiment, non pas pour «trouver» la chose mais pour sortir de la complication. Pour conquérir la non-conquête. Faire une transparence. On dirait presque que, le mental, c’est un formidable édifice pour attraper un courant d’air. Et il ne l’attrape jamais; il attrape des cyclones, des tremblements de terre, tous les feux d’artifice qui lui donnent l’impression d’exister: ah! voyez comme je suis solide! Je bous, je bouge, je bouillonne, je mousse – et puis… rien. Il n’a pas attrapé une seconde de quelque chose qui rafraîchisse. Il n’a pas respiré une seconde. La suffocation, c’est ce qui lui donne le mieux le sens de l’existence, il écrit même des volumes sur sa délicate suffocation. Et peut-être, dans l’économie de la Nature, cette énorme machine à suffoquer fut-elle inventée justement pour que l’on ne puisse plus y tenir et qu’on en sorte… des individus conscients. Tous les barrages – religieux, comme celui qui retenait Mirra, philosophiques, politiques, scientifiques… les millions de petits barrages – n’existaient peut-être seulement que pour accumuler la Force, la Shakti, afin de faire crever le barrage et de jaillir au grand air, libres, constitués, au lieu d’être la petite larve amorphe du Précambrien qui pompait la grande sève sans s’en apercevoir. Alors nous ne fabriquons pas de la science, ni des machines, ni des religions, ni des philosophies: nous fabriquons de la Shakti. Nous faisons grandir l’ÊTRE sous sa cloche. Mais c’est seulement une cloche. Mirra avait accumulé son cyclone pendant vingt-six ans.
Et tout semble s’être ligué tout d’un coup pour lui ouvrir les portes (ou pour défaire la complication): une conférence sur l’Inde, à une époque où je ne connaissais rien de l’Inde, absolument rien, que les balivernes habituelles. Je ne savais même pas ce qu’était un mantra. J’étais allée à une conférence d’un individu quelconque qui avait soi-disant fait un an de «yoga» dans les Himalayas et qui racontait son expérience (du reste pas très intéressante), et tout d’un coup, au cours de sa conférence, il a prononcé le son AUM. Alors j’ai vu toute la pièce où nous étions qui s’est remplie de lumière soudain, une lumière dorée, vibrante ( j’ai probablement été la seule à remarquer): tout, tout mon corps, tout a vibré d’une façon extraordinaire. C’était comme une révélation – tout-tout-tout s’est mis à vibrer. Et alors j’ai dit: enfin voilà le vrai son! Quelqu’un avait «capté le son».
Une autre fois, presque en même temps (tout semblait s’être déclenché comme une conspiration), un Indien très ordinaire, de passage, lui met entre les mains le «Radja-Yoga» de Vivékananda, elle qui n’avait jamais lu un livre de l’Inde: Cela m’a paru une chose tellement merveilleuse, n’est-ce pas, que quelqu’un pouvait m’expliquer quelque chose!2 Elle s’est jetée dessus. Puis encore un autre voyageur lui remet la Bhagavat-Guîtâ en lui disant: Lisez-la avec cette connaissance-là, que Krishna représente, dans la Guîtâ, le Dieu qui est au-dedans de vous.3 L’Inde venait de partout cogner à la porte de Mirra. Non pas qu’elle se découvrît disciple de l’Inde tout d’un coup et dévote des «religions de l’Inde» (qui d’ailleurs n’a pas de «religions», encore un autre non-sens): exotiques ou non, toutes les religions lui semblaient pareillement aberrantes, mais c’était là, c’était DEDANS – pas dans les livres, pas dans l’Inde: dedans, soi-même, là, tout de suite. Mais en un mois, tout le travail était fait!4 C’était décompliqué d’un seul coup. Il est des moments, vraiment, de la vie, où toutes les circonstances semblent entrer dans une conspiration muette pour nous amener à un certain point – et il n’y a pas besoin de «grandes choses», de merveilleux individus, de lumineuses paroles; quelquefois c’est un rien qui souffle, un individu «quelconque», une rencontre, un livre, et c’est comme si des écailles tombaient. Comme un petit choc: «Oh! mais je le savais depuis toujours!»
Chaque fois, c’est ce «je-le-savais-depuis-toujours». Ce n’est rien de nouveau et c’est tout nouveau. Comme une rencontre de soi avec soi. Et ce n’est rien, c’est comme rien, c’est inattrapable, mais c’est un autre air. Une petite respiration. On peut hausser les épaules et passer à côté parce que cela n’a pas sa dose de complication suffisante. Mais si, une fois, une seule, cette petite porte s’est ouverte, cette petite lucarne dans la forteresse, cette petite respiration dorée, on y revient, on y est comme ramené de force – parce que ce n’est rien et c’est plein d’une force suprême qui traverse les années comme un sourire. C’est même ça qui traverse toutes les vies. Tout d’un coup, cette seconde inutile vient vous tirer par la manche comme si elle était seule à exister dans un million d’heures nulles. Une petite goutte de diamant pur. C’est la Force même. Pure. C’est la seule chose qui a été dans un million de fatras. Ce n’est pas sérieux du tout, et c’est tout ce qui reste. C’est aussi fragile qu’un sourire et c’est plus puissant que des tonnes d’uranium empilées – mais ça a des millions d’années, ce n’est pas pressé, ça ne fait pas d’esbrouffe, ça attend l’heure, ça n’a pas besoin de faire des miracles: c’est le miracle. Ça peut refaire le monde en une seconde. C’est la puissance du monde. C’est ça qui fait tourner les cycles. C’est ça qui nous a tiré du protozoaire et qui nous amène lentement vers ce que nous sommes et vers notre propre pouvoir d’être. Alors nous n’aurons pas besoin d’uranium ni de machines pour remplacer notre impuissance à être: nous ferons dans un sourire, nous serons tout simplement. Du début à la fin, on va seulement à la rencontre de soi-même.
Mais on se tromperait beaucoup si l’on croyait que Mirra se contenterait d’une petite seconde «comme ça». Si c’est une fois, il faut que ce soit toujours, à tous les moments et justement dans toutes ces petites minutes si totalement nulles entre deux pas, là, sur le boulevard et dans les escaliers et partout, qu’elles semblent prêtes à éclater de quelque chose tellement c’est poignant de nullité absurde. La vie devient très poignante à ce moment-là. On est dans une sorte d’envers nul et tout est suffocant comme si on était constamment dans la non-raison, le non-sens, le non-être; quelque chose qui bouge là si terriblement vide que c’est presque un plein douloureux – un besoin… pur, sans sens, sans même «je veux», et je veux quoi? qu’est-ce qu’il y a? Un besoin, nu, comme si cette intensité vide était le seul plein qui soit, le battement même de notre être, l’être-pas-encore qui est comme poignant d’être et il n’y a que ça, que ça, ce rien-là qui cogne avec chaque pas, avec chaque geste, ce besoin d’être qui brûle… comme une flamme blanche. Ça brûle. Pour rien. Simplement ça brûle. C’est parce que ça brûle. L’être est un feu. Le vide est un feu, le plein est un feu. Le nul est du feu, le quelque chose est du feu. C’est tout pareil, on ne sait plus si on a besoin ou pas besoin, si c’est absurde ou pas absurde, si on veut ou ne veut pas, vit ou ne vit pas, est ou n’est pas – c’est du feu pareil qui bouge avec chaque pas, et qu’est-ce que ça peut faire du moment que ça brûle, c’est comme l’être de notre être, notre seul plein, notre seul sens, le seul là qui soit.
Et puis c’est là toujours.
C’est tout le temps là. Il n’y a rien à trouver, rien à chercher: le besoin était l’être, le vide était l’être, la suffocation était l’être – ça qui se cherchait, cherchait, s’emplissait lui-même de son feu d’être. Le bien était du feu, le mal était du feu, l’avenir, le passé est du feu et qu’est-ce que ça fait, les siècles des siècles! ça brûle: c’est. C’est tout. Et demain et hier, les sommets et les sottises, là-bas ou ici, c’est tout pareil, ça brûle: c’est. Et un jour, ça devient tellement compact dedans comme si on était trop grand dans son corps, trop bourré d’être-feu pour tenir là-dedans. C’est presque écrasant. On touche des murs partout: en soi, dehors, partout, dans les êtres, dans les choses – un monde de murailles – comme si ce feu-là faisait pousser les murs, ou peut-être nous rendait conscients des murs; ça ne devient plus naturel du tout, ça devient criant de mensonge, suffocant, on se demande comment on peut vivre là-dedans. Plus on est près de l’autre côté, plus on voit la différence, disait Mère. Quand on barbote dans son ignorance, on ne s’en aperçoit pas. C’est la dernière suffocation. «La porte de bronze». Je ne pensais qu’à ça: cette concentration, concentration, comme si l’on était assis devant une porte fermée et ça faisait mal! mal physiquement, de la pression. Elle se promenait avec ça, montait, descendait le boulevard St Michel avec ça, manquait de se faire écraser par un tramway sur le chemin du Luxembourg, n’entendait rien, ne voyait rien. Elle était là à pousser, pousser contre cette porte, et pousser de plus en plus avec une énergie croissante…5 Et puis, tout d’un coup, sans raison apparente – je n’étais ni plus concentrée, ni plus ceci ni moins cela – poff! ça s’ouvre. Et alors… ce n’était pas pendant des heures, c’était pendant des mois, mon petit, ça ne me quittait pas: cette lumière, cet éblouissement, cette lumière et cette immensité! Et le sentiment que c’est ça qui veut, ça qui sait, ça qui dirige toute la vie, ça qui guide tout – cela ne m’a jamais quittée. Pas une minute depuis ce moment-là. Et toujours, quand j’avais une décision à prendre, je m’arrêtais une seconde et c’était de là que je recevais.
Un complet renversement. Et ce renversement-là ne se remet plus dans l’ancienne place… l’impression qu’on devient une autre personne.6 Et toute la vie change: Absolument tout change, complètement, et tout ce qui vous paraissait vrai, naturel, normal, réel, tangible, tout cela immédiatement, oui, cela vous paraît très grotesque, très drôle, très irréel, très absurde: mais on a touché quelque chose qui est suprêmement vrai et éternellement beau, et cela on ne le perd plus.7 C’est comme si l’on entrait pour la première fois dans la vie. Et on sait, c’est la connaissance instantanée; on sait parce qu’on est: un cheval, une hirondelle, un caillou, un bébé – c’est tout le même être. On se connaît soi-même très bien, ici ou à des millions de kilomètres. On sait ce qu’il faut faire, on sait ce qu’il faut dire, le mouvement à accomplir, c’est pour la première fois la vie naturelle. C’est tout le même être qui bouge et qui connaît ses pas et les millions de pas des millions d’autres lui-même qui bougent. C’est tout simple, c’est immédiat, c’est harmonieux, c’est sans erreur. C’est l’Harmonie qui bouge. C’est tout à fait confortable à chaque minute, comme si on s’appuyait le dos sur une grande lumière…8 C’est l’expérience centrale. «Ô Feu, dit le Véda, tu es le connaisseur de toutes choses nées… (I.59.7), tu es la plénitude qui nous portes au bout du chemin. (II.I.12) Cette splendeur de toi, Ô Feu, qui est dans le ciel et dans la terre et dans les plantes et dans les eaux… est un vivant océan de lumière qui voit avec une vision divine. (III.22.2) Il est le fils des eaux, le fils des forêts, le fils des choses stables et le fils des choses qui se meuvent; même dans la pierre il est là pour l’homme, il est là au milieu de sa maison – il est l’UN universel dans les créatures.» (I.70.2)
Mais ce n’est pas la fin du voyage.
On peut rester là, satisfait, et s’endormir dans une béatitude, mais notre béatitude ne change pas un iota au monde. On peut attraper cette lumière pour faire des sermons, des évangiles, ou même des miracles. Mais nul sermon n’a jamais changé le monde et tous les miracles finissent dans un même trou. On est «sauvé», oui, la belle affaire, mais le monde n’est pas sauvé, et notre premier monde, ce corps, va pourrir dans une tombe – est-il sauvé, lui? Et qu’est-ce qui est sauvé tant que tout n’est pas sauvé, puisqu’il n’y a qu’un corps. Et tant qu’on n’aura pas «sauvé» ce corps et cette Matière, finalement, rien ne sera sauvé, car où est la parcelle d’univers qui puisse être «en dehors» – il n’y a que ça. Si cette seule cellule, comme cette seule seconde, n’est pas pleine, rien n’est plein et rien n’est totalement vrai. Dans l’ultime fini est l’ultime infini. Dans l’infinitésimal, l’être total. Le salut est physique, dira Mère. Notre yoga commence là où finissent les autres, dira Sri Aurobindo.
Et Mirra voyait très bien la situation, elle n’était pas de celles qui s’endorment dans la béatitude ni qui font des sermons – elle a toujours eu horreur des sermons: Ils veulent une vérité exprimée en quelques mots bien clairs et bien définis, et puis que l’on puisse dire: ça-c’est-vrai – la vieille calamité des religions: ça c’est vrai. Et par conséquent le reste un mensonge… Quand une chose est vraie, vous pouvez être sûrs que son contraire est vrai aussi. Et quand vous aurez compris cela, alors vous commencerez à comprendre. Elle était devant tous ces «contraires», justement, ces contradictions perpétuelles dans le mental humain, dans la vie humaine, dans le corps humain, en elle-même et dans tout. On brille dans un sommet d’être, on voit, on sait, c’est parfait, c’est même très «confortable»… à condition de fermer les yeux. Dessous, ou dehors, ou dedans, c’est la même vieille bête qui marche, qui souffle, qui se cogne et grince et c’est l’assaut constant de la Contradiction – la grande Contradiction partout, le oui-non, bien-mal, juste-faux, vie-mort, on n’en sort pas – eh non! on n’en sort pas. Et où sortirait-on? Il n’y a nulle place où sortir! Sortir où? il n’y a que ça. On ne peut pas sortir de ce qui est seul à exister! Et elle commençait à saisir cette clef que, le «contraire», c’est justement ce qui permet d’atteindre le total: De crainte de nous tromper dans nos actions, nous ne faisons plus rien; de crainte de nous tromper dans nos paroles, nous ne disons plus rien; de crainte de… La vertu a toujours passé son temps à supprimer des choses dans la vie, et si l’on avait mis ensemble toutes les vertus des différents pays du monde, il resterait fort peu de choses dans l’existence… C’est une tendance très répandue, qui provient probablement d’une pauvreté, d’une incapacité – réduire, réduire, réduire… et tout cela devient si étriqué. Dans l’aspiration de ne plus faire de faute, on supprime les occasions de les faire – ce n’est pas une guérison. C’est tout simplement réduire la manifestation à son minimum, et l’aboutissement naturel c’est le Nirvana. Mais si le Seigneur voulait seulement le Nirvâna, il n’y aurait que le Nirvâna! Il est évident qu’il conçoit la coexistence de tous les contraires et que, pour lui, ce doit être le commencement d’une totalité. Elle touchait là, du premier coup, toute la clef, simple clef, qui va directement jusqu’au bout: la mort – l’ultime «contradiction», qui nous cache encore l’ultime totalité. L’obstacle, c’est le levier. Le contraire, c’est le levier. C’est ce qui a fait pousser le monde depuis que le premier protozoaire a commencé de suffoquer dans une mare (et s’il avait eu de l’esprit, il aurait certainement dit que sa suffocation était le Mal, le grand Mal, et celui qui le faisait suffoquer, le diable: le grand Diable de l’évolution). Et nous tenons là, à sa racine, ce qui fut et qui est la plus formidable calamité de toutes les spiritualités du monde, la raison de leur échec, et de l’échec du monde, car, déchirés entre des religions pleines de péché, et une Matière qui est le vêtement même du péché, les hommes ont envoyé Dieu au ciel (ce qui n’est pas si mal) et ils se sont plongés dans la Matière comme des gamins en faute: courte mais bonne, et après nous le déluge. Et c’est la conclusion logique d’avoir dit: la vie est une chose condamnée, répréhensible, anti-divine; alors que faire? – On ne veut pas se débarrasser de la vie, on se débarrasse du Divin. Et du même coup on ferme les yeux sur ce qui est le levier de la transformation du monde, on tourne le dos à l’évolution, comme les autres lui tournent le dos dans leur ciel pur. En somme, chacun à sa façon, les religieux comme les matérialistes, s’efforcent de rectifier la grande Contradiction: les uns par le salut, les autres par la machine. Et tous sont convaincus que s’ils avaient fait le monde, ils n’auraient pas fait toutes les bêtises que Dieu a faites!9 s’exclamait Mère avec son charmant humour. Et finalement personne n’a le levier, ni du pouvoir ni de la délivrance.
Ce mal, ce grand Mal du monde, qu’est-ce que c’est?
Nous faisons des religions, des philosophies, des systèmes, mais nous sommes tout simplement des mammifères dits supérieurs dans le grand creuset de la Nature. La Nature n’a pas de philosophie: elle fait. Ce qu’elle fait, c’est la philosophie. Nous ajoutons toutes sortes de choses là-dessus, et elle en tient compte… un moment, puis souffle dessus si cela ne convient pas à sa marche. Elle marche, c’est sa philosophie. Nous ne savons pas quelle était la philosophie du reptile supérieur ni s’il concevait un paradis, mais il a volé tout de même. L’important c’était de voler. Et certainement, ses marais desséchés, son air torride, étaient un grand Mal qui menaçait l’excellence de ses qualités reptiliennes – il aurait certainement dit que tout cela était «contre», le bien des reptiles. D’espèce en espèce nous n’avons pas cessé d’être attaqués par des conditions «adverses», et nous autres, pauvres créatures humaines, nous sommes amplement pourvus de parasites, comme le moindre arbre dans la forêt, la moindre plante dans notre jardin, chacun a son parasite particulier, son adversité spéciale, ce quelque chose qu’on préférerait pas là et qui nous empêche… de quoi? Sans doute de devenir l’excellent homme que nous voudrions – mais peut-être que ces millions d’excellents hommes seraient d’une singulière insipidité sur la face de cette bonne terre et que notre Mère, la Nature, a d’autres desseins. Il n’y a pas de «contre» dans la Nature, tout est pour et tout est fait pour marcher. C’est peut-être la plus formidable leçon que nous ayons à apprendre. Quand nous cesserons de considérer que les choses sont «contre», nous approcherons du grand Levier. Au lieu de les écarter, de les envoyer au diable ou à Dieu, si nous nous penchions un moment sur ce contre-là pour voir ce qu’il a dans le ventre, nous serions très près de la solution. Et nous allons, comme des bébés de l’évolution vraiment, criant et nous exclamant: oh! comme c’est merveilleux – alors c’est Dieu. Oh! comme c’est dégoûtant – alors c’est le Diable. Mais nous ne voyons pas que tout est merveilleux et que c’est la Merveille à chaque instant – une merveille d’exactitude, à la seconde; nous voyons seulement un microscopique bout de chemin et tout ce qui ne fleurit pas exactement comme nous le pensons dans cette absurde minute de chemin, est évidemment mal, détestable. Et notre bien est aussi absurde que notre mal, nous n’y sommes pas, nous vivons dans une idée de l’univers mais pas dans le fait de l’univers! Nous vivons dans le Mental qui a tout divisé selon son habitude, découpé des petits cubes dans une Totalité imperturbable qui se déroule et où, pas une seconde, il n’y a un atome de contraire. Tout va là, tout est pour ça qui se déroule et tout est dans ça qui grandit, et tout devient ça qu’il est. Parce qu’il n’y a pas deux choses dans l’univers, mais une seule. Et tous les «contre» sont faits pour trouver ça, tous les «non» pour toucher ce oui-là, ce lieu géométrique du monde où tous les contraires fondent en l’UN et deviennent l’UN par la puissance même de leur contradiction.
Ce mal, il n’y en a qu’un, vraiment, c’est de ne pas être. C’est même le dernier mal du corps: il meurt parce qu’il n’est pas. On peut regarder le problème à tous les niveaux: laideur, méchanceté, maladie, accidents, souffrance, mort, cela se produit dans des domaines différents et avec des vibrations différentes, mais la cause de tout cela est la même.10 Si on touche à la racine, on touche tous les autres niveaux. Il n’y a qu’une chose à toucher. Peut-être la guérison du monde tient-elle en un microscopique point cellulaire vers lequel nous sommes acculés lentement. Mais il faut arriver là. Il faut déblayer toutes les couches pour arriver au point: ces couches, l’une après l’autre, qui ont été mises sur nous par les millénaires de l’évolution. Ces couches d’oubli, en fait. C’est notre fardeau évolutif. C’est notre obstacle et notre clef. C’est le fameux «contre» qui va pour. Et avec cette merveilleuse simplicité qui attrape tous les «grands problèmes» humains et tout leur formidable embarras philosophique pour les réduire à leur plus simple expression universelle, elle disait en riant: Chacun est né tordu d’une façon spéciale (!) mais c’est quelque chose qui a été ajouté, mis, pour pouvoir toucher la Matière. Et elle expliquait: Il y a deux choses dans tous les êtres humains: ce qui vient du passé (l’être qui a persisté parce qu’il est formé et conscient), puis toute cette masse obscure, inconsciente et vraiment bourbeuse, qui s’ajoute à chaque vie; alors l’autre entre là-dedans et se trouve emprisonné, n’est-ce pas – mélangé, emprisonné – et généralement il faut plus de la moitié de la vie pour sortir de cet encombrement. C’est la partie qui appartient encore à l’Inconscience, à l’Ignorance, à la Stupidité, qui est… même pas aussi harmonieuse que les arbres ou qu’une fleur; quelque chose qui n’est même pas aussi tranquille que la pierre, même pas aussi harmonieux et même pas aussi fort que l’animal – quelque chose qui est vraiment une déchéance. Cela, c’est vraiment l’infériorité humaine. C’est, oui, ce qui a été assemblé plus ou moins maladroitement, d’une façon ignorante, par le père, la mère, les grands-parents, l’éducation, toute cette espèce de bourbier dans lequel on tombe la tête la première… Et ça a été ajouté parce que c’est l’une des victoires que l’on doit remporter. Sans nos détestables péchés mortels ou médicaux, nous serions déjà tous partis dans quelque ciel pur ou enfermés dans quelque paradis sanitaire et démocratique d’où l’évolution aurait beaucoup de mal à nous repêcher. Mais elle veille, elle nous suffoque bien et nous parasite à droite, parasite à gauche, pour que nous soyons contraints de toucher la Matière et de trouver là, au fond de ce trou, au cœur de cette Contradiction, l’ultime secret et l’ultime être et l’ultime pouvoir: Le remède est au centre du mal.11 La sortie est en bas. Et en 1912, au moment même où Sri Aurobindo à Pondichéry préparait une sédition plus radicale encore, elle écrivait déjà: Au grand soleil s’illuminent les routes de l’intelligence, mais dans la nuit, aux clartés blanches, se trouvent les sentiers cachés de la perfection.12
Ainsi commençait ce qu’elle appellera bientôt le «chemin de la descente».
N’essayez pas d’être vertueux, disait-elle, voyez à quel point vous êtes unis – un – avec tout ce qui est anti-divin, prenez votre part du fardeau, acceptez d’être, vous-même, impur et mensonger, et comme cela vous pourrez prendre l’Ombre et la donner. Et dans la mesure où vous êtes capable de la prendre et de la donner, alors les choses changeront.
Il faut faire une brèche dans le vieux mur, mais la brèche, elle ne se fait pas avec la somme de nos vertus humaines qui solidifient seulement la vieille suffisance – il faut que ça manque, ça manque terriblement; alors on se penche sur la blessure et ça brûle et c’est douloureux, jusqu’à ce qu’on trouve le petit cri d’être là aussi, jusqu’à ce qu’on ait foré le puits de lumière jusque là. Et on recommence, et chaque fois on touche une couche plus profonde, plus douloureuse, plus brûlante – plus vaste même, comme si, plus on descendait, plus les couches s’élargissaient comme à l’inverse des grandes couches de lumière là-haut; chaque fois l’intensité semble grandir, la Pression d’une suffocation plus grande, d’un besoin plus grand, d’un manque plus absolu, d’un feu plus poignant, comme si c’était toute la terre qui avait mal là et des siècles à vif. Et on descend, on creuse le puits de lumière, on tire là-dedans le petit rayon d’en haut, et quelquefois même on dirait que cette petite flamme blanche de là-haut s’engloutit dans ce Feu-là et qu’il n’y a plus besoin de rien que de brûler et de brûler, comme si cette brûlure était l’être même dans ce néant: un Feu de plus en plus puissant, de plus en plus vaste, de plus en plus compact, comme si l’être même grandissait pour pouvoir toucher une couche plus profonde de lui-même. Plus on descend, plus l’être grandit, comme forgé, attisé par la puissance de la contradiction, élargi par une douleur qui semble toucher aux confins même de la terre. «J’ai creusé, creusé…» disaient les Rishis védiques (I. 179.1). C’est la grande brèche. La faille. Le pont de lumière entre la vieille surface pâle, les vieux paradis là-haut qui semblent si insubstantiels, si vides, si creux à côté de cette densité d’être brûlante, et… quelque chose qui vous tire chaque fois plus au fond, plus dedans, vers son intolérable mystère où la brûlure est comme un paroxysme de contradiction, un oui-non, un néant d’être, un refus qui flambe, un bout-de-tout si désespéré ou désespérant qu’il ne reste plus qu’à aimer. Comme si le fond de la nuit était fait d’amour.
Ce sont les degrés de la descente.
Au bout: la cellule. Le corps. La Matière pure sous ses revêtements millénaires.
À l’homme est échu le douloureux privilège de se tromper. C’est sa distinction évolutive parmi les millions d’animaux infaillibles, et c’est l’indicatif le plus puissant de son point de mutation. La terre est pleine de failles et de trous et de blessures comme elle ne l’a jamais été au cours d’un million d’années du Quaternaire. Une grande percée évolutive se prépare.
Il y a toujours une sorte de faille, disait-elle, un point sensible que généralement on appelle une faiblesse – mais c’est la force de l’être celle-là! le point par lequel ils peuvent être touchés.13 Il faut accepter la faille. Il faut jeter un pont entre Ce qui est éternellement et toute l’obscure et douloureuse ignorance du monde matériel.14 «Ils ont fendu la nuit comme une peau de bête, dit le Véda, afin d’étaler notre terre (terre=corps) sous son soleil illuminateur.» (V. 85.1) Il ne suffit pas de triompher dans les mondes intérieurs, il faut triompher jusque dans les mondes les plus matériels!15 Il faut que l’homme accomplisse sa mission de purification de la matière16, transformer la matière17, disait-elle dès 1912, avant même de rencontrer Sri Aurobindo. Entrer sur le chemin de la vie divine18, créer une nouvelle race.19 Et avec une vision prophétique de tout ce qui sera le yoga de Sri Aurobindo et le sien jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quinze ans: L’obstacle se confond avec la raison même de l’œuvre à accomplir: c’est l’état d’imperfection actuel de la matière physique…20 Il nous faut marcher constamment à la conquête de cet arrière-fond d’universelle inconscience, et à travers notre organisme, le transformer, peu à peu en lumineuse conscience.21
Or, le phénomène remarquable, c’est que cette «lumineuse conscience» des sommets, à mesure qu’elle traverse les couches obscures de notre passé évolutif – tout cela qui grince en nous et se débat et souffre et tombe malade et se révolte, désire, ne désire pas, veut, ne veut pas, cet énorme imbroglio qui nous tourne et nous retourne comme sur un lit de torture et nous fait mourir finalement –, à mesure que la Matière se purifie et que la lumière descend, s’allume là-dedans, et qu’elle s’approche des frontières de la Matière pure, dans le corps, dans les cellules, c’est comme si cette Matière elle même changeait: de vision, de pouvoir, de toucher, même de loi; comme si l’Être lui-même, là-haut, sur ses sommets, changeait d’éternité pourrait-on dire, changeait de temps, changeait d’espace, changeait même dans sa peau d’être – ce n’est plus le même être! Et ce n’est plus la même Matière. C’est quelque chose d’autre… quelque chose de divin, disait-elle; une suprême jonction où l’Esprit et la Matière se fondent en une troisième chose… qui est le secret de l’Avenir. Qui est peut-être l’être total. Quelque chose qui transmue tous les contraires: vie-mort, immobilité-mouvement, temps-éternité, être-devenir, haut-bas, toi-moi, ici-là-bas… Une suprême jonction puissante qui contient le vrai pouvoir et la délivrance du monde et le début d’une «évolution nouvelle» sur la terre.
Au niveau de la Matière, le bocal éclate. Et seulement à ce niveau-là.
L’infinitésimal rejoint l’infini.
Telle est l’œuvre de jonction que Sri Aurobindo et Mère allaient poursuivre dans leur corps, qui est finalement le seul grand Corps de la terre. Et tel est le sens de notre évolution, le but de nos millions de peines, qui n’est pas un retour au paradis ni quelque salut post-mortem22 comme disait Sri Aurobindo, ni une «chute», mais une descente préméditée de la conscience vers son secret dans la Matière et vers notre plénitude dans un corps. Une immense révolution spirituelle qui réhabilite la matière et la création, dira Mère en parlant de l’œuvre de Sri Aurobindo. Ainsi, on peut dire que c’est vraiment quand le cercle sera achevé et que les deux extrémités se toucheront, quand le plus haut se manifestera dans le plus matériel, que l’expérience sera vraiment concluante… Il semble que l’on ne puisse jamais comprendre vraiment que lorsqu’on comprend avec son corps.23
Elle a parcouru une longue courbe depuis qu’elle communiquait silencieusement avec les arbres, les momies, ou avec les biches de Fontainebleau. Mère, c’est Celle qui trouve des voies de communication partout – ou les ouvre, peut-être. Nous sommes devant un grand monde bouché par ce que nous avons mis dessus, c’est-à-dire notre compréhension: nous comprenons au mauvais niveau. Et il y a ceux qui débouchent les encombrements: on ne découvre jamais que le naturel, on retrouve ce qui était toujours là, mais à un autre niveau. Nous sommes au moment du changement de niveau de la compréhension. C’est l’état sublime qui est l’état naturel, disait-elle, et c’est vous qui êtes constamment dans un état qui n’est pas naturel, qui n’est pas normal, qui est une falsification, une déformation.1 Toute l’évolution, c’est peut-être la conquête du naturel à travers la complication enrichissante – au lieu de l’unité simple, mais vide, du début, c’est l’unité pleine et innombrablement consciente de soi. Et toutes les déformations, les falsifications, finalement, sont des moyens de formation et de précautionneuse conquête d’une vérité que nous ne pourrions pas avaler d’un seul coup sans éclater, pour la simple raison que l’ultime vérité est physique et que le corps, ce vieil animal, est le plus lent à comprendre. L’ultime lourdeur ou l’ultime nœud contient l’ultime compréhension et la difficulté qui dénouera toutes les autres.
Le Mental, c’est notre instrument de vérité provisoire ou de falsification entêtée, selon qu’on le regarde d’un côté ou de l’autre. C’est le formidable formateur qui a tout déformé. On ne peut pas battre un cil sans qu’il soit là immédiatement pour donner son explication du battement de cil. Il a tout expliqué, c’est cela la difficulté, ou il veut tout expliquer et il couvre l’univers comme d’une trame épaisse au point que nous ne vivons pas vraiment l’univers mais une «explication» de l’univers: Chaque chose porte en elle-même sa vérité – sa vérité absolue, si lumineuse, si claire, disait-elle. Et si on est en rapport avec ça, tout s’organise merveilleusement; mais les hommes ne sont pas en rapport avec ça, ils sont toujours en rapport à travers leur pensée – la pensée qu’ils en ont, la sensation qu’ils en ont… Et c’est ce qui fait la «merveille» de confusion dans laquelle nous vivons: nous sommes seulement en communication avec notre propre tête. Nous communiquons à travers. Nous ne vivons rien tel que c’est.
Est-ce qu’il va falloir défaire le Mental?
Il est peut-être en train de se défaire tout seul.
Mais on ne peut défaire vraiment que ce que l’on a parfaitement conquis. Au fond, c’est toujours la même chose, à n’importe quel niveau: ce sont tous les petits barrages qui aident à empiler de la Shakti afin d’avoir la force de briser le barrage et de passer… à un autre barrage plus épais, proportionnel à la nouvelle force acquise. Le barrage mental a ses épaisseurs himalayennes auprès desquelles la Matière est comme un souffle léger. Mais le Mental a ses racines jusque dans la Matière, c’est là un autre secret solide que nous découvrirons bientôt avec Mère. Pour l’instant, Mirra n’avait pas encore fait la conquête du Mental. C’est curieux, c’est la dernière chose qu’elle explorait au bout de la courbe – «curieux», peut-être pas, car elle avait exploré tout naturellement le naturel (que nous appelons surnaturel, comme quoi tout est à l’envers) avant d’arriver à l’artificiel, cette couche explicative du dehors que nous prenons pour l’univers solide, c’est-à-dire mentalement solide. Elle avait trouvé la communication avec les plantes, les bêtes, trouvé les grandes ondes colorées, les vibrations créatrices, le Son là-haut, les grandes notes bleues qui font de la musique. Elle faisait beaucoup de piano (même dans le grand salon de Tlemcen, où elle charmait… les crapauds!) et de la peinture. Elle connaissait les plans de conscience, sortait de son corps, se promenait partout. Elle se promenait même très à l’aise dans les mathématiques supérieures – là aussi, c’est curieux, cet exercice qui semblerait hautement mental lui semblait plus naturel que le reste; peut-être parce que les équations tendent au Simple, Einstein était un grand simplificateur qui tendait à toucher presque mathématiquement l’unité de l’univers derrière l’énorme voile des complications phénoménales. Einstein aurait très bien compris Mère, l’eût-il connue. Peut-être aurait-il fait l’équation de Mère… et l’univers serait parti dans une fusée de rire – ce rire de Mère au fond de la douleur la plus atroce, qui le comprendra?
Elle riait donc, faisait des feux d’artifice avec Théon, se transportait même de Tlemcen à Paris où elle apparaissait suffisamment physiquement à un groupe d’amis pour prendre un crayon devant eux et écrire une note sur du papier, comme le relatera plus tard Sri Aurobindo2 – étrange corps, étrange Matière. Mais matérialiser ou dématérialiser la Matière n’est pas transformer la Matière, c’est simplement jouer avec d’autres lois de la même vieille chose – nous aimerions peut-être bien jouer avec ces lois-là; hélas c’est plutôt elles qui se joueraient de nous et le secret reste bien gardé pour un âge plus mûr – où nous n’aurons même plus besoin de «faire des miracles» parce que nous vivrons le parfait naturel. Elle jouait donc, riait avec Rouault, Rodin, Matisse, connaissait à fond les musées et les châteaux de France et d’Italie, toute la vieille culture sur le bout des doigts, et nous ne savons pas vraiment si beaucoup d’êtres avaient une culture si fine et si diverse. Une grande Parisienne, dirions-nous. Mais il lui manquait Monsieur le Mental. C’est-à-dire les jongleries mentales. C’est peut-être plus compliqué que de jongler avec les petits serpents de Zarif, les foudres de Théon ou la tramontane de la Méditerranée. Pourtant, nous aurions tort si nous croyions que Mirra n’avait pas cultivé son «esprit», elle avait avalé des bibliothèques, comme tout le monde, mais elle n’avait pas touché «le mécanisme», selon son expression favorite. Elle allait ingurgiter le mécanisme à haute dose dans l’expérience la plus pénible de sa vie – car le Mental, c’est vraiment, toujours, la peine d’être ou la peine à être. Et si avec Théon elle avait touché la mort, avec Paul Richard elle touchera le Mensonge du monde. On rencontre toujours dans la vie les obstacles qui aident à la perfection même de la réalisation que l’on doit accomplir, et finalement il n’y a nulle part d’obstacles, sauf en soi-même, et tout va pour la perfection. Ma vie est terrible! disent-ils, j’ai la plus terrible vie du monde! Mais ce sont des ânes. Chacun a la vie qui lui convient pour son développement total, chacun a les expériences qui lui conviennent pour son développement total, et chacun a les difficultés qui lui conviennent pour sa réalisation totale.3
Monsieur le Mental s’est donc présenté un jour sous la forme de Paul Richard qu’elle avait rencontré aux environs de 1908, à Montmorency, chez les sœurs de Morisset auxquelles elle avait confié son fils. Elle venait souvent là, chez ces gentilles sœurs avec lesquelles elle avait les meilleures relations, et jouait au tennis selon sa vieille passion. Paul Richard jouait aussi au tennis. C’était un homme assez remarquablement intelligent, un «philosophe», qui d’ailleurs devait finir ses jours comme professeur dans une célèbre université américaine. Il était aussi avocat. Mais ce qui est plus intéressant, et là nous ne cesserons jamais de nous étonner et de nous interroger sur les fils de cette vertigineuse chose que nous appelons «destinée», c’est qu’au début de 1910, pour les raisons les plus banales, ou peut-être même les plus cocasses si l’on regarde les grandes perspectives du monde, Paul Richard devait aller à Pondichéry… pour y faire la campagne électorale d’un certain Bluysen, mémorable député ou aspirant député à l’Assemblée Nationale – et y rencontrer Sri Aurobindo qui venait de débarquer. C’est grâce à Richard, et avec lui, que Mirra en 1914 ira à la rencontre de Sri Aurobindo et découvrira que ce n’était nul autre que celui qu’elle rencontrait presque tous les jours «en costume de vision» et qu’elle avait fini par appeler «Krishna», le prenant pour une divinité hindoue. Nous pourrions nous interroger longuement sur ces vertigineux détours du destin qui attrape un individu «quelconque» et un prétexte «quelconque» et une partie de tennis à Montmorency pour nouer ses puissants fils et préparer ses révolutions. Si tout est un «hasard», alors cet univers tout entier est un fantastique chronomètre dément, à la seconde près. Et si rien n’est un hasard, alors c’est un autre fantastique chronomètre qui n’est pas plus dément que le mouvement d’une seule Conscience qui se bouge elle-même partout à la fois, à l’atome près, et qui attend peut-être seulement que nous sortions de notre propre démence pour bouger partout librement avec nous et reconnaître partout ses millions de fils nouant ensemble le moindre vol d’oiseau qui passe, le plus petit geste vain, et ce grand souffle qui va éveiller un Âge. C’est tout le même souffle. Et c’est ce même Paul Richard qui, comprenant l’extraordinaire nouveauté des expériences de Sri Aurobindo, incitera celui-ci à les mettre noir sur blanc, en philosophie. Ainsi se fondera en 1914 la revue Arya où, jour après jour, Sri Aurobindo déversera quelque 6000 pages de son œuvre écrite, menant de front quelquefois quatre et cinq ouvrages en même temps, que Mirra et Paul Richard commenceront à traduire en français. Mais nous anticipons.
Mirra commencera ainsi à entendre parler de Sri Aurobindo. Elle sera surtout frappée de certaines ressemblances avec l’enseignement de Théon, mais les paroles de Richard étaient encore trop mélangées de ses propres additions et interprétations pour que Mirra puisse saisir vraiment ce qu’il y avait là derrière. Elle épousera Richard en 1910 et viendra s’installer rue du Val-de-Grâce, près du Luxembourg, en haut du Quartier Latin. Elle a trente-deux ans. Leur mariage durera jusqu’en 1920, avec bien des détours par le Japon et l’Inde, avant que Mirra ne s’installe définitivement à Pondichéry: Dix ans d’études mentales intensives qui m’ont mené à… Sri Aurobindo. Le développement mental dans tout ce qu’il a de plus complet: étude de toutes les philosophies, toutes les jongleries d’idées et dans les moindres détails – entrer dans les systèmes, les comprendre. «Entrer dans», tel est bien, à tous les niveaux, la façon de Mère. Pour elle, comprendre quelque chose, c’est le vivre, et elle y allait avec la même intégralité que pour la peinture, la musique, l’occultisme, ou la vérité de l’être. C’est-à-dire un développement mental où l’on a déjà compris que toutes les idées sont vraies et qu’il y a une synthèse à faire… et qu’il y a quelque chose qui est lumineux et vrai par-delà la synthèse. Ce «par-delà la synthèse» est encore une étape du développement humain qu’il nous reste à accomplir, car tous nos syncrétismes se perdent finalement dans une sorte de marécage mental sans force véritable pour la transformation de la vie. Mirra aimait le concret: Une explication n’a de valeur que dans la mesure où elle vous donne un pouvoir pour agir sur la chose que l’on explique; autrement, à quoi ça sert?4 disait-elle avec sa simplicité rafraîchissante. N’est-ce pas, la pensée est une chose si approximative, si loin de la vérité… alors, au fond, c’est le moment d’être pratique et de dire: eh bien, j’adopterai cette pensée si elle m’aide à progresser. Mais si vous croyez que c’est la vérité absolue, alors vous êtes sûrs de vous tromper, parce qu’il n’y a pas de pensée qui soit la vérité absolue. Tant qu’elle vous aide à faire un progrès, gardez-la; quand elle commence à s’effriter, à ne plus avoir d’action, eh bien, laissez-la tomber, et tâchez d’en avoir une autre qui vous mènera un peu plus loin.5
Étrange rencontre de la philosophie et de la candeur, qui rappelle un peu l’enfant effronté d’Andersen montrant du doigt le roi défilant en grande pompe: «Mais il est nu!»
Le Mental est peut-être bien comme ce roi brodé d’or inexistant, que personne n’ose dire nu de crainte de retrouver tout le monde tout nu.
Mais ce nu-là, nous en avons très peur.
En fait, la difficulté du Mental, c’est que nous ne l’avons pas assez exploré vraiment. Nous avons cultivé, ou plutôt rabâché certaine couche intermédiaire du Mental, qui commence à devenir très encombrante et à se contorsionner dans tous les sens comme aux derniers jours de la «peinture photographique» avant la finale désarticulation cubiste – et c’est ce que nous appelons la «culture», ce fameux roi dont personne n’ose dire qu’il est nu, ce brillant trapéziste qui fait ses exercices de voltige sous des illuminations… à l’acétylène. Mais il existe d’autres couches du Mental: au-dessus et en dessous. Au-dessus, d’où viennent les «inspirations», les sources pures et universelles du Mental; en dessous, d’infinies couches qui représentent toute la formation du Mental dans l’évolution, jusqu’à la couche la plus profonde, un premier Mental dans la Matière, ce que Sri Aurobindo appellera le «mental corporel» et ce que Mère appellera le «mental cellulaire», qui contient le secret de notre avenir (ce nouveau «niveau de compréhension») et probablement la clef de notre prochaine mutation. Mais comme toujours, le plus profond est ce qui se découvre en dernier, le primitif ou l’originel est le dernier à émerger de l’encombrement. Pour arriver tout en bas, il faut avoir parcouru toute la courbe – c’est la laborieuse histoire évolutive de notre ascension. Mais, emportés par notre vieil élan, nous en restons à un niveau tronqué, un Mental intermédiaire qui dévide imperturbablement son vieux cocon et qui se tourne et se retourne dans tous les sens, cogne et sonne ses vieilles cymbales, racle son archet sur des idées usées car il n’y a rien de plus usé que les idées, et remplit sa ténuité par des vocables sonores qui résonnent contre ses propres murs. C’est le Mental muré. Il se renvoie partout son propre écho. C’est ce que Mirra appelait le monde des constructions mentales. Et si d’aventure nous cassons le mur avec quelques rares privilégiés qui ont accès aux sources pures et directes de l’inspiration – ceux-là mêmes qui nous réjouissent parce qu’ils insufflent un air plus vaste, un autre rythme dans notre cage –, d’abord nous nous en saisissons pour faire de nouvelles cymbales, qui s’usent presque aussi vite qu’elles se cognent, et finalement ne font qu’une idée de plus dans tout ce vacarme, ensuite, ceux-là mêmes qui grimpaient là-haut et nous livraient ces éclairs fugitifs et vite dévorés, s’en allaient vers des régions de plus en plus éthérées, de plus en plus lumineuses et vastes d’où il devenait très difficile de faire descendre un rythme non-tronqué et accessible à notre mental lourd; et finalement, comme les religieux, ils semblaient se perdre là-haut dans une région où l’on n’a plus du tout envie de formuler quoi que ce soit, mais seulement de rester là, dans un grand silence de neige où tout est si clair qu’il n’y a plus rien à exprimer. Une sorte de Nirvâna du Mental. Et toujours cette ultime inanité de vouloir faire descendre dans la cage, dans cette énorme construction mentale humaine, quelque reflet ou quelque rythme, quelque éclair qui ne soit pas aussitôt dévoré, annulé par la populace des idées, embourbé et réduit à l’impuissance dans les brillantes opacités du Mental. Mirra allait vite découvrir que, là aussi, le salut est en bas, dans ce mental de la Matière où la pensée se change en quelque chose d’autre qui est à la fois un pouvoir et une vision: une sorte de compréhension immédiate qui fait, automatiquement, et qui est doté d’un étrange pouvoir de contagion matérielle là où les idées se cognent et discutent éperdument sans rien changer ni rien pouvoir.
Mais pour en arriver là, il fallait d’abord démonter le mécanisme. Pour Mirra, c’était très simple, parce que la pensée se voyait. Les mots, les idées se voyaient. Cela faisait des volutes plus ou moins colorées et lumineuses selon le contenu, c’était une sorte de bruit plus ou moins juste selon la qualité de lumière ou de rythme qui se revêtait de français, d’anglais, ou d’italien; elle pouvait même comprendre très bien certain Suédois dont elle ne connaissait pas la langue et se faire comprendre d’étrangers complets simplement par la vibration de la conscience. Elle allait directement à ce que le Mental habille de toutes les couleurs et de tous les rythmes: la conscience, la Shakti. Mais les idées, ce paquet-là, cet agglomérat-là dont nous nous enveloppons ou que nous portons sur notre dos et qui font ce qu’on appelle notre «conception» de la vie, notre idéal peut-être, notre religion, notre philosophie de l’existence, ce fatras plus ou moins coordonné, plus ou moins clair, plus ou moins rigide et articulé et que nous avons beaucoup de mal à définir sans y mettre des volumes ou une quantité de mots qui ont de la difficulté à ne pas se contredire, c’était très simple pour Mirra: ça faisait «des constructions». C’était vu en une seconde. Et c’est vraiment une sorte de vision que nous souhaiterions à tout le monde parce qu’elle nous guérirait d’un certain nombre de prisons que nous croyons très spacieuses et aérées et «idéales». Et ce n’est pas du tout une «vision de voyante» comme on pourrait l’imaginer: c’est autre chose, quelque chose de beaucoup plus simple et beaucoup plus accessible – plus matériel – dont nous reparlerons plus tard. Quelque chose qui est en rapport avec le «nouveau niveau de compréhension». Des constructions de toutes les couleurs et toutes les formes, qui sont vues comme avec un regard aigu, perçant – oui, qui perce toutes les apparences pour toucher à la substance réelle –, un regard presque humoristique; et ces constructions expriment exactement, graphiquement, picturalement, d’un coup de pinceau infaillible, la réalité du mélange que nous avons tant de peine à définir abstraitement. Une traduction picturale de la pensée. Des idées qui font des petites chapelles gracieuses, des igloos, des temples, des marécages, de vieux murs lézardés ou colorés de toutes brillances, des étages et des étages empilés comme un HLM triste et gris, des niches à rat, des petites envolées de toits japonais, des partitions ajourées comme des entrelacs arabes, et quelquefois une tour toute seule, fermée comme un poing, ou d’énormes bâtisses gothiques et suffocantes… C’est interminable, c’est varié comme le monde même, mais c’est toujours une construction – des murs. Une cloche plus ou moins gracieuse et aérée qui vous entoure et vous solidifie et vous donne l’impression d’être à l’aise, «chez soi». C’est notre conception du monde. On vit là-dessous et on ne le sait pas. Mais quand c’est vu du dehors par cet œil-là, alors cela devient clair et tous les détails expliquent la situation avec une exactitude impensable et humoristique: la qualité de la pierre, les couleurs, la disposition, les complications, les empilements, les dimensions – les escaliers, des quantités d’escaliers! ça monte et ça descend sans arrêt. Et quelquefois les pensées se traduisent par des vêtements aussi: somptueux ou déguenillés, propres ou sales, boutonnés et incroyables – toute une variété d’accoutrements. Comme disait Mère: On voit et c’est tout expliqué.
Alors le monde des idées commence à être comme un livre transparent. On peut dire: «Oui, c’est le libre arbitre, ou c’est la méditation Zen, ou c’est le salut du monde», et c’est tout simplement une forteresse moyenâgeuse entourée de douves clapotantes, à moins que ce ne soit une petite fusée de lumière argentée au milieu d’une nécropole de béton. Et quelquefois ce n’est rien que du vent qui secoue des calebasses vides. Mais la fusée de lumière est charmante, mais la calebasse est d’opaline veinée de rose, et la forteresse a des encorbellements ailés. Tout cela est charmant et bien tourné… mais ne sauve rien de rien. Parmi des centaines d’exemples, nous pourrions en citer deux pour éclairer plus picturalement notre propos. L’un est la visite de Mère dans la «maison» d’un spiritualiste traditionnel animé des idées les mieux pensantes du monde – apparemment, c’est impeccable; dans cette vision-là, c’est plus amusant. Peut-être pourrions-nous l’appeler la «vision du sourire de la Matière»… pour nos embarras mentaux. C’était sa maison, raconte Mère, et c’était assez compliqué pour y entrer. J’étais en train de réciter un mantra et X est venu. Il avait l’air… un air tout à fait réprobateur! Puis il a senti mes mains: «C’est une mauvaise habitude de mettre des parfums. On ne peut pas vivre la vie spirituelle avec des parfums.» (Mère mettait du rouge à lèvres aussi, quelle frivolité!) Alors je l’ai regardé et j’ai pensé: «Mon Dieu! faut-il qu’il soit retardataire!» Mais cela m’ennuyait, alors j’ai dit: «Bon, je m’en vais.» Comme j’arrivais près de la porte (après des détours compliqués), il a commencé à me dire: «Est-ce que c’est vrai que vous avez été mariée plusieurs fois, et que vous avez divorcé?» Alors [dit Mère en riant] une sorte de colère est entrée en moi et je lui ai dit: «Non: pas seulement une fois, mais deux!» Et je suis sortie de la maison comme ça. Et à la porte, il y avait un petit écureuil, qui s’est assis sur son derrière, et qui m’a fait des petites amitiés. J’ai dit: tiens, en voilà un qui comprend mieux!… Et il serait tout à fait faux de croire que le non-spiritualiste non-traditionnel aurait une maison plus agréable: dans tous les cas ce sont des cailloux sur la tête et des remparts autour, que ce soit blanc, que ce soit noir, que ce soit pour, que ce soit contre. C’est le monde où chaque idée est une brique, plus ou moins décorative.
L’autre exemple est tiré de notre expérience personnelle: c’était l’un de nos premiers goûts du «sourire de la Matière». Nous connaissions un homme fort puissant spirituellement qui avait beaucoup de disciples, la meilleure volonté du monde et une connaissance tantrique très poussée qu’il avait acquise par une discipline solide. Nommons-le X. Or, ce jour-là, nous nous trouvions (dans notre vision) sur un endroit de la terre qui était comme en plein ciel; nous avions les deux pieds sur la terre, et autour de nous c’était partout du ciel, un immense paysage de lumière où nous buvions un air tout ce qu’il y a de plus rafraîchissant. Et là-dedans, tout à coup, nous avons vu X arriver, et nous nous sommes aperçu qu’il y avait près de lui une sorte de donjon de ciment, d’environ 3 mètres de diamètre et 7 mètres de haut. Du ciment gris, solide. Et X est entré là-dedans (il y avait comme un escalier en hélice qui montait) et il nous invitait à le suivre. C’était sa «maison». Il montait dans son donjon de ciment pour voir les galaxies… sept mètres plus haut. Nous avons refusé, trouvant qu’il y avait assez de ciel rafraîchissant autour de nous à ras de terre. C’était en kilos de ciment la mesure exacte de ses heures de discipline, au m3. Et c’est comme cela, on taille son donjon dans un plein de ciel toujours là et toujours rafraîchissant. Nous ne savons pas si sept mètres plus haut, en ciment, en gothique, ou en exotique, les galaxies tournent mieux. Mais enfin…
Mais enfin Mirra se mettait à faire tout le tour des religions du monde. L’«histoire des religions», systématique, détaillée et comparée, tel était son premier sujet d’étude avec Richard. Et là, elle s’étonnait bien. Ces expériences, elle les avait eues très naturellement, tout là-haut dans la conscience ou tout au fond dans le cœur, et pourquoi mettait-on tout ce fourbi solennel et dogmatique là-dessus? Partout elle retrouvait, avec des mots, des formes différentes, des briques plus ou moins épaisses et colorées, un même noyau d’expérience plus ou moins complet, plus ou moins vaste – et pourquoi tant d’histoires, Seigneur! Chacun saisit son coin et il en fait son tout… Mais cela arrive à tout le monde! Qui est-ce qui peut saisir le tout, je voudrais bien le savoir?6 Et d’ajouter: C’est pour cela que les religions se trompent toujours – toujours –, parce qu’elles veulent standardiser l’expression d’une expérience et l’imposer à tous comme une vérité irréfutable. L’expérience était vraie, complète en elle-même, convaincante – pour celui qui l’a eue. La formule qu’il en a faite était excellente – pour lui. Mais vouloir l’imposer aux autres est une erreur foncière qui a des conséquences tout à fait désastreuses7, pour la simple raison que chaque individu est une manifestation spéciale dans l’univers, par conséquent son chemin véritable doit être un chemin absolument unique.8 Et Mirra racontait souvent ce paradoxe d’un célèbre doctrinaire matérialiste qui avait gardé assez d’humour pour s’exclamer: Thank God, He made me an atheist! (Dieu merci, il m’a fait athée!) Tant qu’il y aura des religions, disait-elle, l’athéisme sera indispensable pour les contrebalancer.9 Non pas que le doctrinaire matérialiste ait moins de briques sur la tête et un édifice moins suffocant que l’autre, et non pas qu’il faille se mettre à faire une «synthèse», ou même une «union des religions», comme si ces milliers d’édifices réunis feraient un air moins écrasant: L’âge des religions est passé, disait Mère. C’est vieux, c’est passé; maintenant c’est une perception extra et supra-religieuse qui s’impose comme indispensable. On pourrait dire aussi «une perception extra et supra-matérialiste», quelque chose qui sorte enfin de cette vieille dichotomie aberrante qui n’est ni la réalité de l’Esprit ni la réalité de la Matière, mais simplement une petite lucarne grillagée du mental dans une couche intermédiaire.
Mirra aimait l’air libre.
Mais son étude ne se bornait pas aux religions: les systèmes politiques, sociaux étaient passés en revue, les philosophies de toutes couleurs, les exercices et disciplines de toutes spiritualités, c’est-à-dire les couches supérieures du Mental. Nous l’imaginons dans cette charmante maison du Val-de-Grâce avec son petit bout de jardin, le lierre sur les murs, le salon tapissé de livres et puis tout de même un grand piano à queue, le Luxembourg à côté et la rumeur du Quartier Latin. C’est là qu’elle recevait presque tous les soirs Madame David-Néel revenue d’un premier voyage en Extrême-Orient, et qui allait bientôt devenir «la première femme à être entrée à Lhassa», déguisée en moine mendiant. Elle entendait parler du bahaïsme, du taoïsme, regardait tout, écoutait tout, se penchait sur les disciplines de méditation, le dhyâna bouddhique, le renoncement bouddhique, mais à vrai dire je n’ai jamais eu beaucoup cette expérience du renoncement – pour qu’il y ait renoncement, il faut tenir aux choses, et toujours il y avait cette soif, ce besoin d’aller plus loin, d’aller plus haut, de faire mieux, d’avoir mieux. Et au lieu d’avoir une impression de renoncement, on a plutôt l’impression d’un bon débarras. Elle pratiquait même la concentration bouddhique jusque dans les loges de l’Opéra-Comique – étrange endroit, mais après tout les effluves musicales de Massenet n’avaient rien de particulièrement exaltant; et finalement, la méditation de Mirra, c’était partout: toujours il lui semblait que ce divorce de la vie et de l’Esprit, du dedans et du dehors, était une ruineuse déformation et que tous ces exercices de méditation étaient une futilité qui ne changeait rien à la vie: Ils s’imaginent que le signe de la vie spirituelle, c’est la capacité de s’asseoir dans un coin et de méditer!10 Oui, on s’assoit dans un coin et dès que l’on sort de la méditation, on sort en même temps de la tranquillité d’esprit.11 Elle touchait dès le début une très puissante et très douloureuse découverte pour tous ceux qui ont longuement pratiqué l’expérience intérieure, ceux qui ont touché la lumière, débouché dans les infinitudes, libéré leur esprit, vécu dans l’illumination à laquelle on peut donner mille noms, mais qui est toujours ce Ça absolu comme une dérade merveilleuse, et puis qui retrouvent, en dessous, la même vieille bête inchangée, pas plus divine que celle du voisin sans illumination, comme s’ils avaient vécu trente ans dans un rêve – et c’est un rêve. «And this too was a dream» s’écriait Sri Aurobindo:
Des voix d’ascètes appelaient, des sages solitaires
Sur le sommet des montagnes, le bord des fleuves
Cherchant le repos du ciel ou la paix de l’esprit sans monde
Et dans un corps immobile comme une statue
Figées dans une abolition extatique de leur pensée éveillée
Des âmes endormies méditaient
Et ceci aussi était un rêve12
Le monde n’a pas arrêté de rêver depuis quatre ou cinq millénaires de saints et d’ascètes et de «yogis libérés» qui n’ont pas enlevé un atome de crasse à notre misère universelle: Ils enlèvent leur être extérieur comme s’ils enlevaient un manteau et ils le mettent dans un coin: «Allez, maintenant ne me gêne pas, reste tranquille, tu m’ennuies!» Et puis ils entrent dans une contemplation (leur «méditation», leur expérience «profonde») et puis alors ils reviennent, ils remettent le manteau, qui lui n’a pas changé, qui est peut-être encore plus sale qu’auparavant, et ils restent exactement ce qu’ils étaient sans méditation…13 Et plus c’est immobile, plus ils sont heureux. Ils pourraient méditer comme cela pendant des éternités, cela ne changerait jamais rien à l’univers, ni à eux-mêmes.14 Ils ont la paix, sans doute: Une paix qui est comme dans une boîte, disait-elle.
Pour Mirra, la solution était ailleurs. Elle cherchait la solution. Cette «boîte» béatifique, oui, c’est encore un grand problème, aussi solide que les constructions mentales humaines – plus solide peut-être. Mais c’est la même chose, avec toutes les rigueurs de la vérité-enfin-découverte. Il n’y a rien de plus solide que la vérité prise au piège. C’est la boîte irréfutable et imprenable. La boîte des sommets. Parce que la vérité, c’est autre chose, à vrai dire, quelque chose que nous n’avons pas encore découvert et qui ne peut se découvrir qu’au niveau de la Matière, là où ça ne peut plus s’enrober d’aucune boîte ni d’aucun nom ni d’aucun système, là où ça se vit, tout naturellement, tout simplement, comme on respire. La Matière, c’est ce qui ne triche pas: c’est. Et si ce n’est pas correct, ça meurt, c’est très simple. Il n’y a pas à dire «c’est-vrai-c’est-faux»: si c’est faux, ça tombe malade; si c’est vrai, ça trotte, et puis c’est tout. Nous ne savons pas encore ce qu’est la vraie vie, nous ne sommes même pas encore la vraie Matière: nous sommes seulement la matière-enfermée-dans-une-boîte. Et nous nous demandons si toutes ces merveilleuses réalisations dont on nous a rebattu les oreilles depuis des âges, ces libérations et ces «moukti» et ces pics de lumière et ces infinitudes blanches ne sont pas tout simplement ce même haut du bocal où le Mental, à bout de souffle, prend sa propre vaporisation pour la réalité divine, un peu comme l’anesthésié qui prendrait son évanouissement sur la table de méditation pour la suprême vérité. Il nous semble bien, quelquefois, qu’il y a encore quelque chose de très radical à quoi nous n’avons rien compris. J’ai vu [disait Mère, dans les derniers jours de sa vie], d’une façon tout à fait concrète, que tous les hommes qui ont cru qu’ils savaient, qu’ils avaient l’Expérience, eh bien, c’était… c’était à mi-chemin pour ainsi dire. Mirra, et Sri Aurobindo là-bas, allaient à tâtons vers cette radicale expérience, ou plutôt cette racine-là: au lieu de s’enfuir dans une béatitude un peu desséchée15, comme disait Mère, amener en soi le pouvoir qui pourra conquérir.16
Mais pour cela, il faut d’abord nettoyer le «manteau». Si l’on veut changer la Matière, il faut toucher la Matière, c’est évident. Le secret n’est pas dans les couches supérieures du Mental, mais dans l’obscurité même que nous voulons fuir. Ainsi disait Sri Aurobindo:
Cette obscurité cache notre haute destinée
C’est la chrysalide d’une immense et glorieuse vérité
Qui resserre dans son enveloppe la merveille ailée
De peur qu’elle ne s’échappe de sa prison de Nature
Et, gaspillant sa beauté pour une Vastitude sans forme,
Dissoute dans le mystère de l’inconnaissable,
Ne laisse inaccompli le miraculeux destin du monde17
Et Mirra cherchait toujours le mécanisme du changement. Si le Mental est là, notre outil quotidien, notre legs évolutif, quel rôle a-t-il?… Elle avait bien vu là-haut, tout là-haut, à Tlemcen et avant, et plusieurs fois, un monde de conscience tout différent, celui que Sri Aurobindo appellera «le Supramental» et auquel Théon donnait le nom barbare de «pathétisme» (on se demande pourquoi vraiment), un monde qu’elle appelait le monde de l’Harmonie, peut-être parce qu’il semblait réunir ou fondre tous les contraires; mais comment faire descendre ça, comment le faire entrer dans la Matière? Un problème qui ressemble à celui du singe supérieur, un jour, qui par hasard attrapait une petite onde bizarre, quelque chose qui ne ressemblait pas du tout aux vibrations de la vie, et restait là, «pensif», entre deux branches. Un monde nouveau, c’est comme quelque chose qui n’existe pas, une sorte d’invention de rien qui est seulement quelque chose qui nous pousse à «inventer» – on invente ce qui est là. Après, seulement, on sait que c’est un monde nouveau. Pendant, c’est simplement du quotidien qui tâtonne et parfois «manque sa branche» dans la routine, rate son geste – un petit trou de mémoire subit dans la gymnastique habituelle – et on reste là… pensif. Ce «pensif» de rien, c’est peut-être la faille par où le nouveau se faufile. Un monde nouveau, ce n’est pas une amélioration des vieux gestes, c’est un trou de mémoire, une faille dans la vieille habitude d’être. Ici, une faille dans le Mental. Et où est-elle, cette faille?
En fait, Mirra ne se posait pas de «problèmes» abstraitement, c’était contraire à sa nature: elle marchait. On marche et on voit bien ce qui arrive. Mais elle regardait chacun de ses pas avec autant d’intensité que les gouttières de Thèbes, voilà trois mille quatre cents ans. Et il arrive quelque chose, toujours – justement tout dépend du besoin d’«inventer», ou peut-être simplement du besoin d’être, appelons-le comme nous voulons, mais c’est un Besoin. C’est l’invention elle-même qui nous pousse à son invention. Quelque chose qui brûle. Un Feu qu’on promène partout et qui fait être les choses, ou les fait «arriver». Si l’on promène seulement sa vieille routine, il n’arrive que la routine. C’est simple et évident. Le monde entier est un «rien», qu’on fait arriver. Sur le moment, c’est toujours «rien» – un moment d’arrêt, une minute ratée – et ce rien-là, c’est comme le seul quelque chose. Mais c’est un rien avec du feu dedans. Si l’on veut cultiver l’avenir, il faut cultiver le rien-qui-brûle. L’aspiration constante, ininterrompue, intense, frénétique, dans la sérénité immuable.18
En somme, il s’agit de changer de «programme». Et si l’avenir se situe quelque part au niveau de la cellule, il faut d’abord sortir du programme mental avant d’espérer pouvoir sortir du programme cellulaire. L’encombrement formidable du programme animal avec ses pulsions et réactions innombrables devant tout ce qui bouge, sent, vibre, cet appel et cet éveil constants sous la ruée de la vie, fait place à l’encombrement encore plus formidable de la ruée mentale qui, elle, ne semble plus répondre à rien, sauf à elle-même, comme un incessant écho qui passe de l’un à l’autre et se répercute et rebondit et tourne en rond universellement. Il n’y a pas de vous-même dans cette affaire-là, disait Mère: ça vient de partout et ça va partout.19 Et parce que nous attrapons au vol un certain nombre de vibrations que nous empilons et coagulons en petites briques de pensée bien propre, plus ou moins, parce que nous les combinons et recombinons à notre manière particulière pour en faire un édifice ou un autre, nous disons c’est «notre» pensée, c’est «notre» maison. Mais c’est la maison avec les briques de tout le monde. Ce n’est pas plus à nous que le vent du sud ou l’odeur de jasmin qui passe. C’est simplement, comme dit Mère, une notation au passage. L’animal ne fait pas autre chose quand il hume le vent, seulement il se branche sur un milieu différent. Et finalement tous les organismes, du haut en bas de l’échelle évolutive, qu’ils soient dotés d’une simple membrane osmotique ou d’un cerveau, font la même chose: ils pompent dans le milieu, ils reçoivent ce qui est là – ce sont des organes récepteurs. Nous ne créons pas plus de la pensée que l’abeille ne crée du miel – il y a miel et miel, c’est tout.
Tout dépend simplement de notre qualité de réception et du milieu sur lequel nous nous branchons. Toute l’histoire évolutive, c’est simplement l’amélioration ou l’élargissement d’une qualité réceptrice. Le vrai mental en nous, disait Sri Aurobindo, est le mental universel; le mental individuel est simplement une projection à la surface… une sorte de tableau d’annonce ou de commutateur des communications à la surface.20 Et si nous en restons à nos pinces, membranes ou pariétaux de surface, nous cultivons le téléphone, pourrions-nous dire, au lieu de cultiver ce qui est au bout du téléphone. La singularité de l’homme n’est pas dans ses créations ou ses sécrétions de «miel» plus ou moins agréable, mais dans sa capacité de découvrir de nouvelles couches de réception. Son antenne n’est pas immuablement fixée dans une seule direction, fût-ce une direction mentale. Croire autrement, c’est prendre le moyen pour la fin, l’instrument pour le but – la «culture» pour la fin de l’homme. L’homme n’est pas irrémédiablement voué à être l’estomac d’un certain miel dont nous commençons peut-être à trouver qu’il nous écœure.
Mirra, elle, était saturée de cette espèce de courant de pensée qui passe à travers votre cerveau et puis le cerveau d’un autre et le cerveau d’une multitude.21 Dès 1911, elle notait laconiquement: Nous sommes un produit déterminé par tous nos antécédents et mûs par la volonté aveugle et arbitraire de nos contemporains.22 Elle trouvait parfaitement intolérable que l’on puisse être manœuvré par cet énorme conditionnement mental comme des abeilles ou même des Titien supérieurs: Cela ne vous a jamais paru insupportable, disait-elle aux enfants de l’Ashram, qu’il y ait des volontés du dehors qui puissent avoir une action sur la vôtre? Non?… Mais mes enfants, cela me préoccupait quand j’avais cinq ans! Et vous, il y a longtemps que vous avez eu cinq ans…23 Sortir du «programme», oui, à tout prix, et pour cela, la première condition est de faire taire tout ce vacarme. Dans la cohue pensante, on ne peut rien voir et rien comprendre – autant chercher à voir clair dans une mare criblée de cailloux et d’ondes entrechoquées. «Faire le miroir», c’était son vieux dicton. Et dans le miroir clair, on voit d’où ça vient, où ça va. On commence à voir le grand jeu du monde. On s’aperçoit même que de cesser de penser est un accomplissement très supérieur à celui de pouvoir dérouler sans fin des pensées – et cela demande un développement beaucoup plus grand.24
Le silence mental (ou plutôt la transparence mentale, selon son expression favorite), c’est la première faille dans la carapace qui nous bouche l’avenir – c’est l’équivalent humain de la minute distraite du singe entre deux branches, qui préparait l’avènement de l’Homo sapiens. Être «pensif», c’était le trou dans la vieille habitude d’être singe. Être non-pensif, c’est le premier trou dans l’habitude d’être un homme et c’est la faille par où le nouveau monde peut se faufiler. Le mental, ce sont les vieilles branchies qui empêchent de respirer l’air nouveau.
Mais les branchies peuvent se changer en poumons.
Toujours, dans l’évolution, chaque degré prépare l’autre ou contient l’autre et nous voudrions bien savoir où est la marche inutile, y compris le Mental. Il n’y a jamais d’erreur dans l’évolution, mais il y a des retardataires de l’évolution, c’est-à-dire les triomphants d’un certain degré qui s’accrochent à leur sommet – et qui s’apprêtent à devenir une espèce stationnaire. Mais là aussi, la Nature déjoue la paresse naturelle aux espèces par la Pression de son propre Besoin de grandir. Toujours, c’est l’Invention qui nous pousse à l’invention d’elle-même. Au bout de la courbe mentale, nous pouvons donc déboucher sur la nécessité «logique» de passer à l’autre état, nous pouvons même pressentir que ce prochain état doit être «non pensif», sentir même le besoin de sortir de cette mécanique cliquetante, bourdonnante, inlassable, et essayer d’arrêter mentalement le Mental. C’est ce que font généralement les méditants: ils empoignent le Mental par le Mental et héroïquement ils tentent de s’étrangler – pour quelques minutes. Ils lâchent la poigne et ça recommence. Le singe supérieur qui aurait découvert ces petites lueurs pensives et qui essaierait de les reproduire en tournant autour de sa branche jusqu’au vertige se tromperait certainement. Ce n’est pas avec ses muscles qu’il passera à l’autre état, et ce n’est pas par l’effort de notre muscle mental que nous arriverons au silence. Le fait même d’essayer fait du bruit25, remarquait Mère. Toujours et partout, le levier du passage, c’est le Besoin. C’est d’une étrange simplicité. Ce qui est à découvrir pousse dedans: c’est cette poussée-là qu’il faut saisir; et comme c’est encore la poussée de «rien», parce que si c’était «quelque chose» ce serait déjà fait et saisi, il faut se résoudre à attraper ce rien-du-tout comme la seule chose suprêmement tangible! Qu’est-ce que le singe peut savoir du super-singe? rien du tout. Et que savons-nous du surhomme? rien du tout. Et au contraire, si nous commençons à l’imaginer, nous poursuivons la même vieille mécanique en la gonflant à un degré supérieur: nous faisons de la voltige mentale comme le singe autour de sa branche. Nietzsche n’a pas fait autre chose, avec des éclairs de génie. Mais ce Besoin dedans, tout pur, cette Flamme qui pousse, ce trou de rien qui s’emplit de feu à force d’avoir besoin d’être quelque chose, n’importe quoi, une cigogne, un cheval, mais quelque chose, sortir de ce bipède pensant, cliquetant, rabâchant; ce besoin qu’on promène partout, avec chaque pas, chaque battement de cœur, qui grandit, qui avale tout, qui emplit tout de son feu de rien, de quelque chose enfin, et qu’est-ce qu’on peut vouloir d’autre, quel autre besoin que ce Besoin-là, sans nom, sans forme, sans plus, sans moins, pourvu que ça brûle – et ça brûle tout: les idées, les pensées, l’avenir, le passé, demain et les millions d’années, qu’est-ce que ça fait pourvu que cette seule seconde brûle. C’est ça, le levier. C’est le Silence-de-Feu. Ça brûle tout ce qui entre: le péché, les vertus, le haut, le bas, le surhomme et les petits hommes. C’est le Rien de feu, le commencement de quelque chose, le non-pensif compact qui brise la barrière à force de ne plus pouvoir tenir dans sa peau.
Et on émerge.
Alors, dans ce silence – qui n’est pas un silence «comme dans une boîte», mais un silence vivant, actif, «en direction», un silence qui n’a pas besoin de quatre murs et qui se promène dans la foule et sur la place du marché parmi les millions de pistons pensants des hommes comme dans une grande steppe immobile, une immense transparence de tout – le monde devient clair. On est clair et tout est clair. Le Mental apparaît dans son déroulement véridique comme un immense jeu de vibrations qui s’habillent et se colorent et s’empêtrent et s’empilent et s’emboîtent. On voit directement le rythme, on entend le son, on écoute les grandes ondes qui, là-bas, en dessous, vont faire des petites pensées, des petites musiques et tout ce qu’on veut et tout le méli-mélo «créateur» et discuteur et rabâchant. On est dans le parfait silence et toutes les pensées viennent, automatiquement, quand c’est nécessaire. On est dans le grand Courant et tous les gestes se font, automatiquement, quand c’est nécessaire. On est dans la Conscience, on coule avec la grande Shakti. Et on s’aperçoit que l’on peut penser en dehors de son cerveau26, et même très bien, sans y penser! que la pensée est seulement un résidu du bas, un outil d’exécution27 pour accomplir dans la Matière ce qu’on a vu dans la Conscience, su dans la Conscience: un canal toujours plus ouvert, toujours plus large28, disait-elle, pour laisser passer dans la Matière les forces qui transformeront. On est sorti de la couche intermédiaire, sorti des vieilles branchies à distiller l’oxygène, on respire directement l’air pur de la Conscience.
Les branchies externes se transforment d’abord en branchies internes, puis en poumons, disent les physiologistes.
Entre les deux bouts lumineux et obscur de l’existence, le Mental, dit Sri Aurobindo, est simplement un interrègne dans la Réalité.29
Mais dans cette transparence mentale, Mirra allait découvrir une autre couche plus bas, là, bien cachée sous le vacarme pensant de la première et qu’elle ne pourra pas percer si facilement. C’est le «mental physique». Le dernier barrage pour arriver au mental cellulaire, notre prochain secret évolutif: la libération, oui, génétique. Il lui faudra des années pour traverser cette autre barrière et la présence de Sri Aurobindo. Mais le chemin de la descente était ouvert.
Mirra, lentement, pliait ses bagages au monde occidental.
Elle avait parcouru toute la courbe possible, touché des sommets rares et des pouvoirs secrets que d’autres eussent saisi pour leur paix personnelle ou pour leur gloire, touché toute la gamme de la culture, et des notes dont beaucoup eussent fait des symphonies en ajoutant un génie de plus à la collection des réalisations humaines – c’est la réalisation humaine qui l’intéressait, l’espèce, le bloc humain. Elle allait, venait sur ce boulevard St Michel, comme tout le monde, mais toujours avec ce regard intense. Elle continuait aussi de s’occuper de la «Revue Cosmique» de Théon: J’avais trouvé l’imprimeur, je corrigeais les épreuves – tout le travail, pendant longtemps. Cinq ans, en fait. Elle traduisait même en français les expériences que Madame Théon, en transe, dictait à sa secrétaire anglaise: L’initiation sous forme d’histoires. Mais c’est l’Histoire qui l’intéressait, et tout cela s’éloignait d’elle lentement comme un vieux vêtement superflu de «quelque chose» qu’elle vivait largement, sans murs initiatiques ni constructions spirituelles. Et finalement Théon disparaîtra un jour, aussi mystérieusement qu’il était apparu, sans laisser de traces. Alma s’était écrasée sur les rochers de l’île de Wight tandis qu’elle se promenait en transe sur les falaises. Un «accident», qui n’en était pas un; sans doute avait-elle vu que Théon n’était pas destiné à faire descendre ce monde nouveau, et elle n’avait plus de raison d’être. Elle, perdue, Théon avait perdu sa base. Il n’était plus qu’un vieil Atlante d’un monde périmé, et il était trop grand, quand même, pour se contenter d’être un faiseur de miracles. Il savait qu’il n’était pas destiné à réussir et qu’il était seulement venu pour préparer le chemin jusqu’à un certain point1, dira Sri Aurobindo. Peut-être le reverrons-nous, un jour, sans toge, peut-être même en guenilles, semer la révolution parmi les derniers attardés du vieux monde.
Elle avait commencé à tenir un «journal» où elle disait ses expériences, ses espoirs, ses prières pour l’avenir – on aurait dit qu’elle ne pensait qu’à l’avenir, c’était une obsession: Il faut à chaque moment secouer le passé comme une poussière qui tombe afin qu’elle ne salisse pas le chemin vierge…2 Ainsi naîtront les «Prières et Méditations» qu’elle avait commencées depuis 1911. Pourquoi tout ce bruit, tout ce mouvement, cette agitation vaine et creuse; pourquoi ce tourbillon emportant les hommes comme une nuée de mouches prises dans la tourmente?…3 Oh! être le pur cristal sans tache, qui laisse passer Ton divin rayon, sans l’obscurcir, le teinter ou l’altérer… Tous les cœurs des hommes battent dans mon cœur, toutes leurs pensées vibrent dans ma pensée, la moindre aspiration de l’animal docile ou de la modeste plante s’unit à ma formidable aspiration…4 Nous voulons, d’un effort complet et constant, nous avancer comme un flot montant et indomptable, brisant tous les obstacles, franchissant toutes les barrières, soulevant tous les voiles…5 à la conquête des secrets merveilleux de l’Inconnu…6 Il faut faire étroitement communier ce monde divin de Ton immuable région d’amour pur, d’unité indivisible, avec le monde divin de toutes les autres régions, jusqu’à la plus matérielle où Tu es le centre et la constitution même de chaque atome.7
La cellule, l’atome: c’était le fond du problème, non les sommets cosmiques.
Elle avait même plusieurs petits «groupes» (dont l’un s’appelait Idéa) auxquels elle tentait de communiquer ses premiers balbutiements et comme une première vision de l’avenir: Le but général à atteindre est l’avènement de l’Harmonie universelle, disait-elle dès 1912 (c’est-à-dire le «Supramental»)… la réalisation de l’unité humaine (déjà, avant Sri Aurobindo)… fonder la société idéale dans le lieu propice à l’éclosion de la nouvelle race (l’annonce du futur Ashram de Pondichéry, et d’Auroville)… la mise en rapport de la terre avec une ou plusieurs sources de force universelle qui sont encore scellées pour elle.8 Oui, la source «supramental», cette «Harmonie», ce quelque chose qui n’avait pas de nom encore et qu’elle sentait battre comme le cœur de l’avenir – mais comment desceller ça? Qui est-ce qui ouvrira les portes de cette écluse fermée?9 Elle promenait partout sa question, son appel avec elle, comme si cet appel devait faire surgir la réponse (peut-être est-ce lui, déjà, qui avait fait surgir Richard à ses côtés et l’amènera à Sri Aurobindo). Quelques premiers phénomènes bizarres se manifestaient pourtant, partout, dans l’autobus, le tramway, les mille lieux les plus banals: des enfants qui se détachaient brusquement de leur mère et qui venaient se coller à elle littéralement; des hommes tourmentés qui étaient soulagés soudain; des misères ici ou là qui semblaient fondre: Une fois, dans un autobus, il y avait un homme qui était crispé et qui pleurait; on voyait qu’il était extrêmement malheureux. Alors je ne bougeais pas, je n’avais l’air de rien, mais je voyais cette «Force» qui allait vers l’homme, et puis, petit à petit, la figure se détendait, tout se calmait, et il devenait tranquille. C’est arrivé plusieurs fois… Quelque chose qui n’était pas du tout humain, qui était là et qui agissait tranquillement à travers moi (je ne m’en occupais même pas) et qui faisait ça. Et cela agissait à travers son corps sans qu’elle le veuille, comme si cette transparence mentale avait dégagé l’accès du corps: Quelque chose qui s’empare du corps, oh! une vibration si chaude, si douce, et en même temps si terriblement puissante!
Elle allait à tâtons dans quelque chose de très nouveau qu’elle ne comprenait pas bien, et qui semblait se manifester de plus en plus à mesure que cette transparence grandissait, comme s’il fallait être «rien», totalement rien pour que l’autre courant puisse passer: La moindre vibration dans cette atmosphère parfaitement pure et calme est un obstacle10, notait-elle déjà en 1912. Et on conçoit bien, en effet, que si quelque singe supérieur voulait laisser passer une seule vibration mentale, il fallait qu’il devienne l’équivalent de «rien» dans le monde singe; mais ce qui est intéressant ici, c’est que le lieu de jonction avec les forces nouvelles n’est pas le mental: c’est le corps. Le corps est le pont. Chaque nouveau «sommet» évolutif, chaque degré nouveau, est marqué par un changement du lieu de jonction. Nous disons «sommet», nous disons «forces nouvelles», mais c’est notre langage inadéquat, le sommet est toujours là! Il n’y a pas de forces «nouvelles»: c’est seulement une couche nouvelle qui se désencombre et laisse briller ce qui était toujours là. Un rideau qui se tire. Nous sommes pleins de couches empilées, et lentement nous nettoyons du plus extérieur ou du «plus haut» au plus profond, jusqu’au cœur de l’histoire: la Matière. Et plus on descend dans les couches denses, plus la force est puissante et directe parce qu’on approche de l’origine. La suprême jonction de la fin est au commencement de tout: À quoi servirait l’homme s’il n’était pas fait pour jeter un pont entre Ce qui est éternellement et toute l’obscure et douloureuse ignorance du monde matériel? L’homme est le lien entre Ce qui doit être et ce qui est, il est la passerelle jetée sur l’abîme.11 Et Mirra se demandait dans ses «Prières et Méditations»: Quand donc aurai-je assez complètement oublié ma personne pour ne plus être que l’instrument uniquement pétri des forces qu’il doit manifester?12
Il y avait quelque chose à manifester, ou peut-être qui se manifestait.
Elle était de moins en moins «Mirra», d’ailleurs, mais une autre personne, qui n’était pas «quelqu’un» vraiment, un individu enfermé dans un sac de peau, mais une conscience qui semblait devenir de plus en plus de monde, si l’on peut dire, comme elle devenait, enfant, le python, les géraniums des Tuileries ou certain arbre de Fontainebleau – la même chose – comme si, plus la personne disparaissait ou la transparence se faisait, plus la conscience s’élargissait et les forces passaient. Pourtant, elle continuait très bien sa vie comme tout le monde, elle avait une vie aussi «mondaine» que tout le monde, rencontrait même Anatole France dont elle partageait la douce ironie (ce refus, toujours, de se prendre abominablement au sérieux, oh! comme elle comprendra l’humour de Sri Aurobindo) et lui demandait si sa Révolte des Anges, qu’elle aimait beaucoup, ne lui avait pas été inspiré par les idées de Théon. Mais elle était déjà aux temps d’une autre révolte, infiniment plus fondamentale que les vieilles histoires religieuses, quelque chose qui semblait se passer au niveau de son corps et la relier au corps même de la terre… comme si l’on ne pouvait pas toucher un peu de Matière sans toucher toute la Matière: Je perçois de façon constante et précise l’unité universelle qui détermine une interdépendance absolue de toutes les actions13, notait-elle à l’époque. «Précise», c’est-à-dire dans le fait matériel, pas dans les fumées du mental. Une sourde révolte commençait à vibrer dans la terre et à répandre ses ondes sismiques de la vallée du Yang-tsé à Agadir (1911): La terre est dans nos bras comme un enfant malade qu’il faut guérir.14 Déjà… il y a soixante ans pourtant.
Mais il y a soixante ans, quelque chose de très nouveau commençait sur la terre.
Trompés par les apparences, nous pouvons croire que le monde a éclaté dans un million d’expériences chaotiques qui le déchirent en tous lieux et jusque dans le moindre recoin de nos petites frontières et même de nos cœurs – rien n’échappe, personne: c’est tout un seul bloc de Matière! – penser que la grande nouveauté du monde remonte à cette décade, mais le premier choc, la première vague, l’épicentre du phénomène se situe étrangement en Asie au début du siècle; tout coule de là: le reste est une amplification et une exaspération de ce qui est parti là. Trois révolutions, parties toutes trois d’Asie. Et Mirra a touché aux trois en des circonstances parfois bizarres. Le choc est parti de l’Inde: en 1893, Sri Aurobindo écrit son premier article révolutionnaire et, au tournant du siècle, quatorze ans avant Gandhi5, il est déjà le «chef révolutionnaire» incontesté, «l’homme le plus dangereux auquel nous ayons affaire», écrivait Lord Minto, le Vice-roi des Indes, tandis que les bombes éclataient au Bengale. Or, Mirra était en contact avec l’Inde dès 1904. Puis la Chine, au tournant du siècle aussi, avec le siège des légations européennes à Pékin par les insurgés chinois: la fameuse «affaire des Boxers» et le déchaînement des «sociétés secrètes» dont les chefs venaient s’inspirer en France, aboutissant à la formation du Kuo-min-tang et aux troubles de la vallée du Yang-tsé en 1911, puis à l’écroulement de la dynastie mandchoue en 1912. Mirra rencontrera l’un des militants chinois à Paris. Et la Russie enfin (ou simultanément) avec le torpillage de la flotte russe par les Japonais devant Port Arthur, en 1904, qui précipitera les premières vagues révolutionnaires: assassinat du grand-duc Serge en 1905, à Moscou, répressions et déportations des étudiants révolutionnaires en Sibérie sous la férule de l’inflexible Stolypine – Mirra rencontrera l’un de ces étudiants à Paris, en 1907, rescapé des représailles de Nicolas II. Trois révolutions en genèse qui allaient changer la figure du monde. Et finalement, les manigances de Guillaume II en Europe aboutissaient à l’envoi d’une canonnière allemande devant Agadir, en 1911, sous le nez de l’Angleterre et de la France menacées, et précipitaient l’éclatement du grand arc électrique qui reliait étrangement les troubles de la vallée du Yang-tsé à l’Europe, à la Russie et à l’Inde. Une seule Matière qui bouge. Et peut-être avait-elle commencé de bouger quand Mirra à Paris et Sri Aurobindo à Calcutta commençaient à entrer dans leur propre Matière pour nettoyer les couches du vieux monde évolutif et dégager la nouvelle «source». Un seul grand Corps en transformation.
Lentement, une écluse s’ouvrait.
Or, en 1906, à Tlemcen, il s’était produit un incident bizarre. Au cours de ses explorations dans les plans de conscience qui enveloppent la terre (ce qu’on appelle son «avenir» et qui n’est à venir que par les épaisseurs à traverser), Mirra avait vu quelque chose, ou plutôt il lui avait été dit quelque chose, qu’elle avait noté soigneusement avec la date (et Dieu sait qu’elle était à mille lieues de se préoccuper de la Chine quand elle ne savait même pas très bien ce qu’était l’Inde): Exactement dans cinq ans, la révolution se produira (en Chine). Ce sera le premier mouvement terrestre annonçant la transformation. Et en 1911 exactement, octobre, le Kuo-min-tang provoquait les troubles que nous savons et la dynastie mandchoue s’écroulait peu après. Mais ces événements, qui maintenant nous apparaissent dans leur ampleur véritable, n’étaient alors que de vagues rumeurs qui devaient traverser des mers et des mois pour se faire connaître moins bien que le dernier discours de l’illustre député républicain du Lot-et-Garonne (Monsieur Fallières, pour ne pas le nommer). Et Mirra ne savait rien de tout cela, lorsque, par quelque «hasard» aussi mystérieux que tout le reste, elle a rencontré à Paris (comment, nous ne le savons pas, ni quand exactement) certain affilié d’une société secrète chinoise (comme dans les romans) qui l’a mise au courant des événements de Wuhan en des circonstances encore plus étranges que tout le reste: devant cet homme, sans savoir pourquoi, Mirra s’est mise à faire certain geste (un poing sur l’autre) qui était le signe de ralliement de ladite société (décidément nous sommes en plein roman, mais la vie de Mère est le plus étonnant roman qui soit) et se croyant parmi d’autres affiliés, l’homme avait donné tous les détails de ce qui était en train de se produire en Chine. Du coup, Mirra s’est souvenue de sa note cinq ans plus tôt.
Et elle est restée songeuse.
On aurait dit que les circonstances voulaient qu’elle soit au courant. Qu’elle ait fait ce «geste» sans le savoir n’a rien pour nous étonner: Mirra avait depuis longtemps la capacité toute naturelle d’entrer dans tout le monde comme chez soi, sans même le vouloir, et de faire les choses sans même savoir pourquoi, parce que le geste s’imposait; ce n’était plus le mécanisme mental qui la faisait bouger. Mais ce qui nous laisse songeur, nous, c’est: pourquoi la Chine? L’Histoire à venir, très prochaine sans doute, nous dira pourquoi c’est dans ce pays que devait se situer «le premier mouvement terrestre annonçant la transformation». Nous n’en savons rien. Nous pouvons seulement noter le fait. Est-ce là qu’est le nœud? Mais le fait est qu’au tournant de ce siècle, trois révolutions étaient en cours qui allaient changer la face du monde. Quelque chose avait commencé dont tout le reste, aujourd’hui, est seulement la conséquence et le développement.
Et qu’est-ce qui avait commencé?
Nous pouvons nous laisser tromper par les apparences. Nous voyons du communisme là et du socialisme ici et du capitalisme encore ailleurs – cent cinquante pays qui se déchirent et lancent chacun son cri de guerre, luttent contre la pauvreté, luttent contre l’injustice d’une couleur ou d’une autre, pour le droit, la liberté, le pétrole et les engrais chimiques, pour tout ce qu’on veut, contre tout ce qu’on veut: c’est le règne du pour et du contre, de la vérité contre le mensonge, du bien contre le mal, et chacun a la vérité, chacun brandit son slogan, condamne la vérité de l’autre qui condamne la vérité de l’autre – la «vérité» partout comme un énorme cadavre pestilent que chacun étale, proclame, radiodiffuse et imprime en six cent cinquante langues infaillibles et chacune suprêmement véridique. Et tout est vrai, et tout est faux. C’est la vérité du mensonge ou le mensonge de la vérité. C’est le règne du oui-non, bien-mal, pour-contre, la grande Babel mentale en trois milliards huit cent cinquante millions d’hommes. C’est le temps des innombrables panacées: contre le cancer, contre la récession, la pauvreté, pour la pluie, le beau temps, on invente tout, désinvente tout la minute d’après et tout recommence dans le grand chaudron. C’est toujours nouveau, c’est toujours pareil. C’est malade ici aujourd’hui, malade là demain, et c’est tout le monde malade. C’est la grande maladie mentale qui touche à sa fin. C’est la grande dévaluation mentale – celle dont personne ne parle – mais qui hurle partout en un millier de «cultures» dont les mots ne veulent plus rien dire, les idées ne veulent plus rien dire, les vérités, les mensonges ne veulent plus rien dire, et tout est comme une énorme imposture parée d’un million de vérités qui se répercutent à bout de haut-parleur jusque dans les plus petits villages de l’Himalaya, hypnotisés, assourdis, drogués de mots et abrutis d’idées. C’est la fin du Mental. La pensée s’annule elle-même. C’est le commencement d’autre chose. Nous sommes au temps du grand «changement de gouvernement» disait-elle: c’est le remplacement du gouvernement mental de l’intelligence par le gouvernement spirituel de la conscience.
C’est le temps du Supramental.
En mille langues et sous mille étiquettes, à droite, à gauche, jaune et rouge et noire, chrétienne, islamique, marxiste, athée, tout le monde FAIT LA MÊME CHOSE. Tout le monde est en train de virer dans un nouveau stade évolutif sous l’intolérable Pression interne et externe de la Conscience. Tous les pour vont là, tous les contre vont là, tous les oui, tous les non, cela ne fait pas plus de différence que les premiers borborygmes du branchiosaure au tournant du Carbonifère, en chinois, en américain ou en parfait français. Nous sommes traînés jusqu’au fond du bocal, nous y allons tous, vers la sortie du Mental. La Nature ne pouvait pas inventer de meilleur moyen: pas de peste ni de tremblement de terre – simplement, elle tourne la vis du Mental, ou plutôt elle la laisse se tourner elle-même, jusqu’à écrasement complet. C’est cela qui avait commencé au tournant du siècle. Ce n’est nulle révolution chinoise ou russe: c’est la révolution de la Conscience. Et toutes les révolutions sont faites pour précipiter cette seule révolution-là. Toutes les misères sont faites pour hâter cette seule délivrance-là. Tous les mensonges sont faits pour forcer cette seule Vérité-là. Tout le monde y va et tout le monde y travaille, qu’il le veuille ou non, en blanc ou noir, en faux ou vrai, c’est tout pareil: Il y a une chose bien simple, disait Mère, c’est que l’humanité tout entière suit une évolution, une courbe d’évolution, et il y a des âges – certains âges – où certaine expérience devient presque universelle, c’est-à-dire terrestre, entièrement terrestre, et justement, sous des noms, sous des étiquettes, sous des mots différents, c’est à peu près la même expérience qui se poursuit. Alors, il y a les vieilles expériences qui sont en train de disparaître et qui s’accrochent encore, qui changent encore l’apparence et le dedans de certaines nouvelles choses. Mais c’est seulement comme la queue de quelque chose. Tout le mouvement nouveau va vers une expérience qui devient aussi générale qu’elle le peut, parce qu’elle n’est utile que si elle est générale. Si elle est locale, c’est comme un champignon, cela ne donne pas de fruit pour la conscience humaine générale.15 Nous sommes dans l’expérience terrestre de la Conscience, comme d’autres étaient dans l’expérience terrestre des grands plissements, ou dans l’expérience terrestre de la respiration pulmonaire, et tous nos soubresauts sont le lent désencombrement des inutilités évolutives: Chaque stade de l’évolution, disait Sri Aurobindo dès 1910, est généralement marqué par une puissante recrudescence de tout ce qui doit sortir de l’évolution.16
1914 est à la porte.
Elle était intensément consciente de ce «mouvement de transformation terrestre» quand nous en étions encore à la conquête du Tchad. C’était la Science Triomphante, on allait tout guérir, il suffisait d’inventer. «Nous avons éteint au ciel des étoiles qui ne se rallumeront plus», s’écriait quelque député éloquent, et en effet les étoiles étaient bien tombées du ciel, elles étaient parfaitement dans la Matière – mais peut-être pas la matière prévue par les matérialistes. Et la moitié du monde encore ne croit rien de mieux que de copier l’Occident: la technique d’Occident, l’industrie d’Occident, le «niveau de vie» d’Occident – le salut par la machine. Mirra n’y croyait pas, ni Sri Aurobindo là-bas qui déjà voyait le soir rouge de l’Occident et adjurait ses compatriotes, en vain, de se tourner vers la seule invention d’eux-mêmes: La civilisation scientifique, rationaliste, industrielle, pseudo-démocratique d’Occident est maintenant en voie de dissolution, écrivait-il, et ce serait d’une folle absurdité pour nous, en ce moment, de construire aveuglément sur ces fondations croulantes.17 Mais la Machine est imperturbablement en route, elle coiffe toute la terre, et les «déshérités» l’appellent comme le seul secours. Et peut-être, en effet, dans l’économie de la Nature, l’énorme Machine était-elle nécessaire pour des raisons que l’homme n’avait pas prévues: c’est le plus sûr moyen de ligoter toute la terre en un seul paquet et de la réduire à la merci de quelques boulons mal serrés qui, un jour et en une fois, mettront l’humanité entière devant la fantastique panne générale de ce symbole du Mental. Un enfant viendra et la détruira18, disait Sri Aurobindo avant 1914. Ce sera d’une simplicité foudroyante: personne n’y avait pensé. Un tas de rouille mondial. Et on passera à l’invention oubliée – on sera réduit à l’invention. Cette grande réaction du culte de la Matière, disait Mère, a beaucoup servi à la pétrir, à la rendre moins inconsciente d’elle-même: cela a ramené par force la conscience dans la Matière. Alors, peut-être, tout cela a-t-il préparé suffisamment pour que le moment soit venu de la Manifestation totale?
C’est cette «Manifestation» qui l’obsédait. C’est-à-dire l’avènement de la nouvelle Conscience. Le mot vient et revient dans son «journal» avec une insistance croissante à partir de 1913: L’heure est venue de Ta manifestation… La glorieuse nouvelle de Ta Venue prochaine… Ta nouvelle Manifestation…19 Mais elle ne savait même pas qui était Sri Aurobindo vraiment, elle était seule, elle cognait à toutes les portes, démontait tous les mécanismes – religieux, sociaux, politiques – comme s’il fallait qu’elle épuise toutes les solutions avant d’être précipitée à la bonne porte. Comme si sa quête même forgeait les circonstances qui allaient la mettre sur le bateau de Pondichéry… pour la campagne électorale de Richard, décidé cette fois à devenir lui-même le député de l’Inde française (il se fera battre lamentablement), elle qui ne croyait pas en la démocratie, même avant 1914. Encore l’une des portes qu’elle trouvait bouchée: Toutes les organisations humaines sont basées sur: le fait visible (qui est un mensonge), l’opinion publique (qui est un autre mensonge) et le sens moral qui est un troisième mensonge! Alors… Et avec sa simplicité désarmante qui va droit au cœur de la question, elle demandait: Il faut une organisation mondiale, oui, et par qui? Il faut que ce soient au moins des gens qui aient une conscience mondiale! Et voilà. Partout et de tous les côtés, elle revenait à ce problème de «conscience»: Les gouvernements succèdent aux gouvernements, les régimes aux régimes, les siècles aux siècles, et la misère humaine reste la même lamentablement… Seule une transformation, une illumination de la conscience humaine peut amener une amélioration véritable à la condition humaine.20
Et elle n’avait qu’à regarder ce qui était sous ses yeux, Paris même: Ce qu’est l’atmosphère mentale d’une ville comme Paris, où des millions d’êtres pensent, et quelles pensées! Représentez-vous cette masse grouillante et mouvante, cet enchevêtrement inextricable. Il semble tout d’abord qu’on n’y puisse rien démêler, et pourtant, malgré toutes les tendances, toutes les volontés, toutes les opinions contradictoires, il s’établit une sorte d’unification, d’identité entre toutes ces vibrations, car toutes, à d’infimes exceptions près, toutes expriment… la convoitise. La convoitise sous toutes ses formes, tous ses aspects, dans tous les plans. Toutes les pensées des mondains qui n’ont pour but que les jouissances et les divertissements matériels, expriment la convoitise. Toutes les pensées des producteurs intellectuels ou artistes assoiffés de considération, de renommée et d’honneurs, expriment la convoitise. Toutes les pensées des gouvernants et des fonctionnaires aspirant à plus de pouvoir et plus d’influence, expriment la convoitise. Toutes les pensées des milliers d’employés et d’ouvriers, de tous les opprimés, les malchanceux, les écrasés luttant pour une amélioration de leur triste existence, expriment la convoitise. Et tous, riches ou pauvres, puissants ou faibles, privilégiés ou infortunés, intellectuels ou ignorants, veulent de l’or, toujours plus d’or pour satisfaire toutes leurs convoitises.21 C’était en 1912. Nous ne savons pas si la situation s’est améliorée depuis, ni si elle est meilleure sous quelque autre latitude, mais que peut-on changer au monde tant que cette conscience-là n’est pas changée, quelles tonnes de pénicilline ou d’institutions guériront cette indigence-là? Ou alors des tonnes de policiers et de plus en plus de policiers.
Quelquefois même, elle s’en prenait à son frère, Mattéo, sorti de Polytechnique, devenu gouverneur, qui pourtant semblait avoir des capacités spéciales, lui aussi, puisqu’il pouvait avoir des expériences – qu’il envoyait promener parce qu’elles n’étaient pas conformes à son idée du «bien du monde»: À dix-huit ans, raconte Mère, quand il préparait Polytechnique, juste avant, un jour qu’il traversait la Seine (je crois que c’était sur le Pont des Arts), au milieu, tout d’un coup, il a senti quelque chose qui descendait en lui, qui l’a immobilisé tellement fort qu’il est resté comme cela, pétrifié, et alors il a, pas positivement entendu une voix, mais c’est venu très clairement en lui: «Si tu veux, tu peux devenir un dieu» (cela s’est traduit comme cela dans sa conscience: c’était simplement une conscience supérieure). Il m’a dit que cela l’avait pris tout entier, immobilisé – une puissance tellement formidable, et extrêmement lumineuse: «Si tu veux, tu peux devenir un dieu.» Et alors, dans l’expérience elle-même, sur le moment, il a répondu: «Non, je veux servir l’humanité» – et c’est parti. Naturellement il s’est bien gardé de rien dire à ma mère, mais nous étions assez intimes et il me l’a raconté. Alors je lui ai dit: «Eh bien, tu en es un imbécile!»… Il n’a rien compris. Et c’était un homme intelligent, capable: il a été gouverneur, et un gouverneur assez brillant, dans plusieurs pays. Mais rien compris… Il ne concevait rien de mieux que d’«aider les autres»: philanthropie. C’est pour cela qu’il est devenu gouverneur. En sortant de Polytechnique il avait le choix entre différents postes et il a exprès choisi ce poste dans les colonies, parce qu’il pensait à «aider les races arriérées à faire des progrès» – tout ce non-sens. Déjà, à 16 ans et demi. De quoi faire frémir tous les Prix Nobel de la paix. Et d’ailleurs Mattéo était considéré comme une sorte de Christ par les Congolais qu’il gouvernait: on n’avait jamais vu pareille abnégation, les annales le racontent. Mais on se demande si nos frères Congolais, qui ne s’appellent d’ailleurs plus de ce nom, en sont plus avancés dans le bien-être et la sagesse et la beauté de la vie… Une tenace illusion nous fait œuvrer, et plus elle est morale et bien-pensante, plus elle est solide – du vrai béton spirituel. Peut-être, un jour, ces merveilles «humanitaires» nous paraîtront-elles aussi désuètes que les conquêtes du Tchad et la fameuse «paix française» – qui pourrait d’ailleurs aussi bien s’appeler la pax britannica ou l’American peace, qui n’ont jamais été la paix de personne. Il y a, ainsi, un certain nombre de mythes sacrés dont nous nous apercevons qu’ils n’avaient d’autre utilité que de forger notre propre conscience et notre propre être et notre propre bien, ou non. les conditions dans lesquelles les hommes vivent sur terre sont le résultat de leur état de conscience, disait-elle. vouloir changer les conditions sans changer la conscience est une vaine chimère.22 En une simple phrase, tout le problème du monde est là et toute l’énormité de l’illusion qui nous meut depuis la première locomotive. Comment pouvez-vous changer quelque chose sans justement avoir changé vous-même? Ce sont les enfants qui disent: J’ouvre un dortoir, je vais construire une crèche, offrir de la soupe aux pauvres, prêcher une connaissance, répandre une religion… C’est seulement parce que vous considérez que vous êtes meilleurs que les autres, que vous savez mieux qu’eux ce qu’ils doivent être ou faire. Voilà ce que c’est, «servir l’humanité». Vous voulez continuer tout cela? Cela n’a pas changé grand-chose. Vous pouvez ouvrir des millions d’hôpitaux, cela n’empêchera pas les gens d’être malades. Au contraire, ils auront toute facilité et tout encouragement pour tomber malades… En fait, la première humanité qui vous concerne, c’est vous-même. Vous voulez atténuer la souffrance, mais à moins que vous ne puissiez changer la capacité de souffrir en une certitude d’être heureux, le monde ne changera pas. Ce sera toujours pareil, on tourne en rond – une civilisation suit l’autre, une catastrophe suit l’autre, mais la chose ne change pas, parce qu’il y a quelque chose qui manque, quelque chose qui n’est pas là, c’est la conscience. C’est tout.23
«Changer la capacité de souffrir»… Oui, c’était cela, pour elle, déjà, le vif de la question. Cette chose souffrante au fond de l’homme, sous tous les habits, sous tous les vocabulaires, toutes les professions de foi et d’espérance. Ce quelque chose qui est comme un appel de la mort et qui s’habille provisoirement d’une religion ou d’une autre, d’un salut ou d’un autre, d’un «isme» en rouge ou noir ou bleu, d’un paradis socialiste ou céleste, pour déjouer sa douleur profonde – des interludes et des interludes, intellectuels, sentimentaux, patriotiques ou religieux, mille interludes entre ce fond de douleur et la mort: peut-être la mort qui souffre au fond dès la première respiration terrestre; la vie qui se sait condamnée; un nœud de douleur où l’une et l’autre sont étroitement embrassées comme si la vie avait besoin de la mort pour trouver son secret complet, la mort avait besoin de la vie pour transmuer son obscur refus, et changer l’une et l’autre en un troisième état qui sera la Vie. Cette capacité de douleur au fond qui est l’appel de notre secret, nu. Cette seule chose-là à affronter, sans masques, sans trucs, sans bien, sans mal, sans tous les oripeaux dont on essaye de l’habiller pour oublier, en vain. Il y a quelque chose de radical à trouver, notre douleur même est notre instrument. Et peut-être, au tournant de ce siècle, après cette formidable explosion d’espoir en une Machine qui allait tout sauver, cette formidable explosion de fraternité en une Idéologie du Mieux humain, sommes-nous conduits, non pas à l’écroulement et à la défaite, mais plus près de la vraie question, plus au cœur d’un «mieux» que nous n’avions pas prévu où la vieille Douleur, délivrée de ses faux espoirs et de ses faux ciels et de ses faux mieux, consumée, transmuée, réduite à sa question, délivrera la vie nouvelle hors de son cocon mortel. Mais il fallait d’abord que tout le «meilleur» s’écroule, il fallait d’abord se délivrer du vieux béton spirituel et humanitaire et religieux et scientifique – toutes les constructions du Mental – qui enfermait sous de spécieux saluts la seule Chose qui n’a pas besoin de salut parce qu’elle ne peut pas mourir et pas besoin de machines parce qu’elle est le Pouvoir. «Si chacun faisait de son mieux», disent-ils. Mais ce mieux-là ne vaut rien du tout! s’écriait Mère. À moins que tout ne change, rien ne changera. Il faut que ce soit ce mieux qui change.24
Et finalement rien n’est changé tant que la mort n’est pas changée.
Mirra avait fait tout le tour des mécanismes, nous pourrions dire le tour des vieux tombeaux, il n’y avait plus de portes, nulle part, sauf une dans le silence du cœur: Ce n’est dans aucun moyen extérieur, amélioration matérielle ou transformation sociale, que réside la véritable évolution progressive, celle qui peut mener l’homme vers le bonheur auquel il a droit. Ce sont les perfectionnements individuels, intérieurs et profonds, qui constituent le progrès réel et peuvent transformer totalement l’état actuel des choses25, écrivait-elle en 1912. Toutes nos «améliorations» n’ont pas plus d’utilité du point de vue du prochain stade de l’évolution, que les galipettes améliorées du singe dans les forêts du Pléistocène – sauf si elles sont un prétexte pour développer notre propre conscience. Mais c’est seulement un prétexte. Là-bas, Sri Aurobindo s’était retiré de l’action révolutionnaire pour les mêmes raisons, alors que tout le monde s’attendait à le voir prendre la tête des destinées politiques de l’Inde – et on lui en voudra beaucoup de ce retrait, personne n’a jamais compris. Les avocats de l’action s’imaginent qu’avec une ruée toujours nouvelle de l’intellect et de l’énergie humaine, tout peut s’arranger, écrira-t-il; l’état actuel du monde après un développement de l’intellect sans parallèle dans l’Histoire et une dépense d’énergie fantastique est une preuve éclatante du vide de l’illusion qui les fait œuvrer. Le yoga pose le principe que c’est seulement par un changement de conscience que la vraie base de la vie peut se découvrir: du dedans au dehors, telle est la loi, en vérité. Mais «dedans» ne veut pas dire un quart de centimètre derrière la surface… Nous avons le choix entre rester dans le vieux méli-mélo à tâtonner çà et là dans l’espoir de tomber par chance sur quelque découverte, ou faire un pas en retrait et chercher la Lumière dedans jusqu’à ce que nous découvrions la Divinité et puissions la bâtir au-dehors comme au-dedans.26
Mirra avait bien trouvé la clef du dedans, mais elle n’avait pas encore la clef de la transformation. Quelle splendeur plus haute que toutes celles qui ont précédé, quelle merveille de gloire et de lumière ne faudrait-il pas pour tirer les êtres de l’horrible aberration où les plonge la vie des cités et des prétendues civilisations!27 notait-elle juste un mois avant de s’embarquer pour l’Inde.
Quand tout a été dit et fait, et vu et compris, il ne reste plus qu’à aimer. C’est peut-être cela, l’ultime porte. Mais cela ne suffit pas: L’un a dit: «J’apporte l’Amour», l’autre a dit: «J’apporte la Paix», l’autre a dit: «J’apporte la Libération», et puis, il y a eu un petit changement au-dedans, quelque chose s’est éveillé à l’intérieur des consciences, mais extérieurement tout est resté le même. C’est cela qui fait le fiasco…28 L’amour seul, tel que le Christ l’a prêché, n’a pas pu transformer les hommes. La force seule, telle que Mahomet l’a prêchée, n’a pas transformé les hommes, loin de là. C’est pourquoi la Conscience qui est à l’œuvre pour transformer l’humanité unit la force à l’amour, et celui qui devra réaliser cette transformation viendra sur terre avec le Pouvoir de l’Amour divin.29 Derrière son ironie, son rire malicieux, son cœur violent et assoiffé de progrès, Mirra, Mère, c’était peut-être d’abord et avant tout l’amour: Être comme un immense manteau d’amour enveloppant toute la terre, pénétrant tous les cœur…30 Mais un amour que nous avons beaucoup de mal à comprendre parce qu’il est comme armé d’un glaive – jusqu’au jour où ce glaive aussi fondra dans la nudité des derniers jours laissant briller un Amour si vaste, si transparent et si formidablement puissant qu’il était presque écrasant pour le corps – un amour qui exige le plus difficile de nous et nous retrouve, parfois, surpris, au pire de nous-mêmes, avec une telle Tendresse, comme si on s’était connu depuis toujours, là, au cœur de cette question brûlante qui est comme la question de la Terre en nous: Ne sais-tu pas cela, que les forces les plus sublimes des extensions cherchent pour se vêtir les voiles les plus opaques de la matière?31 disait-elle en 1910. C’est à cause du pire que l’on peut trouver le meilleur, et c’est à cause du meilleur qu’on peut transformer le pire.32 C’est là qu’on retrouve Mère, là qu’on commence à toucher au secret du Puissant Amour, comme si, au fond de douleur de la Matière, s’allumait un cri si déchirant, si nu, si impuissant, qu’il tourne soudain en un feu pur, qui dit seulement j’aime, j’aime, j’aime… c’est tout, et qui est écrasant de puissance. Là brille Mère, et pour toujours. Comme si, Mère, c’était l’amour au fond de la Matière, et Mirra, les premiers tâtonnements de la Matière en quête de ce qu’elle est vraiment. Elle ouvrait l’âge du matérialisme divin.
Là-bas, à Pondichéry, Sri Aurobindo avait déjà jeté ce cri: Je cherche un matérialisme qui reconnaîtra la matière et s’en servira sans en être l’esclave.33
Le 7 mars 1914, elle s’embarquait à bord du Kaga Maru après trente-six ans de matérialisme occidental.
Deuxième Partie
Le chemin qui descend
Le chemin qui descend, celui que j’ai commencé avec Sri Aurobindo… La Mère est la Force de Sri Aurobindo1
Sri Aurobindo
Celui que nous avons vu hier est sur terre.2
Ainsi notait-elle simplement leur rencontre, le 29 mars 1914. Exactement ma vision. Ce n’était pas une divinité hindoue, c’était Sri Aurobindo. Elle avait une façon si tendre de prononcer ce nom: Shri Aurobindo. Nous l’avons entendu des milliers de fois prononcé par elle et chaque fois, cinquante-neuf ans encore après, c’était ce même amour mêlé de douceur et de vénération, une petite seconde de pause au milieu d’une phrase, un sourire à peine sur des yeux qui se ferment à demi, et on sentait Sri Aurobindo, là, dans un enveloppement de lumière bleu pâle, presque blanche, blanc-bleu, très lumineux. Jamais elle n’a prononcé ce mot n’importe comment. C’était comme un mantra. C’était Shri Aurobin’do, là, comme s’ils étaient fondus ensemble, et tantôt c’était elle qui était devant, tantôt c’était lui qui était devant – Lui, c’était cette douceur si vaste, si «comprenante»: Avec Sri Aurobindo, on avait l’impression d’entrer dans un infini toujours, et si doux, si doux! c’était toujours comme… quelque chose qui était «soft», je ne sais pas. C’étaient des vibrations qui, toujours, vous élargissaient, vous apaisaient – on avait l’impression de toucher à quelque chose qui n’avait pas de limites. Oui, pas de limites, ça ne s’arrêtait pas quelque part, on était emporté au loin de soi, qui était peut-être soi-même, purement, sur de grandes ailes de neige. Une seconde, elle fermait les yeux, prononçait ce nom, et c’était là. Toujours. Un nom qui incarne une expérience, qui contient le pouvoir d’une expérience. C’est cela, le mantra. Shri Aurobin’do…
La première fois, elle a voulu le rencontrer seule. Ils avaient débarqué (est-ce un hasard?) à Dhanushkodi, loin dans le Sud, près du grand temple de Rameshwaram qui profilait ses hautes tours violettes au milieu des dunes de sable blanc, le temple du premier Avatar de l’homme mental – et de son épouse, Sita, qui disparut en s’engouffrant vivante dans la Terre qu’elle aimait –, loin, là-bas, cette histoire passée qu’elle saluait, peut-être, avant d’aller à la rencontre de l’avenir. Déjà elle sentait ce quelque chose que l’on respire avec l’atmosphère du pays. Ils avaient pris le train, ils étaient arrivés le matin à Pondichéry. Elle ne voyait rien, son regard était tourné au-dedans. Nous l’imaginons avec sa voilette de tulle sur ses longs cheveux dénoués, une simple raie au milieu du front, sa main très blanche qui retenait la voilette contre les bourrasques du vent de mer. Elle allait seule, l’après-midi du 29 mars, vers une grande maison à colonnades, un peu délabrée par les moussons, le cœur battant, peut-être, dans ce silence des moments d’une vie où on sait sans savoir. Rue François Martin, no 41. Une grande poterne à chapiteau où penchait une liane de quisqualis qu’elle appelait «fidélité», la porte ouverte, une cour à l’abandon où poussaient quelques bananiers et des mauvaises herbes, la véranda du bas avec ses colonnades, l’escalier à droite: J’ai monté cet escalier, et il m’attendait debout, en haut de l’escalier. Exactement ma vision. Habillé de la même manière, dans la même position, de profil, la tête en haut. Il a tourné la tête vers moi, et j’ai vu dans ses yeux que c’était lui. Les deux choses ont fait comme cela, et immédiatement les expériences intérieures se sont jointes à l’expérience extérieure et il y a eu fusion, le choc décisif.
Car rien n’arrive dans le jeu cosmique
Qu’à son heure et à l’endroit prévu3
Toujours nous cheminons sur deux routes, du dehors et du dedans, et nous allons en aveugle sur celle-ci, tissant un million de «hasards» comme un absurde tableau cubiste, trébuchant ici et là dans des peines, des joies, des rencontres, des gestes inexpliqués, inexplicables, tandis qu’un voyageur en nous connaît tout le tableau et tous les fils, et toutes les vieilles rencontres jamais perdues, les gestes inachevés, jusqu’au jour où les deux voyageurs se rencontrent: la route dedans devient la route dehors et tout est une éternelle rencontre. UNE Conscience se promène à travers son éternel tableau et reconnaît peu à peu sa propre totalité. Les seules minutes de souvenir dans une vie sont les moments où les deux chemins se rencontrent: un petit choc dedans qui reconnaît un point du Grand Tableau et se retrouve, un moment, sur la grand-route éternelle – une seconde de coïncidence. Et c’est ça. Tout le reste est la grisaille hasardeuse où rien ne se passe, parce qu’il ne se passe rien dans la vie, sauf sur cette route-là et aux seules secondes où nous coïncidons avec cette route-là. Les points de coïncidence sont l’exacte mesure de notre conscience. Et pour certains tout coïncide, chaque geste et chaque rencontre, et l’univers entier dans le plus microscopique détail est une fabuleuse rencontre. Ceux-là poursuivent la grande Œuvre éternelle et, de vie en vie, reviennent ensemble pour éveiller toujours plus le nombre des petits points qui prennent conscience de la grande coïncidence. Telle est la vision supramentale, la conscience du prochain cycle, tel est le long chemin de Mère et de Sri Aurobindo à travers des âges oubliés et des consciences innombrables: Il n’y a pas de différence entre le chemin de la Mère et le mien, écrivait Sri Aurobindo; nous avons et avons toujours eu le même chemin, le chemin qui conduit au changement supramental et à la réalisation divine; non seulement à la fin mais dès le début c’était le même.4 Et elle disait: Depuis les débuts de l’histoire terrestre, sous une forme ou sous une autre, sous un nom ou sous un autre, Sri Aurobindo a toujours présidé aux grandes transformations terrestres.5 Ce sont ce que nous pourrions appeler les pionniers de l’évolution. Leur rencontre était le signe que la Manifestation nouvelle allait avoir lieu: L’heure est venue, écrivait Mère dans son journal, la manifestation nouvelle est certaine, la manifestation nouvelle est proche… Cette heure humaine, cette heure terrestre est belle entre toutes les heures.6 L’heure de la Terre… Comme elle pensait à la Terre, toujours, la beauté de la Terre, la grandeur de la Terre, la réalisation de la Terre! Mère, c’était peut-être l’aspiration de la Terre dans un petit corps: Permets que mon aspiration soit assez intense pour éveiller partout une aspiration semblable7, priait-elle. Oui, ce Besoin inévitable. Rien d’autre ne compte. C’est tout. Seulement ça.8 L’œuvre supramental de la fin était au commencement du grand voyage, c’est le feu d’aspiration qui brûle et brûle de corps en corps, qui se bâtit de plus en plus, qui se souvient de plus en plus, jusqu’à ce qu’il touche à sa totalité ronde et à son corps solaire. C’est le voyage de la Shakti enfermée dans l’inconscience de l’atome à la Shakti pleinement consciente dans chaque cellule de son corps.
Tel est le mystère de la Shakti.
Nous disons la force de l’atome, la force de la Nature, la force électrique ou la force spirituelle, la force intellectuelle, mais c’est une seule Force et il n’y en a pas deux. Ce sont divers degrés ou luminosités, diverses puissances d’un seul Courant qui prend une vibration ou une autre selon le milieu qu’il traverse. Par les siècles et les âges, elle est montée, cette Force, elle s’est bâtie des instruments de plus en plus complexes, recouverte d’une carapace ou d’une autre, elle aspirait toujours, voulait toujours plus d’espace, plus de lumière, plus de terre et de corps à embrasser, elle montait toujours vers quelque ineffable totalité d’elle-même. Elle a construit des pièges et des pièges pour annexer toujours plus de monde à sa totalité, elle a inventé l’amour pour lier les êtres aux êtres et les millions d’espèces à sa terre – elle était l’amour même, le feu qui brûle dedans, le besoin d’être toujours plus, d’embrasser toujours plus, de vivre et vivre partout, dans tout. Elle a jeté les galaxies comme les petites bêtes innombrables, comme l’homme il y a quelques instants à peine. Avec lui, elle est arrivée au nœud conscient de son évolution. Elle a voulu grandir encore, toujours, par les sens comme par le cœur comme par l’esprit, retenir toujours plus de monde dans son immense filet d’amour-feu, conquérir et dominer, elle est même partie dans les nuages avec ses ascètes et ses saints, s’est dissoute elle-même pour quelques secondes dans leur contemplation, pour revenir ailleurs et recommencer toujours sa vieille conquête. C’est la Flamme sans répit, le besoin d’être qui ne peut s’arrêter tant qu’il ne sera pas tout et toujours plus. Le Désir, le Mal, disent les uns qui tentent de l’annuler pour entrer dans la Paix sans nom enfin; l’Intelligence, le Pouvoir, disent les autres qui tentent de l’atteler à leur Machine pour s’annuler eux-mêmes sous le poids de leurs inventions; elle brise tous les pièges qu’elle a elle-même fabriqués, casse les hommes et les constructions qu’elle a elle-même édifiés, démolit l’Intelligence, démolit l’Esprit, démolit le Désir même quand ils l’enchaînent à un piquet, fond et refond sa pâte terrestre jusqu’à ce qu’elle trouve son propre secret – c’est la Shakti, le Moteur des mondes, la Réalisation, et sans elle nul ne vit et nul n’aspire. C’est le Feu de l’atome et le Feu du yogi. C’est la Mort qui se défait toujours en vie, le Nirvâna qui éclate en un million de nouvelles galaxies pour la retrouver encore; les paradis qui se démolissent, les espèces qui se démolissent, les millions de machines et de trucs et de pièges et d’inventions qui se démolissent pour la retrouver sans fin. Nul ne peut éteindre ce Feu-là. Mais quelques-uns, d’âge en âge, connaissent son Secret. Et même ce Secret-là elle le brise et l’enterre jusqu’à ce que TOUT soit prêt à vivre et à bâtir son Secret, parce qu’elle est UNE en des millions, elle est la Mère des mondes et tout est son enfant égal.
Sri Aurobindo connaissait son Secret. Mère connaissait son Secret. Ils étaient de nouveau ensemble parce que l’Heure était venue de tenter encore une fois la grande Expérience – et qui sait si d’«autres fois» n’étaient pas parties en d’innombrables poudres d’étoiles pour forger une fois de plus cette fois-ci.
Car le mystère de la Shakti se reproduit en chaque être comme en chaque univers, comme en Sri Aurobindo, comme en Mère – l’Heure du monde commence à notre petite heure. On la perd ou on la gagne. Chacun doit découvrir le mystère de la Shakti et conquérir son Secret. Sous la ruée de son Feu, le monde gémit; elle triture les sens, triture le cœur, triture le mental, remue des idées, des passions, des misères, c’est le Feu sans répit. Toutes les disciplines cherchent à endiguer ce Feu-là, comme la Science, comme la morale, la religion, les lois, chacun à son niveau – elle casse tous les barrages, déjoue toutes les lois, se retrouve nue et continue sa danse du Feu quand nous croyions avoir saisi la sagesse. Elle casse toutes les Sagesses comme nos machines un jour, comme les vieux temples écroulés au bord du Nil. Elle cherche plus loin que nos sagesses, plus puissant que nos machines, plus vrai que tous nos temples; elle cherche son Secret en chacun de nous. Dévorée par son Feu, trois millénaires d’Inde6 ont dit NON. Hypnotisés par sa Flamme, quelques siècles d’Occident ont dit OUI. Et ni le non ni le oui n’ont trouvé le Secret. Les uns sont partis dans la liberté, soi-disant, et ils ont perdu la Matière; les autres se sont enfoncés dans la Matière, soi-disant, et ils ont perdu la liberté – et ni cette matière-là, ni cette liberté-là n’étaient vraies, nul n’avait le Secret total. Si on tire la Shakti vers le haut, elle se vaporise, et brise finalement ce corps qui ne lui sert plus à rien; si on la tire vers le bas, elle s’embourbe et brise aussi ce corps qui l’enchaîne. Nul n’avait le secret du corps – elle casse et elle casse ses corps jusqu’à ce que nous trouvions le Secret.
J’ai regardé le monde et j’ai perdu le Moi
Et quand j’ai eu trouvé le Moi, j’ai perdu le monde
Perdu mes autres moi et le corps de Dieu
Le lien entre le fini et l’Infini
Le pont entre les apparences et la Vérité9
Car le corps est le pont. Car le corps est la dernière cachette de la Vérité, le lieu où la Shakti complète change sa Flamme inquiète en autre chose, sa liberté blanche en autre chose, sa misère noire en autre chose, sa mort en la Vie divine. Et c’est peut-être là que «Dieu» même se change en autre chose. «Ceux-là qui poursuivent l’Ignorance, dit l’Oupanishad, entrent dans une obscurité aveugle; ceux-là qui se livrent à la seule Connaissance entrent dans une obscurité plus grande encore.»10
Pourtant, le danger semble se cacher dans la direction exactement opposée. Une obscure Shakti règne sur le monde. Et s’il est vrai qu’en Inde et en d’autres âges plus gracieux, la femme était considérée comme le symbole vivant de la Shakti (Rama et Sita, Shiva et Parvati, Léonard de Vinci et Mona Lisa, Sri Aurobindo et Mère) parce que, en vérité, la Femme est la Shakti, la Force créatrice, la base de la vie et sans elle nulle création véritable ne peut prendre corps: c’est elle qui tire la conscience dans la Matière, elle qui organise la Matière, elle qui fixe et concrétise les pensées vagabondes de l’Homme et précipite ses espaces libres dans le moule des formes, elle, le Corps de la Terre aspirante vraiment – elle est devenue, en notre âge, le symbole du Sexe par une foudroyante descente correspondant exactement à la descente de tout le reste, une autre dévaluation aussi radicale que celle du Mental. Il n’y a guère de danger que la Shakti du monde se vaporise dans les hauteurs, elle s’embourbe parfaitement en bas – et avec une excellente raison, car, toujours, la Nature sait parfaitement ce qu’elle fait. C’est étrange comme, tout le temps, nous croyons obéir à des principes supérieurs ou inférieurs, des libres arbitres du ciel ou de la boue, et comme nous sommes tout simplement des perroquets du Mental tandis que des forces infiniment plus puissantes que les nôtres nous tirent dans un sens imprévu et nous font faire tout ce qu’il faut pour des «raisons» totalement étrangères aux mots que nous mettons dessus. Le jour où nous sortirons du Mental, nous aurons un ébahissement aussi considérable que Gulliver au pays de Houyhnhnms. Or, les annales de l’Inde, il y a quelques millénaires, avaient exactement prévu cette descente en une quadruple cascade de quatre «âges» ou youga qui voyait se succéder le temps des penseurs ou intelligences de la vérité (les brahmanes), le temps des chevaliers ou guerriers (les kshatria), le temps des marchands ou bourgeois (les vaïshya) et finalement le nôtre, le temps des travailleurs (les shoudra) ou plutôt des serviteurs: de l’ego, de la machine, du sexe, du confort. Le temps des «petits corps malpropres», kskoudra déha sanskâra-barjitah, dit textuellement le Vichnou Pourâna.11 Et chaque fois, la Shakti descendait de centre en centre: du centre de l’intelligence au centre du cœur, au centre du ventre, au centre du sexe – c’est-à-dire au centre de la Matière. Nous sommes descendus là parce que c’est là, dans la Matière, qu’est le travail évolutif de notre âge: le Kali Youga, l’Âge Noir7. Nous pouvons le déplorer raisonnablement et moralement et esthétiquement, mais la Nature se moque de nos raisons et de notre morale. Elle ne raisonne pas: elle fait. Elle nous fait passer à un autre âge – car il est dit que cet Âge Noir, torturant mais bref et doté d’une Grâce foudroyante comme en nul autre Âge, doit être suivi d’un nouvel Âge de Vérité, Satya Youga… ou d’une décomposition générale, d’une remise à la fonte pour tenter une autre fois, sous des galaxies plus clémentes, peut-être, l’éternelle Expérience qu’elle VEUT accomplir.
Nous en sommes là parce que, sans aucun doute, le sexe est l’une des clefs du Secret du corps, et la maîtrise du sexe, la condition impérative, dit Sri Aurobindo12, de la manifestation de la nouvelle Force évolutive, la Force supramental dans le corps. Comme toujours le suprême obstacle est le suprême levier. Pourquoi?… Il ne sert à rien de donner des raisons abstraites, il faut s’empoigner avec la chose pour comprendre ce qu’elle cache – tant que l’on n’a pas essayé, on ne peut pas comprendre. On s’illusionne, on met du cœur, des idées, des sentiments, des milliers de masques et de merveilleuses «raisons» pour couvrir ce qu’on veut garder. Mais il est évident que si la Shakti nouvelle veut rayonner dans le corps sans le faire éclater par sa puissance, il faut une transparence là et une largeur là, comme il en faut une dans le Mental pour laisser filtrer les premiers rayonnements de la Conscience, ou même simplement une idée claire. La vieille boue ne peut pas coexister avec la Force nouvelle, et pourtant cette boue même, par sa résistance même, son étroitesse même, son épaisseur même, oblige une Force correspondante à se manifester. Les barrages empilent la Force qu’il faut pour franchir le barrage. Mais ça peut casser aussi. Le yoga de la descente est un yoga difficile, dangereux, pour les individus comme pour la terre. C’est un défi à chacun et un défi à la terre. On ne peut pas le faire avec des mains propres: on se cogne, on tombe, et par la force même de la chute on trouve la force de bondir plus loin. C’est un yoga qui exige une absolue SINCÉRITÉ, selon le mot-clef de Mère; la moindre tricherie avec soi-même peut avoir des conséquences funestes. Mais la plus petite ouverture sincère a des résultats foudroyants. C’est le temps de la Grâce infinie et du Glaive inexorable. C’est le temps du quitte ou double, des progrès de géant ou des gigantesques écroulements, dans les individus, dans les nations, dans les cœurs, sur toute la terre. Personne n’est en dehors du coup: c’est un seul Coup. Le grand coup d’État de la Nouvelle Conscience. On passe ou on ne passe pas le barrage. Et dans cette Œuvre suprêmement difficile, cette première Shakti qu’est la femme a son rôle décisif à jouer, si elle comprend – son rôle vraiment créateur et inspirateur, non plus de vieilles petites histoires littéraires et esthétiques et conjugales, mais d’un monde nouveau, d’un corps nouveau, difficile à naître, difficile à se connaître lui-même, difficile à conquérir parce qu’il se conquiert pas à pas dans la plus humble Matière et le geste le plus obscur, à chaque minute. À chaque minute, c’est ça, ou c’est le vieux monde du singe «amélioré». Il n’y a pas de compromis, n’est-ce pas, disait Mère, ce n’est pas comme une convalescence après une maladie: il faut changer de monde.13
C’est la plus extraordinaire aventure de tous les temps – pas de continents à découvrir, pas de Vasco de Gama: un monde tout à fait inconnu dans son propre corps, la fabrication consciente d’un être qui n’existe pas encore sur la terre, l’invention, pourrait-on dire, d’un nouveau mode de conscience et d’un nouveau mode de perception. Tous les anciens organes à remplacer par d’autres. Une autre vision, un autre toucher, d’autres communications – une autre terre. Et finalement une autre Matière. La sortie du vieux programme génétique. Même les singes supérieurs n’ont pas eu un passage si palpitant quand il s’agissait de remuer la première idée qui ferait un Einstein. Mais que nous le voulions ou ne le voulions pas, nous y sommes, en plein dans le Passage. C’est le seul Fait important depuis l’Âge de pierre.
Passera, passera pas?
Je sais avec une certitude absolue, dit Sri Aurobindo, que le Supramental est une vérité et que son avènement est inévitable de par la nature même des choses. La question est de savoir quand et comment. Cela aussi est décidé et prédestiné quelque part là-haut, mais c’est en train de se jouer ici dans la bataille, au milieu du choc plutôt sinistre des forces en conflit… Ma foi et ma volonté sont pour le maintenant.14
Tel est le sens de la rencontre de Mère et de Sri Aurobindo ce 29 mars 1914 comme à l’heure zéro de l’évolution nouvelle.
Mère devait rester un an exactement à Pondichéry, jusqu’en février 1915, avant de repartir encore une fois pour l’Europe où elle passera une dernière année, puis faire un long détour de quatre ans au Japon avec Richard – les années d’enfer – et revenir définitivement près de Sri Aurobindo en 1920. Nous nous sommes souvent demandé pourquoi elle n’était pas restée tout de suite près de lui sans faire ce long circuit de la douleur? Mais Mère, c’est Celle qui épuise tous les chemins, touche toutes les difficultés pour les absorber dans sa conscience: on ne peut pas transformer ce qu’on n’a pas porté en soi.
Tu porteras toutes choses pour que toutes choses
puissent changer15
Comme nous sommes loin des yoga ascétiques qui rejettent toutes les obscurités pour trôner dans leur pure lumière – et devenir le souverain d’un néant, disait Mère. Le yoga de la descente, on dirait bien que cela consiste à avaler tous les poisons, les uns après les autres, pour devenir plus fort par la force même qui veut détruire. S’enfuir des difficultés pour les vaincre, ce n’est pas une solution. C’est très attrayant. Chez ceux qui cherchent la vie spirituelle, il y a quelque chose qui dit: «Oh! s’asseoir sous un arbre, tout seul, rester en méditation, ne plus avoir la tentation de parler, d’agir, comme ce doit être bon!»… La vraie victoire, c’est dans la vie qu’il faut la remporter. Il faut savoir être seul avec l’Éternel et Infini au milieu de toutes les circonstances. Il faut savoir être libre avec le Suprême pour compagnon, au milieu de toutes les occupations. Cela, c’est la vraie victoire.16 Et Sri Aurobindo disait: Nous enrichirons notre réalisation avec le butin même arraché aux puissances qui nous combattent.17 Et quand on fait cette petite gymnastique, on commence à mettre le doigt sur une merveilleuse vérité et à voir, partout, dans les moindres circonstances, qu’il n’y a pas un atome d’adversité dans le monde, pas un grain de poussière de «mal», pas un seul «ennemi», et que tout est fait pour nous obliger à découvrir le vrai partout, le pur partout, le libre partout – un immense complot de lumière – et à bâtir notre propre shakti pour aller conquérir plus loin, toujours plus loin, jusqu’à la dernière racine du «Mal», au dernier masque:
Une immortalité encapuchonnée sous une cape de mort18
La conquête de la mort commence au premier tournant de la rue.
La grande merveille du yoga de Sri Aurobindo et de Mère, c’est qu’ils nous font découvrir l’absolue positivité de tout, y compris la mort. La vie entière dans le moindre détail, devient suprêmement positive, sensée – pas une seule chose n’est contre. Le «mal», il est si nous le prenons mal. C’est d’une incroyable simplicité, comme Mère et comme Sri Aurobindo.
Ce yoga, il n’avait l’air de rien du tout, d’ailleurs, si on le prend sur le vif en 1914; tout était tellement naturel que cela avait l’air de pas de yoga, ou peut-être que tout était le yoga, comme l’air qu’on respire. Sri Aurobindo était entouré d’une demi-douzaine de garçons, pour la plupart Bengalis, qui avaient suivi leur «chef» dans son exil et ils attendaient tous le moment où il retournerait à la révolution – pas un ne se doutait qu’il était en train de faire la révolution. Sri Aurobindo, c’était toujours celui qui faisait les choses sans en avoir l’air: même dans la révolution, il préférait se tenir en retrait et il a fallu «l’affaire de la bombe» et sa dernière arrestation pour que l’on s’aperçoive qu’il était «le cerveau derrière». Jamais il ne riait, sauf à grands éclats, comme un dieu, jamais il n’élevait la voix et il laissait tout le monde faire comme il voulait – mais silencieusement, il appliquait sa volonté pour faire marcher les choses comme il le voyait. Sa non-intervention apparente était si poussée qu’un disciple lui a demandé un jour: «Mais enfin, si quelqu’un se noyait devant vous, vous n’interviendriez pas?» – Non, sauf si on me le demande. Il comprenait parfaitement que cela ne sert à rien de changer les circonstances si, dedans, les gens ne veulent pas changer: on les dé-noie, ils se renoient à la prochaine occasion. Pour Sri Aurobindo, le problème était ailleurs et plus central. Mais si on l’appelait, si on lui demandait la moindre chose, il répondait instantanément, comme un ouragan – sans avoir l’air de rien (et il continue). Non, Sri Aurobindo ne ressemblait à rien qu’on connaisse. Des moineaux avaient fait leur nid sur la porte de sa chambre: il faisait tout le tour pour ne pas déranger les moineaux – et c’est comme cela, tout était parfaitement égal pour Sri Aurobindo, tout avait une égale valeur, il n’y avait pas de plus ni de moins, c’était tout qui était absolument important: les moineaux, le vice-roi des Indes ou la révolution, c’était exactement pareil, parce qu’il faisait la révolution à chaque instant, dans chaque geste et à chaque pas. Et en fait, si la révolution ne commence pas au moineau, elle ne commence nulle part. Si nous saisissions ce secret-là, nous serions tout près du vrai chambardement du monde.
Il n’était donc pas assis en méditation ni ne distribuait des bénédictions: il vaquait à ses travaux, marchait – beaucoup, huit heures par jour, de long en large dans sa véranda, pour faire entrer la conscience dans la Matière. Il avait trouvé que la marche donnait une énergie à la méditation. En somme, c’était une méditation physique, qui n’avait l’air de rien. Une méditation du corps. Marcher était un yoga, manger était un yoga, monter les escaliers, descendre les escaliers était un yoga, tout était un yoga: la vie entière est un yoga, écrira-t-il bientôt en exergue au tout premier livre qu’il écrira8. C’est pour cela que l’on n’y voyait que du feu, parce que le yoga était partout, comme la vie. Et les «garçons» entraient, sortaient, comme dans un moulin, discutaient politique ou de la dernière partie de football, qui était leur occupation favorite sinon principale avec les gars du «Cercle Sportif» de Pondichéry. Sri Aurobindo était le compagnon, l’ami; s’ils voulaient apprendre, ils lui demandaient, parce qu’ils étaient jeunes et ils n’avaient pas eu trop le temps d’aller à l’université avec la révolution – on pouvait tout lui demander. Quelques-uns voulaient apprendre des langues; le français, et il avait tiré L’Avare, allant directement à Molière pour commencer: c’était là au milieu des piles de livres sanscrits, anglais, allemands, italiens, qui s’étalaient dans tous les coins de sa chambre et jusque sur son lit de camp – ils étaient trop pauvres pour avoir même une armoire. Ou bien il enseignait le grec et le latin (Antigone, Médée, l’Énéide) et l’italien à l’un d’eux qui se montrait particulièrement intéressé par la littérature: c’était Nolini, le plus ancien disciple de Sri Aurobindo, qui deviendra le Secrétaire général de l’Ashram. Les garçons ne se croyaient pas «disciples», d’ailleurs, et Sri Aurobindo ne cherchait pas à enseigner quoi que ce soit, au surplus, sauf si on le lui demandait. D’Ashram, il n’en était pas question, parce que Sri Aurobindo ne voulait pas de ce mot et son yoga n’avait rien de particulièrement «ashramique». Mais quelque chose dans Sri Aurobindo, qu’ils ne s’expliquaient pas bien, ouvrait leur cœur et leur conscience. Quant à lui, quand il ne marchait pas et ne répondait pas à leurs questions, il lisait le Rig-Véda dans l’original védique. Il découvrait le Rig-Véda avec un étonnement émerveillé, retrouvant là toutes les expériences qu’il avait eues spontanément à Calcutta au milieu de ses activités révolutionnaires. Comme Mirra au milieu de la vie d’artiste. Il redécouvrait Le Secret du Véda, lui qui avait passé toute sa jeunesse en Occident et avait appris l’anglais avant d’apprendre sa propre langue maternelle.
Le Rig-Véda, il le vivait tranquillement au milieu de la «vie de camp» comme disaient les garçons. En effet, depuis son arrivée à Pondichéry en 1910 sous un faux passeport, c’était la vie de «bohémien», dira même l’un d’eux9, déménageant d’une maison à l’autre suivant les finances, quatre fois de suite, jusqu’à ce qu’ils arrivent à ce fameux «palais» un peu délabré, le Guest House, que Sri Aurobindo avait cru digne de louer pour la fabuleuse somme de 35 roupies par mois, dans le «quartier européen», en l’honneur de l’arrivée des Richard. Il enverra même un S.O.S. à Calcutta pour payer le loyer. On prenait son bain sous le robinet dans la cour et comme Sri Aurobindo était le dernier à prendre son bain, il avait droit à l’unique serviette trempée qui avait servi d’abord aux six autres. La veille, on avait installé l’électricité, sinon il y avait une seule chandelle réservée à l’usage de Sri Aurobindo, qui avait les habitudes les plus contrariantes et lisait la nuit, marchait le jour et dormait on ne sait quand ni comment sur son lit de camp. Les autres dormaient sur des nattes, sans oreiller, et bien entendu personne n’avait de moustiquaire, sans parler de ventilateur. On mangeait comme on pouvait, les garçons faisaient la cuisine à tour de rôle, chacun selon sa spécialité: l’un faisait le riz, l’autre les pois cassés, et ma foi c’était tout, avec quelques légumes et des piments, si Dieu le permettait. Sri Aurobindo n’était pas difficile, il restait 23 jours de suite sans manger, «pour voir»; déjà ce problème d’absorption des énergies (qui troublera Mère jusqu’à la fin) se posait à lui et il tâtonnait dans son corps pour voir comment on peut changer tout ce fonctionnement animal sans désintégrer la Matière: Quand j’ai jeûné pendant 23 jours à peu près dans le chetty house [la première maison occupée par Sri Aurobindo à Pondichéry], j’avais presque résolu le problème. Je pouvais marcher huit heures par jour comme d’habitude. Je continuais mon travail mental et la sâdhanâ [discipline yoguique] comme d’habitude, et je me suis aperçu que je n’étais pas le moins du monde plus faible au bout des 23 jours. Seulement, la chair commençait à diminuer et je n’ai pas trouvé la clef pour remplacer la matière réduite dans le corps. Et quand j’ai rompu le jeûne, je n’ai pas suivi la règle habituelle de ceux qui font de longs jeûnes: commencer à petites doses et augmenter peu à peu. J’ai recommencé avec la même quantité de nourriture qu’avant.19 Sri Aurobindo, c’était celui qui allait contre toutes les règles, y compris les règles physiologiques, comme Mère. Et tout cela ne l’empêchait pas de fumer de gros cigares très peu «yoguiques»! (des Flor de Spencer, s’il vous plaît). Mais il laissera tomber son cigare du jour au lendemain lorsqu’il s’apercevra que l’odeur incommodait Mère. En somme, un yogi-gentleman-terroriste et érudit, complètement illégal et immédical. Mais quand on s’approchait de lui dans son simple dhoti blanc (dont il rejetait un pan sur l’épaule gauche, laissant une partie du corps nue), personne ne pouvait s’empêcher de dire «Sir» et de s’incliner devant quelque chose de calmement souverain, avec un feu immobile dedans.
Puis ce feu s’est fondu dans un bleu infini.
Et puis il y avait les espions. Ils étaient bien gardés. Le gouvernement britannique avait loué toute une maison à Pondichéry pour loger une équipe de policiers anglo-indiens en civil, qui se relayaient à la porte de Sri Aurobindo, notaient tous les faits et gestes, relevaient le nom des visiteurs… et inventaient toutes sortes d’histoires abracadabrantes pour justifier leur surveillance et entretenir la légende du «dangereux terroriste». Il y avait même un espion parmi les six «disciples», qui, un jour, ayant appris que Sri Aurobindo était «aussi» un yogi, fut pris de terreur et se jeta à ses pieds. Sri Aurobindo sourit tranquillement; cela lui était parfaitement égal: un espion, c’était un homme avec deux pattes comme les autres, et personne n’allait espionner le Rig-Véda. On cachait même des «cartes secrètes» dans le puits, avec des lettres «compromettantes» dûment contrefaites, puis les Anglais priaient aimablement la police française d’aller «enquêter» et voir s’il n’y avait rien dans le puits (le gouvernement britannique cherchait par tous les moyens à obtenir son extradition). Le Commissaire de Police arrivait en gants blancs avec un détachement de cipayes, découvrait les documents, fouillait les chambres, tombait sur la table de Sri Aurobindo – l’unique table – pour y trouver des livres de grec et de latin… et repartir en levant les bras au ciel: «Il sait du grec! il sait du latin!» Un homme comme cela ne pouvait évidemment pas fabriquer des bombes. Et Molière riait bien entre le Rig-Véda et Aristophane. La vie entière était là.
Ainsi se déroulait la vie jusqu’à l’arrivée de Mère.
Il avait quarante-deux ans, elle en avait trente-six. Elle est revenue le voir le lendemain de leur première rencontre, mais cette fois Richard était là. Encore une fois, elle a gravi cet escalier, serrant sa voilette sur ses longs cheveux dénoués. Il l’attendait dans la grande véranda du haut. Il y avait tout juste une petite table, microscopique table de moins d’un mètre de large, couverte d’un tissu de coton bleu. C’est là-dessus qu’il dactylographiera bientôt d’une haleine les quelque cinq mille pages de sa première œuvre écrite. Une chaise de bois dur avec un dossier droit, et puis, loués la veille en l’honneur de ses visiteurs, quelques sièges guère plus confortables. Et les grandes colonnades de stuc, le ciel déjà brûlant. Il s’est mis à parler de la guerre avec Richard; déjà il savait en mars que la guerre allait éclater (elle éclatera en août). Il savait beaucoup de choses dans son silence de long en large, les petites limites du mental n’étaient plus. J’étais assise dans la véranda, là. Il y avait une table devant lui, et puis il y avait Richard en face. Ils se sont mis à parler. Moi, je me suis assise à ses pieds, toute petite. J’avais la table comme ça, devant moi, à hauteur du front, qui me faisait une sorte de petite protection… Je n’ai rien dit, je n’ai rien pensé, rien essayé, rien voulu – je me suis simplement assise près de lui. Quand je me suis levée, une demi-heure après, il avait mis le silence dans ma tête, c’était tout, sans même que je le demande – peut-être même sans qu’il l’essaie… J’avais essayé, oh! pendant des années j’essayais d’attraper le silence dans la tête – je n’avais jamais pu. J’avais fait des exercices et des exercices, toutes sortes de choses, même le «pranayama» – que ça se taise! vraiment que ça se taise! Je pouvais sortir (ça, sortir, ce n’était pas difficile), mais dedans ça continuait à marcher… Alors toutes les constructions mentales, toutes les organisations mentales, spéculatives, tout cela, il n’y avait plus rien – un trou. Et un trou si paisible, si lumineux!… Je me suis tenue comme cela, après, pour que rien ne le dérange. Je ne parlais pas, je me gardais bien de penser et je tenais ça serré, tout serré contre moi – je me disais: pourvu que ça dure, pourvu que ça dure… Oh! comme j’étais heureuse! Cela, ça a été vraiment la récompense de tous mes efforts. Rien! je ne savais plus rien, je ne comprenais plus rien à rien, il n’y avait plus une idée dans ma tête. Tout ce que j’avais élaboré avec toutes mes expériences et tant d’années de yoga conscient, de yoga pas conscient, de vie, d’expériences vécues, classées, organisées (oh! c’était un monument!) ploff! tout par terre. Ça, c’était magnifique… Tout parti, absolument parti, blanc! comme si je venais de naître… Et puis, lentement, lentement, comme si cela tombait goutte à goutte comme cela, de nouveau quelque chose s’est construit. Mais cela n’avait pas de limites, cela n’avait pas… c’était grand comme l’univers et c’était merveilleusement tranquille et lumineux. Ici, dans la tête, rien, mais là, au-dessus de la tête. Et puis de là, cela a commencé à voir tout. Et cela ne m’a jamais quittée – ça, au point de vue de la preuve du pouvoir de Sri Aurobindo, c’est incomparable! Un miracle. Cela ne m’a jamais quittée; j’ai été au Japon, j’ai fait un tas de choses, j’ai eu toutes les aventures possibles, même les plus désagréables, cela ne m’a jamais quittée – tranquille, tranquille, tranquille…
Et tout cela pendant qu’il parlait avec Richard, sans même qu’il l’essaie. C’est-à-dire un pouvoir qui fonctionnait directement de Matière à Matière ou de corps à corps, sans passer par le mental. Comme une contagion. C’est le pouvoir supramental.
Nous sommes trompés par le mot. Quand nous disons «supramental», nous imaginons une super-intuition, une super-vastitude de conscience, un super-pouvoir qui serait comme une glorification des pouvoirs de l’intelligence humaine, mais ce n’est pas cela du tout. C’est le pouvoir naturel même. C’est la conscience même de la Matière ou dans la Matière qui agit directement, automatiquement, spontanément. Ce pouvoir, nous le voyons fonctionner dans l’oiseau, la bête, la Nature partout autour de nous: c’est lui qui guide le vol de l’oiseau vers son but infaillible, le mouvement de la petite bête vers son besoin exact, le mouvement de l’atome dans sa gravitation sûre – tout est exact à l’électron près et au millionième de méridien près. C’est la perfection de l’exactitude. Nous disons «l’instinct» ou «les lois de la Nature», parce que nous étiquetons tout et croyons exorciser le mystère en le passant au baptême de la Science, et pour un peu – ou même pas – nous dirions que c’est l’«Inconscience» complète, c’est-à-dire l’imbécillité complète, qui accomplit les œuvres d’une intelligence parfaite. Comment elle s’y prend, nous ne le savons pas, mais c’est l’«instinct», alors tout est expliqué; et c’est la «loi», alors tout est naturel – eh oui! c’est parfaitement naturel et tout est naturel, sauf nous. Et tout est parfaitement conscient, sauf nous, et parfaitement exact, sauf nous – nous sommes en route, en voie d’être conscients, de retrouver justement cette conscience-là et cette exactitude-là qui est au cœur de la petite bête et au centre de l’atome. Seulement, au lieu d’être un pouvoir «inconscient» au sens que l’instrument ne connaît pas la Force qui le meut (l’oiseau ne connaît pas le mouvement qui le pousse vers les tropiques ou vers le mur chaulé qui fera la coquille de son œuf), ce sera un pouvoir conscient, un mouvement conscient et un instrument qui connaît la Force et se prête à la Force et la fait agir ou la laisse agir consciemment à travers lui. C’est la Conscience dedans qui est consciente, et c’est l’instrument inconscient qui devient conscient de ce qui était là depuis toujours. Alors, au lieu d’une longue course évolutive et d’une longue courbe où la Conscience devait agir à travers des instruments de plus en plus complexes et finalement à travers une coquille mentale où elle se percevait individuellement au passage avec toutes les déformations et les infirmités du milieu mental, ce sera cette même Conscience «involuée», comme dit Sri Aurobindo, contenue là, enfermée dans les cellules et les électrons, cachée derrière la vie, cachée derrière le mental, qui, à la fin de la courbe, s’exprimera directement, immédiatement, tout-puissamment, dans un instrument qui la laissera couler sans la déformer et aura la joie individuelle de savoir ce qui se passe et comment ça se passe et où ça va et pourquoi – et partout à la fois parce que la Conscience est une et la Matière est une. Cette Conscience infaillible, Sri Aurobindo l’appelle la Conscience-de-Vérité (parce qu’elle est automatiquement vraie) ou le Supramental: Dans l’aveuglement de la Matière elle-même, dit-il, existent les signes d’une conscience secrète qui, en son être fondamental, caché, voit et a le pouvoir d’agir selon sa vision et même avec une immédiateté infaillible, inhérente à sa nature… Les opérations délibérées, l’élan sensé de l’Énergie matérielle inconsciente sont précisément de ceux que nous pouvons attribuer à la puissance d’une conscience involuée, automatique, qui ne se sert pas de la pensée comme le fait le mental… Cette Conscience-de-vèrité totalement et spontanément illuminée que nous attribuons au Supramental est cette même réalité qui apparaîtrait à un stade final de l’évolution, enfin évoluée au lieu d’être complètement involuée comme dans la matière ou partiellement et imparfaitement évoluée comme dans la vie et dans le mental et donc sujette à des imperfections et des erreurs, enfin en possession de sa plénitude naturelle et de sa perfection naturelle, lumineusement automatique, infaillible.20 C’est «l’Un conscient dans les choses inconscientes», dit le Véda. L’évolution est le produit d’une involution, seul émerge ce qui est déjà dedans, si la Conscience n’était pas au fond de l’atome, jamais elle ne pourrait sortir, car rien ne peut sortir de rien, nulle graine ne contient nul fruit, la conscience ne peut pas être le produit d’une inconscience. Au bout de la course, nous retrouvons ce qui était là, pur, au cœur du premier atome.
Tout le problème est dans ce «pur».
La première chose dont Sri Aurobindo ait parlé à Mère, c’est de ce Supramental évidemment; il était tout juste dans ses premières confirmations émerveillées découvertes dans les Védas, il ne savait même pas très bien lui-même comment tout cela fonctionnait, c’était la «jungle», comme il disait: Notre yoga est comme un nouveau chemin qu’on taille dans la jungle; il n’y a jamais eu de route avant dans la région. J’ai eu beaucoup de difficultés…21 Pour nous, tout est simple et clair, expliqué, la route est faite, mais quand on est dans la jungle d’une Amazonie existant sur nulle carte, on ne sait même pas que c’est l’Amazonie, d’abord, ni s’il faut aller à droite ou à gauche, ni même si le Pérou existe là-bas ni si l’Orénoque fait partie du chemin, ni si l’on tourne en rond – on avance dans nulle part. Après, on dit: c’est la source de l’Amazone ou c’est la Conscience-de-Vérité, mais, pendant, c’est du Noir qui s’illumine seulement à mesure qu’on marche. On marche dans «rien», on invente l’Amazonie – il y a seulement l’invisible compas dedans qui guide les pas comme l’oiseau vers sa lagune inconnue à dix mille kilomètres. Mais il faut être pur pour que le compas fonctionne, il ne faut pas mettre d’idées en travers qui viennent vous suggérer dix mille autres routes possibles – il faut être silencieux. Il faut écouter l’Amazonie dedans qui conduit vers l’Amazonie dehors ou plutôt qui fabrique l’Amazonie au fur et à mesure qu’on marche. Ambulando solvitur était la maxime préférée de Sri Aurobindo: le problème se résout en marchant. Et il marchait! Et il était silencieux, et il laissait la grande Shakti couler à travers lui: la soumission, l’abdication totale, c’est-à-dire la transparence totale, est le seul Pouvoir. Si on se met à construire un petit Bois de Boulogne charmant au milieu de la route, on s’enferme dans son Bois de Boulogne – les murs poussent instantanément et magiquement dès qu’on les pense; il faut réellement avoir le courage de marcher dans rien et de ne se laisser enfermer dans rien, pas même dans les suprêmes splendeurs, ou qui nous semblent telles. Un monde nouveau, c’est un monde qui N’EXISTE PAS, pour parler comme Monsieur de La Palice, il existe seulement là-bas, dans l’avenir, quand la carte sera faite; et pourtant on marche tout le temps dedans, c’est lui qui guide chacun de nos pas dans sa semence invisible, involué. On comprend donc que Sri Aurobindo ait eu une sorte de soulagement de pouvoir parler à quelqu’un, enfin, qui comprenne et de ne plus être seul en tête à tête avec les Védas d’il y a six ou sept mille ans. Mais oui, je sais! s’est exclamée Mère en riant lorsqu’il lui parlé pour la première fois de la création supramentale: je l’ai vue là-haut! C’étaient ses expériences de Tlemcen et d’avant, à Paris.
Ici encore, le langage nous trompe, parce que notre langage entier est fait de «haut», de «bas», d’«avenir», de «passé», c’est un langage tridimensionnel pour décrire un monde qui n’a jamais été tridimensionnel, pas plus que le soleil ne s’est jamais «levé» nulle part. Mais nous tournons, nous faisons un voyage dans notre conscience. Ce Supramental, en effet, il était bien «là-haut», au bout du voyage, complet comme l’Amazonie, et pendant des années et des années Sri Aurobindo et Mère parleront de la «descente» du Supramental sur la terre, ils «tireront» le Supramental sur la terre, jusqu’à un certain jour de 1956 où il est «descendu». Ils voyageaient dans un Supramental qui était tout le temps là, comme l’Amazonie, et qui devenait le Supramental à mesure qu’ils marchaient. C’est le travail des pionniers. Et un jour, c’est tout naturellement le Supramental bien encarté comme c’est tout naturellement le Mental bien organisé. Mais ce voyage de la conscience, il ne se déroule pas dans une jungle brésilienne: il se déroule à travers les couches épaisses de notre être qui sont les couches de tout le monde; c’est un voyage de jonction avec quelque chose qui est toujours là, mais voilé de nous par des idées, des sentiments, des habitudes millénaires d’être et de vivre et de sentir, des couches et des couches déposées jusqu’au fond de nos cellules – on voyage, oui, à travers des millénaires – et au bout, tout d’un coup, c’est «le Supramental», quand tout a été traversé jusqu’au dernier petit manteau d’électrons – quand tout est transparent, pur. Alors le «haut» joint le «bas», l’«avenir» rentre dans le «présent», la carte est faite, l’Amazonie est toute étalée, on y est. C’est transparent, ça transparaît. Le «là-bas» devient «ici». On est dans le toujours-là, involué au cœur de l’atome, déroulé par chacun des pas du voyage, et qui guidait secrètement chacun des pas du voyage. Sri Aurobindo et Mère, ce sont ceux qui allaient faire la première jonction. Mais le «Supramental», c’était encore une sorte de rien, vu «là-bas-là-haut» dans la vision de l’avenir, perçu mystérieusement dans les cellules du corps (comme Sri Aurobindo et Mère commençaient à le percevoir à tâtons dans leur corps) et tout un monde opaque entre les deux. Il fallait faire la pureté entre deux, la transparence entre deux, comme un jour le premier singe a dû faire la pureté, la transparence dans ses habitudes de singe, pour que les premières vibrations mentales puissent traverser sans être englouties par les vieux mécanismes simiesques. Seulement, ici, ce n’est pas uniquement un niveau à éclaircir, c’est radicalement la totalité des niveaux évolutifs jusqu’au premier mécanisme de la vie dans la Matière. Et finalement c’est toujours la même Force qui travaille, à travers le Mental, le cœur ou le corps ou le caillou – suivant les niveaux traversés, on dit: la force mentale, la force vitale, la force atomique; et en effet cela prend une vibration mentale, vitale ou atomique, mais c’est tout le temps et toujours une seule Force, la Shakti supramentale qui œuvre à travers divers éclaircissements d’elle-même. La Shakti pure est au bout qui est au commencement. Ainsi Sri Aurobindo définissait-il les conditions du yoga supramental dans une lettre de 1913 à un disciple de Calcutta: Un cœur immobile, un mental clair et des nerfs sans trouble, sont la toute première nécessité pour la perfection de notre yoga.22 C’est-à-dire la transparence à tous les étages. C’est ce que Mère appelait déjà «la purification de la Matière».
Car la plus étrange des expériences est de découvrir soudain, tout stupidement, que le corps sait mieux que nous et qu’il a une formidable vision, et peut-être un très simple et formidable pouvoir, voilé seulement par notre habitude mentale. Une «illumination» du corps. Peut-être l’émerveillement même de l’hominien lorsqu’il s’aperçoit qu’en une seconde de pensée il a fabriqué le premier arc. Un pouvoir du corps. Une vision du corps. Une connaissance directe de la Matière.
C’était l’expérience même de Sri Aurobindo à Calcutta, par-delà le Nirvâna. Au bout du cercle on reculbute dans le commencement des choses.
La vraie libération, c’est dans le corps.
Sri Aurobindo allait à tâtons dans la jungle supramentale, ce qu’il faisait, nous ne le savons pas vraiment, sauf des bribes; lui qui a tant écrit, des milliers de lettres et de pages, et qui ne se refusait pas à parler abondamment avec Richard et avec le premier noyau de disciples, il n’a jamais rien dit des secrets pratiques du corps – peut-être parce que personne ne l’aurait compris, ou peut-être, plutôt, parce qu’il ne sert à rien d’«expliquer»: au niveau du corps, il faut vivre, éprouver, on n’enseigne pas la Shakti du corps comme la géométrie ou les sentiers du Nirvâna; chacun doit marcher, peut-être même chacun doit-il inventer son propre chemin parce que chaque corps est différent des autres, les obstacles de l’un ne sont pas les obstacles de l’autre. Nous avons eu l’une des plus grandes surprises de notre vie lorsqu’un jour de 1962, Mère nous a dit simplement: Sri Aurobindo est parti sans révéler son secret. Il faudra attendre le yoga de Mère, toute seule, pour redécouvrir le secret de Sri Aurobindo et savoir ce qu’il faisait vraiment. Et c’est comme cela, Sri Aurobindo n’imposait jamais rien, on pourrait même dire qu’il n’enseignait pas; simplement il mettait en branle les mécanismes profonds, matériels, physiologiques, qui travailleront sourdement, invisiblement dans la chair de chacun et dans la chair de la terre, et qui surgiront un jour inopinément, du dedans, en tous ceux qui sont prêts. En somme, il mettait en branle la vérité de la Matière pour que ce soit elle-même qui travaille – c’est ce qui s’était produit tandis que Sri Aurobindo discutait avec Richard: sans même qu’il l’essaie, par le simple rayonnement matériel de sa présence, le silence s’était établi du dedans en Mère. Il n’avait pas utilisé de concentration spéciale ni de volonté spéciale comme le font tous les yogis: il avait laissé la Matière parler elle-même si l’on peut dire; Mère avait attrapé la contagion du silence de Sri Aurobindo. Cette «contagion» est la clef fondamentale du processus du pouvoir supramental. Ce n’est pas quelque chose que l’on impose du dehors (ça, c’est la vieille faillite de tous les pouvoirs), c’est quelque chose qui s’éveille au-dedans et qui veut de lui-même au-dedans. En fait, peut-être, quitte à être paradoxal, nous pourrions dire que le Supramental est la seule chose au monde qui ne soit pas un «pouvoir»: c’est la Vérité de la Matière qui, parce qu’elle est, peut – automatiquement, simplement et naturellement. C’est le naturel par excellence. C’est être qui est le pouvoir. Le silence était dans la matière de Sri Aurobindo et il agissait automatiquement sur toute matière capable de répondre. Tous les autres pouvoirs se défont, parce qu’ils sont imposés du dehors et ils craquent dès que l’imposition cesse, nous l’avons déjà dit. Seul ce qui est est indéfaisable. Et le plus étonnant, c’est que seule la Matière semble avoir purement ce pouvoir d’être – tous les pouvoirs de tous les autres niveaux fluctuent, vont, viennent, éclatent, aveuglent, miraculisent et tombent en poussière. Ça, ça ne bouge pas.
Comme si le corps était le lieu de la stabilité suprême. Une fois que le corps a compris, il a compris pour toujours, il n’oublie plus. Mais il faut que ce soit lui qui comprenne. D’où la vanité d’enseigner. Seule une contagion matérielle peut. Sri Aurobindo et Mère allaient donner la grande contagion supramentale à la terre. C’est pourquoi Mère disait: Dans l’histoire du monde, ce que Sri Aurobindo représente, ce n’est pas un enseignement, ni même une révélation, c’est une action décisive venue tout droit du Suprême.1 Que nous croyions ou non en le «Suprême» ou en Sri Aurobindo importe peu – Sri Aurobindo n’a pas du tout besoin d’être un nouveau dieu parmi la collection des sauveurs de l’humanité – et s’il fallait attendre toutes nos croyances pour que la terre change, nous pourrions attendre encore des millénaires, parce que le Mental croit, puis il dé-croit, et il re-croit, et il file encore ailleurs dans le grand bazar aux idées. La Matière, elle, n’a pas besoin de croire: pour elle, sentir, c’est croire. C’est dans la Matière que Sri Aurobindo œuvrait, directement. Peut-être travaillait-il à ce que la Matière croie en elle-même.
Comment s’y prenait-il?
Il s’y prenait d’abord sur sa propre matière et c’est là où nous avons quelques bribes ou indices extérieurs. Dans une lettre de 1912 à un disciple de Calcutta, il parle de son travail pour parvenir à l’immunité contre les maladies – non pas que Sri Aurobindo se souciât personnellement d’être à l’abri des maladies, il y avait très peu de «personne» dans Sri Aurobindo, mais les maladies sont les mensonges de la Matière, une opacité équivalente à la stupidité mentale – et il disait: Je suis en train de tenter avec succès de la perfectionner [cette immunité] et de la mettre à l’épreuve en m’exposant à des conditions anormales.2 La seule manière de travailler sur la Matière, c’est de la faire réagir: on travaille sur un rhume ou une rage de dents comme on défriche les pages poussiéreuses de La Phénoménologie de l’esprit dans le mental ou comme on s’empoigne avec le tourbillon des réactions émotives. Au lieu de sauter sur un comprimé d’aspirine, on étudie le mouvement qui décontracte les cellules du cerveau, par exemple. Cela ressemble tout à fait à des travaux pratiques de chimie: telle vibration a tel effet, telle attitude neutralise ou cristallise et telle autre éclaircit tout, comme une goutte d’hydrate de sodium dans un bain d’iode. Et on recommence l’opération jusqu’à ce que ce soit clair, exact, instantané et rentré dans la substance cellulaire. «Rentrer dans la substance», cela veut toujours dire, en fait, «éclaircir la substance», parce qu’il n’y a vraiment rien à y faire entrer, mais à en faire sortir toutes sortes d’encombrements évolutifs: dessous, c’est pur, naturel, et automatiquement puissant. Le vrai naturel, c’est l’ultime guérison, de tout: il n’y a rien à imposer, c’est, et c’est automatiquement ce qu’il faut. Cette restitution de la Matière pure, la vraie Matière (ou le vrai physique, comme disait Sri Aurobindo), c’est l’ultime triomphe de la transformation. Mais en attendant, il faut aller de désencombrement en désencombrement. Quelles étaient ces «conditions anormales» auxquelles Sri Aurobindo s’exposait, nous n’en savons rien, elles étaient probablement aussi peu voyantes qu’un rhume (il n’y a rien de moins «voyant» que ce yoga supramental, c’est tout ce que l’on veut qui n’a l’air de rien et qu’on attrape à chaque instant en parlant au voisin ou en butant contre une marche d’escalier – c’est le yoga le plus invisible qui soit). Tout de même, nous savons qu’il expérimentait sur la nourriture, le jeûne (nous l’avons vu), le sommeil, même les drogues (non pas pour avoir des «expériences», dieu sait! mais le contraire d’une expérience, c’est-à-dire la maîtrise nerveuse et la clarté de réflexe sous une dose massive de hachich ou d’opium – il a essayé les deux – qui écraserait tout autre ou l’enverrait au Nirvâna). «Expérimenter», c’était son expression favorite: J’ai expérimenté jour et nuit pendant des années et des années plus scrupuleusement qu’un savant ne vérifie sa théorie et ses méthodes sur le plan physique.3 Comme, un jour, son œil droit était rouge et gonflé, un de ses disciples lui fit remarquer que ce devait être la fumée de son cigare – «attendez», a-t-il répondu (et nous ne savons pas s’il a eu la malice d’allumer un autre cigare sous leur nez), mais il s’est mis à marcher de long en large pendant deux heures, et l’œil était blanc, clair, dégonflé. Nous nous tromperions tout à fait si nous croyions que Sri Aurobindo employait un pouvoir mental ou vital à la façon des guérisseurs ou des yogis et se concentrait spécialement sur son œil: il rétablissait la coulée naturelle de la Shakti au rythme de sa marche. Il accoutumait ses cellules à ne répondre qu’à l’influence exclusive de la Shakti pure – tout un programme. Il a continué le programme pendant trente-six ans. Le fonctionnement du pouvoir supramental tel que je l’envisage, écrivait-il, ne consiste pas à influencer le physique en lui donnant des facultés anormales mais à entrer dans le physique et à l’imprégner10 en le changeant complètement en un physique supramentalisé4, c’est-à-dire un physique pur délivré de toutes ses additions et déformations évolutives, et doté de ses pouvoirs normaux. Car, en vérité, en chaque particule, chaque atome, chaque molécule, chaque cellule de la Matière, vivent et agissent, cachés et inconnus, l’omniscience de l’Éternel et la toute-puissance de l’Infini.5
Mais tout ce champ de travail sur sa propre matière était simplement une préparation pour le travail sur la Matière terrestre. Et en fait, l’expérience révèle qu’on ne peut pas séparer les deux: il n’y a pas «ta» matière et «ma» matière, il n’y a qu’une Matière. L’isolement sous notre bonnet crânien est la plus formidable illusion jamais enfantée en ce bon champ évolutif. La sâdhanâ [c’est-à-dire le travail sur soi] doit d’abord s’appliquer à des choses qui n’ont aucune importance, et après seulement s’appliquer à la vie6, notait-il dans une lettre de 1914. Du rhume, on passe très bien au champ de bataille de la Marne. Nous avons l’air de plaisanter, mais nul ou rares sont ceux qui peuvent comprendre l’exactitude compacte du grand champ terrestre et comme une petite vibration pure ici, dans ce lopin de matière, a ses répercussions mondiales – mais pour voir cela, il faut avoir des yeux désencombrés. Et dans une lettre de 1913 déjà, Sri Aurobindo énumérait ainsi en quatre points son programme: Ce que je suis en train de tenter d’établir, c’est le fonctionnement normal des siddhis [les facultés ou pouvoirs] dans la vie, c’est-à-dire: 1) la perception des pensées, sentiments et événements en d’autres êtres et d’autres lieux à travers le monde sans recourir à des informations verbales ou à aucune autre donnée; 2) la communication d’idées et de sentiments sélectionnés à d’autres (individus, groupes, nations) par simple transmission du pouvoir de volonté; 3) la contrainte silencieuse sur ces individus, groupes ou nations pour qu’ils agissent selon les sentiments ou les idées communiqués; 4) la mise en mouvement d’événements, d’actions et de résultats d’action à travers le monde par le pur pouvoir de volonté silencieux… Dans le 1), le 2) et même le 3) je réussis maintenant largement, bien que l’action de ces facultés ne soit pas encore parfaitement organisée. C’est seulement dans le 4) que je sens une sérieuse résistance. En somme, disait-il dans cette même lettre, c’est une tentative pour appliquer la connaissance et les facultés aux événements et circonstances du monde sans avoir besoin de recourir à l’instrument d’une action physique.7
Il nous paraîtra difficile de comprendre, peut-être, comment on peut passer ainsi d’une véranda où l’on marche de long en large en faisant couler la Shakti dans son corps, à la grande scène du monde. Mais très simplement, nous l’avons dit: quand on est clair, tout est clair. Il n’y a pas de «toi» là-bas: tout est parfaitement ici, aussi distinct que la pulsation de son propre corps – et si ça coule ici, ça coule là-bas. Seulement il faut être clair, et surtout, il ne faut plus de «je» séparé. Le je, c’est la grande Muraille de Chine. Tant qu’il y a «je», il n’y a pas de place pour le reste du monde. C’est la première carapace à démolir pour comprendre, c’est-à-dire pour embrasser un peu de monde dans sa conscience et éventuellement dans son propre corps. Alors on comprend qu’en guérissant un œil gonflé, on peut guérir aussi une poche tuméfiée sur quelque autre endroit de la terre – la Serbie ou le Bengale – si telle est la nécessité. Sri Aurobindo en était arrivé au point où c’était le «je» physique (le «je» du corps) qui devait disparaître pour que le travail dans sa propre matière puisse couler dans toute la Matière. On commence par supprimer le je dans sa tête (c’est le plus difficile), puis dans ses réactions, ses sentiments, puis dans son corps. On peut dire que ma sâdhanâ subjective a reçu son sceau final et une sorte de couronnement, écrivait-il en 1913, par une réalisation prolongée et une fixation en le Parabrahman [c’est-à-dire l’Unité suprême, ou la Transparence suprême, si nous préférons] pendant de longues heures, dans toutes les parties de mon être, sauf le moi physique qui attend encore une autre réalisation avant d’être tout à fait libéré d’intermittentes visites ou touches extérieures de la vieille existence séparée.8
Maintenant, restait seulement la sâdhanâ «objective». C’est à ce moment-là que Mère est arrivée. Un disciple, un jour, lui ayant demandé comment son Supramental dans le corps pouvait changer la terre, Sri Aurobindo répondit simplement: Si le Supramental descend dans notre physique, cela veut dire qu’il est descendu dans la Matière.9 Et avec son humour bien aurobindien, il disait: Vous admettrez, au moins, qu’il y a quelque matière en moi et vous pouvez difficilement nier que la matière en moi est en liaison ou même (en dépit de la théorie des quanta) en continuité avec la matière en général?10
Mais simultanément, Sri Aurobindo découvrait l’envers de l’unité de la Matière: on va partout, on est partout… oui, mais on avale tout aussi. En moi, il [le pouvoir] essaye de se manifester aussi rapidement que les déficiences de mon mental et de mon corps le permettent, mais aussi – c’est important – aussi rapidement que les défauts de mes amis et assistants principaux le permettent, écrivait-il en juin 1914. Parce que je dois tous les prendre sur moi spirituellement et il se peut qu’ils retardent mon propre développement. J’avance, mais à chaque étape nouvelle, je dois revenir en arrière pour recevoir un nouveau fardeau d’imperfections qui viennent du dehors.11 Ce sera le grand problème de Mère et de Sri Aurobindo jusqu’à la fin.
Elle venait le voir tous les jours, dans l’après-midi, vers 4h 30. Elle n’habitait pas loin, dans une petite maison à terrasse à côté du Palais du Gouvernement. C’était rue Dupleix. De sa terrasse, elle voyait la chambre de Sri Aurobindo. Elle venait, préparait silencieusement une tasse de thé ou de cacao pour Sri Aurobindo, tandis que les autres partaient à leur football. La maison avait imperceptiblement changé depuis son arrivée, l’unique serviette de bain s’était multipliée, il y avait moins de poussière sur les piles de livres étalés dans tous les coins et jusque sur les sièges des visiteurs. Elle veillait, Sri Aurobindo pouvait boire son thé favori plus souvent – du thé très fort, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit… si l’on pensait à lui en préparer. Il ne demandait jamais rien, c’était une règle absolue, et il traitait tout le monde comme son égal. Comme il avait heurté du pied par mégarde un jeune étudiant tamoul qui s’était joint à eux (c’était Amrita, le futur trésorier de l’Ashram), il s’est levé de sa chaise, bien britanniquement, et s’est incliné: I beg your pardon, je vous demande pardon. La bande un peu sauvage qui l’entourait – et le respectait et l’aimait, car qui ne pouvait pas sentir ce «quelque chose» dans Sri Aurobindo – commençait à s’apercevoir que Mère ne s’asseyait jamais sur une chaise devant Sri Aurobindo, mais toujours par terre, à ses pieds, et lentement prenait conscience que son «chef» était aussi autre chose. Ils ne se doutaient pas un instant de ce que Sri Aurobindo faisait silencieusement sur eux ni qu’ils étaient entrés dans le yoga sans le savoir, ni qu’à travers eux et leurs histoires de football ou leurs préoccupations littéraires, Sri Aurobindo œuvrait sur toute une jeunesse. Comment? Nous ne le comprendrons pas si nous ne comprenons pas que chaque homme est un résumé du monde et que si l’on touche un point du tout, tous les points de la même catégorie sont touchés à travers le monde: Chacun [de ceux ici] représente un type d’humanité, et si un type est conquis, cela veut dire une grande victoire pour le travail.12 Tout se tient, nous ne le saurons jamais assez. Déjà en 1913, il écrivait à un disciple de Calcutta: J’ai commencé aussi la deuxième partie de mon travail qui consiste à préparer des hommes pour l’âge nouveau en communiquant les siddhis [pouvoirs] que j’ai à ceux qui sont choisis. De ce point de vue, notre petite colonie ici est une sorte de pépinière – un laboratoire. Ce que j’élabore dans le laboratoire, s’étendra au-dehors après.13
Et tout cela se déroulait dans le parfait silence, on pourrait presque dire dans la parfaite ignorance des «sujets du laboratoire», et cette ignorance même était le meilleur atout de Sri Aurobindo et la meilleure condition pour l’efficacité de son travail: les «disciples» ne se prenaient pas pour des disciples, et ne sachant pas qu’ils faisaient un yoga, ils ne dressaient pas instantanément toutes leurs «idées» du yoga entre eux et Sri Aurobindo – le plus grand obstacle, en vérité, est notre propre idée des choses, nous faisons des murs instantanés; en trois minutes nous avons fait toute une liste de «ce qu’il-faut-faire et ce qu’il-ne-faut-pas-faire», «c’est permis, c’est défendu», «c’est yoguique, ce ne l’est pas». Et plus rien ne peut passer au travers. Nous croyons que nous ne faisons rien et ne pouvons rien faire si nous n’avons pas «compris»; mais le meilleur du développement se fait quand nous n’y comprenons rien et que nous sommes là à chercher sans savoir, à buter n’importe où et à nous casser la figure dans l’inconnu. Quand on a «compris», on est emmuré dans sa compréhension. Il faut des coups de marteau pour défaire nos saintes idées – elles sont plus solides que nos diable d’idées. Les diable d’idées ont l’humilité de savoir qu’elles sont sottes, au moins. Dès 1914, dans une lettre à un disciple de Chandernagor qui s’intéressait aux disciplines tantriques, Sri Aurobindo fait une réflexion extraordinairement lumineuse qui n’a l’air de rien: Le pouvoir que je suis en train de développer, s’il arrive à porter fruit, sera capable d’accomplir automatiquement ses effets par n’importe quelle méthode choisie14 (c’est Sri Aurobindo qui souligne). Même par le football. Nous disons «ça, ça fait partie, et ça, ça ne fait pas partie», «ça, c’est une expérience, et ça, ce n’est pas une expérience» – mais tout est l’Expérience! tout fait partie, tout va dans le sens, c’est la Matière elle-même qui se transforme par n’importe quel moyen. C’est notre éducation mentale qui nous trompe. Nous croyons malgré nous et en dépit de tout que le prochain stade de l’évolution passe par le mental et que c’est une sorte de super-mental, mais ce n’est pas là qu’est l’affaire évolutive! même si nous n’y comprenions rien et si personne au monde n’y comprenait rien, cela n’empêcherait pas plus l’homme de passer au prochain type que tous les cris des mammifères n’ont empêché la venue du type humain. Ce yoga est fait pour la vie et seulement pour la vie15, s’écriait Sri Aurobindo un jour qu’on lui demandait une fois de plus s’il ne s’était pas retiré pour quelque salut. C’est le Mental qui fait son salut, c’est le Mental qui fabrique des disciplines, le Mental qui construit des paradis et des moulins (et des enfers aussi), mais la vie n’est pas sauvée du tout après des millions d’heures de méditation et des kilomètres de discipline.
Un pouvoir qui sera «capable d’accomplir automatiquement ses effets»… Ce mot «automatique» revient souvent sous sa plume entre 1912 et 1914. Il fallait que Sri Aurobindo ait touché un mécanisme bien universel. Un point très central.
Et la guerre éclate le 1er août.
Le croiseur allemand Emden viendra jusque dans les eaux de Pondichéry, comme si Sri Aurobindo devait voir lui-même, et lancera quelques obus sur Madras.
Quinze jours après – le jour de son quarante-deuxième anniversaire – Sri Aurobindo sortira le premier numéro de l’Arya, lui qui ne voulait rien «enseigner», et pendant sept ans, jour après jour, il écrira d’une haleine la quasi totalité de son œuvre, plus de cinq mille pages, déversant sur le monde l’appel de l’évolution nouvelle tandis que les obscurs bouillonnements de la vieille évolution animale grondaient sur l’Europe, se répandaient sur le monde et ne cesseront guère de gronder soixante ans après encore, comme si quelque obscur ressort universel, quelque suprême obscurité avait été touchée en même temps que ce pouvoir tout-puissant et automatique au cœur de «chaque particule, chaque atome, chaque molécule, chaque cellule de la Matière»; comme si, vraiment, la racine de la Mort avait été touchée. C’est la grande, longue mort de la Mort qui commençait. Un an avant, en 1913, dans une lettre au disciple de Chandernagor qui l’avait accueilli dans sa fuite, Sri Aurobindo parlait d’une sâdhanâ yoguique [sâdhanâ – travail sur soi] pour la restauration du Satya Youga, c’est-à-dire l’Âge de Vérité, et il ajoutait: Ce travail doit commencer maintenant, mais il ne sera complet qu’à la fin du Kali Youga.16 C’est le chemin de la descente pour tout le monde… jusqu’au ressort suprême. On ne peut pas toucher un point de Matière sans toucher toute la Matière. On ne peut pas détruire la Mort sans détruire en chaque conscience, en chaque groupe, en chaque nation, ce qui est la racine de la mort. Ce qui surgit dehors et gronde dehors et s’étale dehors est cela même qui pendant des millénaires vivait chaudement sous nos sagesses et nos morales et nos religions et nos saluts. Le Voleur est chassé de sa retraite centrale, il court de porte en porte et agite ses bombes et ses terreurs – mais il est perdu, il n’a plus nulle part où se cacher, il n’y a plus une sagesse pour l’abriter, plus un faux semblant pour le maquiller: il est nu, c’est lui le terrifié; il sème partout sa grande œuvre de nudité et de transparence, jusqu’à ce que plus rien ne reste debout, plus une crevasse cachée, plus une construction de l’esprit. Alors brillera ce qui est.
Le premier livre qui passera sur sa machine à écrire sera Le Secret du Véda. Le début du cycle rejoignait la fin du cycle, le secret du commencement se retrouvait à la fin. «Nos pères, par leur cri, ont enfoncé les places fortes et réfractaires (la forteresse subconsciente des panis ou voleurs de la Vérité), ils ont brisé le roc de la montagne (c’est-à-dire la carapace de la Matière)… trouvé cette Vérité, ce Soleil même qui demeure dans l’obscurité (1.71.2, III.39.5)… La montagne s’est fendue en deux, le ciel s’est accompli.» (V.45)
Le haut rencontre le bas, tout est un plan unique17
Lentement, la jonction commençait à travers les couches d’obscurité comme à travers le subconscient allemand et de tous les peuples l’un après l’autre, jusqu’au roc fondamental, cette Conscience-de-Vérité au fond de la Matière que les Rishis védiques appelaient le «Soleil de Vérité», Savita, tel le soleil de l’atome. De la philosophie! laissez-moi vous dire en confidence que jamais, jamais, jamais je n’ai été philosophe…18, s’exclamait Sri Aurobindo comme on lui parlait de son œuvre «philosophique»: «La Vie Divine» n’est pas de la philosophie, mais un fait. C’est ce que j’ai réalisé et vu.19 Pendant sept ans, il va déverser le «fait» sur le monde comme les Rishis védiques martelaient le roc de la montagne par leur «cri».
Il avait d’ailleurs une étrange façon d’écrire. Il dactylographiait tout, directement sur sa petite Remington portative, sans une rature – soixante-quatre pages minimum tous les mois, que Mère allait elle-même porter au Modern Press le quinze de chaque mois, ponctuellement. Il corrigeait toutes les épreuves lui-même et faisait tout le travail. «Je le trouvais assis devant sa machine à écrire, raconte son jeune frère Barin qui était venu lui rendre visite, tictaquant ses pensées au lieu de les écrire… Il s’était fait pour règle de voir cinq épreuves de chaque forme imprimée; rien en Aurobindo de ces habitudes vagues de faire les choses vaguement comme partout en Inde. Il écrivait et travaillait toujours avec un soin, une patience infinis, comme si ses actes jaillissaient d’une énergie pure et limpide – régulièrement, patiemment, sans la moindre trace de hâte ou d’inertie.20» Même Barin, qui ne savait rien (c’était lui le «fabricant de bombes», déporté aux îles Andaman par les Anglais), ne pouvait s’empêcher de remarquer cette «énergie limpide». Mais l’étrange est qu’il ne «tictaquait» pas «un» livre l’un après l’autre: il a commencé par en écrire trois simultanément; le premier numéro de l’Arya contenait le début du Secret du Véda, de La Vie Divine et de La Synthèse des Yoga (ces deux derniers livres à eux seuls auront chacun plus de mille pages). Puis il s’est mis à écrire cinq et même six livres à la fois. Nul écrivain au monde qui sait tant soit peu ce que c’est que d’écrire ne peut imaginer pareil phénomène, ce que cela représente simplement d’organisation de conscience, pour ne parler que de l’extérieur de la chose; même si l’on mettait bout à bout tous les génies du monde, on ne parviendrait pas à imaginer Platon écrivant Phèdre, la République, les Lois et que sais-je, simultanément, ni Goethe maniant ensemble Faust, Wilhelm Meister… et que sais-je – et d’ailleurs Sri Aurobindo écrivait aussi, simultanément, de la poésie et du théâtre, qu’il ne publiait pas dans l’Arya, sans parler de son innombrable correspondance. Non, ce n’est pas le phénomène d’un génie humain ni même surhumain, ce n’est pas du génie du tout: c’est un autre ordre de conscience qui fonctionnait. Il faisait le silence dans sa tête, raconte Mère, et il se mettait à sa machine à écrire, et d’en haut, des régions supérieures, tout ce qui devait être écrit descendait, tout prêt, et il n’avait qu’à faire mouvoir ses doigts sur la machine: cela se transcrivait.21
Mais le phénomène est encore plus intéressant qu’on ne le pense parce que ce «d’en haut» est encore une façon de dire pour se faire comprendre des enfants; quand on aura dit «d’en haut», on n’aura nullement expliqué comment une conscience humaine, c’est-à-dire mentale, peut tirer simultanément dix mille fils et un certain nombre de phrases dans un ordre logique, cohérent, sans se servir de son cerveau par-dessus le marché! Qu’est-ce qui organisait cette totalité de connaissance ou d’inspiration?… «Là-haut», c’est très total et tout ensemble dans un paquet de lumière compacte, on le voit très bien dès qu’on entre en contact avec les régions dites supérieures; c’est comme une énorme boule d’électricité-lumière vivante; mais dans la Matière, ça doit arriver phrase par phrase, à moins d’être comme le dieu Ganesh doté d’un certain nombre de bras; ça vient un à un à moins d’avoir une demi-douzaine de cerveaux qui fonctionnent simultanément – et là, le cerveau ne fonctionnait même pas. On dit l’«inspiration»; c’est très bien, mais l’inspiration, ça se sert de quelque chose: comment fait-on entrer un ouragan dans un entonnoir? Et quel entonnoir? Et un entonnoir logique par-dessus le marché, parce que Sri Aurobindo s’adressait encore à des êtres dotés d’un mental: c’est pour casser leur carapace mentale qu’il faisait tout cela. Mère donne une réponse à notre question, mais la réponse est peut-être encore plus mystérieuse que la question parce qu’elle remet tout en question! La conscience (de Sri Aurobindo) était en haut, dans le Supramental [toujours ce fameux «haut» qui ne veut rien dire, en vérité] et c’est l’espèce de conscience qui est dans la main, qui formait les paroles. Il en était conscient au fur et à mesure qu’elles s’exprimaient.22 Et Mère ajoutait: Au point de vue intellectuel, l’Arya est parfait: clarté, ordre, logique. Et pourtant le mental n’y est pour rien. Alors qu’est-ce qui y est pour quelque chose? – Les mains, oui. Quand ça s’inscrivait sur le rouleau de sa machine, il «apprenait», si l’on peut dire, ce qu’il était en train d’écrire. C’était la conscience dans les mains, c’est-à-dire la conscience matérielle, de la matière corporelle, qui faisait tout le travail. Sri Aurobindo était parfaitement silencieux, transparent, et la Matière allait aussi droit dans la jungle philosophique que l’oiseau de Sibérie va droit à sa lagune exotique, sans une déviation et sans avoir jamais une fois fait la route avant – mais ses ailes savent très bien. On peut dire ses «chromosomes» si cela nous console de reporter le problème à quelques générations avant. Mais il y a tout de même un moment où on est devant le problème. Un moment où on est devant la Matière, tout simplement, une Connaissance dans la Matière, une Conscience dans la Matière, qui peut faire de la parfaite philosophie comme des petits oiseaux ou des tremblements de terre, avec une exactitude à la seconde et une intelligence qui dépasse tous nos génies. C’est la Conscience-de-Vérité. Le «là-haut», c’est tout simplement l’épaisseur des couches à traverser (la couche mentale ayant son épaisseur très particulière), et quand tout est clair, «le haut rejoint le bas, tout est un plan unique». Au cœur de la Matière palpite l’ouragan de lumière et quelques autres chansons encore inconnues qui nous consoleront pour toujours de notre labeur de galériens du Mental. Ainsi Sri Aurobindo écrira-t-il dix-neuf volumes d’une traite, pendant sept ans, pilonnant le monde avec son cri de Vérité.
Un volcan la tête en bas, disait Mère.
Et Sri Aurobindo mettra le point final à son «enseignement» en déclarant tout uniment, avec cette voix si tranquille qui semblait traverser l’éternité comme une rivière sans hâte, si sûre d’elle-même, si déjà là-bas, déjà devant, comme Mère dans son cyclone toujours en avant: Le Supramental resterait, même si l’on gommait tout l’Arya ou s’il n’avait jamais été écrit.23
Car le Supramental est un fait évolutif aussi inévitable que l’apparition du végétal ou de l’animal sur la terre, et même si personne n’y croyait, tout le monde irait là. C’est bien la première fois sur la terre qu’un de ceux que nous appelons les «pionniers» de l’évolution venait pour faire, ouvrir le chemin, non pour enseigner, prêcher, révéler. Ici, le chemin s’ouvre dans le corps, non dans la pensée. S’il s’ouvre dans un corps humain, il s’ouvrira dans le corps de la terre, automatiquement. Et toutes les paroles n’y changeront rien. Mais nous pouvons comprendre, fût-ce dans notre mental, nous pouvons accélérer le processus évolutif – raccourcir la misère. Et peut-être, même, pouvons-nous trouver un intérêt tout nouveau au monde et voir dans une multitude de détails microscopiques, matériels, se dérouler la formidable transition que les précédentes espèces ont vécue dans l’ignorance. Mais cette fois, une bien plus formidable transition que celle du singe à l’homme puisqu’il s’agit de sortir de l’évolution animale: ce n’est plus la Matière qui va créer de nouvelles formes par tâtonnements successifs, c’est la Conscience elle-même qui va directement créer ses formes, cette Conscience enfouie dans la Matière et qui a pris tant de millions d’années et d’instruments innombrables pour affleurer dans un corps humain. Au lieu d’un cerveau, elle va se servir d’autre chose. C’est la fabrication de cette «autre chose» qui est en cours – il n’y a rien à enseigner, rien à croire, il y a à voir. Seulement il faut regarder dans le bon sens. Alors notre cerveau pourra utilement remplir sa tâche observatrice qui est sa vraie fonction évolutive, jusqu’à ce que nous passions radicalement dans une autre forme. Les milliers de pages de Sri Aurobindo, au fond, nous invitaient à jouir du spectacle au lieu d’être ballottés sans rien comprendre et de colmater des vieilles fissures qui sont aussi incolmatables qu’un tremblement de terre. Nous sommes dans le grand tremblement de Conscience dans la Matière. Comme un étudiant de Calcutta lui demandait s’il n’allait pas revenir parmi eux pour «faire des hommes»: «Nous avons besoin d’hommes», Sri Aurobindo répondait: Faire des hommes, j’en ai eu ma part, c’est une chose que tout le monde peut faire maintenant, la Nature s’en charge elle-même partout à travers le monde… Mon travail, maintenant, n’est pas de faire des hommes, mais de faire l’homme divin.24
Cet homme divin, qui serait seulement le premier stade de la transition à l’«autre chose» (on pourrait dire le premier sujet qui se prêterait ou prêterait son corps à l’Expérience), Sri Aurobindo l’appelait aussi du terme védique «aryan» (d’où le nom Arya de sa revue), car, dans les Védas, les peuples aryens étaient ceux que réunissait un mode particulier de culture de soi.25 Et Sri Aurobindo soulignait bien que l’«Aryen» est avant tout un conquérant de soi (la racine ar veut dire labourer, combattre): L’Aryen est celui qui combat et surmonte tout ce qui, en lui-même ou hors de lui-même, fait obstacle au progrès humain. La conquête de soi est la première loi de sa nature – et en effet, il s’agit de conquérir quelque chose de très difficile sur sa propre matière contre des millénaires d’habitudes évolutives. C’est un yoga fait pour les conquérants et les héros. L’ampleur du problème est clairement étalée devant nous par Mère, qui, comme d’habitude, va droit au cœur de la question: la conquête de la mort. Et elle dit: La mort n’est pas une chose inévitable, c’est un accident qui s’est toujours produit jusqu’à présent (qui en tout cas a l’air de s’être toujours produit jusqu’à présent) et nous avons mis dans notre tête et dans notre volonté de vaincre cet accident et de le surmonter. Mais ça, c’est une bataille si terrible, si formidable, contre toutes les lois de la Nature, toutes les suggestions collectives, toutes les habitudes terrestres, que, à moins d’être un guerrier de première classe et que rien n’effraye, il vaut mieux ne pas commencer la bataille. Il faut être un héros absolument intrépide parce que, à chaque pas et à chaque seconde, on a à livrer une bataille contre tout ce qui est établi. Alors ce n’est pas très commode. Et même individuellement c’est une bataille contre soi-même, parce que si vous voulez que votre conscience physique soit dans un état qui permette l’immortalité physique, il faut tellement que vous soyez libres de tout ce que représente maintenant la conscience physique, que c’est une bataille de chaque seconde. Tous les sentiments, toutes les sensations, toutes les pensées, tous les réflexes, toutes les attractions, toutes les répulsions, tout ce qui existe, tout ce qui est le tissu de notre vie physique, doit être surmonté, transformé et libéré de toutes ses habitudes. Ça, c’est une bataille de chaque seconde contre des milliers et des millions d’adversaires.26 Et Sri Aurobindo, dans ce premier numéro de l’Arya, énumérait ainsi les trois conquêtes de l’Aryen, dans l’ordre: Il triomphe de la matière et du corps et n’accepte pas, comme l’homme ordinaire, leur inertie, leur pesanteur, leur routine mortelle et leurs limitations… Il triomphe de la vie et des énergies vitales en refusant d’être dominé par leurs appétits, leurs désirs, et asservi par des passions… Il triomphe du mental et de ses habitudes; il ne vit pas dans une coquille d’ignorance, de préjugés héréditaires, d’idées communes et d’opinions agréables… Tout un programme.
Dans un pays voué depuis deux mille cinq cents ans à la contemplation extatique, Sri Aurobindo apportait l’épée, comme il l’avait apportée aux pacifiques congressistes qui cherchaient l’indépendance par des discours politiques. La «révolution armée», il la transportait dans son yoga; l’«indépendance», il la cherchait jusque dans le corps. Après cinquante ans de «non-violence» dont on nous a rebattu les oreilles comme de la suprême panacée, nous voyons aujourd’hui, jusque dans l’Inde, nos prétendus pacifismes nous sauter à la figure du fond d’entrailles obscures vêtues de lin immaculé, parce que nous n’avons pas eu le courage de descendre jusque là pour porter la guerre jusque là. Non, ce n’est pas la non-violence qui a libéré l’Inde, jamais, c’est la Force même mise en branle par Sri Aurobindo au début du siècle, et en dépit de la non-violence. Encore un «mythe sacré» que l’on n’ose pas trop dire à une époque où les pygmées spirituels sont rois. Il ne peut pas y avoir de vraie paix tant que le cœur de l’homme ne méritera pas la paix: la loi de Vichnou [le dieu d’amour] ne peut prévaloir tant que la dette de Roudra [le dieu de la destruction] ne sera pas payée. Alors se détourner pour prêcher la loi de l’unité et de l’amour à une humanité encore non évoluée? Des instructeurs de la loi de l’amour et de l’unité, il faut qu’il y en ait, certes, car c’est par cette voie que viendra l’ultime salut. Mais tant que l’Esprit des Temps ne sera pas prêt dans l’homme, la réalité ultime et intérieure ne peut pas prévaloir sur la réalité immédiate et extérieure. Le Christ et le Bouddha sont venus et partis, mais c’est Roudra qui tient toujours le monde dans le creux de sa main. En attendant, le féroce labeur de progrès d’une humanité tourmentée et opprimée par des pouvoirs qui sont les profiteurs et serviteurs de la force égoïste, appelle l’épée du Héros et la parole du prophète de la lutte.27
Quand son Ashram n’était pas même encore fondé, au milieu de la Grande Guerre, Sri Aurobindo déclarait: J’ai besoin d’hommes forts. Je n’ai pas besoin d’enfants émotifs.28 Et en effet, il faut être bien trempé pour descendre dans les secrets du corps.
Et l’immobilité absolue. Rien ne bougeait dans Sri Aurobindo, pas un frisson de pensée, pas une vibration émotive – Sri Aurobindo c’était l’impersonnalité complète, comme l’air d’une haute montagne, pur, cristallin. Et là-dedans, ce volcan. Un volcan immobile. Vraiment l’union des deux pôles: le dynamisme absolu dans l’immobilité absolue, comme si ce Dynamisme même naissait de cette Immobilité même. Car telle est la conscience supramentale: tous les contraires se changent en une troisième chose qui est leur force vraie.
Et comme il voyait loin!… En janvier 1910, juste avant sa fuite à Chandernagor, à une époque où l’Europe et le monde étaient encore à demi somnolents, la révolution chinoise pas même commencée, les Tzars encore solides, Guillaume II cherchant en sourdine quelques «compensations coloniales», et Édouard VII, «le Pacificateur», assis sur son trône d’empereur des Indes (vraiment, à lire la liste des «pacificateurs» de l’Histoire on se demande où est la guerre?), Sri Aurobindo faisait cette étonnante déclaration, cette prédiction plutôt, à un correspondant éberlué du journal hebdomadaire «India»: Depuis 1907, nous vivons dans une nouvelle ère qui est pleine d’espoir pour l’Inde. Non seulement l’Inde mais le monde entier verront de soudains bouleversements et des changements révolutionnaires. Le haut deviendra bas, le bas deviendra haut. Les opprimés et les déshérités seront élevés. Les nations et l’humanité seront animées d’une nouvelle conscience et d’une nouvelle pensée, de nouveaux efforts seront faits pour atteindre de nouvelles fins. Au milieu de ces changements révolutionnaires, l’Inde deviendra libre.29 Elle sera libre trente-sept ans après. Quel étrange Feu brûlait en lui? Il signait alors toutes ses lettres du nom de Kali, la Guerrière des mondes, la puissante Mère qui tisonne le monde et les cœurs parce qu’elle aime les hommes non dans leurs petites vertus et leurs blancheurs immaculées, mais dans la Vérité droite de leur cœur et dans une grandeur plus grande que tous nos humanismes. Car, la Mère, en vérité, Celle qu’on appelle la Mère en Inde, la Shakti, Celle que Sri Aurobindo servait et vénérait dans ses actes comme dans ses œuvres comme dans son silence, est la Force même, le Feu puissant qui meut les mondes vers leur accomplissement évolutif suprême. Sans elle, nous pouvons méditer pendant des millénaires et inventer des paradis démocratiques et électroniques et tourner en rond jusqu’à plus soif… jusqu’à ce qu’elle brise nos paradis et nos vertus et nos petitesses pour nous contraindre à faire la Vie divine sur la terre et l’Homme divin dans un corps. En elle, est l’intensité irrésistible, la formidable passion de la force qui réalise, la divine violence qui se précipite pour renverser toutes les limites, tous les obstacles. Sa divinité bondit entière dans une tempête d’action splendide; elle est pour la célérité, le moyen efficace, immédiat, le coup direct et rapide, l’assaut de front qui balaye tout devant lui… Car elle est la Guerrière des Mondes et ne recule jamais devant la bataille… Indomptable est son esprit, haut et loin comme le vol de l’aigle vont sa vision et sa volonté, ses pas sont rapides sur la voie ascendante et ses mains sont tendues pour frapper comme pour secourir. Car elle est la Mère, aussi, et son amour est aussi intense que son courroux… Si sa colère est redoutable pour l’hostile, si la véhémence de sa pression est pénible pour le faible et le craintif, elle est aimée et adorée par le grand, le fort, le noble, car ils sentent que ses coups martèlent la résistance de leur matière et la transforment en énergie et en vérité parfaite… Sans elle, ce qui s’accomplit en un jour prendrait des siècles; sans elle, la Béatitude pourrait être vaste et grave, ou douce et tendre et belle, mais elle perdrait la flamme d’allégresse de ses intensités les plus absolues… Ainsi, avec elle, est la force victorieuse du Divin, et par la grâce de son feu, par sa passion, sa rapidité, le grand accomplissement peut avoir lieu maintenant et non après la tombe.30
Elle est la Force qui fait toujours sortir le plus grand bien possible d’un mal apparent31, disait-il dans l’un des premiers numéros de l’Arya, alors même que cette meurtrière «guerre des tranchées» se poursuivait en Europe. Cette petite phrase, si simple, contient tout un monde – tout le monde, peut-être. Chacun peut la mettre à l’épreuve dans sa propre conscience. Aveuglés par les apparences, la lutte, la nécessité de choisir et de faire, et plus souvent de mal choisir et de mal faire, et encore plus souvent d’errer et de nous tromper, quelquefois même de faire souffrir et de détruire, nous ne voyons pas comme à chaque instant et dans le moindre détail, chacune de nos erreurs était la porte secrète d’un bien inattendu, chaque faux pas faisait un pas vers le progrès nécessaire, chaque douleur, chaque obscurité préparait une lumière plus vaste, un champ plus clair, et comme tout, dans une immense conjuration, terrible mais féconde, complotait imperturbablement, minutieusement notre propre élargissement et l’élargissement du monde. Alors, quelquefois, une seconde, on s’arrête et le miroir se renverse et on voit tout l’autre côté – la moitié obscure de la Vérité32, disait Sri Aurobindo: «Il est devenu la connaissance et l’ignorance, il est devenu la vérité et le mensonge», dit l’Oupanishad33 – et que tout est une seule Vérité en mouvement dans le plus microscopique détail, un seul Bien qui s’accomplit, une seule Force merveilleuse qui transmue à chaque instant, délivre à chaque instant, change chaque goutte de poison en son nectar… si l’on sait regarder du bon côté. Sri Aurobindo, c’est vraiment Celui qui vient nous montrer à regarder du bon côté. C’est la Lumière dans l’obscurité, c’est l’Espoir partout, le Positif dans tout, le Sens de tout. Et tout est contenu: pas un atome obscur n’échappe à ce Sens total, pas une ombre de douleur ne reste sans sa lumière profonde, pas un égarement n’a son infaillible direction. C’est l’inlassable transmutation. C’est la Vérité qui prend tout dans ses bras, parce que tout est elle en marche vers elle-même: le Mensonge est une invention de nos yeux, le Mal est une invention de nos yeux; la douleur, la seule douleur, en vérité, est de ne pas voir du bon côté, car, si, une seule seconde, nous pouvions voir ce qu’est le monde vraiment sans tous nos faux regards de bien, de mal, de oui, de non, nous serions guéris à jamais, et le monde, sans changer une seconde de ce qu’il est en cette minute cruelle et obscure, serait complètement autre. C’est un voile de Mensonge sur une Réalité inimaginablement belle. Peut-être le voile du Mental. Sri Aurobindo, c’est Celui qui dévoile. Sri Aurobindo, c’est le changement de regard du monde. Sri Aurobindo, c’est la vision totale, l’embrassement de tout. Et Celle qu’il sert, c’est la grande Transmutatrice qui prend nos inlassables sottises pour les changer inlassablement en leur contenu de lumière, nos inlassables faux pas en leur imperturbable direction, nos inlassables misères en la seule Force qui nous donnera un jour le courage de briser le miroir et d’oser la joie du monde parce que nous aurons vu ce qui est réellement. Sri Aurobindo est venu donner, non pas un espoir, mais une certitude de la splendeur vers laquelle le monde va. Le monde n’est pas un accident malheureux, c’est une merveille qui va vers son expression.
Non, Sri Aurobindo, ce n’est pas un «enseignement» – pas d’enseignement! s’écriait Mère, elle qui craignait tant que l’on ne fasse une nouvelle religion des paroles de Sri Aurobindo et des siennes: Les hommes sont si fous qu’ils peuvent changer n’importe quoi en une religion… Je ne veux pas de religions, finies les religions! – c’est une autre façon de voir. La grande Transition à l’autre espèce commence dans un regard. Passer d’une espèce à une autre ne consiste pas à changer de structure mais à changer de conscience: la chenille et le papillon regardent un seul et même monde. Et quand quelques-uns auront commencé à voir de l’autre façon, ce sera la grande contagion de la vision supramentale; nous sortirons du cauchemar mental, nous sentirons autrement, nous respirerons autrement et nous bâtirons notre monde autrement parce que nous le verrons autrement. Et finalement la Conscience même prendra ce corps pour le refaire selon sa vision de beauté immortelle.
Ainsi, nulle part, nous ne trouverons de mécanique yoguique ou spirituelle dans Sri Aurobindo: tout fait partie de son yoga, il n’y a pas une direction mais des millions de directions et de sens de tous les côtés, en haut, en bas, à droite, à gauche, et chaque pas fait partie du chemin, chaque regard fait partie du chemin, chaque sottise fait partie du chemin – tout est le chemin. Mais il faut voir. C’est ce que l’on a toujours reproché à Sri Aurobindo, disait Mère, c’est qu’il ne vous a pas dit: faites comme ceci et comme cela et comme cela… Et c’est justement ce qui fait que j’ai senti que là était la Vérité! Les hommes ne peuvent pas vivre sans réduire les choses à un système mental, mais dès qu’il y a une mécanique, c’est fini. Cette mécanique doit être très bonne pour celui qui l’a trouvée – c’était sa mécanique à lui. Mais ce n’est bon que pour lui. Et moi, je préfère ne pas avoir de mécanique! Après avoir écrit ces milliers de pages de l’Arya, Sri Aurobindo avait l’habitude de dire à ses disciples qu’il n’avait nullement écrit tout cela pour leur «apprendre» quelque chose, mais pour calmer leur mental. Une fois le mental calme, on passe à l’action – à la vraie vision microscopique de chaque instant, à dénicher le sens de tout.
Et vraiment, en cette époque où nous batifolons en casques de tungstène sur des lunes mortes et frisons les planètes à coups de trajectoires pré-ordinées, où l’avenir même s’offre comme un choix entre une mécanique et une autre plus ou moins dévorante, Sri Aurobindo, simplement, nous convie à notre propre aventure dans notre propre corps et dans les chromosomes de l’espèce. Non, non, non, pas de grands problèmes! s’écriait Mère, Sri Aurobindo est venu dire au monde que l’homme n’est pas la dernière création, qu’il y a une autre création – et il ne l’a pas dit parce qu’il l’a su: il l’a dit parce qu’il l’a senti. Et il a commencé à le faire. Et puis voilà. Et notez que ce peut être d’une très grande beauté dans sa simplicité: une beauté que les gens qui ont du chagrin peuvent comprendre, que les gens qui sont fatigués de la vie peuvent sentir, que les gens qui ont la tête cassée de tous ces raisonnements et de tous ces dogmes peuvent sentir, les gens qui sont fatigués de trop bien penser – moi, je suis la première, il n’y a rien qui me fatigue plus que les philosophes!
Dans une lettre de 1915, Sri Aurobindo écrivait: Mon «enseignement» maintenant est que le monde se prépare à un nouveau progrès, à une évolution nouvelle. Quelle que soit la race, quel que soit le pays qui saisira la ligne de cette évolution nouvelle et la réalisera, sera le conducteur de l’humanité.34 Il pensait à l’Inde, bien entendu, s’ils ne copient pas purement et simplement la politique européenne, mais il pensait aussi à la France à laquelle il se sentait «attaché comme à un deuxième pays».35 Avec la qualité intellectuelle de la France, la qualité de son esprit, disait Mère, le jour où elle sera vraiment touchée spirituellement, ce sera quelque chose d’exceptionnel. Sri Aurobindo aimait beaucoup la France. Je suis née là-bas – il y a certainement une raison. Pour moi, je sais très bien: c’était la nécessité de la culture, de l’esprit clair, précis, du raffinement de la pensée, du goût, de la clarté d’esprit – il n’y a pas de pays au monde comme cela. Il n’y en a pas. Et Sri Aurobindo aimait la France à cause de cela aussi, beaucoup, beaucoup. Il disait que pendant toute sa vie en Angleterre, il aimait beaucoup plus la France que l’Angleterre!… Il y a une raison.
Peut-être la France saura-t-elle trouver la raison et «saisir la ligne» de cette évolution nouvelle.
Alors nous retrouverons peut-être ce que nous avons oublié depuis certaine révolution qui a changé la face de l’Europe et qui était vraiment le premier lointain carillon du monde nouveau. Car il semblerait juste que le pays de l’intelligence claire soit le premier à avoir assez de clarté pour détrôner le roi caduc du Mental et faire la révolution de la conscience.
Et la face du monde en serait changée.
Un seul peuple qui ait le courage de faire la grève du Mental et de ses moyens et de ses institutions.
Quand il a lancé l’Arya, Sri Aurobindo prévoyait mille exemplaires pour l’Inde, et il cherchait 250 souscripteurs pour la France.
16. Une seule petite cellule pure
Elle venait le voir tous les après-midi dans la grande véranda du Guest-House, il lui enseignait le sanscrit; nous l’imaginons penchée sur ces caractères si beaux et qui semblent chargés de pouvoir, et le silence entre eux. Ou des nouvelles pratiques; Mère c’était toujours pratique, le reste n’a pas besoin de mots. Elle avait formé un petit groupe avec les «garçons» de Sri Aurobindo et quelques footballers du «Cercle Sportif», des jeunes Tamouls de Pondichéry: L’Idée Nouvelle. On ne peut pas imaginer de plus humbles débuts pour ce «laboratoire» et comme nous pourrions nous étonner de voir Sri Aurobindo, ce chef révolutionnaire qui n’avait qu’un mot à dire pour avoir l’Inde derrière lui et des millions d’hommes prêts à suivre son ordre, se pencher sur cette poignée de garçons, mon dieu, «comme tout le monde». Peut-être est-ce une autre de ces illusions à détruire pour avoir droit à l’«autre façon de voir»: cette distinction des «grandes choses» et des «petites». Nous ne savons pas à quel point tout est absolument important et comme le moindre geste peut résonner à travers le monde s’il est absolument le geste – s’il est. La vie ne se passe pas du tout comme on le pense, c’est toute une autre façon à apprendre: la façon UNE. Alors on voit qu’un point qui brille ici dans cette banalité est la seule chose qui brille dans un million de gestes éperdus à travers le monde et des centaines d’événements formidables qui sont seulement du vent qui passe. Nous ne savons pas ce qui compte, nous allons dans une grande forêt dont nous ne connaissons pas les signes ni si ce petit caillou n’est pas justement le premier jalon d’un inconcevable trésor – si nous concevions le trésor, il serait déjà là. Nous marchons tout le temps sur le trésor et il y a des moments où on s’en aperçoit. Quand on s’en apercevra tout le temps, nous marcherons dans un autre monde, qui sera pourtant le même. Sri Aurobindo et Mère faisaient compter les petits cailloux du nouveau monde à une poignée de garçons très «ordinaires» – mais tout le monde est infiniment ordinaire; les gens extraordinaires sont seulement les extraordinaires du vieux monde, comme les jolies potiches Ming de la dynastie mentale. Le trésor du Nouveau Monde, il est dans tout ce qu’il y a de plus ordinaire: c’est seulement pas encore extraordinaire. Chose curieuse, c’étaient les chrétiens du «Cercle Sportif» qui répondaient le mieux, plus que les Hindous locaux, remarque Nolini1 – il y a tant de potiches sacrées à démolir avant d’avoir droit à l’extraordinaire de l’ordinaire.
Et des nouvelles de la guerre aussi. C’est curieux comme plusieurs choses que ma pensée martelait se sont réalisées après, lorsque j’ai eu laissé tomber tout à fait l’idée, racontait Sri Aurobindo à un disciple. J’avais l’idée que la France devait retrouver l’Alsace-Lorraine. C’était presque une obsession chez moi, et quand j’ai eu cessé d’y penser, cela s’est fait.2 Oui, Sri Aurobindo aimait la France et lui qui ne disait jamais rien de ses vies passées (quand on lui demandait ce qu’il faisait dans ses vies antérieures, il répondait laconiquement: carrying on the evolution3, continuer l’évolution), il a dit à Mère avoir eu une vie antérieure française et que le français lui était venu comme un souvenir spontané. Elle allait donc tous les jours lire «la dépêche» à la porte du gouvernement, Sri Aurobindo était entouré de cartes, il suivait pas à pas l’avance de Moltke sur la Marne: Quand les Allemands marchaient sur Paris, dit-il, j’ai senti quelque chose qui disait: «Il ne faut pas qu’ils prennent Paris.» Et comme je consultais une carte, j’ai presque senti l’endroit où ils seraient arrêtés.4 Il fera la même chose pendant la guerre de 40. Il «sentait»: la carte au bout de ses doigts, c’était vraiment la Marne sous son doigt, dans un corps qui ne s’arrêtait plus à de petites frontières physiques et comprenait très bien la continuité de la Matière. Il y a encore cette grande fantasmagorie de la séparation des corps à détruire pour avoir droit à l’autre façon de voir et de toucher le monde – nous sommes encore comme des bébés de la Matière, nous ne savons pas tout ce qu’il nous reste à découvrir quand nous cesserons de tripoter nos vaines machines qui ne rapprochent que nos murs. Mère aussi notait dans son journal de 1914: Le travail dans la constitution des cellules physiques est perceptible: imprégnées d’une quantité considérable de force, elles semblent se dilater et devenir plus légères. Mais le cerveau est encore lourd et endormi…5 Cinquante ans plus tard, Mère nous faisait la même remarque: ce sont les cellules cérébrales qui restent les moins réceptives, presque les plus opaques, comme si elles avaient le plus de peine à s’universaliser, tandis que les autres très spontanément se prolongeaient partout. Probablement parce qu’elles ont été très «mentalisées», recouvertes et imprégnées de substance mentale, tandis que les autres cellules «naturelles», si l’on peut dire, ont une perception très directe de l’unité de la Matière. Comme Sri Aurobindo, elle commençait à s’étendre partout: Il me semble ne plus avoir de limites, note-t-elle quelques jours seulement après avoir reçu le silence mental de Sri Aurobindo; je n’ai plus la perception du corps, ni des sensations, ni des sentiments, ni des pensées… Une immensité claire, pure, tranquille, tout imprégnée d’amour et de lumière, pleine d’une béatitude indicible, est la seule chose qui me paraisse actuellement être moi.6 À quel point le Mental est un mur, nous ne le saurons jamais assez. Nous vivons littéralement sous une cloche artificielle qui nous bouche le monde entier – c’est probablement pourquoi nous avons dû inventer tant de machines pour remplacer ce qu’une petite cellule sait très directement et très naturellement… et très aimablement. Et sans encombrement. Au fond, nous avons encore à apprendre à vivre. Il y a dans le corps des trésors inestimables et inconnus.7
Et si nous pensions que Sri Aurobindo ou Mère avaient des pouvoirs surhumains, nous serions complètement à côté de la question – ils utilisaient les pouvoirs les plus humains qui soient, mais un humain clair. Et quand c’est devenu tout clair, ce n’était plus du tout du «pouvoir», mais de l’être, tout simplement, comme de l’amour pur. Et tout-puissant. Infini. C’est l’Amazonie déroulée, le trésor partout, naturel.
La vie se déroulait, très «banale». Elle avait même eu l’idée d’ouvrir une boutique pour remédier à la pénurie chronique de Sri Aurobindo, l’Aryan Stores, un vrai décrochez-moi-ça au milieu du bazar, rue Dupleix, où l’un des garçons vendait avec enthousiasme des pois cassés avec du savon et des cosmétiques, et même des vêtements qui se balançaient sur un fil dans l’aimable poussière de Pondichéry. Ils ne feront pas fortune, d’ailleurs, car le brave garçon, apitoyé, ne pouvait s’empêcher de vendre à crédit sans jamais rentrer dans ses fonds – qui étaient les fonds de Mère. Mais Sri Aurobindo regardait tout cela, comme le reste, comme la bataille de la Marne, et Mère faisait ses premières expériences d’organisation commerciale et financière qui allaient prendre une envergure considérable avec le futur Ashram. Elle pouvait avoir le génie des affaires, comme le génie de la musique ou le maniement de la pluie et des tempêtes, c’était tout pareil pour elle aussi: c’étaient des forces à manier, et le pouvoir de l’argent devait être maîtrisé et transformé, comme toutes les autres forces, depuis le sexe jusqu’au Nirvâna. Rien n’était «en dehors». À travers une échoppe, on agit très bien sur le monde de l’argent comme à travers une carte sur un champ de bataille – le magicien d’antan ne faisait pas autre chose quand il prenait un bout d’ongle de son ennemi pour lui jeter un sort. La partie contient le tout. Il n’y a pas besoin de «grandes choses» pour travailler sur le monde, mais il faut des instruments purs – et même leur «impureté» fait partie du travail général de rectification, comme la sottise du vendeur de savons-pois-cassés-slips. Mère et Sri Aurobindo auront bien d’autres sottises à «rectifier»… Oh! un travail humble, très humble, il ne faut pas avoir la manie des grandeurs, ne cessait de répéter Mère. Sri Aurobindo écoutait les comptes, ou les contes, peut-être, de l’Aryan Stores, tandis qu’il corrigeait les épreuves de l’Arya et mettait au point «La Vie Divine» – la vie divine, ça commence à la première bêtise rectifiée, et dieu sait qu’il y en a des millions tous les jours, dans les paroles, dans les gestes, dans les regards, un fourmillement d’inexactitudes qui empêchent la pure coulée de la Shakti – l’oiseau n’a pas un mouvement inexact, et il va droit à son but. Ou bien Sri Aurobindo quittait sa machine à écrire pour admonester Amrita, le jeune disciple tamoul qui était en train de gronder le compositeur du Modern Press, un peu ivrogne et toujours en retard avec ses épreuves: Vous n’avez pas le droit d’intervenir dans sa vie personnelle, protestait Sri Aurobindo. C’est tout à fait inutile de lui donner des conseils. Il est parfaitement libre de boire. Simplement, il doit observer les termes du contrat et donner les épreuves régulièrement.8 Tout à fait typique de Sri Aurobindo: pas d’intervention. Il y a quelques milliers d’années que les puritains distribuent leurs bons conseils au monde – il faut vraiment AUTRE CHOSE pour que ça change. Sri Aurobindo changeait le dedans, il allait droit à la Matière – et dans le silence. Il allait là où la cellule répond à la vibration exacte, celle-là même qui faisait couler l’Arya dans ses mains. Une petite cellule pure dans un seul coin de matière, voilà ce qui peut changer le monde. Tout le reste, c’est l’énorme édifice mental dont on ne peut pas toucher un fil sans s’embrouiller dans un million de fils également gluants de mensonge – tout est menteur dans le mental, même la vérité ment. Et les «porteurs de lumière» sont aussi gluants de mensonge que les autres. Une seule… petite… cellule… pure. C’est tout. La Force est là dans les profondeurs inconscientes de la matière comme l’Irrésistible Guérisseuse…9, s’écriait Mère dans son journal de 1914.
Et elle s’impatientait. Non, Mère ce n’était pas – ou pas encore – comme Sri Aurobindo: c’était l’ouragan qui veut renverser tout sur son chemin. Elle voyait cette planète souffrir, elle voyait ces hommes massacrés ici et là, cet immonde Mensonge partout, jusque dans Richard aux nobles philosophies, et elle avait touché, senti, vu le secret de la Guérison, là, dans cette Matière: La formidable toute-puissance de Ta Force qui est là, prête pour la manifestation, attendant, construisant l’heure propice, l’occasion favorable…10, elle aurait voulu arracher ça à sa propre matière, hâter l’heure: Mais pourquoi ménages-Tu l’animalité du corps? Est-ce parce qu’il est nécessaire de lui donner le temps de s’adapter à la merveilleuse complexité, la puissante infinité de Ta Force? Est-ce Ta volonté qui se fait douce et patiente, ne voulant rien brusquer, laissant aux éléments le loisir de s’adapter… Je veux dire: est-ce mieux ainsi ou est-ce impossible autrement? Est-ce incapacité spéciale que Tu tolères avec mansuétude, ou est-ce loi générale qui fait inévitablement partie du tout qui est à transformer.11 Elle ne savait pas encore le monde que l’on touche quand on touche à une seule petite cellule et comme il faut œuvrer à travers la Matière entière du monde pour avoir le droit, vraiment et totalement, de changer une seule petite cellule. Non, elle ne savait pas du tout le long, obscur chemin qu’il allait falloir ouvrir pas à pas, mort à mort, comme des petites morts successives, dans son propre corps, pour ouvrir tout grand le chemin du monde. Pourquoi tant de ménagements? Il faut triompher ou périr!… La victoire, la victoire, la victoire! Nous voulons la victoire de la transfiguration!12 Et elle demandait: Effectueras-Tu une foudroyante transformation ou sera-ce encore une action lente, où cellule après cellule doit être arrachée à sa nuit et à sa limite?13 Elle ne savait pas ce qu’elle allait traverser pendant cinquante-neuf ans encore, elle qui, un jour de 1973, nous demandait: Combien d’années encore pour mes cent ans? – «Cinq ans, Douce Mère», disions-nous. – Cinq ans de cet enfer! Cinquante-neuf ans de cet inlassable ouragan qui cognait, cognait aux portes de la Matière… jusqu’au jour où elle a ouvert les mains totalement, plus rien voulu, plus rien pu… Ce que Tu voudras, ce que Tu voudras… Et c’est peut-être à ce moment-là que la Porte s’est ouverte. Elle était au bout de son Amazonie redoutable, le chemin était fait, l’ouragan tombé. C’était là.
Quand on veut passer de l’amphibien au mammifère, ce n’est pas la philosophie de l’amphibien qu’il faut changer, ni sa moralité: c’est sa cellule.
Il faut découvrir cette nouvelle forme permettant la manifestation nouvelle14, c’était en juin 1914, le 18 juin. Peut-être était-ce la première fois au monde qu’un être doté d’un corps humain parlait de la transformation volontaire de l’espèce. Mère, c’est la prodigieuse histoire de ce changement d’espèce. C’est plus incroyable que Jules Verne, plus profond que Dante, plus mystérieux que toutes les planètes non découvertes – peut-être une autre planète dans cette planète. Un mystère que nous avons à déchiffrer ensemble. Parce que, en vérité, nous ne savons pas quel est le mystère, si nous le savions, le Nouveau Monde serait là, visible. Peut-être ce livre est-il une tentative désespérée pour rendre visible le mystère: conjurer le monde nouveau, comme les Rishis d’autrefois qui martelaient la montagne par leur cri.
Notre cri à tous.
Il faut changer d’espèce ou périr.
Il faut trouver la clef du Nouveau Monde.
Une fois encore, elle a franchi la vieille poterne avec sa liane de «fidélité», mais c’était pour partir. C’était le 22 février 1915. Elle reviendra seulement cinq ans après. C’est l’âpre solitude… précipitée, tête baissée, dans un enfer d’obscurité.1 Richard était mobilisé, c’était la raison extérieure, mais Richard, qui était-ce? Il ne m’a jamais plu de me plaindre et il ne me plaît pas encore de parler avec plus de détails, disait-elle dans une lettre à son fils, dix ans après.2 Mère n’était pas de celles qui rencontrent n’importe qui: toute sa vie était un travail sur un élément ou un autre, et comment parler de «transformation du monde» si l’on n’est pas capable de transformer seulement ce qui est à côté de soi? Dans une certaine mesure, elle avait transformé, ou plutôt neutralisé Théon avec le pouvoir assez formidable qu’il représentait, mais Richard, c’était plus insaisissable – on attrape la foudre mais qui attrape la pieuvre? La pieuvre mentale avec ses milliers de tentacules qui s’insinuent partout. Elle aurait pu rester très tranquillement auprès de Sri Aurobindo: Pas de fuite hors du monde! le fardeau d’ombre et de laideur doit être porté jusqu’au bout3, notait-elle à bord du Kamo Maru. Elle tombera malade, gravement malade (une sorte de névrite généralisée), à peine Suez passé. Pendant cinq ans, elle ira d’une maladie mortelle à l’autre, intrépidement, indomptablement. Quand elle est revenue à Pondichéry, elle écrivait à son fils: Je ne me donnais plus beaucoup de mois à vivre. Ce déclin si rapide était dû surtout à un épuisement nerveux presque total, résultant de la vie quasi infernale que j’ai vécue pendant de nombreuses années et jusqu’en novembre 1920.4 Elle passera un an en France, exactement, et trouvera la force d’aller soigner les blessés – il fallait qu’elle touche toutes les plaies du monde pour pouvoir les guérir –, tandis qu’elle passait ses nuits, nous racontait-elle, à traverser des jardins pleins de serpents. Les serpents, ce sont toutes les pensées mauvaises, déformées. Et elle s’en prenait à elle-même, presque férocement: Il faut que la matière soit rigoureusement barattée pour devenir capable de manifester pleinement la divine Lumière.5 Telle était sa façon de prendre tout; chaque chose, chaque être, chaque maladie, chaque difficulté était une occasion de travailler sur sa propre matière en prenant la difficulté dans son corps. Tout ce que faisait Mère était physique. Elle ne s’en prenait jamais aux «autres»: elle s’en prenait à son propre corps – peut-être parce que tout devenait lentement son propre corps. L’être s’agrandit progressivement, méthodiquement, note-t-elle dans une expérience de 1915, rompant toute barrière, brisant tout obstacle pour contenir et manifester une Force, une Puissance croissant sans cesse en immensité et en intensité; c’était comme une dilatation progressive des cellules jusqu’à la complète identification avec la terre6 … Des années plus tard, elle nous racontait: Je me souviens très bien que quand la guerre – la première guerre – a commencé, chaque partie de mon corps l’une après l’autre [et Mère touchait ses jambes, ses bras, sa poitrine], ou quelquefois la même plusieurs fois, représentait des champs de bataille – je le voyais, je le sentais, je le vivais. Et chaque fois c’était… c’était tout à fait étrange, je n’avais qu’à rester assise et à regarder: je voyais ici, là, là, tout cela dans mon corps, tout ce qui se passait. Et quand cela se passait, je mettais la concentration de la Force divine là, pour que tout (justement toute cette douleur, toute cette souffrance, tout cela) pour que cela hâte la préparation terrestre – au fond, la descente de la Force. Chacune des «maladies» de Mère et de Sri Aurobindo ont coïncidé avec les maladies de la terre.
Là-bas, Sri Aurobindo écrivait à Mère: C’est un curieux état du monde, la définition même du chaos avec la forme superficielle du vieux monde qui reste apparemment intacte à la surface… Et il demande, il pose cette question: S’agit-il d’un chaos de lente désintégration ou de quelque prochaine naissance nouvelle? Tel est le point sur lequel la bataille est en train de se livrer jour après jour, mais sans aucun signe encore qu’on approche d’une décision.7 Soixante ans après, il semble que le monde ait pris le chemin de la «lente désintégration», mais qui, hormis Sri Aurobindo, savait en 1915 que le monde ne reviendrait jamais plus dans sa vieille forme et qu’un irréversible processus avait commencé? Chacun s’apprêtait à rebâtir au plus vite son petit monde (ah, les Folies-Bergères!). À quel point, même aujourd’hui, les hommes savent-ils que le vieux monde est mort? Ils remplissent de pénicilline et de lois monétaires un cadavre. Ce que Sri Aurobindo ne savait peut-être pas, c’est que la désintégration serait si lente et la bataille si longue: Tout ce qui est au-dedans est mûr ou mûrissant, écrivait-il à Mère, mais c’est une sorte de corps à corps où nul côté n’arrive à progresser sensiblement (un peu comme la guerre de tranchées en Europe), la force spirituelle presse contre la résistance du monde physique et la résistance dispute chaque pouce de terrain en lançant des contre-attaques plus ou moins efficaces… S’il n’y avait pas la force et l’Ananda [la joie] au-dedans, ce serait un travail harassant et dégoûtant.8 Trois jours après, Mère notait dans son journal, comme en écho: Les Cieux sont conquis définitivement, et rien, ni personne, n’aurait le pouvoir de me les retirer. Mais la conquête de la terre est encore à faire…9 Il faut, disait Sri Aurobindo, «rendre la Terre et le Ciel égaux et UN selon la formule védique.»10
Pendant trente-cinq ans ce sera la première manche de la bataille, jusqu’à ce jour de 1950 où Sri Aurobindo… nous allions dire succombera, mais lorsque nous avons lu ces mots à Mère, en 1962, dans un livre que nous écrivions alors sur Sri Aurobindo11, Mère a instantanément relevé: Il n’a pas succombé. Ce n’est pas qu’il ne pouvait pas faire autrement, ce n’est pas la difficulté du travail qui l’a fait partir, c’est… quelque chose d’autre. Le secret de son départ aussi, la «deuxième manche» nous l’apprendra peut-être, car le départ de l’un et le départ de l’autre ont la même raison – et en vérité, ce mot de «départ» n’a pas de sens, le secret de la mort est peut-être là, évident sous nos yeux, mais il faut le rendre évident. C’est comme les petits cailloux de la forêt vierge: nous ne savons pas celui qui compte, on peut marcher dessus sans savoir que c’est de l’or. En fait, les «pionniers», ce sont ceux qui viennent nous montrer l’or toujours là: rendre évident.
En mars 1916, Mère attrape à Londres le dernier bateau en partance pour l’Extrême-Orient – le suivant sera coulé. Richard, décidément expert en merveilleux prétextes, s’était fait démobiliser et envoyer au Japon. Pourquoi, nous ne le savons pas. Mais là aussi, tout est prétexte, comme pour la campagne électorale de Pondichéry – une Main infaillible guide notre destin et se sert des plus improbables prétextes pour nouer ses fils. Là aussi, il y a beaucoup de petits cailloux miraculeux que nous ne voyons même pas, car si nous en comprenions un seul, peut-être comprendrions-nous tout. Le monde est un perpétuel miracle évident. L’évolution, c’est peut-être la lente découverte de l’évidence. Quatre années au Japon. Deux maladies mortelles. Décidément, la Matière était «barattée». Les photos du Japon nous la montrent très pâle, en kimono toujours parce que, Mère, c’était Celle qui était de tous les pays, mais deux petites lignes tirées au coin des lèvres, les premières lignes, et je ne sais quelle douleur derrière… Pourtant elle riait très bien, elle a toujours ri, elle énumérait ses maladies mortelles en se moquant d’elle-même, oh! comme elle se moquait! Nous l’avons vue sortir de X+1 attaques cardiaques avec ce rire de petite fille qui lui gonflait les joues: elle défiait. Mère, c’était le défi perpétuel, à tout et à tous. Il fallait être solide pour vivre près d’elle (ou peut-être si peu solide que l’on était tout répandu comme l’infini limpide: la solidité de l’infini). J’ai horreur du drame. Je ne veux pas être tragique, j’aimerais mieux me moquer de tout que d’être tragique! Une première épidémie de guerre au Japon, qui a fait des centaines et des milliers de morts, les gens se promenaient dans les rues avec un masque sur la bouche, et Richard derrière: «Mais qu’est-ce que c’est que cette maladie, qu’est-ce que c’est, vous qui savez les secrets occultes, qu’est-ce qu’il y a là derrière, mais qu’est-ce que c’est?… Allez donc l’attraper!» raconte Mère en riant. Elle a pris le tramway, traversé Tokyo, et elle est rentrée avec. Pas un médicament: simplement la lutte contre les forces derrière. Il fallait bien qu’elle fasse ses forces avec les maladies et la mort puisque c’était là qu’allait être son terrain de bataille jusqu’au bout. Elle s’en est tirée «miraculeusement», comme ils disent, mais les «miracles», c’est encore l’envers de la superstition médicale: des deux côtés, c’est une formidable superstition. Il y a l’évidence de «quelque chose»… à découvrir. Peut-être la guérison est-elle simplement, et aussi, dans la découverte de l’Évidence. Quand on verra vraiment, tout le Mensonge s’écroulera. La puissance du Mensonge est dans notre vision mensongère. Y compris la mort, y compris les maladies. Mais c’est un long chemin que Mère apprenait pas à pas. Il fallait qu’elle use longuement la mort. Puis une tuberculose qui ne se guérira vraiment qu’avec Sri Aurobindo, mais Sri Aurobindo était présent pendant tout le temps que je n’étais pas avec lui. Cela aussi, la relation de ces deux êtres, qui pourra la dire?… Et pourtant, ils ne se parlaient presque pas, nous serions dans l’erreur si nous croyions que Sri Aurobindo et Mère ensemble pendant trente ans ont échangé beaucoup de paroles – mais tout était su instantanément l’un dans l’autre, à Tokyo, ou dans la chambre à côté. «La télégraphie sans mots», disait-elle en riant: C’est simplement parce que les gens ont l’appareil mal ajusté que l’on ne peut pas avoir de télégraphie sans mots!11 Encore beaucoup de choses à «ajuster» avant de boulonner nos capsules interplanétaires.
Et tout cela ne l’empêchait pas de goûter la beauté du Japon: Pendant quatre ans au Japon, j’ai vécu d’émerveillement en émerveillement12, l’architecture d’abord, les maisons qui semblent faire tout à fait partie du paysage… pas comme un coup de poing qui vous vient à la figure, et la Nature, toujours, sa vieille complice, cette entente secrète entre elles, cette communication, comme avec les êtres, comme avec tout: Mère, ça coulait partout. À Tokyo, j’avais un jardin, racontait-elle aux enfants de l’Ashram, et dans ce jardin je cultivais des légumes moi-même. Et alors tous les matins, j’allais me promener après leur avoir donné de l’eau; je me promenais pour choisir quels étaient les légumes que j’allais prendre pour manger. Eh bien, figurez-vous, il y en avait qui me disaient: «Non, non, non…», et puis il y en avait d’autres qui appelaient, et je les voyais de loin, et ils me disaient: «Prends-moi, prends-moi, prends-moi…» Alors c’était très simple, j’allais chercher ceux qui voulaient être pris et jamais je ne touchais à ceux qui ne voulaient pas… J’aimais beaucoup mes plantes, je m’en occupais, j’avais mis beaucoup de conscience dedans en les arrosant, les nettoyant.13 Les légumes, les fleurs et les chats et tout était son champ de travail (pour les chats, elle expliquait en riant qu’elle essayait de leur faire faire de la métempsychose à l’envers14). Sur quoi ne s’est-elle pas penchée? (Nous avons parfois tendance à oublier que l’évolution, c’est tout qui évolue, ce n’est pas seulement l’homme.) Elle essayait aussi de mettre un peu de conscience dans les hommes, ou plutôt dans les femmes du Japon en les exhortant non seulement à ne pas mettre au monde des enfants comme des lapins, mais à faire de la création consciente15, c’est-à-dire former volontairement un être exceptionnel en s’entourant de vibrations de conscience harmonieuses et exceptionnelles – l’enfant mange les pensées de sa mère, comme son sang –, car, rappelait-elle avec cet humour qui ne la quittait jamais: Le surhomme naîtra d’une femme, c’est une grande vérité indiscutable!… Le vrai domaine de la femme est spirituel. On l’oublie trop souvent.16 Même Tagore, de passage au Japon, était frappé par la clarté de vision de Mère et l’invitait à venir organiser l’éducation de son Ashram à Shantinikétan – c’était l’Ashram du monde qui l’intéressait.
Et dans ses «Causeries aux femmes du Japon», elle annonçait en termes prophétiques la venue de Sri Aurobindo et les signes auxquels on peut reconnaître l’avènement de l’Âge Nouveau. Écoutons plutôt, c’était en 1916: Aucun signe n’éclairera ceux dont les yeux restent clos. Mais pour ceux dont le regard est clair, l’obscurité elle-même devient un signe. Car ne savent-ils pas que la nuit se fait plus profonde à mesure que l’aurore approche? Mais nous donnerons à tous un moyen de discernement: quand tout bouge et trépide, quand un frisson passe parmi les peuples éveillant ceux qui étaient plongés dans le sommeil pendant des siècles et menaçant les trônes, quand ce qui était immuable commence à vaciller, quand les constructions les plus fières et les plus solides branlent sur leur base et menacent de ruine parce que le fondement même des choses est déplacé, alors on peut reconnaître l’avènement de celui dont les pas surhumains font trembler la terre.17
Le séjour au Japon, dont nous savons peu de chose, ou préférons dire peu de chose, touchait à sa fin avec ses propres forces. Richard philosophait, tout pareil. Peut-être rêvait-il, soutenu par la force de Mère, de devenir un surhomme mental, comme Théon rêvait de devenir un surhomme vital. Mais Théon ne manquait pas de grandeur. C’est une étrange expérience de découvrir, parfois, comme nos constructions mentales nous coiffent littéralement, si élégantes, si raffinées, souvent même nimbées de lumière, voulant la Vérité et la Beauté pour le monde, prêchant la Vérité au besoin, et, dessous, c’est simplement un ego humain qui s’est emparé de la Vérité comme il se serait emparé du Mensonge aussi bien: c’est une façon de se nourrir et de proliférer. On touche un peu à la jolie forteresse, et c’est là, toutes griffes dehors. Comme Sri Aurobindo et Mère avaient bien vu cela, comme ils savaient l’impossibilité de la solution là, dans ce Mental. Même la vérité est pourrie, là. Il peut philosopher à perpétuité, mettre de la morale, de la lumière là-dessus, même de la discipline yoguique et des austérités, des méditations zen et de toutes couleurs, c’est exactement pareil: c’est «je» qui mange. Et tant que ce «je» mangera, il se retournera en son «contraire», le jour d’après ou la minute d’après, ou vingt ans après, quand sa vérité ne sera plus aussi nourrissante. Et la comédie continue. Le Mental, c’est le grand mystificateur. Nous nous souvenons de cette charmante histoire de Sri Aurobindo ayant reçu la visite du fils de Gandhi qui s’exclamait, choqué de voir Sri Aurobindo un cigare aux lèvres: «Comment! vous êtes attaché au tabac? vous, un yogi», etc. – et Sri Aurobindo de répondre instantanément: Comment! vous êtes attaché au non-tabac?… Et tout est là, très simplement. Il y a quelque chose de radical à changer. Quand nos dernières vérités se seront écroulées, les mains nues de leur tabac ou leur non-tabac, leur violence ou leur non-violence, leur divin ou leur non-divin, nous commencerons silencieusement à respirer un air léger et qui n’a l’air de rien, et qui sera peut-être la vérité de tout. À ces mêmes femmes du Japon, Mère disait: La civilisation qui est en train de finir maintenant d’une façon si dramatique était basée sur le pouvoir du mental, sur un maniement mental de la vie et de la matière… La route de la surhumanité s’ouvrira à l’homme quand il déclarera courageusement que tout ce qu’il a bâti jusqu’à présent, y compris l’intellect dont il est si fier à juste titre, et si vainement, ne lui suffit plus et que sa grande préoccupation désormais est de dégager, découvrir, libérer un pouvoir plus grand au-dedans.18 Au Japon, et avec Richard, Mère avait peut-être appris la totale inutilité de convertir le Mental, c’est-à-dire ce qu’ont fait tous les «sauveurs du monde» les uns après les autres: il faut aller jusqu’à la racine et tout le reste changera automatiquement. Sri Aurobindo, lui, dès le début avait compris: Je ne suis pas ici pour convertir qui que ce soit.19
Une seule petite cellule pure.
Les quatre années se terminaient, raconte Mère, et une certitude absolue, intérieure, qu’il n’y avait rien à faire, que ce n’était pas possible [de convertir R.], pas possible de cette façon. Il n’y avait rien à faire. Et j’étais toute concentrée, demandant au Seigneur: «Voilà, je T’avais fait serment de faire cela, j’avais même dit: “S’il faut descendre dans l’enfer, je descendrai dans l’enfer pour le faire.” Maintenant, dis-moi ce que je dois faire?»… Evidemment, le Pouvoir était là: tout d’un coup, tout s’est immobilisé en moi; tout l’être extérieur s’est immobilisé complètement, j’ai eu une vision du Suprême… plus belle que celle de la Guîtâ. Une vision du Suprême. Et alors, cette vision m’a prise littéralement dans ses bras, elle s’est tournée vers l’Ouest, c’est-à-dire vers l’Inde, et m’a présentée, et j’ai vu qu’à l’autre bout c’était Sri Aurobindo. C’était… Je l’ai senti physiquement. J’ai vu, vu – j’avais les yeux fermés mais j’ai vu… indescriptible. C’était comme si cette Immensité se réduisait à un être un peu géant; il me soulevait comme un fétu de paille et puis me présentait. Pas un mot, pas autre chose, rien que cela. Puis tout a disparu… Le lendemain, on commençait à préparer le départ pour revenir dans l’Inde.
La dernière page de son journal, datée d’Oïwaké, dit simplement: Il ne me reste plus de tout ce passé qu’un formidable amour qui me donne le cœur pur d’un enfant et la pensée légère et libre d’un dieu.20
La petite fille de Mira Ismaloun qui montait à l’assaut de Paris avec son tarbouch bleu ciel posé bas, avait terminé son périple, l’élève du foudroyant Théon, l’amie de Rouault, Rodin, Matisse, la patiente étudiante de toutes les gymnastiques mentales et spirituelles, la sœur mathématicienne de Mattéo, la musicienne d’une grande note bleue, elle allait poser son fardeau aux pieds de Sri Aurobindo pour prendre un fardeau plus lourd encore, car, quand il n’y a plus de «je», tout le monde est là.
En 1920, sur le chemin du retour, Mère fera une escale en Chine, touchera la terre chinoise (où, nous ne le savons pas), «prendre l’atmosphère», comme elle disait… au moment même où Mao Tsé-toung, de quinze ans son cadet, terminait son premier écrit: «La grande union des masses populaires», et fondait la première cellule communiste chinoise. Est-ce un hasard?… Cela aussi, elle l’a touché – par deux fois touché. Quel nœud de l’évolution se situe par là?… Quel assaut des forces?
Elle allait à l’assaut d’une petite cellule pure.
«Nous avons vécu ensemble pendant un an, raconte un vieux gentleman japonais du nom de Ohkawa, nous méditions ensemble assis pendant une heure chaque soir. Je pratiquais le Zen et ils pratiquaient le yoga… Il y avait une lumière dans ses yeux comme celle du grand matin du monde qui s’apprêtait à poindre… Elle avait une volonté qui remuait les montagnes et un intellect aiguisé comme la lame d’une épée. Sa pensée était la clarté même et sa détermination plus solide que les racines du chêne géant… Artiste, elle pouvait peindre des tableaux d’une exquise beauté; musicienne, elle enchantait mon âme quand elle jouait à l’orgue ou à la guitare; savante, elle pouvait formuler de nouveaux cieux et une nouvelle terre, une autre cosmogonie. Je ne sais pas ce que Mirra ne devenait pas ni ce qu’elle n’était pas capable de devenir… Elle était belle en vêtements d’Occident, elle était encore plus belle quand elle portait le kimono. Si je pouvais la voir maintenant, je dirais sûrement qu’elle est également belle en sari indien… Comment, moi, qui ai vécu au cœur du Fujiyama, vous dirai-je le volume de son feu et les dimensions de sa lumière?»21
C’était un 24 avril 1920.
J’ai senti l’atmosphère de Sri Aurobindo (senti matériellement) à dix milles de la côte: des milles marins, pas des kilomètres! C’était soudain, très concrètement, une atmosphère pure, légère, légère, qui vous soulève.
Encore une fois, elle a passé la vieille poterne avec sa guirlande de «fidélité», monté les marches vers la grande véranda à colonnades. Il y a seize ans, elle l’avait vu pour la première fois en «costume de vision». Mais cette vision, elle ne s’était jamais terminée, la fin n’avait pas eu lieu: C’est seulement après toute une série d’expériences, dix mois de séjour en 1914, cinq ans de séparation et le retour à Pondichéry, puis la rencontre dans la même maison et de la même façon, que la fin de la vision s’est produite. À ce moment-là j’étais debout, juste à côté de lui. Ma tête n’était pas sur son épaule, mais à la place de son épaule (je ne sais pas comment dire: physiquement, il n’y avait pour ainsi dire pas de contact). Nous nous tenions tous deux, comme cela, nous regardions par la fenêtre ouverte, et alors, ensemble, exactement, nous avons senti que «maintenant la Réalisation se ferait.» Que le sceau était mis et que la Réalisation se ferait. J’ai senti en moi la Chose qui descendait, comme une masse, la certitude, la même certitude que j’avais sentie dans ma vision, et à partir de ce moment-là il n’y a rien eu à dire – pas de paroles, rien. On savait que c’était ça.
Ça… le Divin, le Seigneur, le Suprême, le Supramental… et que sais-je, le prochain stade de l’évolution, l’autre conscience. Mais c’est ça. L’Évidence. Moi, je l’appelle «la Conscience Suprême» parce que je ne veux pas parler de «Dieu». C’est plein… le mot lui-même est si plein de mensonge. Ce n’est pas cela, c’est: nous sommes – nous sommes le Divin qui s’est oublié lui-même. Et notre travail, le travail, c’est de rétablir la connexion – appelez-le n’importe comment, cela n’a pas d’importance. C’est la Perfection que nous devons devenir, c’est tout. C’est la Perfection, le Pouvoir, la Connaissance que nous devons devenir. Appelez-le comme vous voulez, cela m’est tout à fait égal. Mais c’est l’aspiration qu’il faut avoir. Il faut sortir de ce bourbier, de cette imbécillité, de cette inconscience, de ce défaitisme dégoûtant qui nous écrase parce que nous nous laissons écraser. Et le premier défaitisme, c’est la mort. C’était en 1972, un an avant son départ.
Ils allaient «rétablir la connexion», mais cette fois pas pour un petit salut individuel dans un rêve de conscience qui se croit libérée tandis que le reste pourrit: rétablir la connexion dans la Matière – retrouver l’Évidence là, la grande bolée d’air là, le grand vaste là, la connaissance sûre là. Cela n’a aucune importance la façon dont on en parle, ce qui est important c’est de suivre le chemin, VOTRE chemin, n’importe quel chemin – oui, d’aller là.1 Comme l’oiseau, comme l’électron, le tonnerre, la mousson: chacun dans son exactitude. Parce que toute la douleur du monde est dans cette inexactitude qui ne sait pas ce qu’elle fait, pourquoi elle le fait, comment le faire; dans cette inconscience, cette impuissance, cette misère qui est de ne pas savoir la place exacte des choses, le rôle exact des choses, la valeur exacte: tout est un formidable à peu près et tout est une douleur parce que nous ne voyons rien tel que c’est et nous ne vivons rien tel que c’est. Et tel que c’est, c’est tout simplement ça.2 C’est la grande Exactitude qui est l’Harmonie, la plénitude de faire ce qu’on doit, être ce qu’on est, qui est l’amour de tout ce qui est parce qu’on voit la Merveille partout, le Trésor partout, l’impensable Sollicitude à travers un million d’erreurs et de faux pas qui n’ont jamais été une erreur, jamais un faux pas, mais l’imperturbable ligne droite d’une Conscience nous conduisant tout le temps vers notre propre totalité de conscience. Ça, enfin, pur. Sûr – comme l’électron, comme l’oiseau, comme la foudre, mais dans un million et un milliard de certitudes qui se regardent partout elles-mêmes par notre regard et partout à la fois. Car telle est la conscience supramentale. On pourrait l’appeler aussi la Conscience Exacte. C’est ce qui rétablit la connexion – avec tout. Avec ce qui est. L’homme est un être de transition: Nous sommes l’intermédiaire déformant entre la pureté de l’animal et la pureté divine des dieux.
Elle a quarante-deux ans, il en a quarante-huit.
La réalisation commence.
À dire vrai, c’était la première question qui s’est posée quand j’ai rencontré Sri Aurobindo: est-ce qu’il faut faire son yoga et arriver jusqu’au but, et après s’occuper des autres, ou est-ce qu’il faut immédiatement laisser venir à soi tous ceux qui ont une aspiration identique et marcher tous ensemble vers le but?… Les deux possibilités étaient là: ou de faire une sâdhanâ individuelle [travail sur soi] intensive en se retirant du monde, c’est-à-dire en n’ayant plus aucun contact avec les autres, ou bien laisser le groupe se former d’une façon naturelle et spontanée, ne pas l’empêcher de se former, et partir tous ensemble sur le chemin.3
C’est toute la question du monde.
Car, après tout, nous avons une certaine conception du monde, nous avons vu, ou cru voir, ce que doit être le prochain stade de la conscience humaine, le développement inévitable, mais qu’en pense l’évolution elle-même? L’évolution, c’est-à-dire Pierre, Jean, Paul, Jacques, tout fait partie, même les petits chats et les légumes du potager – sans oublier notre propre sottise qui fait très bien partie de l’évolution et qui n’a peut-être pas du tout envie de changer sa sottise pour des états de conscience qui, après tout, lui semblent assez problématiques. Il n’a pas manqué à travers le monde de groupes de pionniers humains (nous ne savons rien des pionniers singes) qui, eux aussi, ont voulu accélérer l’évolution, et qui ont fini sur un bûcher comme ces émouvants Cathares (voir le dictionnaire Larousse sous l’étiquette «sectes hérétiques») et d’autres qui ont disparu dans les limons du Nil ou la poussière de Bamyan – les hérétiques sont peut-être bien les orthodoxes de demain, mais en attendant, c’est de l’évolution ratée, ou une goutte d’eau dans l’océan évolutif. On n’en sort pas, il faut que toute l’évolution y aille, et c’est pour cela qu’elle casse très gentiment, ou brûle, ceux qui veulent faire bande à part. Mais quelle bande!… Le problème était vu très clairement, et très impitoyablement, par Mère et Sri Aurobindo: Votre conception de ce qui devrait être est tellement infiniment loin de ce qui sera que, de ce fait même, même si vous essayez de voir de la façon la plus totale possible, vous laisserez derrière vous une telle quantité de l’univers que ce sera une réalisation presque linéaire, en tout cas si petite, si étroite que la plus grande partie de l’univers restera inchangée. Et même si vous avez une vue d’ensemble très vaste, même si vous pouvez concevoir quelque chose de plus total et que vous avanciez sur le chemin qui est prêt – car il en est des chemins comme des êtres: certains sont prêts –, sans avoir la patience d’attendre le reste, c’est-à-dire si vous voulez réaliser quelque chose qui soit très près de la vérité vraie par rapport à l’état actuel du monde, que se produira-t-il? – La dislocation d’un certain ensemble, une rupture non seulement d’harmonie mais d’équilibre parce qu’il y aura toute une partie de la création qui ne pourra pas suivre. Et au lieu d’une réalisation totale du Divin, on aura une petite réalisation locale, infinitésimale, et rien de ce qui doit être fait finalement ne sera fait.4
C’est clair, Mère et Sri Aurobindo n’avaient nulle intention de faire des super-Cathares pour les bûchers fiscaux et les Inquisitions bureaucratiques du XXe s., qui savent très bien faire le nettoyage évolutif – nous nous trompons toujours: chacun fait son travail, même les bourreaux, mêmes les victimes. En définitive, qui travaille, sinon Elle, toujours et partout – mais pour des raisons qui sont totalement étrangères aux étiquettes fiscales ou spirituelles que nous mettons dessus. En somme, quelle est l’Intention?… Elle est totale, c’est évident. C’est la terre qui m’intéresse, disait Sri Aurobindo, non les mondes au-delà pour eux-mêmes, c’est une réalisation terrestre que je cherche et non une fuite sur des sommets lointains…5 Donc pas question d’aller faire une «sâdhanâ intensive» tout seul et, après, de revenir sur ses pas pour ramasser le reste qui a confortablement attendu dans sa boue évolutive – «après», on ne peut plus. Cet après-là est une extraordinaire illusion. On va méditer tout seul pendant cent sept ans, on «enlève le manteau», comme dit Mère, et après on retrouve des notations subconscientes frénétiques qui se rattrapent de leur jeûne de 107 ans, et qui vous brisent d’un coup. Tout le monde a la même boue, dedans, n’est-ce pas, on n’en sort pas. Le manteau du monde, Sri Aurobindo et Mère l’ont pris tout de suite: La décision n’a pas été un choix mental du tout: c’est venu spontanément. Les circonstances ont été telles qu’il n’y avait pas de choix, c’est-à-dire que tout naturellement, spontanément, le groupe s’est formé d’une façon telle que c’était une nécessité impérieuse. Et alors une fois qu’on est parti comme cela, c’est fini, il faut aller jusqu’au bout.6
Ainsi s’est formé l’Ashram avec les premiers footballeurs auxquels sont venus se joindre des dizaines, puis des centaines et des centaines d’autres avec les années. Le manteau du monde était là et tout le monde était là, tous les genres de boue et tous les genres de lumière ou d’ingrédients humains pour faire le laboratoire évolutif: un essai d’évolution consciente7, disait Sri Aurobindo dès 1925. C’est-à-dire toute une gamme d’éléments prêts à travailler chacun sur son petit lopin de boue particulier. Et c’est toute la difficulté parce que chacun des éléments qui se précipite avec enthousiasme dans le laboratoire, justement parce qu’il veut sortir de la stupidité coutumière et espère bien avoir des «expériences», découvrir des étendues de conscience jolies et respirables, bute du premier coup, ou du deuxième (plus souvent du deuxième, après une période d’euphorie), dans le contraire de la lumière et une boue d’autant plus collante qu’on veut la changer. C’est vraiment le manteau du monde, sans un pli de moins. Et il faut beaucoup d’échantillons, si l’on peut dire, pour que le laboratoire soit complet avec toutes les éprouvettes possibles et tous les mélanges imaginables pour faire l’épreuve de l’évolution consciente et accélérée à une échelle à peu près terrestre. Mère et Sri Aurobindo avaient vu cela aussi clairement: Si l’on veut faire le travail d’une façon solitaire, il est absolument impossible de le faire d’une façon totale, parce que tout être physique, si complet soit-il, n’est que partiel et limité: il ne représente qu’une loi dans le monde. Ce peut être une loi très complexe, mais ce n’est qu’une loi…8 Et Mère ne se mettait pas en dehors de la loi, ni même Sri Aurobindo, elle a vu tout le problème d’une vision de cristal, parce qu’elle le voyait non seulement à l’échelle psychologique des petites boues particulières et idiosyncrasiques, mais à l’échelle corporelle, physiologique, nous pourrions presque dire génétique: Chaque être individuel, même s’il est d’une qualité tout à fait supérieure, même s’il a été produit pour une œuvre tout à fait spéciale, n’est qu’un être individuel; c’est-à-dire que la totalité de la transformation ne peut pas se faire a travers un seul corps… Si l’on veut avoir une action générale, il faut au moins un minimum de personnes physiques.9 Parce que la transformation des petits subconscients boueux n’est qu’un premier degré de l’opération évolutive: au bout, il y a la transformation des corps, le changement d’espèce. Et il ne sert à rien de dire «après-plus-tard»; après c’est tout de suite ou ce n’est jamais, la corne du taureau évolutif doit s’empoigner d’un seul coup et totalement: l’ultime transformation est déjà dans la première seconde où l’on empoigne le problème. On l’empoigne bien ou on l’empoigne mal. En fait, c’est une dangereuse opération, il ne faut pas se le cacher, et ceux qui ont envie de frissons, on se demande bien pourquoi ils vont sur la lune. Il y a de formidables cratères là-dedans et des Viet Nam tumultueux et tout à fait inconnus. Mais il est bien possible aussi que ceux qui se battent dehors, au Bangladesh ou au Chili, reproduisent physiquement et mécaniquement, et très inconsciemment, le phénomène qui est en train de se produire dans le laboratoire intérieur – tout le monde y va, par tous les moyens. «Par n’importe quelle méthode choisie», disait aimablement Sri Aurobindo. La différence, c’est qu’ici nous faisons de l’évolution consciente: on «représente» en miniature accélérée le grand conflit du dehors. C’est-à-dire que ce sont de vrais Viet Nam au-dedans, sans tricher, et peut-être qu’une seule de nos petites victoires silencieuses a ses répercussions sur tout le champ de bataille évolutif – mais bien entendu, c’est le même! Une sottise nettoyée dedans vaut tout un Mékong. Une petite cellule claire éclaircit tout le champ terrestre, prépare, rapproche la transformation du grand corps. On devient des êtres «représentatifs». Peut-être, disait Mère, s’il y a un être symbolique… un être symbolique qui ait le pouvoir (il faut avoir beaucoup d’endurance!) le pouvoir de contenir la représentation de tous ces désordres et de travailler sur cette représentation symbolique, cela doit aider le tout.
Sri Aurobindo pendant trente ans encore et Mère pendant cinquante-trois ans allaient «faire le symbole» et contenir l’échantillonnage de tous les désordres possibles.
Mais encore une fois, il faut «un groupe représentatif», selon les paroles de Mère: un seul être ne suffit pas, une seule loi ne suffit pas, une seule qualité de cellule ne suffit pas (semble-t-il, car après tout l’opération est en cours et nous ne savons pas vraiment ses lois ni si un tout petit atome ne contient pas le ressort de tout le reste – les réactions en chaîne, cela existe). Et c’est pour cela que, disait-elle aux enfants de l’Ashram, vous n’en savez rien, ou vous ne l’imaginez pas très bien: chacun de vous représente une des difficultés qu’il faut vaincre pour la transformation. Et cela fait beaucoup de difficultés. J’avais même écrit quelque part que c’était plus qu’une difficulté: j’avais dit que chacun représente une impossibilité à résoudre. Et c’est l’ensemble de toutes ces impossibilités qui peuvent se transformer en l’Œuvre. Ce ne sont plus des difficultés isolées: ce sont des difficultés collectives. Parce que vous ne faites pas votre yoga pour vous-même, seul, vous faites le yoga pour tout le monde – sans le vouloir, automatiquement.10
Tel est le sens de ce laboratoire évolutif qu’on appelle «l’Ashram».
Non, l’Ashram n’est pas un ermitage: c’est un échantillonnage mondial – avec une Lumière correspondant à l’épaisseur de Boue qui se transforme. Les deux sont là, en proportion exacte. Et mon dieu, on peut regarder ici… ou là.
Et peut-être bien n’est-ce ni l’une ni l’autre, mais une troisième chose – qui pousse très timidement.
Poussera, poussera pas?
Ce serait intéressant à voir.
Mais la vraie question, pour le monde, à travers ce petit terrain symbolique, c’est: est-ce pour maintenant, ou est-ce encore de l’évolution ratée? Quel assaut l’emportera, celui de la petite cellule, ou l’autre?
Quand, je suis revenue du Japon et que nous avons commencé à travailler, lui [Sri Aurobindo], avait amené la lumière supramentale dans le monde mental, et il était en train de vouloir transformer le Mental. Il m’a dit: «C’est curieux, c’est un travail sans fin. On a l’impression que rien n’est fait – tout est fait et tout est tout le temps à refaire.» Je lui ai donné mon impression à moi: ce sera comme cela jusqu’à ce qu’on touche en bas. Et en effet, Mère venait d’avoir une solide expérience au Japon avec Richard: le Mental est une anguille complète, ou peut-être un caméléon, il prend toutes les couleurs qu’on veut selon les goûts et les circonstances – et c’est vrai, il a raison d’une certaine manière, parce que le Mental est fait pour tout ce qu’on veut – tout dépend du «on». Il n’est pas fait pour découvrir la vérité ni découvrir quoi que ce soit, mais pour mettre en ordre les matériaux – n’importe lesquels. Alors, au lieu de continuer à travailler dans le Mental, tous les deux, nous sommes redescendus presque immédiatement (en un ou deux jours cela a été fait) du Mental (en laissant le Mental dans l’état où il était, c’est-à-dire en pleine lumière, mais pas transformé d’une façon permanente), dans le Vital12, et ainsi de suite, assez rapidement… Puis nous sommes descendus dans le Physique – alors toute la difficulté a commencé. Mais nous ne sommes pas restés dans le Physique: nous sommes descendus dans le Subconscient, et du Subconscient dans l’Inconscient. L’Inconscient, c’est-à-dire ce que nous pourrions appeler le début du monde, le soubassement de la Matière, ce fameux «quelques chose» sur quoi se sont empilées toutes les couches évolutives et d’où ont grimpé toutes les formes, ce premier «chromosome» du monde, si l’on peut dire – ce qui est là au fond de notre corps avec tout le reste de la collection évolutive. Et on travaillait comme cela. Et c’est seulement quand je suis descendue dans l’Inconscient que j’ai trouvé la Présence divine, là, au centre de l’Obscurité… C’était l’expérience de Tlemcen qui se répétait, «le Soleil dans l’Obscurité» ou le «Soleil Noir» (Martanda), des Védas – ce que, nous, dans notre langage rationnel, nous pourrions appeler la Conscience Exacte, celle qui meut l’atome, l’instinct de la bête: la petite loi pure qui règle tous les mouvements de la Nature. Ce que Sri Aurobindo appelait la Conscience-de-Vérité ou le Supramental. Là, tout d’un coup, je me suis trouvée en présence de quelque chose qui était ouvert, qui était comme une voûte, ou comme une grotte ouverte (naturellement, c’était seulement «comme») et là, j’ai vu un Être de lumière irisée qui était couché, la tête sur la main, comme cela, et qui dormait: toute la lumière autour de lui était irisée… Irisé, cela veut dire de toutes les couleurs, et c’est très important car c’est une lumière que nous allons souvent retrouver et qui a des qualités très spéciales, c’est-à-dire un pouvoir très spécial sur toutes les forces de désintégration (maladie, mort, le NON obscur au fond de la Matière, comme simultané ou concomitant avec cette lumière-là). Une «lumière», ce n’est pas une histoire de voyante ni une apparition de Sainte Thérèse: c’est une force – il y a la force atomique ou électrique et il y en a d’autres… ou peut-être, il y a L’AUTRE, qui est la source pure de toutes celles-là. C’est toujours la même chose: il n’y a qu’une Force et qu’une Lumière qui se colore différemment ou s’encrasse différemment selon la couche traversée. Cette lumière irisée, elle nous sauvera peut-être la vie. Mais il s’est produit un phénomène assez remarquable: quand je l’ai vu [cet être de lumière irisée], il a ouvert les yeux – il s’est éveillé. Il a exprimé que c’était le commencement de l’action consciente, éveillée. Ce qui se passait jusqu’à maintenant à travers des couches instinctives ou «naturelles» (ou moins naturelles comme notre cerveau), allait passer directement à la surface – du moins, c’était la tentative, l’enjeu de tout le travail. Passera, passera pas? Et comment faire passer ça à la surface consciente du monde sans faire tout éclater ni bouleverser toutes les couches sagement empilées? Comment faire agir directement cette lumière? Cette lumière irisée qui semble instantanément se définir comme une lumière constructrice par opposition aux innombrables petits phénomènes mortels et désagrégeants qui caractérisent toutes les autres «lumières» ou les autres forces.
C’est tout le problème du travail.
Il fallait faire la jonction à travers la Matière. «Là-haut», au sommet de l’échelle, dans la grande transparence de la conscience évoluée, c’est parfaitement supramental, parce que c’est parfaitement clair; tout «en bas», au fond de la Matière (derrière la Matière si l’on peut dire), c’est parfaitement supramental aussi parce que c’est parfaitement pur. Entre les deux, il y a tous les degrés d’impureté, tous les milieux plus ou moins obscurs ou clairs (plutôt moins que plus), tout le terreau évolutif charmant et fourmillant qui s’est déposé sur ce «quelque chose» qu’on retrouve pur tout en haut et tout en bas – et en fait, c’est la même chose, c’est ce même «Supramental» (s’il nous plaît de le baptiser ainsi), continu, sans interruption du haut en bas, plein et rond comme un soleil, mais voilé, obturé, éclipsé par les couches intermédiaires. La conscience individuelle est comme un grand rideau, transparent et lumineux tout en haut, puis il passe au gris argenté, au jaune paille, au bleu de plus en plus foncé (dans les diverses strates du Mental), au rouge de plus en plus foncé (plexus solaire), au vert émeraude et au violet du pouvoir (dans les régions ombilicales et pelviennes), puis le rideau devient boueux et obscur, complètement noir (dans la région des genoux et des pieds – il y a même un centre sous les pieds, disait Mère), et tout d’un coup, en bas du rideau, on redébouche dans le pur, le transparent: cette lumière irisée comme l’arc-en-ciel et qui semble faite de toutes les couleurs intermédiaires réunies. En somme, il s’agit de tirer le rideau. C’est ce que Sri Aurobindo et Mère appelaient «faire descendre le Supramental», joindre le haut et le bas, qui ne sont ni haut ni bas, mais aux deux bouts du spectre de la conscience. C’est ce que d’anciennes traditions avaient figuré par le serpent qui se mord la queue. Comme disait Mère, si on va directement à la queue au lieu de s’évaporer dans les ciels supérieurs, on touchera la même chose, mais avec une Matière transformée et illuminée au lieu d’un Néant de lumière. Seulement voilà, est-ce que la Matière se laissera transformer? Ou plutôt, et nous le croyons bien: est-ce que les couches intermédiaires se laisseront clarifier, parce que la Matière, elle, la vraie Matière, est infiniment plus pure et plus docile que toutes les brillantes obscurités intermédiaires avec lesquelles nous jonglons éperdument et avec délice, semble-t-il.
Les «couches intermédiaires», c’est tout l’échantillonnage du charmant laboratoire évolutif qui s’était formé autour de Mère et de Sri Aurobindo, ou plutôt qui s’était agglutiné à eux spontanément comme si la terre entière s’était donnée rendez-vous là – peut-être faudrait-il dire les difficultés de la terre. Maintenant nous commençons à comprendre l’entreprise.
Ce fut donc le plongeon dans le physique.11
Apparemment rien n’était changé, sauf que l’arrivée de Mère avait commencé à mettre un peu d’ordre et de bien-être dans la vie de bohème du Guest House. «Chaque soir, note Barin [le jeune frère de Sri Aurobindo], Paul et Mirra Richard venaient rendre visite à Sri Aurobindo, parler de yoga, discuter du grand avenir lorsque l’homme sera capable de jeter un pont entre la matière et l’esprit en divinisant même son corps… Personne de nous ne savait alors le rôle immense que cette dame étrangère allait jouer dans la sâdhanâ de Sri Aurobindo… Elle était exceptionellement belle.»12 Puis un jour de cyclone, comme le toit de la maison qu’elle habitait au bord de la mer menaçait de s’écrouler, Sri Aurobindo lui a demandé de venir s’installer avec eux et, depuis ce jour-là, elle ne l’a plus quitte. C’était le 24 novembre 1920. Paul Richard disparaîtra peu après, «incapable d’accepter cette vie d’abandon de soi», dit Barin. Deux ans plus tard, Sri Aurobindo et Mère déménageront pour occuper, quelques pas plus loin, l’actuel bâtiment de l’Ashram, 9 rue de la Marine, avec ses murs gris perle liserés de blanc, sa poterne surmontée d’une grosse touffe de jasmin, ses colonnades comme les vieilles maisons coloniales, spacieuses, fraîches et pas encore utilitaires. Un vieil archéologue de Pondichéry13 disait que c’était en ce lieu même que le Rishi védique Agastya, venu du Nord comme Sri Aurobindo, avec son épouse Lopamoudra, il y a quelque sept mille ans, avait installé son Ashram. Le lieu s’appelait Véda Pouri, la ville du Véda. Nous ne savons pas si l’emplacement est exact, mais la tradition situe en effet dans ce périmètre la retraite de ceux qui furent les premiers Rishis à parler du «Soleil de Vérité» sous le roc de la «montagne». La Vérité au fond de la Matière. Et les paroles mêmes de Lopamoudra nous viennent comme un petit écho pur et si émouvant dans sa simplicité: «Bien des automnes j’ai peiné nuit et jour, les aurores me vieillissent. L’âge diminue la gloire de nos corps.» (Rig-Véda, I.179.1) Elle qui cherchait le «Nectar d’immortalité», le trouvera-t-elle cette fois-ci?
La divinisation du corps.
C’est l’époque des «Entretiens du soir», on entendait encore la voix de Sri Aurobindo avant qu’il ne rentre dans sa retraite complète en 1926. Il y avait maintenant une dizaine de disciples autour de lui (24 en 1926). «On avait toujours l’impression, note Purani, l’un des vieux disciples, que c’était la voix de quelqu’un qui ne laisse pas couler tout son être dans ses paroles; il y avait une réserve, et ce qui restait sous silence était peut-être plus important que tout ce qui était dit… Tout de même, à certaines occasions, il donnait son opinion personnelle sur certains problèmes ou événements, mais même alors ce n’était jamais une déclaration autoritaire: la plupart du temps on aurait dit une conclusion logique et presque inévitable qu’il exprimait tout à fait impersonnellement. Cette impersonnalité, c’était un caractère si marquant de sa personnalité! Même quand il s’agissait d’envoyer un télégramme ou une lettre, il ne donnait pas un ordre à un disciple: simplement, lorsqu’il passait à la salle à manger, il s’arrêtait au milieu du groupe avec sa lettre ou son télégramme et d’une façon tout à fait aimable, mais tout à fait impersonnelle, il disait: “Je suppose que cela doit être envoyé…”. Son expression favorite était: “Cela a été fait” ou “c’est arrivé”, jamais: “J’ai fait”.»13 Et son jeune frère Barin observe la même silencieuse retenue de Sri Aurobindo; jamais rien de «voyant», jamais de démonstration miraculeuse: «Ses yeux tranquilles, rêveurs, quittaient rarement leur absorption intérieure, même au milieu de ses occupations extérieures les plus absorbantes… La méthode de Sri Aurobindo pour éveiller le yoga dans les autres était alors ce qu’elle est maintenant: une discrète transmission silencieuse et qui aidait lentement à ouvrir une porte dans l’aspirant.»14
Cette «discrétion», ce sera Sri Aurobindo jusqu’au bout, lui qui avait une horreur, peut-être britannique, de tout ce qui pouvait ressembler à des miracles – ces miracles, n’est-ce pas, ce sont de mauvaises manières! Je ne suis pas venu ici pour accomplir des miracles, mais pour montrer, tracer le chemin, aider sur la route d’un vaste changement intérieur dans notre nature humaine.15 Et en fait, il ne voulait pas de miracles, c’était le contraire du miracle qu’il cherchait: le naturel même du monde – quitte à décevoir le passant, ou même ses disciples: Ils n’auraient été contents que si on leur avait donné un bon bagage de miracles douteux, disait-il un jour à Mère. Et si d’aventure quelques-uns demandaient à méditer avec lui, il les recevait le matin dans la grande véranda du haut qu’il occupait alors à l’entrée de l’Ashram et il leur permettait de méditer… «pendant qu’il lisait le journal», note avec une pointe d’étonnement celui qui sera son fidèle serviteur jusqu’à la fin, Champaklal.16 Non, il n’avait pas du tout besoin de fermer les yeux ni de se concentrer – «se concentrer» veut dire quoi! Se concentrer dans la tête? Mais c’est son corps qui était concentré, son corps qui faisait le yoga et rayonnait le yoga. «Le plongeon dans le physique», cela veut dire que l’on vit dans le physique: nous ne vivons jamais dans le physique, nous vivons la Matière à travers le Mental, sauf peut-être quelques jardiniers ou artisans bienheureux (mais même ceux-là, la plupart du temps, continuent à trotter dans leur tête tout en faisant leurs boutures ou leur vaisselle). Descendre dans le physique, cela veut dire, en fait, et tout d’abord, descendre dans l’inertie et l’obscurité, parce que la substance a été tellement habituée à obéir aux ordres du mental et à être manipulée par le mental qu’elle ne sait plus vivre par elle-même: tout est recouvert d’une croûte mentale, rien ne filtre. On est comme des pionniers qui taillent le chemin à travers la jungle de la Prakriti [Nature] inférieure.17 Lentement, il faut réapprendre au corps à vivre sa vie propre, et cela ne se fait pas depuis les hauteurs mentales: cela se fait en soulevant des baquets d’eau (c’était l’entraînement favori de Sri Aurobindo dans la prison d’Alipore) ou en montant des escaliers, en faisant n’importe quoi – qui n’est plus «n’importe quoi» enfin, mais quelque chose qui commence à vivre de sa vie propre, à respirer de son air propre, à sentir de sa sensibilité propre. C’est une autre constitution de la conscience physique18 que Sri Aurobindo cherchait, et qu’il avait tant de mal à faire admettre de ses disciples qui en restaient toujours aux conceptions traditionnelles du yoga: la conscience cosmique et bla-bla-bla. On peut très bien se sentir fondu dans le Moi cosmique et plein d’un amour extatique et d’Ananda, mais généralement on continue dans les parties extérieures de la nature à penser avec l’intellect, ou au mieux avec le mental intuitif, à vouloir avec la volonté mentale, à sentir la joie et la douleur à la surface vitale, à subir les afflictions physiques et la souffrance de la lutte de la vie dans le corps contre les maladies et contre la mort.19 Il dira et répétera à ses disciples: Notre yoga ne peut réussir que si l’homme extérieur lui aussi change. Mais c’est ce qu’il y a de plus difficile. C’est seulement par un changement de la nature physique que l’on peut réussir, par une descente de la lumière supérieure dans les parties les plus basses de la Nature. C’est là que la lutte se livre… Mais l’homme extérieur se cramponne encore à ses vieilles façons, ses vieilles manières, ses vieilles habitudes. La plupart même ne semblent même pas s’être éveillés à la nécessité d’un changement.20 (C’était en 1934, quatorze ans plus tard, mais quarante ans après, la situation ne sera pas meilleure.) Il y a une certaine façon de monter les escaliers qui peut faire une formidable différence dans la vie.
Seulement, ce n’est pas «voyant». Le yoga de Sri Aurobindo est le plus invisible qui soit, nous l’avons dit. Mais quand cela deviendra voyant, alors ce ne seront plus quelques jolies pensées qui gambaderont jusqu’au cimetière: ce sera la terre qui sera changée – visiblement changée. Pas une «jolie terre», non, vue par un super-Bernardin de Saint-Pierre, non: une autre terre, une autre Matière. L’autre Matière, elle se fabrique, ou plutôt se révèle à travers un million de petites habitudes déshabituées… de voir faux, de vivre faux, d’être faux. La conscience cosmique, c’est dans la Matière que nous l’aurons, à chaque minute et à travers le plus petit caillou. Il est temps de sortir de la vieille imposture cosmique du Mental. «La grande union des masses populaires» de Mao Tsé-toung est peut-être un pas plus vrai dans la direction évolutive que tous nos tomes spirituels – seulement, au lieu d’une unité mécanique et extérieure et compressante, il faudrait une unité consciente et intérieure et… souriante. Il s’agit de savoir qui fera l’unité cosmique: notre matière consentante ou la matière écrasée? Cela se réduit là.
Le matérialisme divin, ou l’autre.
La Matière, nous ne savons pas ce que c’est. C’est ce qu’il y a de plus évident et de plus mystérieux. Une fois que nous avons décrassé le corps de son revêtement mental, décrassé encore bien plus cette Matière des mille vibrations vitales qui trépident avec leurs réactions de désir, d’attraction, de répulsion, de plus, de moins et oui et non (et ce n’est même pas du vrai «vital» comme celui de l’animal: c’est encore du Mental qui s’est insinué et tapi dans la Matière), une fois la clarté faite, la première jungle allégée, alors se dégage la conscience physique, la conscience du corps. Une conscience parfaitement autonome lorsqu’elle a été délivrée de ces deux usurpateurs, mental et vital. Et une conscience qui a des qualités bien étranges: Quand cette conscience est présente, dit Sri Aurobindo, on sent le calme comme une chose solide, substantielle, établie comme un bloc immuable que même les chocs les plus matériels ne peuvent pas ébranler, et encore moins les chocs du mental ou du vital.21 Cette solidité de calme, on pourrait presque dire cette immobilité solide qui était la marque distinctive de Sri Aurobindo, est la base d’un formidable pouvoir encore tout à fait inconnu de la terre – nous ne connaissons rien des secrets du corps ni de ses petits miracles, comme disait Mère. La puissante immobilité d’un esprit immortel22, écrivait Sri Aurobindo dans l’un de ses livres, et c’est exactement lui. Une immobilité cellulaire qui «gèle» tout, neutralise tout, dissout tout et nous fait presque immédiatement entrevoir ou percevoir ou même toucher que les cellules, à leur état naturel non corrompu par le Mental, sont invulnérables aux maladies; elles ne veulent pas de la maladie, elles ne veulent pas du désordre, c’est une chose étrangère qu’elles rejettent, ou même qu’elles n’ont pas besoin de rejeter: la maladie ne peut pas traverser cette barrière d’immobilité. Et elles ont le sens de leur immortalité. Il y a seulement un problème d’usure qui détruit cette imperméabilité, si l’on peut dire. Et le pouvoir de ce calme corporel, cellulaire, est si étonnant qu’il peut même agir sur les circonstances matérielles environnantes: la Matière du dedans agit sur la Matière du dehors, en parfaite continuité. L’exemple le plus frappant est celui du «grand cyclone» de Pondichéry (en quelle année, nous ne nous souvenons plus, mais avant 1930), raconté par Mère: La nuit du grand cyclone, lorsqu’il y avait ce bruit épouvantable et ces cataractes de pluie partout sur la ville, j’ai pensé que je devais aller dans la chambre de Sri Aurobindo pour l’aider à fermer ses fenêtres. J’ai entrouvert sa porte et l’ai trouvé tranquillement assis à son bureau en train d’écrire. Il y avait dans cette chambre une paix si solide que personne n’aurait imaginé qu’un cyclone faisait rage dehors. Les fenêtres étaient grandes ouvertes, pas une goutte de pluie n’entrait.23 Ça ne pouvait pas entrer. Non, il n’y a pas besoin d’accomplir des miracles, la Matière fait très bien elle-même ses petits miracles, si on la laisse faire. Mais plus remarquable encore, c’est que cette puissance spontanée de la Matière (Sri Aurobindo ne faisait rien, il ne s’occupait même pas du cyclone) peut rayonner et agir jusque sur des masses humaines, ce qui semblerait plus difficile qu’un cyclone (!) car là, le Mental des hommes intervient. Comme on parlait d’accidents et d’attaques, Sri Aurobindo remarquait de son ton toujours parfaitement neutre qui était comme l’évidence d’une source sans besoin d’emphase: Pour les violences – une émeute, par exemple – il faudrait que je concentre pendant quatre ou cinq jours pour me protéger.24 Sri Aurobindo disait bien «je concentre» et non «je me concentre», oui, concentrer la Matière (mais il y fallait plus de temps que pour un cyclone, et un acte volontaire parce que les forces humaines ne sont pas naturelles du tout). Qui imagine que la Matière, par son propre rayonnement, sans pouvoirs extrahumains et occultes comme ceux de Théon et de tous les yogis, peut d’elle-même dresser un invisible barrage tel qu’une foule humaine se trouve arrêtée sans savoir pourquoi?… Mais il est vrai que les hommes font toujours les choses sans savoir pourquoi. Plus ils mettent de raisons dessus, plus ça leur échappe.
Ça n’échappe pas à une petite cellule.
Nous ne connaissons encore rien à la Matière.
Mais la jungle s’approfondit. Elle nous envoie des petites clairières charmantes et surprenantes, et toutes-puissantes, «comme ça», sans en avoir l’air, puis tout d’un coup elle se referme sur plus épais, plus mystérieux: c’était seulement pour nous «leurrer» plus avant, plus loin dans son Mystère, comme si elle voulait que nous trouvions son Mystère. L’étonnant de la première mise en route sur ce «chemin» allions-nous dire, cette inexistence de chemin, c’est qu’elle semble faire surgir automatiquement des petits indices, à droite, à gauche, puis ça se met à pousser de tous les côtés, comme si le Secret même voulait se faire attraper – mais c’est très complexe comme la Matière et il y a des milliers de signes et de détours et d’embûches. Et pourtant, c’est extraordinairement simple. Jusqu’au bout on a l’impression que le Secret est transparent, et tout de même c’est la jungle absolue… La couche physique, dit Sri Aurobindo dans ses «Entretiens du soir», est une chose très obstinée, il faut la travailler dans le détail. On travaille sur un point, puis on pense que c’est fait; quelque chose d’autre surgit et tout est à recommencer. Ce n’est pas comme dans le mental ou le vital où le Pouvoir peut travailler plus facilement. En outre, dans le mental ou dans le vital, on peut établir une loi générale et laisser les détails de côté; le physique n’est pas comme cela: il y faut une patience et une minutie constante…25 Et Sri Aurobindo donnait un exemple: Swami Brahmananda (de Chandod) a vécu jusqu’à trois cents ans et il était pratiquement immunisé contre l’action de l’âge, mais un jour, un clou rouillé l’a piqué et il est mort de cette légère blessure. Sur le plan physique, quelque chose que vous n’avez pas travaillé surgit d’un coup pour bien montrer que votre conquête n’était pas complète. C’est pourquoi le processus prend si longtemps. Il faut établir la Conscience supérieure dans chaque atome du corps, sinon, ce qui arrive, c’est que quelque chose échappe à vos yeux dans les profondeurs cachées du physique inférieur, quelque chose qui est connu des forces hostiles, et elles vous attaquent par ce point faible. Elles peuvent créer une combinaison de circonstances qui fera surgir le point sur lequel vous n’avez pas travaillé, et avant que vous n’ayez eu le temps de les enrayer, elles échappent déjà à votre contrôle. Dans ce cas, elles peuvent vous détruire.26
Dans chaque atome…
Rien n’est fait à moins que tout ne soit fait, disait Mère.
En fait, on croirait presque que la jungle veut nous entraîner vers la mort… Et peut-être bien, en effet; non pas pour nous détruire vraiment, mais parce que c’est là qu’est le Secret. Elle veut que nous trouvions son secret. Il n’est pas un seul obstacle qui ne soit finalement la clef d’une découverte plus complète et d’une réalisation plus totale. L’art, c’est toujours et partout de changer le poison en nectar. Tant que nous en serons à mettre de la pénicilline ou de la morale sur le poison, nous n’y comprendrons rien et ne comprendrons jamais rien à la Matière. La Matière, il faut aller dedans les mains nues, mais avec un feu dans le cœur, une foi… qui est le souvenir de l’âme27, disait Sri Aurobindo. Quelque chose dedans qui se souvient de l’Amazonie tout entière, déroulée, victorieuse. La foi, c’est l’Amazonie même qui pousse à la découverte de l’Amazonie.
Puis reste le niveau le plus matériel, ajoute Sri Aurobindo dans cette conversation de 1924, et c’est le plus dangereux – «Pourquoi dangereux?» demandait le disciple – Parce que c’est solide, compact et qu’il peut refuser ou même abandonner sa propre substance complètement. C’est le moins ouvert au raisonnement; pour le manier il faut le Pouvoir divin suprême. En outre, tout le sanskâra, l’empreinte établie de l’univers entier, est contre votre effort.28
Il y a un moment où ce n’est plus un corps ou une matière: c’est le corps du monde et la Matière universelle. C’est le Subconscient du monde, c’est l’Inconscient du monde. Comme si le problème ne pouvait pas être résolu pour un individu mais pour tout le monde, ou pas du tout.
C’est ici que l’échantillonnage du laboratoire évolutif joue un rôle considérable… et attristant.
19. La première manche
1926-1950
«Depuis le début de novembre, la pression du Pouvoir supérieur commençait à devenir insupportable»1, note un disciple. On ne le lui a pas fait dire. Ça pesait sur leurs têtes. Peut-être bien que cela commençait à peser sur la tête de la terre. C’était en 1926. Et soudain, le 24 novembre, vers 17h, Mère a fait appeler les disciples. On a couru de tous les côtés les ramasser sur le boulevard de mer, au football. À six heures tout le monde était là. Dans la grande véranda du haut, derrière la chaise de Sri Aurobindo, il y avait une tenture de soie noire portant trois dragons d’or – des dragons chinois –, dont chacun mordait la queue de l’autre. Sri Aurobindo n’a jamais aimé les mises en scène, mais peut-être, après tout, y a-t-il quelquefois une scène sur la terre. Nous croyons bien que c’est Mère qui avait ramené cette tenture de son escale chinoise. Quoi qu’il en soit, les dragons voulaient dire quelque chose: une prophétie, en Chine, annonçait que la Vérité se manifesterait sur la terre lorsque les trois dragons – le dragon de la terre (terre=corps), le dragon de la région mentale et le dragon du ciel – se rencontreraient. Ce jour-là, c’était peut-être, en effet, une première rencontre de la Matière et du «ciel». Ce «quelque chose» qui pesait sur leurs têtes. Mais une fois de plus, la Chine avait été fourrer son nez jusque dans la chambre de Sri Aurobindo et assistait d’une certaine façon à l’occurrence. C’est peut-être simplement un hasard, mais nous n’avons pas fini de collectionner les hasards. Qui sait si la Chine ne représente pas le dragon du Mental?… Ce sont les gens les plus intelligents du monde. Ils nous font froid dans le dos. À 18h, Sri Aurobindo est sorti de sa chambre, suivi de Mère – toujours cette lenteur tranquille dans ses gestes. Il avait déjà beaucoup changé (physiquement changé): quelque temps plus tôt, un vieux disciple revenu le voir s’exclamait: «Mais qu’est-ce qui vous est arrivé!?» Et Sri Aurobindo de répondre malicieusement: «Et vous, qu’est-ce qui vous est arrivé?», éludant la question, puis répondant simplement: Quand la Conscience supérieure descend au niveau mental, puis dans le vital et même au-dessous du vital, une grande transformation se produit dans le système nerveux et même dans l’être physique.2 Sri Aurobindo avait changé de couleur. Lui qui avait une peau assez foncée, «comme un Bengali ordinaire», note Purani, ce vieux disciple, «j’ai trouvé que ses joues avaient une couleur rose-pomme et tout son corps brillait d’une lumière crème très douce».3 Un changement «considérable». Mais ce n’était rien encore; nous ne saurons, nous ne verrons jamais ce qu’a été Sri Aurobindo entre 1926 et 1950, cette lumière crème devenue dorée comme si elle imprégnait tout son corps, visiblement pour tous, cette stature qui laissait ses angles ascétiques des années 1920 pour s’emplir de cette solidité immobile, comme si l’on entrait soudain dans un Himalaya, mais un Himalaya très doux, si vaste, cristallin, on pouvait fondre là-dedans comme dans l’éternité, et c’était de l’éternité vivante, solide, là – oh! qui a eu le privilège d’entrer là, de regarder ou plutôt d’être regardé par ces yeux-là qui avaient changé aussi, du noir de braise comme le guerrier de Kali, au brun doré, puis à cet infini fondu dont on ne savait plus s’il était bleu comme le ciel, ni d’aucune couleur parce qu’on s’en allait loin, loin, comme à la dérive, vers un grand Pays de toujours où on était bien toujours, chez soi toujours, vrai et pur pour toujours. Et c’était ça, et c’était tout. Nous ne saurons jamais, nous ne verrons jamais plus cette douceur-là d’infini pris au piège de quelques cellules, il ne s’est jamais laissé photographier, sauf la dernière année en 1950, quand il avait déjà décidé de partir, et c’était déjà un Sri Aurobindo de l’autre côté, laissant sa matière – même cette photo-là nous ne l’aurons jamais pure, on y a ajouté une auréole photographique pour ceux qui ne savent pas voir. Ainsi va le monde. On vous met des auréoles post-mortem, mais quand elle est là, vivante, c’est assez «insupportable»… sauf pour ceux qui savent se fondre. Et quelle douceur c’était de fondre là, d’oublier là le petit pygmée humain, de se souvenir là du seul Souvenir qui soit vivant dans un homme. Nous ne l’avons vu qu’une fois, mais une fois c’est comme la vie. Après, on sait ce que veut dire aimer.
À 18h, il est sorti de sa chambre, suivi de Mère, toute petite et menue – elle était très petite, cette Mère, avec un air si fragile, et pourtant c’était de la foudre et on se sentait physiquement dépassé de toutes parts comme si elle était très grande. Mais c’est une autre histoire (et ce n’est pas «comme si»), une longue histoire que nous voulons absolument véridique – et qui sera véridique. Non, pas d’auréoles: la pure vérité est plus merveilleuse que toutes nos niches de sainteté. Il s’est assis, elle s’est mise à sa droite sur un tout petit tabouret. La méditation a duré environ quarante-cinq minutes, sous les trois dragons. Ils étaient vingt-quatre. «Chacun de ceux qui étaient là sentait une sorte de pression sur sa tête. Toute l’atmosphère était surchargée comme d’une énergie électrique… Il était certain qu’une Conscience supérieure était descendue sur la terre»4, note Purani. Et c’est tout.
Toutes mes cellules vibrent, balayées d’une marée splendide…
Dense comme une pierre, fixe comme une colline ou une statue
Mon vaste corps éprouve et porte le poids du monde.
Terrible, l’énorme descente divine pénètre des membres qui sont mortels…
Le monde entier est changé en une unité simple5
C’est tout ce que note un poème de ce jour-là. C’était le commencement de l’ouverture des cellules. Sri Aurobindo, lui, a simplement dit: Je vous ai appelé pour vous dire qu’à partir d’aujourd’hui, je me retire pour ma sâdhanâ et c’est Mère qui prendra la charge de tout le monde; c’est à elle que vous devrez vous adresser, c’est elle qui me représentera, c’est elle qui fera tout le travail. C’était la fondation officielle de l’Ashram. On ne le verra plus que trois fois par an (puis quatre), les jours dits de darshan, quand chacun défilera devant lui silencieusement pour recevoir ce regard. Pendant vingt-quatre ans, il allait rester dans sa chambre, to work things out6, disait-il dans cet anglais intraduisible et si plein d’euphémismes: «pour élaborer les choses», jusqu’à ce qu’on l’emmène sous ce grand flamboyant aux fleurs jaunes que Mère appelait «Service», dans la cour de l’Ashram:
Tu porteras toutes choses pour que toutes choses puissentchanger7
Quand nous avons lu à Mère ce vers de Savitri, elle a ajouté: Même la mort, c’est pour cela que Sri Aurobindo a quitté son corps.
Est-ce qu’il fallait vraiment qu’il meure pour changer la mort?… Changer la mort veut dire quoi? Il y a tant de mystères à résoudre dans ces deux vies que nous sommes devant ces lignes comme en prière.
Il avait dit: «C’est elle qui fera tout le travail», mais ce n’est pas ce que disait Mère! Lui, m’avait censément passé la responsabilité et il se tenait derrière, mais c’était lui qui faisait tout – moi, je bougeais, aucune responsabilité! Elle bougeait au galop. Elle a créé une vie de toutes pièces, depuis la boulangerie (il fallait bien les nourrir, ces gens), les jardins, la blanchisserie, l’atelier de mécanique et le cordonnier, les bâtiments à acquérir, réparer, entretenir – tout cela éparpillé dans la ville (Sri Aurobindo avait bien dit dès le début, avant même que l’Ashram soit fondé, en 1920: Mon idée est que notre système doit se développer au sein de la société et non en dehors8), avec tous les problèmes que pose ce collant mélange avec la vie dite ordinaire. C’était vraiment prendre la vie de tout le monde, en pleine pâte, hommes et femmes mélangés, et vouloir en faire autre chose sans en avoir l’air, dans les conditions mêmes du monde. Pas question de quatre murs d’Ashram, il n’y a rien qui ressemble moins à un ashram que cet Ashram. D’où toute la difficulté, dans les gens et dans les circonstances. Il n’y a rien de plus commode que d’être un ascète qui tout d’un coup embrasse la «vie spirituelle», jette le manteau et se concentre sur ses vertus: on sait que ce sera le bol de riz pur et simple, la guenille, la natte par terre (ou pas de natte), et c’est merveilleux, on coupe tout, on découvre avec enthousiasme les joies de la liberté. Mais dès que l’on vous donne l’écuelle de tout le monde, les vêtements de tout le monde, un coin de maison comme tout le monde avec son jardin et même un domestique, on commence à trouver que la nourriture n’est pas assez salée, les vêtements mal repassés, le jardin négligé, le domestique menteur et insupportable: ça frotte, ça frotte de tous les côtés. Ça frotte microscopiquement, méticuleusement, inlassablement, du matin au soir, dans tous les détails. C’est la Matière qui commence à vous suffoquer. Sri Aurobindo et Mère savaient très bien ce qu’ils faisaient. Oh! c’est très commode d’être un héros, mais l’héroïsme à l’échelle de la matière banale, pas à pas, c’est d’une incroyable difficulté – tout sort, tout gicle, jaillit de tous les coins et recoins du subconscient: les vieilles habitudes héréditaires et familiales et culinaires et même patriotiques, rien n’échappe; à chaque seconde et au moindre prétexte c’est là, tout nu, ridicule, tout petit, obstiné, dressé sur ses ergots. C’est lassant. C’est sans fin. On s’attrape de tous les côtés à n’être jamais ce qu’il faut. À chaque instant on s’aperçoit qu’on ne fait jamais les choses de la vraie manière. Les vieilles réactions grouillent, pullulent, les vieux regards, le vieux rabâchage du mental, les vieilles vibrations vitales; ça gronde au fond, c’est révolté au fond, pas content – c’est toute la Matière qui geint ou qui refuse même la Pression de la Lumière, ou même seulement la petite pression mentale pour faire les choses d’une manière moins automatique, moins inconsciente, moins obscure. Prendre un rasoir pour se raser avec la conscience de chaque geste est un labeur odieux – ça ne veut pas, ça colle, ça résiste, ça s’en moque. On est là à pousser contre des murs partout, dans tout ce qu’on fait, tout ce qu’on pense, tout ce qu’on dit! C’est petit, c’est sordide. C’est la Matière obtuse, rebelle – des milliers d’années de matière et des centaines de grands-pères qui viennent coller au moindre geste… Une Matière consciente à chaque minute, claire à chaque minute, exacte à chaque minute? Non, ce n’est pas commode du tout. C’est la caractéristique même de ce monde physique d’exiger une vigilance sans relâchement, disait-elle dans une lettre à son fils dès 1924; la conquête du domaine matériel ne permet aucune défaillance, même de courte durée; et la faiblesse d’un seul instant produit presque toujours de funestes résultats qui semblent hors de proportion avec l’importance même et la durée de cette faiblesse.9 Comme si, vraiment, un grain de Matière fausse ou de fausse réaction matérielle contenait le germe même de la destruction et de la mort. Dans le mental, on fait des discours; dans la Matière, la pulsation de chaque seconde va vers la vie ou vers la mort. Le choix est très simple à ce niveau-là, et très radical. Quand nous ouvrirons les yeux à ces microscopiques petites choses, nous toucherons une chaîne d’événements qui vont depuis le faux pas sur le trottoir jusqu’aux grandes catastrophes. Nous toucherons la formidable complicité de la Matière pour laquelle il n’y a pas de différence entre le grand ou le petit: c’est simplement de la vie ou de la mort, à n’importe quelle échelle et en parfaite continuité. Et c’est l’une ou l’autre. Sans à peu près. Le laboratoire évolutif était soumis à une sévère, microscopique discipline invisible. Mais si on ne touche pas la Matière, comment changera-t-elle jamais?
Elle allait de l’un à l’autre et dans tous les coins, voyait tous les détails: la qualité de la farine, le mur à réparer, le point-virgule, le bol mal lavé, le bobo de celui-ci, la révolte de celui-là, les disputes des uns, les bêtises des autres; réparait, rectifiait, encourageait silencieusement ou mettait sa lumière crue sur chaque point, souriait et faisait couler dans le cœur ce pétillement de malice ou cette douceur, ou ce grand Vaste soudain, qui s’ouvrait au fond de ses yeux comme de l’azur et qui emportait tout, balayait tout dans une débâcle de joie triomphante, ou ce torrent d’énergie qui renverse les obstacles et remet tout à neuf – comme si, avec elle, la vie pouvait recommencer à chaque instant. Mère, c’était la re-création constante. On pouvait redevenir comme un enfant en une seconde, neuf, vierge, quitte à rattraper toutes les vieilles sottises deux minutes après; mais elle recommençait aussi inlassablement que l’on recommençait inlassablement. Toutes mes réalisations seraient restées théoriques, pour ainsi dire, disait Sri Aurobindo; c’est Mère qui a montré le chemin de la forme pratique.10 Oui, Mère, c’était le pont avec la Matière générale. La Shakti en marche. Et le laboratoire grandissait, se développait; dans une lettre de 1930 à son fils, elle notait: Nous en sommes à notre vingt et unième maison; le personnel salarié de l’Ashram (ouvriers et domestiques) s’élève à 60 ou 65 personnes, et le nombre des membres de l’Ashram (disciples de Sri Aurobindo vivant à Pondichéry) varie de 85 à 100 – 5 automobiles, 12 bicyclettes, quatre machines à coudre, une douzaine de machines à écrire, nombreux garages, atelier de réparations d’automobiles, service électrique, service de la construction, ateliers de couture (tailleurs européens et indiens, brodeuses, etc.), bibliothèque et salle de lecture contenant plusieurs milliers de volumes, service des photographies, et magasins généraux contenant les articles les plus variés, tous importés de France, grands jardins de fleurs, de légumes et de fruits, laiterie, boulangerie, etc. … Tu vois que ce n’est pas une petite affaire. Et comme je surveille tout cela, je peux à juste titre dire que je suis occupée.11 Ils seront déjà 741 en 1950. Un jeune polytechnicien s’était joint à eux (décidément Polytechnique poursuivait Mère), venu des lamaseries de Mongolie où il était allé en quête de la Vérité, quittant tout. Ce sera l’une des aides les plus efficaces et claires (et rares) dans ce laboratoire. Sri Aurobindo l’avait appelé Pavitra12 «le pur». Il était d’ailleurs éminent chimiste et, semble-t-il, en 1923, dans les laboratoires du Japon où il était arrivé juste après le départ de Mère, il avait découvert un étonnant moyen de libérer l’énergie atomique de la plupart des métaux communs (le cuivre et l’aluminium en particulier), ce qui aurait mis la bombe atomique à la disposition de toutes les bourses et tous les fous. Il détruisit ses papiers et partit pour les lamaseries mongoles. Symboliquement, en lui, la Science se convertissait à son propre lendemain. Tout de même, il renâclait comme les autres et ne comprenait pas très bien, non plus, le procédé de ce bizarre yoga à l’envers où l’on vous empêchait de vous «libérer»! Au moment où il allait franchir la barrière et passer hors de son corps dans les étendues là-haut, Mère le tirait dedans: «Au lieu de m’aider à passer au-delà, s’exclamait-il dans une conversation avec Sri Aurobindo, il semble qu’elle m’ait ramené à la conscience physique!» Et Mère de répondre: Oui. Il s’agit de lier les deux consciences, mais cela veut dire de faire descendre la conscience supérieure dans le corps physique. Il faut que tout soit présent, là, dans la conscience naturelle.13 Nous ne savons pas à quel point Sri Aurobindo et Mère ont amené une révolution profonde dans le monde… Et avec sa tranquille malice, elle ajoutait: Vous serez ramené ainsi toutes les fois que vous essaierez de vous évader. C’était catégorique, mais Mère aussi savait être parfaitement catégorique et sans à peu près. Ce sera le bras droit de Mère.
Elle ne se ménageait pas une seconde elle-même. «Son corps était frêle, remarque l’un des médecins de l’Ashram, nourriture et sommeil étaient médicalement tout à fait insuffisants pour subvenir à sa surabondante vitalité.»14 Mais Mère et Sri Aurobindo ont toujours été immédicaux, c’est bien entendu, avec un certain nombre d’autres illégalités. Je suis une athée de la médecine! s’exclamait-elle en riant. C’était vraiment une sorte de «barattage» comme elle disait, forcené, de la Matière, vingt-deux heures sur vingt-quatre (elle ne dormait que deux heures par nuit), un jour après l’autre, sans interruption, dans le détail le plus microscopique, pendant trente-six ans, jusqu’à ce jour de 1962 où elle s’est retirée… pour faire ce que Sri Aurobindo était en train de faire. C’est dans l’action, c’est dans l’effort, c’est dans la marche en avant qu’il faut trouver le repos15, disait-elle. Et en effet, c’est la caractéristique même du Supramental de joindre les contraires: le repos et le mouvement, etc. … Il y a là une extraordinaire formule pratique à trouver pour la vie. Il y a une certaine manière de faire couler la Shakti sans frottement à travers les cellules. C’est le frottement qui fait l’usure, la fatigue et finalement la mort. Il y a une petite cellule claire à fabriquer qui sera une source d’énergie infiniment plus formidable que toutes nos bombes atomiques: une énergie inépuisable, disait-elle. Vers lh du matin, elle se rendait une dernière fois dans la chambre de Sri Aurobindo. C’était son havre. Le reste du temps, elle était poursuivie littéralement par les disciples et ne trouvait le temps de souffler ou quelques minutes de refuge que… dans sa salle de bains où personne n’osait la déranger tout de même. Ce qui se passait entre ces deux êtres? – le silence et un regard. Nous étions accordés merveilleusement et dans une même vibration… Quand il y avait une force spéciale qui descendait, ou une ouverture, ou une manifestation supramentale, nous le savions en même temps, de la même façon. Et nous n’avions même pas besoin de nous le dire: c’était seulement pour les conséquences que nous échangions quelquefois un mot ou deux mots, pour les effets pratiques dans le travail. Mais cela, je ne l’ai eu avec personne, excepté Sri Aurobindo.
Et la vie s’est déroulée ainsi, limpidement, jusqu’à ce jour fatidique de 1949 où Sri Aurobindo lui a dit: one of us must go. L’un de nous deux doit partir. De son ton tranquille, neutre, comme on demande l’heure qu’il est.
Que s’était-il passé?…
Pourquoi? Que de fois je me suis demandé cela depuis?… Elle se le demandait encore en 1969, vingt ans après. Des raisons, on en trouve, on en donne, Mère elle-même en a donné, mais… Il y a un assez redoutable mais à creuser, parce que cette réponse nous dirait peut-être le sort même du monde. Un échec?… Autre chose?… Il n’a pas succombé, disait-elle. Vraiment c’était son choix que ce soit fait autrement, parce qu’il considérait que le résultat serait beaucoup plus rapide. On ne peut peu dire «succomber». Succomber donne l’idée qu’il ne voulait pas, que c’est arrivé comme cela, que c’est un accident – cela ne peut pas être succombé.
Et qu’est-ce que c’est?
«Pourquoi? Que de fois je me suis demandé cela?»
We can’t both remain upon earth: «Nous ne pouvons pas rester tous les deux sur la terre…» Il en fallait un de l’autre côté? Mais elle est partie aussi de l’autre côté, alors? Où est l’autre côté, qu’est-ce que c’est «de l’autre côté»?… Est-ce que ce côté-là a changé?… Est-ce que c’est l’autre côté qui a changé?… Est-ce qu’il n’est plus «de l’autre côté», peut-être – une incroyable jonction… Quelque chose… Un mystère comme celui de la prochaine terre. Il faut trouver le mystère, parce que, le trouver, c’est peut-être le faire être. Quelqu’un qui puisse dire «c’est là», et ce sera là. Le rideau sera ouvert.
On aura vu que c’était ouvert. Mais quoi, comment?… Il faut voir. Il faut trouver. Ce doit être là sous nos yeux, mais on ne voit pas. On n’est pas habitué à voir. Il y a une certaine habitude à trouver, une façon à trouver.
Il y a quelque chose à trouver.
À lh du matin, le travail fini, elle était à ses pieds, enfin, tranquille. Une sécurité totale, totale, totale – pendant trente ans… Rien, rien ne pouvait arriver de fâcheux, parce qu’il était là.
Puis elle rentrait dans sa chambre, trouvait toutes les fleurs envoyées des jardins sur de grands plateaux, les triait, les coupait, mettait les roses dans les vases, par couleur, jusqu’à deux heures du matin, et «dormait» jusqu’à quatre. Toutes les fleurs avec lesquelles elle allait dire aux disciples, le lendemain, inlassablement: «aspiration», «flamme», «transparence», «ouverture», «pureté», «simplicité»…
Flamme, flamme! il fallait tant de flamme pour que l’Œuvre puisse réussir – a-t-elle réussi?
A-t-elle réussi?
Il faudrait voir. Il faudrait savoir voir.
Il faudrait peut-être de la flamme.
Ou alors tout est perdu. Mais ça ne peut pas être perdu – il disait: Ma foi et ma volonté sont pour le «maintenant»… Je n’ai jamais eu de volonté persistante et forte qu’un fait quelconque arrive dans le monde (…) sans que cela se produise finalement, même après un retard, une défaite, ou même un désastre.16 C’était en 1946, après la guerre.
Un désastre encore?
Ou la flamme dedans, la flamme qui hâte le temps.
Que faisait-il, lui, derrière le rideau?
Nous en savons si peu de choses vraiment; quand les disciples insistaient et lui demandaient qu’il explique «son» Supramental (avec une petite pointe de je ne sais quoi, où le doute se mêlait à la foi et au goût du miraculeux, et à une méfiance profonde, inavouée, de la Matière, qui se demandait ce qui allait bien lui tomber sur la tête), Sri Aurobindo répondait patiemment: À quoi cela sert? Combien comprendraient? D’ailleurs, la tâche actuelle est de faire descendre le Supramental et de l’installer, non de l’expliquer. S’il s’installe, il s’expliquera de lui-même – sinon, à quoi sert de l’expliquer. J’en ai parlé dans mes anciens écrits, mais sans réussir à éclairer qui que ce soit. Alors pourquoi répéter l’entreprise?17 Il s’expliquera de lui-même… et c’est vrai, nous croyons bien qu’il est en train d’irrésistiblement s’expliquer, comme un bulldozer, dans tous les coins de conscience et du monde – ce qui échappait aux disciples d’alors est devenu presque visible pour tous. Une écluse s’est ouverte. On comprend même que Sri Aurobindo se soit si peu soucié de son enseignement écrit – il faudra attendre 1939, soit plus de vingt ans après, pour qu’il publie La Vie Divine sous forme de livre, et encore parce qu’un éditeur de Calcutta le lui demandait. Quelle abnégation! penserait-on avec notre conscience très humaine, et nous ne savons pas si beaucoup de génies laisseraient tranquillement leurs œuvres maîtresses dormir vingt ans dans un tiroir… Mais Sri Aurobindo voyait tellement plus loin, plus profond, par-delà sa personne: il fallait l’installer, ce Supramental: La descente supramentale signifie exactement que le Pouvoir agira dans la conscience terrestre comme une force vivante, tout comme le mental pensant et le mental supérieur y agissent déjà.18 Les disciples protestaient et disaient: mais qui peut vous suivre? Tout le monde ne peut pas faire le yoga ni l’effort de purification nécessaire (avec un soupir). Et Sri Aurobindo de répondre: Mais justement! c’est pour assurer un chemin plus facile à ceux qui suivront que nous portons ce fardeau… c’est pour eux que je mets tout mon effort à faire descendre la Force supramental dans un temps mesurable.19 Cela ne se passait pas dans des petits livres, ou des gros livres, bien propres et dorés sur tranche; il fallait, il voulait que ça entre dans la Matière générale et que l’homme de demain respire cela tout naturellement comme aujourd’hui nous respirons (mal) le Mental. Seulement, au lieu d’une idée nouvelle à attraper dans l’air, c’est une vibration nouvelle dans la substance – quelle vibration, qu’est-ce que c’est?… Elle s’expliquera d’elle-même, peut-être (certainement), mais si seulement nous saisissions quelque lueur du mécanisme en dépit de la «discrétion» de Sri Aurobindo, ce serait peut-être hâter le temps – le temps presse. Mais c’est probablement notre erreur et tout va parfaitement comme ça doit aller. Disons que nous pourrions avoir le privilège d’assister consciemment au passage évolutif au lieu d’aller comme le ouistiti, de branche en branche, qui craquent, sans rien comprendre. Les détails et la méthode des derniers stades du yoga traversent des régions peu connues et inexplorées, je ne les ai pas rendus publics et n’ai pas l’intention de le faire pour le moment.20 C’était en 1935. Il ne l’a jamais fait. Il est parti avant de nous dire ce qu’il faisait, constatait Mère.
Il y avait une raison. Mais c’est pour plus tard.
Tout de même, nous pouvons aller à l’aventure de Sri Aurobindo et collectionner quelques indices à la façon du «cher Watson» de Conan Doyle. Quand nous en arriverons à Mère, ce ne sera plus du Conan Doyle, mais une entreprise qui tiendra du déchiffrage de hiéroglyphes, de la cartographie en forêt, la biologie, avec un peu de Rudyard Kipling et de Wells, et un petit Mowgli qui ne reviendra jamais plus de son enchantement… et quelque chose d’autre qui tient peut-être de l’amour et de la divination pour arracher le secret.
Il nous faut le secret.
La plus ancienne indication claire du mécanisme nous est donnée dans une conversation de 1923, quand Sri Aurobindo ne s’était pas encore retiré. «Pouvez-vous nous dire l’état actuel de votre sâdhanâ?», note ce vieux disciple charmant, disparu, qui s’appelait Purani, auquel nous devons la notation de ces «Entretiens du soir». Sri Aurobindo répond (d’une voix claire mais basse): Je ne peux pas appeler cela un état ni une condition. C’est plutôt un mouvement complexe. Je suis engagé maintenant à faire descendre le Supramental dans la conscience physique jusque dans le sub-matériel. Le physique est par nature inerte et ne veut pas devenir conscient. Il oppose une grande résistance parce qu’il ne veut pas changer. On a l’impression de «creuser la terre», comme dit le Véda. C’est littéralement comme de creuser du Supramental là-haut au Supramental en bas. L’être est devenu conscient et c’est un constant mouvement de va-et-vient, montée-descente. Le Véda appelle cela «les deux bouts»: la tête et la queue du dragon qui complètent et embrassent la conscience. Je m’aperçois que tant que la Matière n’est pas supramentalisée, le mental et le vital ne peuvent pas l’être pleinement. Le physique doit donc être accepté et transformé… J’essaye d’amener la strate la plus haute du Supramental dans la conscience physique.21 Ce mouvement de va-et-vient est le plus perceptible pour tous ceux qui ont essayé un peu l’affaire. Dégagée de son revêtement mental et de ses diverses fixations plus ou moins basses et utilitaires, la conscience est comme un faisceau de force (la Conscience-Force, disait Sri Aurobindo) qui se meut à travers le corps à volonté, un peu comme un courant avec des intensités et des densités variables. C’est comme un paquet de force en mouvement. Ça monte, ça descend, ça se dirige au-dehors ou au-dedans, sur des gens ou des circonstances, ou des difficultés internes à résoudre, un peu comme ces «bombes de cobalt» – il y a des petites «bombes», il y a de grosses «bombes», tout dépend du degré d’évolution. Mais le principe général, lorsqu’on a les deux pieds dans la Matière bien suffocante et épaisse, c’est d’aller «là-haut» chercher un peu d’oxygène, comme le noyé, dans les strates plus claires de la conscience, plus respirables: disons le haut transparent du rideau. Et on va, on vient, monte, descend, ramène chaque fois un petit fil de lumière, si fragile, qui casse tout le temps, jusqu’à l’étage des deux pieds dans la Matière. C’est un peu comme de faire des bulles d’oxygène dans la boue. Mais il y a un fil qui s’établit peu à peu, qui s’installe, ne craque plus trop souvent. Le pont s’établit. C’est tout d’abord comme une toute petite, minuscule fente de lumière à travers des couches géologiques qui ressemblent bien, en coupe, à ce que l’on pourrait voir si l’on pouvait suivre un rayon de lumière très spécial qui traverserait la surface des océans (ou d’un bocal), puis des profondeurs liquides de plus en plus obscures (dans le Mental), puis les premiers sédiments du fond (dans le Vital), puis des boues de plus en plus épaisses et lourdes, jusqu’au roc. Plus on «creuse», comme dit Sri Aurobindo, ou le Véda, plus il faut que le rayon soit pur, ou puissant. On ne creuse pas à travers un petit corps, finalement, on creuse à travers le corps du monde. Et la fente de lumière s’élargit, elle gagne du terrain, elle s’enfonce pied à pied dans des couches plus profondes – «comme cela», en marchant de long en large ou en montant des escaliers ou en nettoyant son verre à dents. Ça se passe partout et tout le temps, sans façons. Il n’y a rien qui soit plus absent de façons. Mais plus ça entre, plus ça fait mal. Plus ça grouille partout comme un nœud de serpents ou un essaim de larves pris dans un rayon de lumière. C’est le monde qui grouille. C’est tout le monde qui grouille et qui commence à faire des petites révolutions à droite, à gauche, sans savoir pourquoi. Ce sont les petits «dasyus» comme dit le Véda, qui se démènent: les troglodytes du fond. Ça n’aime pas du tout l’oxygène, ça n’aime pas du tout le rayon: ça aime sa boue, un point c’est tout. Et tout ce qui veut entrer là-dedans est un impitoyable massacreur et un dangereux ennemi de la sécurité de la boue publique.
Tel est le tableau, «en coupe», si l’on peut dire.
Mais il y a tout de même un moment où on touche «le supramental en bas», tout au fond du trou. La même Lumière qu’en haut, le même Pouvoir qu’en haut, la même transparence, la grande Exactitude.
C’est «le puits de miel couvert par le roc» dont parlent les Védas (II.24.4). La formidable tâche d’ouvrir les cellules physiques à la Lumière divine22, disait déjà Sri Aurobindo avant de se retirer en 1926. C’est le moment suprêmement dangereux: ça casse ou ça tient le coup – le corps tient le coup? la terre tient le coup?… Voilà. Ça éclate sous la «pression intolérable» ou ça s’infiltre, s’aère, s’adapte? C’est ce que Sri Aurobindo appelait de l’évolution concentrée23.
Oui, il «élaborait».
Les autres indices, nous les trouverons dans les réactions du laboratoire lui-même et dans quelques bribes échappées à la plume de Sri Aurobindo.
Le laboratoire, il ne supportait pas si bien la manipulation ou plutôt la «pression». Au début, ce sont les plus gros poissons qui se montrent, ils sont aisés à voir et même leurs longues dents sont peu redoutables: on sait que ce sont des dents. Après, viennent éclater à la surface, ou se démener à demi asphyxié, tout un fretin gluant et plat des profondeurs. Il en monte, il en monte… Et il arrive ce phénomène bizarre, quand on est à ce niveau-là au lieu d’être au-dessus à regarder le monde du haut de son trapèze cosmique, c’est que l’asphyxie du fretin semble être notre propre asphyxie, on est ça, on se démène avec ça, comme si le mal ne pouvait se guérir vraiment qu’en l’avalant pleinement. C’est pénible. C’est malodorant, on est subitement rempli d’odeurs très déplaisantes et ramené à une stature naine qui vous fait dire: quoi, c’est ça le yoga; quoi, c’est ça moi, c’est ça…? C’est très pénible. «Mais moi, j’étais parti pour la conscience cosmique, pas pour ces billevesées malodorantes!» Eh oui, mais c’est un million de billevesées qui font la douleur, la grande douleur du monde – les requins sont charmants, la mort n’est pas avec eux, elle est avec des «rien» innombrables qui peuplent la vie de tous les jours, invisibles, sous nos belles phrases et nos idéaux joufflus. Et la voix lassante des Asouras védiques (titans et démons) est là qui vous serine à longueur de temps: tu ne réussiras pas, c’est une entreprise vaine, c’est voué à l’échec, tu perds ton temps… Va donc voir là-haut la conscience cosmique. Et ça recommence jour après jour, sans vacances, et nuit après nuit, sans trêve, c’est là tout le temps: c’est toi ou c’est moi, qui gagnera? Quelquefois, on se sent comme la chèvre de Monsieur Seguin qui va se faire manger à l’aube, et c’est encore la horde des malins qui vous sussure: tu vas te faire manger, tu vas… C’est un combat hideux, gluant, il faut bien le dire. On comprend les sages et les saints qui ont tous filé au paradis de la conscience, comme des lapins. C’est le Subconscient: ce que Sri Aurobindo appelle le «sub-conscient» (pas ce qu’entendent nos psychologies des surfaces), c’est-à-dire tout le passé évolutif, sub-humain, toutes les couches non seulement humaines mais animales et végétales qui se sont déposées jusqu’au fond des cellules. C’est un labeur herculéen, note Sri Aurobindo. Quand on entre là, c’est une sorte de continent inexploré. Les autres yogis étaient descendus jusqu’au vital. Si l’on m’avait fait voir cela avant, probablement aurais-je été moins enthousiaste…24
Les disciples ne l’étaient guère; après la première vague d’enthousiasme, on se fixe à de microscopiques mécontentements qui frottent et frottent – tout est microscopique. Pourtant, le travail était fait pour eux, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas besoin de se battre vraiment (c’est Sri Aurobindo qui faisait la bataille) mais de suivre, d’adhérer, de s’ouvrir. S’ouvrir, cela veut dire subir la manipulation, laisser faire la bataille. Tous les progrès que Sri Aurobindo faisait, je les faisais, automatiquement, remarquait Mère. C’est la loi automatique du Supramental, mais pour qu’elle joue, il faut, dans une certaine mesure, permettre au progrès d’entrer – prendre le parti du Rayon, pas celui du grouillement. Il semble qu’ils aient passé leur temps à mettre des murs – oh! pas là-haut: là-haut, c’était la jolie conscience poétisante et spiritualisante et discourante et pleine de vénération pour le Maître. Mais en bas, c’est une autre affaire. Une affaire très courante, on passe dessus, on ne veut pas voir ça, on est «au-dessus» de tout ça – et encore, pas toujours. Alors on demande à avoir «des expériences»; on est venu au yoga pour avoir «des illuminations», avoir de la poésie au bout de la plume, des articles pour son journal, de l’inspiration pour son livre, des étendues de lumière… pour dormir. Des milliers et des milliers de lettres de réclamations au Maître. Et il répondait patiemment, imperturbablement à chacune, il essayait de leur faire comprendre: La pression, l’appel est pour changer cette partie de la nature qui dépend directement de l’Inconscient [quand le yoga était déjà descendu d’un degré plus bas, du Subconscient à l’Inconscient], c’est-à-dire les habitudes fixes, les mouvements automatiques, les répétitions mécaniques de la nature, les réactions involontaires devant la vie, tout ce qui semble relever du caractère établi d’un homme… Et les expériences, c’est très bien, mais l’ennui c’est qu’elles ne semblent pas changer la nature. Elles enrichissent seulement la conscience.25 Ce n’était pas facile à admettre, même quand on avait compris dans les parties supérieures de la conscience. Dessous, ça grondait, ça se froissait, s’agrippait à un millier de détails très quotidiens: personne ne voulait lâcher son petit fretin, au besoin on affirmait ouvertement ses droits à l’obscurité et à la souffrance. Si l’on regarde d’un peu près cette fabuleuse correspondance de Sri Aurobindo avec ses disciples, on se sent le cœur serré, on voit tout ce qu’il a dû subir, avaler, jour après jour, de questions oiseuses, coupages de cheveux en quatre, de petitesses, de querelles, menaces de suicide, grèves de la faim, maladies de résistance – tout résistait. Et si par hasard quelqu’un mourait, ils s’étonnaient que ce Supramental trompeur ne les ait pas immunisés contre la mort. Si je veux diviniser la conscience humaine, écrivait Sri Aurobindo à l’un des disciples, faire descendre le Supramental, la Conscience-de-Vérité, la Lumière, la Force dans le physique pour le transformer…, la réponse est la répulsion, ou la peur, ou la mauvaise volonté – ou le doute que ce soit possible. D’un côté on réclame que les maladies et le reste devraient être impossibles, et de l’autre on rejette violemment la seule condition à laquelle ces choses peuvent devenir impossibles.26 Jusqu’au bout, ce sera la contradiction de la «seule condition». La «loi automatique» jouait à l’envers: toutes les obscurités des disciples, Sri Aurobindo les avait, automatiquement. Et Mère remarquait avec une nuance de tristesse, peut-être, bien que la tristesse ait toujours été étrangère à sa nature: Ici, même parmi les meilleurs, parmi ceux qui feraient sans hésiter bon marché de leur vie dans une grande occasion, il n’y en a pour ainsi dire aucun qui soit prêt à abandonner ses petites habitudes, ses petites préférences, ses petites commodités pour que la victoire finale soit remportée plus rapidement. C’est un bilan. Les petites occasions, c’est très difficile. Et on se tromperait beaucoup si l’on croyait que les disciples étaient spécialement «mauvais» – il faut même dire que c’étaient des anges à côté de ceux qui suivront quand Mère prendra le fardeau à son tour –, ils étaient parfaitement bons et parfaitement mauvais comme tout le monde: ils étaient tout le monde. Ce n’étaient pas des «disciples» qui étaient là, c’était la terre. C’était la résistance de la terre, la mauvaise volonté de la terre, la difficulté de la terre. Le groupe parfaitement «représentatif». Pas une des nobles lumières que l’on peut rencontrer ailleurs n’aurait subi l’épreuve sans tomber dans la même sottise. C’est la sottise de la terre. C’est la misère de la terre.
C’est «Le labeur d’un dieu»:
J’ai creusé longtemps, profondément
Dans une horreur de fange et de boue
Un sillon pour la chanson d’une rivière d’or
Une demeure pour un feu qui ne meurt pas
J’ai labouré, souffert dans la nuit de la Matière
Pour amener le feu à l’homme
Mais la haine de l’enfer et le mépris des hommes
Sont ma pitance depuis que le monde a commencé
Mes plaies sont mille et une
Et les rois titans m’assaillent…
Va où nul n’est allé, cria une voix
Creuse plus profond, plus dedans encore
Jusqu’à l’inexorable pierre au fond
Et frappe à la porte sans clef…
(J’ai) plongé par les allées aveugles du corps
Jusqu’aux mystères souterrains
J’ai remonté jusqu’au redoutable cœur muet de la terre
Et entendu la cloche de sa messe noire
J’ai vu la source d’où part son agonie
Et la raison intérieure de l’enfer27
Là-bas, à l’Ouest, d’obscurs grondements montaient du fond aveugle de la Terre. Avant même qu’un certain peintre en bâtiment devienne chancelier du Reich, Sri Aurobindo voyait le danger; ses lettres un peu partout trahissent sa préoccupation grandissante, il voyait bien d’où montait cette boue-là, c’était perceptible dans sa propre chair, même perceptible dans la chair de Mère dès 1925 (est-ce un hasard aussi?) lorsqu’elle sera attaquée par une mauvaise phlébite, compliquée d’une inflammation générale: Par deux fois, en une nuit, mon cœur a voulu donner sa démission,28 écrira-t-elle à son fils. 1925, c’est l’année de la formation du parti nazi. Les jambes, c’est le centre du Subconscient. Ça montait: une perfide inflammation boueuse. Sri Aurobindo prenait tant de peine à faire comprendre à ses disciples le danger de cette horde hurlante29; les disciples, ingénument, dans leur haine solide de l’envahisseur anglais, raisonnaient que les ennemis de nos ennemis sont nos amis – même Gandhi, plus tard, enverra une lettre ouverte aux Parlementaires britanniques pour les exhorter à ne pas prendre les armes contre Hitler et à pratiquer la non-violence14… Et Sri Aurobindo écrivait, récrivait: La victoire d’un côté (les Alliés) laisserait le chemin ouvert aux forces évolutives; la victoire de l’autre tirerait en arrière l’humanité, la dégraderait horriblement et même pourrait conduire, au pire, à l’échec final de l’espèce comme d’autres espèces ont échoué et péri dans l’évolution passée.30 Et il disait catégoriquement: ce serait la destruction de mon travail.31 En 1938, lorsqu’on lui montrera une photo de Chamberlain et de Hitler à Munich, il dira de Chamberlain: Il a l’air d’une mouche en train de se faire attraper par une araignée.32 Lentement, la partie devenait plus serrée, plus impitoyable, là-haut, dans cette chambre silencieuse. «Alors, c’est pour quand, cette descente supramental?» demandaient les uns, les autres, cette descente comme un mythe auquel on croyait sans y croire, ou que l’on s’étonnait de voir si lente. «Quand est-ce? C’est pour maintenant? Est-ce que c’est possible?» Et là, les premiers indices sont clairs, dès 1925, comme si tout le tableau était devant lui: Je n’essaierais pas si ce n’était pas possible. Tout dépend de circonstances en dehors de moi, répondait-il. Il s’agit de savoir si le plan physique est prêt à recevoir la Lumière33… Bien sûr, c’est tout le même plan! Comment Sri Aurobindo pouvait-il «faire descendre» ce Rayon-là dans son corps sans le faire descendre dans tout le corps? – plus il essayait de le faire descendre en lui, plus ça barbotait et se démenait partout, dans les disciples comme à l’Est du Rhin: Je m’aperçois, continuait-il, que plus la Lumière et le Pouvoir descendent, plus la résistance grandit. Vous-même [et c’est à un disciple qu’il s’adressait], vous pouvez voir qu’il y a une pression qui descend. Vous pouvez voir aussi qu’il y a une formidable résistance.34 – «C’est-à-dire, demandait le disciple, qu’il faut créer l’atmosphère nécessaire pour que le Supramental puisse descendre sur le plan physique?» – Exactement, c’est toute la tentative, il faudrait que vous aidiez à créer les conditions nécessaires, si vous voulez que ce soit pour cette fois-ci.35
La Pression grandissait, la Résistance grandissait, le nombre des disciples augmentait: 172 en 1938. Et Sri Aurobindo comprenait très bien le problème, pas une fois il ne protestait contre les aberrations des uns ou des autres – il écrivait inlassablement, patiemment, pour faire comprendre, envoyer la force, dissoudre la difficulté; il travaillait sur chacun comme sur un coin de terre, et allait-on couper un coin de la terre sous prétexte que ce coin-là était peu plaisant? C’est toute la terre qu’il aurait fallu couper! «Pourquoi ne congédiez-vous pas le “personnel” pour aller plus vite?» lui demandait innocemment un disciple, puisque «le personnel» résiste. Je ne suis pas Hitler! s’exclamait Sri Aurobindo. On ne peut pas faire les choses comme cela. Vous pourriez aussi bien demander à Mère et à moi de nous isoler dans les Himalayas…36 Il prenait tout, comprenait tout, disait seulement, discrètement: «Vous pourriez aider…» Je crois en une certaine dose de liberté, la liberté de trouver les choses par soi-même et à sa façon, la liberté même de commettre des erreurs. La Nature nous conduit par des erreurs variées et des excentricités diverses. Quand la Nature a créé l’être humain avec toutes ses possibilités de bien et de mal, elle savait très bien ce qu’elle faisait.37 On ne peut rien comprendre à l’immensité de Sri Aurobindo si l’on ne comprend pas cette totalité de vision qu’il avait où rien n’était omis, négligé, condamné; tout faisait partie du travail, le «mal» comme le «bien», et rien n’était bien et rien n’était mal, c’était autre chose qu’il fallait infuser dans cette substance recouverte de faux bien et de faux mal. Tous les disciples étaient bons pour lui, toute la terre était bonne, c’était son champ de travail, c’est tout. Si l’on ne craignait pas d’être paradoxal, nous pourrions dire qu’ils ont aidé par leurs difficultés. Et puis, il y avait ceux qui lavaient tranquillement la vaisselle dans un coin. C’étaient ceux-là vraiment, «l’Ashram». «Mais pourquoi vous et Mère, d’abord, ne vivez-vous pas pleinement dans ce Supramental – pour vous, c’est très facile: après, cela pourra rayonner dans le monde?» Ils ne comprenaient pas le problème, ils ne pouvaient pas le voir dans sa totalité, et Sri Aurobindo essayait d’expliquer si clairement: Si nous avions vécu physiquement dans le Supramental dès le début, personne n’aurait pu s’approcher de nous… Il n’y aurait pas eu d’espoir de contact entre nous et la terre et les hommes. Déjà, tel que c’est, Mère est obligée de se tirer au niveau de la conscience inférieure des disciples au lieu de rester dans sa propre conscience, sinon ils commencent à dire: «Comme vous êtes lointaine, comme vous étiez sévère, vous ne m’aimez pas», etc.38 … Déjà, quand il y avait quelques gouttes de ce Rayon-là, ils trouvaient la Pression «insupportable». Alors toute la cataracte? Déjà la terre grinçait. Et à quoi aurait servi d’être radieux et divin, tout seul, là-haut, dans une chambre? Il fallait bien prendre toute cette boue-là, il fallait bien prendre toute la terre. C’est tout le problème, ce sera le problème de Mère. Si on n’a pas la patience d’attendre le reste, on perd le contact, on devient tout à fait «insupportable». Il y a des lumières aveuglantes pour le petit fretin, il y a des forces intolérables pour la substance humaine inéclaircie: ça la dissout. Mère et Sri Aurobindo n’allaient pas se mettre à dissoudre le monde d’un coup de Supramental radieux. Ce n’est pas pour moi que je fais ma sâdhanâ, c’est pour la conscience terrestre.39
Ils creusaient, creusaient, purifiaient.
Et la Pression montait.
Vous ne réalisez pas que je dois passer douze heures à la correspondance ordinaire, les rapports de toutes sortes, etc.. Je travaille trois heures dans l’après-midi et toute la nuit jusqu’à six heures du matin là-dessus.40 C’était en 1933. Des dizaines de milliers de lettres. Un impensable labeur. Et chacun posait, reposait les mêmes questions, ses petits problèmes, ses grands problèmes, son unique problème. Sri Aurobindo répondait inlassablement dans ce silence massif qui laisse couler la Force; il n’écartait rien, rien n’était trop petit, trop sot: à travers chacun et chaque lettre, il œuvrait sur un type humain, une catégorie de conscience, un spécimen de difficulté ou de résistance. C’étaient les cellules de son corps qui absorbaient un genre d’obscurité et «élaboraient». Et si, par hasard, il ne répondait pas assez vite, on s’impatientait: «Qu’est-ce qui est arrivé à mon manuscrit? En hibernation?» Parce qu’il devait aussi s’occuper de la poésie des disciples, de la littérature des disciples, de… nous ne savons pas quoi. Même de leurs rhumes. Mon cher Monsieur, répondait Sri Aurobindo, si vous me voyiez en ce moment avec mon nez plongé dans les papiers depuis l’après-midi jusqu’au matin, déchiffrant, déchiffrant, écrivant, écrivant, écrivant, même le cœur de pierre d’un disciple serait touché et vous ne parleriez pas de manuscrit ni d’hibernation. J’ai renoncé (pour le moment du moins) à réduire la cataracte de correspondance.41 C’était en 1936. Quand les gens vous écrivent quatre lettres par jour en caractères serrés, jusqu’à dix pages sans le moindre trou et que l’on reçoit vingt lettres l’après-midi et quarante la nuit (naturellement pas toutes comme cela, mais enfin), cela devient un peu trop-trop.42 Cela continuera… jusqu’à ce qu’il devienne aveugle. Et encore après, il dictera, dictera… Et on lui reprochera de vivre dans son rêve supramental là-haut, tandis que les pauvres hommes devaient faire face aux «dures réalités de la vie»: Quelle étrange idée encore, répondait-il patiemment, oser dire que je suis né avec un tempérament supramental et que je ne connais rien des dures réalités! Seigneur Dieu! Toute ma vie a été un combat avec les dures réalités, depuis la pénurie et la faim en Angleterre et les constants dangers, les féroces difficultés (pendant la révolution), jusqu’aux difficultés infiniment plus grandes qui surgissent continuellement ici, à Pondichéry, extérieures et intérieures. Ma vie a été une bataille depuis les premières années et c’est encore une bataille – le fait que je la livre depuis ma chambre là-haut et par des moyens spirituels… ne fait pas de différence. Mais naturellement je n’ai pas été le crier sur tous les toits et il est naturelle suppose, que les autres pensent que je vis dans un auguste pays de rêve enchanteur à manger des lotus et sans contact avec les durs faits de la vie ou de la Nature. Mais quelle illusion tout de même.43 Ou encore, on lui fera grief d’être un «Avatar», quelque dieu revêtu d’un corps, qui «fait semblant» de souffrir comme les hommes et ne connaît rien à leurs misères – «de la frime», dira textuellement l’un d’eux. Vous croyez donc qu’en moi (je ne veux pas parler de la Mère ici), il n’y a jamais eu de doute ni de désespoir, pas d’attaques de ce genre? J’ai supporté toutes les attaques que les êtres humains ont supportées, autrement je ne pourrais pas leur assurer: ça aussi, cela peut être conquis… J’ai dû travailler sur chaque problème et sur chaque plan de conscience pour résoudre ou pour transformer, et sur chacun j’ai dû prendre les damnées conditions telles qu’elles étaient et faire du travail honnête sans recourir à des miracles.44
Puis un jour de 1942, quand il n’était pas encore tout à fait aveugle, une lettre lui échappera (peut-être), où il tentait de s’excuser d’avoir momentanément interrompu la correspondance à cause de la guerre et du travail sur la guerre: J’ai dû établir la règle [de ne pas écrire] non pas par préférence personnelle, goût ou dégoût, mais parce que la correspondance occupait la plus grande partie de mon temps et de mes énergies et qu’il y avait un danger que mon vrai travail reste négligé ou non fait si je ne m’y consacrais pas et ne changeais pas de programme, tandis que le résultat pratique de l’activité extérieure (c’est-à-dire la correspondance) était très mince: on ne peut pas dire qu’elle ait eu pour résultat un grand progrès spirituel dans l’Ashram… C’est un bilan aussi. Ces tonnes de correspondance pour quoi? Et il ajoutait, avec cette tendresse sereine: Tout de même, j’ai rompu ma règle pour vous, et pour vous seul; je ne crois pas que l’on puisse interpréter cela comme un manque d’amour ou une indifférence de granit.45 C’était en 1942. Il était en plein dans sa lutte contre le nazisme, entouré de cartes, de communiqués de tous les fronts, jour et nuit. Puis il se laissera de nouveau gagner par la correspondance, jusqu’à ce qu’il remarque, une fois encore à celui qui prenait la dictée: Mon travail reste non fait. C’était en 1945. «Simplement il a fait cette remarque, note son secrétaire46, et il a continué… jusqu’en 1949.» Dix-sept ans de correspondance.
Son vrai travail…
Et pouvait-il rejeter une seule de ces lettres sans rejeter quelque chose de la terre? On dira: les disciples auraient pu… Mais ce ne sont pas les disciples! Est-ce que la terre aurait pu être autrement? Sri Aurobindo prenait «les damnées conditions telles qu’elles étaient» et il travaillait dessus… «honnêtement». Mais simplement une lettre de moins, une toute petite lettre épargnée… qui y a songé?
Chaque atome, disait-il.
Tout de même, les disciples ressemblaient bien à un troupeau de loups dévorants.
Son vrai travail… Il le faisait en marchant pendant des heures après sa correspondance, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus marcher non plus. Il martelait la Matière avec ses pas – en répétant quel Verbe silencieux, quel Sésame? La première fois que son fidèle garde du corps est arrivé au Guest House, il a remarqué une étrange dénivellation qui courait à travers la véranda et les chambres, d’«un quart de pouce»: c’étaient les pas de Sri Aurobindo. Ces pas-là, nous ne les verrons plus, non plus, dans le couloir de sa chambre à l’Ashram – ce haut couloir carrelé de bleu outre-mer où l’on entend comme une vibration de Louksor –, un jour, ils sont arrivés avec un pot de colle noire et ils ont mis un superbe linoléum dessus. Oh! nous pouvons nous indigner, nous attrister, mais qui d’entre nous n’a pas son coin de barbarie – c’est seulement un autre genre de barbarie et nous ne la reconnaissons pas parce qu’elle n’est pas comme celle du voisin. C’est cette complicité avec la Barbarie qu’il faudrait marteler et marteler, dans chaque détail, la Barbarie est microscopique! elle est à chaque minute. Et quand il n’a plus pu marteler avec ses pas, il restait dans ce grand fauteuil vert un peu passé, les yeux grands ouverts, ou mi-clos, pendant des heures, à regarder le mur devant lui… Jusqu’à ce qu’ils se soient fermés, eux aussi, un 5 décembre 1950.
Un mur.
De ce vrai travail, nous avons quelques indices clairsemés, dénichés ici et là entre deux lignes de la cataracte: un mélange d’avance et de recul, de cris de victoire suivis du lent labeur souterrain – c’est toute l’histoire de la terre qui est là, simplement, nue, en quelques lignes, poignante dans son laconisme.
1924 mars La loi de la terre doit être changée, une nouvelle atmosphère doit être créée. La question n’est pas simplement d’avoir la connaissance, le pouvoir, etc., mais de les faire descendre; toute la difficulté est de les faire couler en bas.47
1925 août Je m’aperçois que plus la Lumière et le Pouvoir descendent, plus la résistance grandit.48
1932 août Je sais que la descente supramental est inévitable. J’ai la foi, étant donné mon expérience, que le moment peut être et doit être maintenant et non plus tard. Mais même si je savais que c’était pour plus tard, je ne changerais pas de chemin ni ne me découragerais ni ne relâcherais mon labeur. Autrefois j’aurais pu être découragé, mais plus maintenant après tout le chemin que j’ai traversé… C’est maintenant, dans cette vie, que j’insiste et non dans une autre vie ni dans l’au-delà.49
1933 nov. Non, le Supramental n’est pas descendu dans le corps ni dans la Matière; nous en sommes seulement au point où cette descente est devenue non seulement possible mais inévitable.50
1934 sept. La Force supramental descend, mais elle n’a pas encore pris possession du corps ou de la matière.51
1935 février Que tous les hommes se moquent de moi s’ils le veulent ou que tout l’Enfer me tombe dessus s’il le veut pour ma présomption, je continue jusqu’à ce que je conquière ou périsse.52
1935 avril Je n’ai aucune intention de réaliser le Supramental pour moi seul… ma supramentalisation est seulement une clef pour ouvrir la porte du Supramental à la conscience terrestre.53
1935 mai (disciple:) Il semble qu’une victoire ait été gagnée par vous: certains ont vu des lumières vermillon autour de Mère? – (Sri Aurobindo:) Mais après, toute la boue s’est levée et cela s’est arrêté… Tel que c’est, c’est la Révolte du Subconscient.54
1935 août Maintenant, j’ai attrapé le truc de toute la maudite histoire – comme un vrai Einstein, j’ai la formule mathématique de toute l’affaire (inintelligible pour quiconque sauf pour moi, comme dans le cas d’Einstein) et je l’élabore chiffre par chiffre.55
1935 août Quant aux gens (les disciples), non, ils ne flottent pas dans le supramental: les uns flottent dans le mental supérieur; d’autres s’y élancent, puis redégringolent dans le subconscient alternativement et se balancent du ciel à l’enfer et encore au ciel, et encore dans l’enfer, ad infinitum; d’autres collent solidement et délicieusement dans la boue; d’autres sont assis dans la boue et rêvent des rêves ou voient des visions; d’autres ont les jambes dans la boue et la tête dans le ciel, etc. – une infinité de combinaisons. Et quelques uns sont simplement nulle part.55
1935 nov. La queue du Supramental descend, descend… C’est seulement la queue pour le moment, mais si la queue peut passer, le reste suivra… Ma «formule» s’élabore rapidement… C’est ma «descente» privée et particulière… La tentative d’obtenir une grande descente générale a seulement produit une grande ascension générale de boue subconsciente et j’y ai renoncé.56
1938 sept. Munich.
1938 24 nov. Sri Aurobindo se fracture gravement la jambe droite au-dessus du genou.
1938 déc. (disciple:) Quand est-ce que cela descendra? – (Sri Aurobindo:) Comment cela peut-il descendre? Plus ça s’approche, plus la résistance augmente… (disciple:) Avez-vous réalisé le Supramental? – (Sri Aurobindo:) Je sais ce qu’est le Supramental, l’être physique en a des éclairs et des lueurs. Je ne me satisfais pas d’une fraction de supramental dans la conscience physique: je veux en faire descendre toute la masse, pure, et c’est une affaire extrêmement difficile.57
1939 janv. Tout allait très bien et il semblait que le travail avançait quand cet accident est arrivé [la fracture]. Cela indique qu’il faut que le Subconscient soit changé pour que le Pouvoir-de-Vérité puisse s’incarner dans le corps; alors il pourra se répandre vague après vague dans l’humanité.58
1939 sept. La guerre.
1945 août Je suis personnellement près du but.59
1947 9 avril Alléger la lourde résistance de l’Inconscient…60
1947 15 août Indépendance de l’Inde.
1948 juillet La situation est mauvaise, devient pire et, à n’importe quel moment, peut devenir encore pire que le pire, si c’est possible – n’importe quoi semble possible dans le monde actuel perturbé… Tout cela était nécessaire, parce qu’il fallait que certaines possibilités émergent afin que l’on s’en débarrasse si vraiment un monde nouveau et meilleur doit naître; cela ne pouvait pas être remis à plus tard… Le nouveau monde que nous envisageons ne sera pas fait de la même texture que l’ancien avec seulement une différence de structure: il doit venir par d’autres moyens – du dedans et non du dehors.61
1949 Première explosion atomique russe.
Mao Tsé-toung proclame la république populaire de Chine.
1949 août (Note du secrétaire de Sri Aurobindo:) Pratiquement toute la correspondance s’est brusquement arrêtée. Seul son travail sur Savitri a continué régulièrement. Je me demande s’il avait pris la décision de quitter son corps et s’il était donc en hâte de terminer à temps son épopée?62
Sans date Seul l’amour divin peut porter le fardeau que je dois porter.63
Cette «formule mathématique», nous aurions bien aimé la déchiffrer… Maintenant, beaucoup de choses sont devenues plus compréhensibles dans les «allées obscures du corps». Tout de même, il reste un Secret. Quelquefois on a l’impression de le toucher, c’est si simple, presque transparent, inattendu… et puis ça échappe comme un souffle. L’avenir du monde tient à un rien. Plus c’est transparent, plus c’est mystérieux. Il va falloir le trouver, ce Secret-là.
«Personnellement», il était près du but. Je l’ai vu supramental sur son lit, disait Mère. Pendant ce temps-là, ils lisaient des journaux dans sa chambre et faisaient des «facéties» (sic) dans les coins1 – jusqu’au jour où Mère fera disparaître les piles de journaux. Il était proche du but, mais les autres, mais le reste? À quoi sert d’être supramental tout seul. Les autres rebâtissaient leur petit monde, ils faisaient des O.N.U., des plans: le cauchemar était passé – pas pour eux. Ils savaient, ils voyaient tout ce qui allait émerger: Il fallait que certaines possibilités émergent afin que l’on s’en débarrasse si vraiment un monde nouveau et meilleur doit naître.2 C’était en 1948. Le lent, long débarras, la lente poussée des bas-fonds dans tous les coins, tous les peuples, toutes les consciences, la dure catharsis du Subconscient avant que le Pouvoir-de-Vérité puisse se répandre «vague après vague». Tout cela était devant lui, les yeux mi-clos ou grands ouverts dans ce fauteuil vert pâle aux petites arabesques blanches, tandis qu’ils jouaient. Il regardait le mur. Il y avait un temps où Hitler triomphait partout et il semblait certain que le joug noir du démon allait tomber sur le monde; mais où est Hitler maintenant, où est son règne? Berlin et Nuremberg ont marqué la fin d’un terrible chapitre de l’histoire humaine… Mais Sri Aurobindo ajoutait: D’autres obscurités menacent de couvrir d’ombre ou même d’engouffrer l’humanité… C’était en 1946 – 1946! après Hitler. Et pourtant, toujours, cette vision longue, sereine, inébranlée: Mais elles passeront aussi comme le cauchemar d’Hitler a passé.3 Tiendrait-il tout ce temps-là? La fracture de la jambe droite était déjà comme un coup de glas. Et ils jouaient, ils envoyaient leurs lettres et leurs lettres, et il dictait dictait… Il «allégeait l’Inconscient». Elle aussi voyait, et avec cette merveilleuse simplicité cristalline – de l’eau de roche pure –, elle disait aux enfants: On s’est débarrassé de Hitler parce qu’il avait derrière lui toute une nation et un pouvoir physique, et s’il avait réussi, cela aurait été un désastre pour l’humanité, mais on ne se faisait pas d’illusions… Cela ne sert à rien, la mort de l’un ou de l’autre [Staline, Hitler], cela ne sert pas à grand-chose – ça s’en va ailleurs. Ce n’est qu’une forme. C’est comme si tu faisais quelque chose de très mal avec une certaine chemise et que tu jettes ta chemise, puis que tu dises: «Maintenant je ne ferai plus de mal» – tu continues avec une autre chemise!4 Ça continue avec une autre chemise, la mort n’est pas une solution! Comme ils voyaient bien cela, cette invisible transmigration de la maladie mortelle – jusqu’à ce qu’on frappe à la racine. La racine terrestre. Il regardait cela dans son fauteuil, il pesait sur le Mur, pesait jusqu’au dernier souffle.
Un mur noir, nu
Et derrière,
Le ciel5
Il y a quelque chose à déraciner de la conscience terrestre, il y a un sinistre mystère à «élaborer», et comme nous sommes puérils là, dehors, avec nos petites panacées et nos miracles diplomatiques… comme ces enfants qui jouaient autour de son fauteuil. Qu’est-ce qu’il faudra pour que nous comprenions que notre part du mystère est là, dans notre corps, et notre part de la victoire, ou de la défaite? La mort est toute petite, la mort est à chaque instant. Le miracle de la terre est dans nos mains, peut-être. Il regardait, creusait, creusait, et plus il creusait, plus la boue jaillissait. You ought to help… Il faudrait aider.
Jusqu’à ce jour où il a vu – quoi? L’un de nous deux doit partir, nous ne pouvons pas rester ensemble sur la terre. Elle a réagi avec violence, comme une lionne blessée. Je me souviens clair-clair, je vois encore la chambre et tout, comment il était, comment il m’a dit: «We can’t both remain upon earth». C’est tout. Pas une parole de plus. C’était en 1949, peut-être au début, un peu moins de deux ans avant son départ. J’ai violemment réagi. J’ai mis tout mon pouvoir à l’empêcher de partir, et cela le faisait souffrir beaucoup, parce qu’il voulait s’en aller, il avait décidé – «Il»: le Seigneur suprême a décidé qu’il s’en allait. Pourquoi?… Que de fois je me suis demandé cela? «I am ready, I’ll go», je suis prête, c’est moi qui partirai, et elle a fait venir son fils, pris ses dispositions: «It can’t be you», ça ne peut pas être vous, parce que seule vous pouvez faire le travail matériel. Et puis c’est tout. Il n’a rien dit de plus. Il m’a interdit de quitter mon corps, c’est tout. Il disait: c’est une interdiction absolue, «you can’t, you must remain», vous ne pouvez pas, vous devez rester. Elle a insisté, s’est battue – qui connaît l’ouragan de Mère? Mais Sri Aurobindo était plus fort que les ouragans, il avalait tous les ouragans dans son infini: «No, you can’t go, your body is better than mine», vous ne pouvez pas partir, votre corps est meilleur que le mien, vous pouvez subir la transformation mieux que moi. Subir… porter toutes les petites guerres, jour après jour, dans son corps, tous les petits Viêt Nam qui ne veulent pas mourir, repoussent à droite, repoussent à gauche, parce que nous ne voulons pas aller les déraciner dans la minuscule mort du pas de la porte quand nous bayons aux corneilles et laissons vingt pensées passer au galop – il y a de minuscules hordes mongoles qui font leur petit ravage, leur sournoise invasion mortelle jour après jour, et «ça n’a pas d’importance», et nous passons à côté – nous vivons totalement à côté du Mystère… et nous sommes en plein dans le Mystère. «Your body is indispensable for the work», votre corps est indispensable pour le travail. Sans votre corps, le Travail ne peut pas se faire. Puis plus rien n’a été dit, l’ouragan était passé, la vie semblait continuer comme si de rien n’était, Mère croyait que ce n’était pas possible, elle ne voulait pas y croire.
Et la maladie, lentement, a fait son apparition. Dès 1948, des symptômes de diabète s’étaient montrés – en quelques mois, il avait éclairci cela, chassé la maladie. Sri Aurobindo ne pouvait pas être malade, rien ne pouvait entrer dans ce corps-là qui tenait à distance les cyclones, c’était trop pur – la cellule était pure, là. Dès 1924 (et a fortiori vingt-cinq ans plus tard), il disait qu’il n’y avait que trois choses qui pouvaient amener sa mort: (1) Une violente surprise et un accident. (2) L’action de l’âge. (3) Mon propre choix, si je m’aperçois que ce n’est pas possible cette fois-ci, ou si l’on me montre quelque chose qui me prouve que ce n’est pas possible cette fois-ci.6 S’était-il donc aperçu que ce n’était «pas possible cette fois-ci»? Non, personne ne peut y croire parce que c’est comme perdre foi en l’avenir du monde, et nous en avons assez des calendes grecques – lui-même a dit tant de fois: cette fois-ci… cette fois-ci… hic et nunc. Nous en avons assez des paradis de plus tard. Que s’est-il passé? La partie était-elle perdue? Mais il a dit lui-même que les «autres obscurités» passeraient comme le cauchemar d’Hitler. Et Mère est restée. Et Mère est partie, elle aussi. Nous sommes là à nous débattre avec ce mystère comme si quelque chose dépendait de la compréhension d’un homme. Si nous comprenions le mystère, ce serait fait. Douze ans avant qu’elle parte, un jour, sur le seuil d’une porte, Mère s’est arrêtée brusquement, retournée vers nous avec ce regard de diamant, cette voix impassible, inflexible, comme si elle regardait dans les yeux du Destin, et avec cette Autorité, comme si elle parlait avec la voix même du Seigneur, elle a dit (nous parlions de la mort): En tout cas, une chose: n’oublie jamais que ce que nous avons à faire, nous le ferons, et nous le ferons ensemble, parce que nous avons à le faire ensemble. C’est tout – comme ceci, comme cela, de cette manière-ci, de cette manière-là, cela n’a pas d’importance. Mais ça, c’est le Fait. Nous le ferons ensemble, nous trouverons le Secret ensemble… comme ceci ou comme cela.
Mais maintenant c’est «comme cela» et c’est «de cette manière-là».
Et le Secret est entier.
Le connaîtrons-nous au bout?
Nous allons dans ce livre comme à travers la mort.
Les symptômes ont fait leur réapparition en 1949. Simplement, il a dit: Dites-le à Mère. Et il a continué son travail. Il ne voulait pas que nous sachions qu’il le faisait exprès, parce qu’il savait que si, un seul instant, je savais qu’il le faisait exprès, j’aurais réagi avec une telle violence qu’il n’aurait pas pu partir. Et il a fait cette chose… supporter tout cela comme si c’était une inconscience, une «maladie» ordinaire, simplement pour ne rien nous laisser savoir… Et il savait que j’avais le pouvoir de quitter mon corps quand je voulais. Alors il n’a rien dit – rien dit jusqu’à la dernière minute. Elle ne voulait pas y croire. Elle continuait presque férocement son activité qui s’était alourdie depuis la guerre avec l’arrivée des premiers enfants de Calcutta fuyant les bombes japonaises: l’Ashram éclatait sur le dehors. 123 enfants en 1950. Il fallait tout réorganiser, créer une école, former des professeurs, des moniteurs d’éducation physique, enrayer le flot de mécontentement des vieux disciples qui regardaient avec reproche ou incompréhension cette jeunesse si peu «yoguique» et tous ces exercices de gymnastique frivoles… Elle traversait tout cela avec un poids dans le cœur, une sourde inquiétude inavouée, et quand elle pouvait dérober une minute, elle volait vers sa chambre, pour le trouver toujours entouré des uns, des autres – la petite troupe privilégiée qui s’était formée autour de lui depuis la fracture de sa jambe et sa lente cécité. Il y avait toujours quelqu’un entre nous, remarquait-elle avec une sorte de tristesse, des années après, comme si la blessure était toujours là. Une fois, une seule, elle s’est assise devant sa table: Je n’ai pas eu le temps de manger aujourd’hui… Sri Aurobindo a souri. «C’était la première fois, et la dernière, que je les voyais manger ensemble»7, note le fidèle Champaklal. C’était en août 1950, trois mois avant le départ de Sri Aurobindo. Elle lui portait un jus de fruit, un bol de soupe, la rare nourriture qu’il prenait… peignait ses longs cheveux blancs comme de la soie un peu dorée. Parfois même, elle sortait de son corps, au milieu d’un geste, le peigne en main, tandis que les autres plaisantaient derrière: Vous savez, j’ai des yeux derrière la tête8, leur disait-elle après, simplement. Elle était toujours en retard, toujours mille fois arrêtée en route par les uns, les autres, les innombrables microscopiques difficultés qu’il fallait démêler une à une, patiemment, dans chaque petite conscience, chaque petit détail de la Matière – les innombrables pièges de la Matière qui font un accident, une révolte, une subite dévastation parce qu’on a seulement oublié ce petit grain-là. Les mêmes pièges que, lui, démêlait, clarifiait inlassablement, lettre après lettre. C’était une horde sournoise, envahissante, minuscule, comme un assaut de la mort déguisée en un millier de petits cancrelats. Nous ne savons pas ce qu’est la mort: nous croyons aux grands coups du Destin, mais nous ne percevons pas les mille petits coups qui sont la mort. Cette infinitésimale mort qu’il arrachait, arrachait, et qui repoussait, repoussait… Et parfois un cri d’appel lui échappait: J’ai une si grande envie que les disciples soient débarrassés de tous ces conflits et ces doutes; tant que cette situation continuera avec ces feux qui ragent dans tous les coins et l’atmosphère en tourbillon, le travail que j’essaie de faire sera toujours en péril et je ne sais quand cette descente à laquelle je peine s’accomplira. En fait, la Mère et moi devons donner les neuf-dixièmes de notre énergie à apaiser les disputes, à garder les disciples tolérablement satisfaits, etc… Seul un dixième peut aller au vrai travail, et dans le cas de Mère, pas même cela. Ce n’est pas assez.9 Ce «vrai travail» toujours pas fait, toujours obstrué par leurs lilliputiennes sottises. C’était en 1934, mais seize ans après c’était pareil. On peut dire la chose comme cela: le monde n’était pas prêt. Mais pour dire la vérité, c’était l’ensemble des choses autour de lui qui n’était pas prêt. Et alors il a vu cela (c’est une chose que j’ai comprise après), il a vu que ça irait infiniment plus vite s’il n’était pas là… Et il avait absolument raison, c’était la vérité. Quelquefois, il nous semble comprendre ces paroles. Les gens autour, ces petits symboles de tout le monde, n’auraient pas pu supporter la «charge», au sens électrique. Tous les petits cancrelats dedans auraient éclaté et fait la «grande» mort dehors. Il fallait que la horde souterraine, minuscule, implacable, jaillisse au grand jour du monde et grouille partout visiblement, chassée de sa retraite confortable, pour que le Courant puisse se répandre vague après vague sans briser ceux qui portaient la horde grouillante. Sri Aurobindo, c’était le contraire de la destruction – sauf des mythes. Il ne pouvait pas accélérer les choses sans faire trop de dégâts autour de lui. Alors il est parti. Il est parti pour faire le dégât souterrain.
Aux pâles confins où la Matière et la Vie se rencontrent…
Un sinistre monde pygméen
Où cette malheureuse magie a sa source10
Mais c’est une autre histoire, et ce n’est peut-être pas toute l’histoire.
Alors ils lisaient leurs journaux, bavardaient, faisaient leurs petites blagues innocentes dans les coins, posaient mille questions oiseuses quand il sortait de ses longues heures immobiles à regarder le Mur ou, peut-être, ces «pâles confins» de la Vie et de la Matière. «Tout ce que l’on pouvait voir à l’œil nu, note son secrétaire, c’est qu’il était assis silencieusement dans son large fauteuil, les yeux grands ouverts comme n’importe quelle autre personne. Mais des heures et des heures passaient ainsi; il changeait de position de temps en temps pour être plus à l’aise, ses yeux bougeaient un peu et, bien qu’ils regardaient généralement le mur devant lui, ils n’étaient jamais fixés sur un point particulier… Parfois son visage rayonnait d’un large sourire, sans raison apparente, à notre grand amusement, comme un enfant qui sourit dans le sommeil. Seulement c’était un sommeil éveillé parce que, quand nous traversions la chambre, il reconnaissait vaguement nos mouvements d’ombres [oh combien!]. De temps en temps, il regardait vers la porte quand il entendait un bruit qui pouvait indiquer l’arrivée de Mère…» Il attendait toujours Mère, oh! non, ce n’était pas un sommeil, ni même un «sommeil éveillé», ils ne savaient pas ce que c’était, ils ne comprenaient rien à rien. «Quand il voulait quelque chose, sa voix semblait venir d’une caverne profonde. Rarement, nous le trouvions plongé au-dedans, les yeux clos.»11 Et il dictait ses interminables lettres, avec ses petits souffles d’humour, toujours, comme le seul oxygène possible dans cette marée gluante. Quelquefois nous pensons que c’était une grâce qu’il se soit fracturé cette jambe, car cela lui a permis, un moment, d’interrompre le flot de correspondance pour se consacrer à la correction de La Vie Divine demandée par un éditeur de Calcutta. En vingt-cinq ans, c’était la première fois qu’il avait le loisir de revoir son œuvre. Si on lui avait laissé le temps, il aurait corrigé aussi et complété La Synthèse des Yoga, jamais finie, et nous aurions eu là certainement quelques lueurs de sa «formule mathématique», mais les correspondants de Sri Aurobindo en ont décidé autrement – peut-être jugeait-il plus important de traiter ces petites morts-là que d’écrire sa formule… qui s’expliquera d’elle-même, comme il disait, si elle s’effectue. Il dictera tout de même La Manifestation Supramental sur la Terre parce que Mère lui avait demandé des articles pour le «Bulletin d’Éducation Physique» qu’elle destinait aux enfants de l’Ashram. Puis il se laissera redévorer par la correspondance jusqu’à ce jour de 1949 où il remarquera pour la quatrième fois: Mon vrai travail n’est pas fait (la première fois en 1934, puis en 42, puis en 45). Enfin une cinquième fois, en octobre 1950, deux mois avant son départ, comme la correspondance et le reste s’était de nouveau faufilé entre les portes (articles littéraires des disciples, poèmes, etc.), il dira catégoriquement cette fois: Je ne trouve pas le temps de faire mon vrai travail… Prenons Savitri, je veux finir vite12, au grand choc de son secrétaire qui n’avait jamais vu Sri Aurobindo pressé. Il ne comprenait pas. Personne ne comprenait.
Il lui restait soixante jours à vivre.
Dans cette haute chambre aux murs de stuc, il semble toujours régner une sorte d’éternité solide, comme si les murs, ce grand lit, là, vide, même ce tapis décoloré avec ses fleurs bleu de mer sur un fond de jade, avaient capté Son silence. La pendule est arrêtée à lh 26. Il y a aussi un grand calendrier arrêté: 5 décembre. Une tenture bouge avec le vent d’Est, doucement, entre sa chambre et la salle de bains: il y a deux dragons d’argent sur une soie bleutée. Et tout est si parfaitement immobile, si parfaitement sûr, comme si c’était le lieu sûr du monde. On peut rester là et les grands siècles passent comme du vent doux sur des champs de blé. Un fond de douceur derrière cette paix, comme le fond de ses yeux brun doré, mi-clos, avec je ne sais quel imperceptible sourire, presque tendre, dans cet œil gauche, si l’on regarde derrière ces plis un peu longtemps. Il est là. Ses deux mains reposent sur les bras du fauteuil vert, son torse est nu, large, brillant, potelé comme celui d’un petit enfant, parfois couvert à moitié d’un dhoti blanc qu’il rejette sur son épaule gauche. Ses pieds sont nus sur le tapis. Il dicte en regardant droit devant lui, quel avenir? Sa voix est «basse, mesurée, tranquille» – presque neutre. Avec un clair accent anglais. Ça coule sans une saccade, comme un long fleuve lisse à l’embouchure de l’océan, «quelquefois quatre cents, cinq cents vers à la suite15». C’est Savitri. Savitri qu’il corrige, recorrige et élargit depuis plus de cinquante ans16. Son épopée, son message. Quelque vingt-trois mille huit cent quatorze vers. L’histoire de Satyavan, fils du roi Dyoumatséna, voué à une mort précoce par le Destin, et de Savitri, la princesse du Soleil, qui descend dans la mort pour reconquérir son Amant. La passion d’une femme toute seule dans son terrible silence et sa force, dressée contre la Mort13, dit-il dans une lettre à son frère. L’histoire de Mère et de Sri Aurobindo. C’est la légende du Mahabharata, Orphée et Eurydice à l’envers, mais avec toute la connaissance des mondes invisibles et une fabuleuse géographie de ce que les hommes appellent «la mort». Il est en train de corriger le Livre du Destin, le dernier qu’il reverra. Vingt jours après, il sera parti. Et Mère commencera la lente conquête. Savitri, c’est l’épopée de la victoire sur la mort, disait-elle. Il fallait qu’il meure, et pourquoi? Son corps, c’est un peu comme les millions de corps qui meurent – Satyavan, c’est l’âme de la terre enchaînée à la mort –, c’est la terre qui meurt et qui meurt. Quelqu’un descendra-t-il dans la mort arracher la terre à son destin? Quelqu’un trouvera-t-il la clef, le passage d’aller et de retour, et ramènera-t-il Satyavan à la lumière d’un jour immortel? La terre sera-t-elle délivrée de la mort? Tout est dit là, c’est d’un réalisme stupéfiant, disait-elle… Une description exacte, pas à pas, paragraphe par paragraphe, page par page… C’est un livre miraculeux. Peut-être toutes les clefs sont-elles là, la «formule mathématique», pour ceux qui savent lire. Des toutes petites clefs au détour d’un paragraphe. Il faut chercher, il faut creuser. La terre n’a pas tous les jours la chance de connaître son secret. Il dictait sans une saccade, imperturbablement, les yeux fixés sur ce mur de stuc. Il voyait, là-bas, «la fin de la mort»14, les fils aux yeux de soleil d’une aube merveilleuse15 qui montaient derrière les ruines de l’Âge de Fer.
Même si la force hostile s’accroche à son règne
Clamant son droit de perpétuelle souveraineté
Même si l’homme refuse son haut destin spirituel
La Vérité secrète dans les choses prévaudra…
Et la Matière révélera la face de l’Esprit16
La «Vérité secrète dans les choses» était-elle donc mise en branle, ce supramental automatique au fond de la Matière? Ou allait-elle bientôt l’être par cette plongée de l’esprit conscient dans la nuit de la Matière?
Il regardait le Destin proche. Il regardait Mère toujours en hâte, toujours en retard, assaillie par la meute. Elle venait poser une guirlande de jasmin sur son lit, vers une heure du matin. Ils ne disaient rien. Seulement ce regard. Il y avait ce cyclone de douleur rentrée en elle, un féroce refus d’admettre. Elle le regardait comme une lionne, avec un brasier au fond, elle qui disait il y a trente-six ans: Celui que nous avons vu hier est sur terre17… Il ne suffit pas de triompher dans les mondes intérieurs, il faut triompher jusque dans les mondes les plus matériels18… Jusque dans la mort. Ô Seigneur, il faut que l’ignorance soit vaincue, que l’illusion se dissipe, que cet univers douloureux sorte de son affreux cauchemar, cesse son épouvantable rêve19… Elle regardait toute la terre dans ce corps. Quelle splendeur plus haute que toutes celles qui ont précédé, quelle merveille de gloire et de lumière ne faudrait-il pas pour tirer les êtres de l’horrible aberration?…20 Elle avait dit cela un mois exactement avant de le rencontrer – cette lumière-là ne pouvait pas partir. Ou quoi? Être comme un immense manteau d’amour enveloppant toute la terre, pénétrant tous les cœurs21… Elle l’enveloppait dans son amour, elle enveloppait toute cette terre qui meurt et qui meurt – elle ne voulait pas de la mort, pour nul au monde. Savitri, c’est le plus grand poème d’amour, comme Mère, comme Sri Aurobindo, c’est le refus de la mort. Jusqu’à quatre-vingt-quinze ans elle taillera dans la mort, et maintenant que fait-elle? Ramènera-t-elle Satyavan? Ou la partie est-elle perdue, la terre doit-elle mourir toujours?
Que s’est-il passé en 1973? Que s’est-il passé en 1950?
Il mettait les dernières ponctuations, veillait à chaque détail, jusqu’au bout – c’était sa manière de mettre de la vérité dans la Matière. Et si la vérité ne commence pas au point-virgule, où commence-t-elle? Elle n’entrera jamais dans la Matière, par où rentrerait-elle?
«Chaque mot devait être le mot juste, chaque vers parfait, note son secrétaire, chaque signe de ponctuation impeccable. Il a fallu changer cinq fois une seule préposition. Pour modifier un signe de ponctuation, il fallait quelquefois relire tout un paragraphe.»22 Puis le travail fini, il marchait un peu tandis que la tenture au dragon d’argent bougeait doucement avec le vent. C’était calme, puissant comme Louksor, paisible comme un Himalaya sans fin dans la douceur du soir. Personne ne saura ce qu’était cette Paix-là. «Que ce soit pour manger ou boire, marcher, parler, il allait toujours d’un rythme lent et mesuré, on avait l’impression que chaque mouvement était conscient et consacré.»23 Et quelquefois, il s’étendait sur son lit, les bras croisés sous sa tête, le regard au plafond, et il souriait «comme un enfant dans le sommeil». Jusqu’au jour, enfin, où le Livre du Destin fut complet: Ah, it is finished? Ah! c’est fini? demanda-t-il avec une petite lueur de sourire dans cet œil gauche (c’est étrange, l’œil droit semblait comme fixé pour toujours dans l’éternité). «Qu’est-ce qui reste maintenant?» – «Il reste le Livre de la Mort et l’Épilogue», répondait le secrétaire. «Oh, that? We shall see about that later on…» Oh! ça, nous verrons plus tard.
Ce plus tard-là était à la porte. Nous étions le 10 novembre.
Vingt-cinq jours encore.
Alors la «maladie» s’est mise à galoper. Il aurait pu quitter son corps, comme Mère, par un simple acte de volonté: tirer le souffle au-dessus et laisser le vêtement. Il l’a porté jusqu’au bout, avec toutes les souffrances, et même les tortures médicales, «sans recourir à des miracles» – du travail honnête. «Est-ce que vous n’allez pas employer votre Force pour vous guérir?» lui demandait son secrétaire. No, répondit-il de sa voix tranquille, neutre, indiscutable. Ils ne voulaient pas en croire leurs oreilles, ils étaient stupéfiés. Ils ont répété la question une deuxième fois: «Mais pourquoi?» – Peux pas expliquer, you won’t understand. Vous ne comprendrez pas. Chaque fois que j’entrais dans sa chambre, je le voyais tirer la lumière supramentale, nous disait Mère. Elle était là, farouche, immobile, sans un tressaillement d’émotion apparente. Et les autres autour. «Nous n’étions jamais seuls.» Il tirait, tirait cette Lumière. Quelle jonction désespérée tentait-il jusqu’au bout avec cette terre rebelle, cette terre qu’il aimait, lui qui disait dans Savitri:
Tes servitudes sur la terre sont plus grandes, ô roi
Que toutes les glorieuses libertés du ciel24
Nous ne savons pas vraiment ce qu’il faisait, nous ne savons peut-être pas l’énormité que représente cette mort consentie dans un corps dont chaque cellule, chaque atome, était conscient – une mort consciente. Une descente consciente dans un cercueil. Conscient, c’est-à-dire que chaque cellule, chaque atome, tout cela qui formait cette majesté de Sri Aurobindo, entrait les yeux ouverts dans la mort. Qui sait ce que cela veut dire?… Un jour, nous, simple débutant, quand nous étions encore rattaché au corps par un fil, nous avons eu l’expérience vivante d’entrer là: c’est impensable d’entrer là. Il n’y a pas de pensée là. Il y a un abîme de basalte noir qui est comme une formidable négation suffocante – ce NON terrible et nu au fond du monde. Ce refus atroce qui étrangle tout ce qui touche là. Une sorte de haine nue de la vie. Quelque chose qui ne pardonne pas à la Vie d’être, et qui veut tout annuler dans son noir de pierre. Un abîme de basalte, sans un souffle, étranglant. C’est peut-être ce Non-là, cette racine, cette «inexorable pierre au fond» qu’il voulait affronter avec toute la lumière de ses cellules conscientes. Entrer là entièrement, consciemment. C’est effrayant.
Cet implacable refus muet dans les profondeurs de la Vie
Ce Non ignorant à l’origine des choses25
Ce grand Non qui se cache un millier de fois derrière tous les petits faux pas, les petites souffrances, les petits mensonges des gestes, des yeux, du corps, ces milliers de racines de mort qui attendent la grande Mort comme un soulagement à cette misère d’être et de vivre – cette volonté de mort au fond parce qu’on n’a pas trouvé la vraie vie! parce qu’on n’a pas vécu, la vie ne vit pas! la vie n’est pas encore la vie: c’est de la mort qui se meut. De la mort en hâte d’en finir de toute cette douleur d’être et de n’être jamais ce qu’il faut, jamais ce qu’on est… Et derrière – derrière, au fond, sous ce roc-là, ce mensonge, ce non rebelle – autre chose, qui attend l’heure. Oui, ce «puits de miel sous le roc», la Vie qui n’est pas encore. C’est cela, le Supramental: la vraie vie. Celle qui respire sans mort. Celle qui est vraiment, sans une ombre. La Vérité, simplement – vivante. Là, sous ce roc. Là, sous les mille petits non d’un millier de pas qui vont et viennent et montent, descendent, sans savoir, sans vouloir même la Vie. Un automatisme de douleur. Quelque chose qui s’accroche à la mort. Et si on presse là-dessus, c’est comme si on vous déracinait tout entier – trois gouttes de ce Rayon-là, et toutes les petites boues ici, boues là, se mettent à faire des révolutions et des protestations: des dizaines de milliers de lettres. Quel obscur plongeon désespéré allait-il faire là? Et pourquoi ce Non, pourquoi tout ça? Qu’est-ce qui s’est faussé tout d’un coup dans cette Vie?… Sri Aurobindo ne nous dira plus jamais son mystère, personne ne lui a posé la vraie question. Mais elle est là, debout, farouche, près de lui – elle n’accepte jamais la défaite. Tout son souffle, vingt-trois ans encore, elle l’emploiera à chaque seconde du jour et de la nuit à arracher ce Mystère-là, cette mort-là dans son propre corps – à reconquérir Satyavan pas à pas et sous des milliers de morts et des milliers d’affreux petits mensonges dont elle sera peuplée, entourée, accablée jusqu’au bout – en chacun elle reconquerra Satyavan. En chacun elle affrontera la mort. Nous ne savons pas, nous ne saurons peut-être jamais tout ce qu’elle a fait, elle aussi… à moins que tout cela ne «s’explique de soi-même», un jour, et la vraie vie, délivrée de sa négation, nous saute à la figure et balaye tous nos pygmées dans un grand rire divin.
Un jour, je reviendrai, Sa main dans la mienne
Et tu verras la face de l’Absolu26
Et nous croyons bien que le grand balayage des pygmées a commencé.
Sri Aurobindo allait peut-être faire ce grand tremblement de terre du fond. Les pygmées font rage dehors, ils ont perdu la partie. Plus ils enragent, plus leur mort est proche: la mort de la mort. Chacun – nous sommes chacun devant la mort, notre mort, ou la possibilité de la vraie vie. C’est le moment du choix sur la terre. Nous ne comprenons pas à quel point cette heure est fatidique dans toute l’histoire de l’évolution, comme si la terre était en passe de renaître de fond en comble, ou de mourir dans son trou noir de négation. Et la victoire est en chacun, la défaite est en chacun: une microscopique petite mort à déraciner en chacun. Comme si la victoire tenait à un grain de poussière: une toute petite adhésion au fond, un tout petit oui qu’on promène partout, en montant les escaliers, descendant les escaliers, marchant, mangeant, à travers tout, en dépit de tout, même de nos propres fautes – un oui imperturbable, à ça, qui est la vraie vie. Et cette vraie vie-là fera son travail automatiquement, si on penche de son côté. Il faut être du bon côté – du bon côté de l’évolution.
Il faut être vrai.
Et sa respiration devenait plus courte, plus étouffée. Ils voulaient le «soigner»! Ils ne peuvent pas s’empêcher de vous torturer médicalement au nom de la fausse vie, ils ne veulent pas laisser votre corps partir en paix. «Nous insistions sur de dangereux remèdes…»27 avoue l’un d’eux. Mère refusait, Sri Aurobindo refusait – une fois. Puis il n’a plus rien dit, il s’est laissé faire pour la paix du «cœur» des disciples – jusqu’au bout il a porté le fardeau, honnêtement. Un fidèle disciple, chirurgien de Calcutta, est arrivé: «Sri Aurobindo était sur son lit, les yeux clos, comme une statue de paix massive.» Il a ouvert les yeux: Tourment? Rien ne me tourmente, et la souffrance, on peut être au-dessus, et il demandait des nouvelles des réfugiés du Bengale. Puis il replongeait dans le coma. Il ne s’intéresse plus à lui-même, disait simplement Mère. «Elle avait l’air si grave et si tranquille», note le disciple.28 Parfois il prenait un peu de jus de fruit ou un peu d’eau que lui offrait Mère, souriait, buvait docilement, puis replongeait: «Étrange coma, remarquait le chirurgien, un corps qui, le moment d’avant était en agonie, insensible, peinant à respirer, devient calme soudain: la conscience rentre dans le corps, il est éveillé et normal; il finit de boire: la conscience se retire et le corps retombe dans l’étreinte de l’agonie.» L’urémie gagnait. C’était le 4 décembre. Il se retire, disait Mère. Mais Sri Aurobindo s’est levé encore, il s’est assis dans ce grand fauteuil vert pâle aux petites arabesques blanches, majestueux, serein, regardant droit devant lui. «Vous voyez, le Maître reprend de l’intérêt», disait le chirurgien – Mmm…, c’est tout ce que disait Mère. Puis il est revenu sur son lit, et la fin a galopé. À onze heures du soir, elle est revenue, lui a donné un peu de jus de tomate qu’il a bu, sortant tranquillement de son coma. Puis à minuit, une dernière fois, elle était là. Elle était toute droite, au pied de son lit, sans un geste, sans un frisson de mouvement: il a ouvert les yeux. Ils se sont regardés, longtemps… Elle est sortie.
À lh du matin elle est entrée un instant: Appelez-moi quand ce sera fini.
Des années plus tard, elle nous racontait avec une intensité de feu comme si c’était hier: Je ne voulais pas le croire. Tant que j’étais dans la chambre, il ne pouvait pas quitter son corps. Alors c’était une tension terrible en lui: la volonté intérieure de s’en aller et puis cette espèce de chose [Mère] qui le tenait là, comme ça, dans son corps – parce que je savais qu’il était vivant et il ne pouvait pas être autrement que vivant… Il a fallu qu’il fasse un signe pour que j’aille dans ma chambre, censément me reposer (ce que je n’ai pas fait) et dès que j’ai eu quitté la chambre, il est parti. Alors ils m’ont rappelée immédiatement.
Il était lh26 du matin.
«J’ai perçu un léger frisson sur son corps, note le disciple, presque imperceptible. Il a ramené ses mains sur sa poitrine, les a posées l’une sur l’autre… Puis tout s’est arrêté.»
Elle est restée au pied de son lit, debout, les cheveux défaits: «Son regard était si farouche que je ne pouvais pas soutenir ces yeux-là», dit le chirurgien.
Je me suis tenue debout, à côté de lui, et d’une façon tout à fait concrète – concrète à le sentir si fortement qu’on pensait que ça pouvait être vu – toute cette force supramental qui était en lui a passé de son corps dans le mien. Et je sentais la friction des forces passant à travers les pores de ma peau… Et les hommes disent: il est mort.
Alors, en sortant de son corps et en entrant dans le mien, il m’a dit: «Tu continueras, tu iras jusqu’au bout du travail.»
Maintenant elle l’a rejoint sous le grand flamboyant aux fleurs jaunes. Ils sont partis tous les deux. Et qu’est-ce qui est fait?… Ce lent cheminement des forces qui, un jour, font une autre Histoire, il nous faut le déchiffrer. «Est-ce que le travail sera fait cette fois?» demandait le vieux Purani en 1924. Tant de fois des prophètes et des illuminateurs sont venus, tant de fois ils sont partis et la terre continue sa ronde de douleur. Je ne peux pas prophétiser, répondait Sri Aurobindo, je ne peux pas dire: ce sera fait. Mais ceci, je puis le dire: cette fois, quelque chose sera fait… something will be done.29 Jamais Sri Aurobindo n’a prononcé une parole en vain. Et il se moquait qu’on le reconnaisse, l’admire, même le lise – il n’a pas besoin d’adorateurs! Il n’a pas besoin qu’on croie en lui, il savait tellement bien que la foi des hommes va et vient et sombre et girouette – mais il fallait que le travail soit fait, il fallait qu’une graine indestructible soit plantée dans ce sol rebelle, là, et qu’elle pousse en dépit de toutes nos fois et nos non-foi, nos adorations ou non. Pourquoi les hommes veulent-ils adorer! s’écriait Mère. Il vaut beaucoup mieux devenir qu’adorer. C’est la paresse de changer qui fait que l’on adore.30 Est-ce que quelque chose va changer, cette fois, en dépit de nous?… Est-ce que l’homme va se décider à devenir?… Et c’est vrai, elle a dit: Le manque de réceptivité de la terre et la conduite des disciples de Sri Aurobindo sont en grande partie responsables de ce qui est arrivé à son corps. Et c’est encore plus vrai des disciples de Mère. Et elle est partie.
Qu’est-ce qui s’est passé? Quel est son secret à elle?
Jusqu’au bout elle a regardé, là-haut, dans le grand couloir qui domine la cour de l’Ashram, tandis qu’on descendait Sri Aurobindo sous le flamboyant jaune. Elle était toute vêtue de blanc, et pâle, et droite. Seule. Elle a soixante-douze ans. Elle en avait trente-six quand elle l’a rencontré. Trois semaines plus tôt, il avait écrit:
Un jour viendra peut-être où elle devra se tenir sans aide
Sur une crête dangereuse du destin du monde et du sien
Portant l’avenir de la terre sur sa poitrine toute seule
Portant l’espoir de l’homme dans un cœur déserté
Pour conquérir ou pour échouer sur une dernière frontière désespérée.
Seule avec la mort et proche du bord de l’extinction
Laissée à son unique grandeur en cette dernière terrible scène
Elle devra traverser seule un périlleux pont du temps
Et toucher un paroxysme du sort du monde
Où tout est gagné pour l’homme, ou perdu31
C’étaient les dernières lignes qu’il ait dictées. Vingt-trois ans plus tard nous avons regardé cet autre cercueil qu’on emmenait sous le flamboyant jaune, à côté du sien, tandis que le cœur des disciples se lamentait, qui l’avaient traitée si férocement jusqu’au bout. Et nous regardons tout cela avec une lourde question, comme la question même du monde. Qu’est-ce qui a été fait cette fois-ci?… Les disciples sont seulement des représentants de la terre, et ils savaient bien, Mère, Sri Aurobindo, que c’étaient les conditions à affronter, pleinement, totalement, honnêtement. Est-ce perdu, est-ce gagné?… Nous avons plus de six mille pages qu’elle a laissées secrètes, son «Agenda»: quinze ans d’un terrible yoga du corps qu’elle nous racontait pas à pas de cette petite voix d’enfant, claire, toujours pleine de rires devant la douleur, de plus en plus lointaine et essoufflée comme si elle devait traverser des étendues de temps pour nous rejoindre, de plus en plus lente et haletante comme à travers des couches de mort – tous les secrets sont là. Sommes-nous capables de ce Secret? Saurons-nous même le lire correctement? Saurons-nous toucher le levier… Simplement comprendre la «chose», ce serait presque la faire – ou la faire apparaître. «D’autres obscurités menacent de couvrir d’ombre ou même d’engouffrer l’humanité», disait-il. Il voyait. Elle voyait – allons-nous voir? Allons-nous saisir le vrai levier, le levier magique32 disait-il. Oui, quelque chose qui renverse tout quand tout semble désespéré et perdu. Il y a un levier. Il y a un secret. Il y a un pouvoir. Mais nous ne saurons pas jusqu’au bout. Il y a tout de même un choix à faire pour que la terre passe du bon côté. Chacun a un choix à faire, il faudrait tellement comprendre! Comprendre, c’est presque une question de vie ou de mort. Nous ne savons pas à quel point – à quel point de miracle nous sommes. Ou alors?…
Un jour de 1962, douze ans plus tard, tout d’un coup, Mère s’est arrêtée, elle a regardé – regardé toute cette terre devant elle – et c’était comme un cri qui jaillissait de son cœur, presque une douleur: Tout d’un coup je me suis dit: comment? pendant le temps qu’il était ici, pendant ce temps que nous étions ensemble, la vie – la vie terrestre – a vécu une possibilité divine si merveilleuse, si… n’est-ce pas, unique, qu’elle n’avait jamais vécue à ce point-là et de cette manière-là, pendant trente ans, et elle ne s’en est pas aperçue?… Je me suis dit: comment est-ce possible que des gens aient vécu ici, si près, et que, sur la terre, des êtres humains qui ont une aspiration et qui ont la conscience tournée vers ces choses ont vécu cette possibilité, qu’ils ont eu cette possibilité à leur disposition, et qu’ils n’ont pas su en profiter!… Qu’ici il y avait cette chose si merveilleusement unique, et que les gens en aient eu une petite image enfantine, extérieure!… Et alors, vraiment, j’ai pensé: est-ce que vraiment le temps est venu? Est-ce possible? Ou est-ce que ce sera encore pour plus tard?
On l’a descendue, elle aussi, dans son cercueil, et nous sommes devant la même question, encore plus lourde. Tous les petits bonshommes d’aujourd’hui, ils peuvent passer, et ils passeront avec leur lot de sottises et de méfaits – mais la grande Sottise, elle est là dans les millions d’hommes, pareille, c’est tout d’une pièce. Est-ce que nous allons saisir ce levier, est-ce que quelques-uns comprendront, cette fois? Ou quoi?… C’est presque comme si c’était elle qui posait la question, de l’autre côté de la tombe – comme s’il y avait encore une chance.
Il y a des moments où les choses convergent. Et alors c’est rare d’avoir un moment dans cette Histoire: cela s’étend sur de longues, longues périodes, sur un temps presque indéfini. Mais obtenir un moment qui devienne quelque chose d’actuel dans la vie terrestre [et ici Mère plantait son poing dans la Terre], c’est très difficile. Et si ce moment-là est passé, raté… Mais je me demande toujours – parce que Sri Aurobindo est parti sans révéler son secret. Il m’a dit qu’il partait exprès (cela, il me l’a dit), il m’a dit ce qu’il était nécessaire que je sache; mais il n’a jamais dit si le moment n’était pas venu… Il n’a jamais dit s’il avait vu que rien n’était suffisamment prêt. Il m’a dit: le monde n’est pas prêt (cela, il me l’a dit). Il m’a dit qu’il s’en allait volontairement parce que c’était «nécessaire». Et il m’a dit qu’il fallait que je reste et que je continue, et que c’était moi qui continuerai. Ces trois points-là, il les a dits. Mais il ne m’a jamais dit si je réussirai ou pas. Il n’a jamais dit si je pouvais ramener le moment ou pas.
Et dans cette minute, nous avons l’impression que le Moment existe. Qu’il est là, que nous y sommes en plein. Et que ça dépend… de quoi? Peut-être de notre compréhension. Quelque chose qui s’ouvre dans la conscience terrestre, un tout petit cri d’appel, et que le Courant puisse passer. Ce n’est peut-être pas «grand-chose» à faire. Quelquefois, on dirait que le destin du monde tient à très peu de chose. Une petite goutte pure dans un million de gestes quotidiens qui vont seulement à la tombe.
Est-ce qu’il y aura une goutte pure quelque part?
Nandanam
15 mai 1975
Fin du Tome I
Chronologie. 1878-1950
Famille de Mère
1830 18 décembre, naissance de Mira Pinto (fille de Saïd Pinto), au Caire. Future grand-mère de Mère.
1843 Mariage de Mira Pinto et de Mattéo Ismaloun, à Alexandrie.
1843 5 juillet, naissance de Maurice Alfassa à Andrinople (Turquie). Futur père de Mère.
1857 18 décembre, naissance de Mathilde Ismaloun à Alexandrie. Future mère de Mère.
1874 Mariage de Mathilde Ismaloun et de Maurice Alfassa, à Alexandrie.
1876 13 juillet, naissance de Mattéo Alfassa, à Alexandrie. Frère de Mère.
1877 Arrivée des Alfassa à Paris.
1890 28 août, décret de naturalisation française de Maurice Alfassa.
Mère et Sri Aurobindo
1872 15 août, naissance de Sri Aurobindo à Calcutta.
1878 21 février, naissance de Mère à Paris, 62 bd Haussmann.
1879 Départ de Sri Aurobindo pour l’Angleterre.
1886-97 Mère habite 3 square du Roule.
1890 Sri Aurobindo à Cambridge, King’s College.
1890 Première expérience de Mère: la «révolution des atomes».
1893 Retour de Sri Aurobindo en Inde. Premier article révolutionnaire.
1897 13 octobre, mariage avec Henri Morisset. Atelier 15 rue Lemercier.
1898 23 août, naissance d’André Morisset.
1902 Début de l’action révolutionnaire de Sri Aurobindo.
1903 Sri Aurobindo a l’expérience de l’Infini.
1904 Mère a sa première vision de Sri Aurobindo. Début du yoga de Sri Aurobindo.
Première rencontre avec Max Théon.
1905-06 Voyages à Tlemcen.
1906 Mère fonde son premier groupe: Idéa.
1907 Première arrestation de Sri Aurobindo.
1908 Divorce d’avec H. Morisset. Mère habite 49 rue de Lévis.
1908 janvier, Sri Aurobindo rencontre le yogi tantrique V. Lélé. Réalisation du silence mental et du Nirvâna.
1908-09 2 mai, emprisonnement de Sri Aurobindo, affaire de la «bombe» d’Alipore.
1910 février, Sri Aurobindo s’enfuit à Chandernagor.
4 avril, Sri Aurobindo se réfugie à Pondichéry.
1910 avril, premier voyage de Paul Richard à Pondichéry.
Mariage de Mirra et de Paul Richard, 11 rue du Val-de-Grâce.
1911 Début de Prières et Méditations.
1914 7 mars, Mère s’embarque pour l’Inde à bord du Kaga Maru.
29 mars, rencontre de Mère et de Sri Aurobindo.
1er août, déclaration de la guerre.
15 août, premier numéro de l’Arya.
1915 22 février, Mère quitte Pondichéry pour la France à bord du Kamo Maru.
1916 13 mars, Mère s’embarque à Londres pour le Japon à bord du Kamo Maru.
1920 avril, Mère quitte le Japon.
24 avril, arrivée à Pondichéry.
24 novembre, Mère vient habiter près de Sri Aurobindo au Guest House.
1921 janvier, fin de l’Arya.
1922 octobre, Sri Aurobindo et Mère s’installent 9 rue de la Marine, le bâtiment actuel de l’Ashram.
1922-26 Période des «Entretiens du soir».
1926 24 novembre, Sri Aurobindo se retire. Fondation officielle de l’Ashram.
1927 8 février, Sri Aurobindo s’installe dans le bâtiment de l’Est, la chambre qu’il ne quittera plus.
1935 août, la «formule mathématique» de Sri Aurobindo, octobre, le Supramental «s’expliquera de lui-même».
1938 24 novembre, Sri Aurobindo se fracture la jambe droite.
1939 Sri Aurobindo révise La Vie Divine.
1er septembre, déclaration de la guerre.
1943 2 décembre, début de l’École de l’Ashram.
1947 15 août, indépendance de l’Inde.
1949 21 février, début du Bulletin d’Éducation Physique.
1950 10 novembre, fin de la révision de Savitri.
5 décembre, Sri Aurobindo quitte son corps.
9 décembre, le corps de Sri Aurobindo est inhumé dans le Samâdhi.
N.B. La plupart des citations de l’Agenda de Mère ont dû être considérablement abrégées et coupées, parfois même composées de différents extraits, sinon il aurait fallu plusieurs volumes. Nous nous en excusons vivement auprès des futurs lecteurs de l’Agenda, mais ils auront la joie de découvrir eux-mêmes la pure saveur de ces textes sans coupures.
Toutes les références des œuvres de Sri Aurobindo se rapportent au texte original anglais, Édition du Centenaire.
Introduction
1. On Himself, 26.457
2. Entretiens, 14.10.53
3. Entretiens, 8.1.51
4. Entretiens, 4.12.57
5. Ibid.
6. Savitri, 6.2.461
7. The Hour of God, 17.196
8. Savitri, 10.3.629
Ch. 1
1. Walter Pater: Studies in the History of the Renaissance, p. 103
2. Savitri, 7.1.468
3. Savitri, 1.4.61
4. Entretiens, 25.7.56
Ch. 2
1. Savitri, 4.3.370
2. Entretiens, 12.8.53
3. Entretiens, 8.2.56
4. Entretiens, 24.3.54
5. Essays on the Gita, 13.22.530
6. The Life Divine, 19.1023
Ch. 3
1. Entretiens, 10.3.51
2. Entretiens, 23.4.51
3. Savitri, 2.6.428
4. The Hour of God, 17.149
Ch. 4
1. Le Grand Secret, p.16
2. Entretiens, 20.10.54
Ch. 5
1. Entretiens, 30.9.53, 10.2.54
2. Entretiens, 4.1.56
3. Entretiens, 8.2.56
4. Entretiens, 19.2.51
5. Entretiens, 11.5.55, 21.9.55, 25.5.55
6. Entretiens, 26.11.58
7. Entretiens, 2.6.54
8. Entretiens, 28.4.51, 7.3.56
9. The Synthesis of Yoga, 20.42
10. Prières et Méditations, 22.2.1914
11. Entretiens, 4.4.56, 15.2.56
Ch. 6
1. Entretiens, 9.6.54
2. Entretiens, 16.9.53
3. Entretiens, 9.4.51
4. Entretiens, 1.6.55
5. Entretiens, 14.4.54
6. Entretiens, 17.3.54
7. Entretiens, 17.4.51
8. The Life Divine, 18.232
9. Savitri, 2.10.238
10. Entretiens, Aphorismes et Paradoxes, p.147
11. Vers l’Avenir, p.3
12. Entretiens, 29.3.51
13. Prières et Méditations, 2.12.1912
14. Entretiens, 9.2.55
15. Entretiens, 8.1.58
16. Entretiens, 7.10.53
17. Entretiens, 7.11.52 (inédit)
18. Entretiens, 3.3.51
19. Musa Spiritus, 5.589
20. Entretiens, 13.7.55
Ch. 7
1. Letters on Yoga, 22.368
2. Pensées et Aphorismes, 27.2.62
3. Entretiens, 3.2.54
4. Pensées et Aphorismes, 3.8.69
5. Synthesis of Yoga, 21.831
6. Entretiens, 6.5.53
7. Entretiens, 27.1.51
8. Entretiens, 5.12.56
9. Entretiens, 6.5.53
10. Entretiens, 16.6.1929
11. Entretiens, 11.5.55
12. Entretiens, 28.4.1929
13. Entretiens, 10.3.54
14. Pensées et Aphorismes, 27.2.62
15. Entretiens, 3.6.53
16. Prières et Méditations, 16.2.1914
17. Entretiens, 3.9.58
18. Entretiens, 6.7.55
19. Entretiens, 10.3.54
20. Entretiens, 31.7.57
Ch. 8
1. Some Talks of Sri Aurobindo, Mother India, May 1974
2. Thoughts and Aphorisms, 17.82
3. C. Thémanlys, Un séjour chez les Grands Initiés, p. 11
4. Entretiens, 15.3.57
5. C. Thémanlys, Un séjour chez les Grands Initiés, p.12
6. Ibid., p.6
7. Some Talks of Sri Aurobindo, Mother India, May 1974
8. Entretiens, 15.3.57
9. C. Thémanlys, Un séjour chez les Grands Initiés, p.10
10. Entretiens, 15.3.57
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Letters on Yoga, 22.214
16. Entretiens, 30.11.55
17. The National Value of
Art, 17.237
18. Entretiens, 2.4.51
19. Centre Universitaire International
20. Message, 23.8.52
21. Letters on Yoga, 22.78
22. Entretiens, Aphorismes et Paradoxes, p. 46
Ch. 9
1. C. Thémanlys, Un séjour chez les Grands Initiés, p.13
2. Ibid., p.19
3. Ibid., p.12
4. II Pierre 3.13
5. The Synthesis of Yoga, 20.281
6. Entretiens, 19.2.58
7. Entretiens, 28.5.58
8. Isha Oupanishad
9. Gopi Oupanishad
10. Entretiens, 28.5.58
11. Katha Oupanishad, 2.1.10
12. Taïttiriya Oupanishad, 10
13. Thoughts and Aphorisms, 17.124
14. The Life Divine, 19.891
15. A.B. Purani, Evening Talks, I, p.45
16. Katha Oupanishad
Ch. 10
1. Entretiens, 28.8.57
2. Entretiens, 25.8.54
Ch. 11
1. Entretiens, 9.4.58
2. Entretiens, 25.8.54
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Entretiens, 17.8.55
6. Entretiens, 6.6.56, 17.8.55
7. Entretiens, 8.6.55
8. Entretiens, 2.3.55
9. Entretiens, 8.4.53
10. Entretiens, 27.5.53
11. Ibid.
12. La Découverte Suprême, p.16
13. Entretiens, 28.12.55
14. Prières et Méditations, 29.8.1914
15. Ibid., 5.9.1914
16. Ibid., 15.6.1914
17. Paroles d’Autrefois, 21.5.1912
18. Quelques Paroles, 8.6.1912
19. Ibid., 7.5.1912
20. Paroles d’Autrefois, 21.5.1912
21. Prières et Méditations, 9.2.1914
22. The Human Cycle, 15.250
23. Entretiens, 14.5.58
Ch. 12
1. Entretiens, 14.12.55
2. Sri Aurobindo on The Mother, 25.372
3. Entretiens, 17.2.51
4. Entretiens, 28.3.56
5. Entretiens, 6.10.54
6. Entretiens, 15.2.56
7. Entretiens, 24.9.58
8. Entretiens, 16.11.55
9. Pensées et Aphorismes, 21.12.69
10. Entretiens, 12.2.51
11. Entretiens, Aphorismes et Paradoxes, p.7
12. Savitri, 10.6.642
13. Entretiens, 15.12.54
14. Entretiens, 14.3.56
15. Commentaires sur le Dhammapada, p.126
16. Entretiens, 3.5.51
17. Savitri, 3.3.330
18. Prières et Méditations, 17.6.1914
19. Entretiens, 9.11.55
20. The Synthesis of Yoga, 21.855
21. Entretiens, 20.2.57
22. Paroles d’Autrefois, p.29
23. Entretiens, 29.7.53
24. Commentaires sur le Dhammapada, p.21
25. Mère Répond (quatrième série), 9.12.64
26. Entretiens, 8.9.54
27. Entretiens, 19.12.56
28. Prières et Méditations, 16.10.1914
29. Savitri, 1.4.55
Ch. 13
1. Mother India, May 1974
2. Prières et Méditations, 29.12.1913
3. Ibid., 29.11.1913
4. Ibid., 25.5.1914
5. Ibid., 9.1.1914
6. Ibid., 6.9.1914
7. Ibid., 20.5.1914
8. Quelques Paroles, 7.5.1912
9. Prières et Méditations, 30.12.1916
10. Ibid., 5.12.1912
11. Ibid., 29.8.1914
12. Ibid., 7.4.1914
13. Ibid., 2.11.1912
14. Ibid., 14.10.1914
15. Entretiens, 19.9.55
16. The Harmony of Virtue, 3.347
17. The Hour of God, 17.196
18. Thoughts and Aphorisms, 17.87
19. Prières et Méditations, 29.11.1913, 17.8.1913, 2.6.1914
20. Quelques Paroles, 13.6.1937
21. Causerie du 10.3.1912
22. Centre Universitaire International
23. Entretiens, 8.4.53
24. Ibid.
25. Paroles d’Autrefois, 25.6.1912
26. Letters on Yoga, 22.151
27. Prières et Méditations, 1.2.1914
28. Entretiens, 21.4.51
29. Pensées et Aphorismes, 10.10.69
30. Prières et Méditations, 9.5.1914
31. La Découverte Suprême, 1912
32. Entretiens, 23.9.53
33. A Fragment, Advent, Aug. 73, p.10
Ch. 14
1. On Himself, 26.458
2. Prières et Méditations, 30.3.1914
3. Savitri, 5.1.389
4. On Himself, 26.456
5. Entretiens, 12.10.55
6. Prières et Méditations, 15.6.1914, 6.7.1914, 9.6.1914
7. Ibid., 8.4.1914
8. Entretiens, 7.12.55
9. Savitri, 5.3.407
10. Isha Oupanishad, 9
11. Vichnou Pourâna, 6.1.28, 30
12. The Supramental Manifestation, 16.27
13. Entretiens, 26.6.57
14. On Himself, 26.167
15. Savitri, 11.1.700
16. Commentaires sur le Dhammapada, p.137
17. The Synthesis of Yoga, 20.68
18. Savitri, 1.4.49
19. Purani, Life of Sri
Aurobindo, p.142
20. The Supramental Manifestation, 16.70, 64
21. Purani, Evening Talks, III. 106
22. Early Letters, 27.43
Ch. 15
1. Message, 14.2.1961
2. Early Letters, 27.423
3. On Himself, 26.469
4. Letters on Yoga, 22.78
5. The Hour of God, 17.14
6. Early Letters, 27.458
7. Early Letters, 27.428
8. Early Letters, 27.433
9. On Himself, 26.450
10. Correspondence with Nirodbaran, 91
11. Early Letters, 27.458
12. Purani, Evening Talks, III. 4
13. Early Letters, 27.434
14. Early Letters, 27.459
15. Early Letters, 27.423
16. Early Letters, 27.434
17. Savitri, 7.6.541
18. On Himself, 26.374
19. Purani, Evening Talks, 1.274
20. Barin, Sri Aurobindo as I understand Him, 13.78 (unpublished)
21. Entretiens, 29.8.56
22. Conversations avec Pavitra, p.156
23. Purani, Evening Talks, 1.274
24. Early Letters, 27.475
25. The Hour of God, 17.393
26. Entretiens, 14.10.53
27. Essays on the Gita, 13.372
28. Early Letters, 27.480
29. On Himself, 26.390
30. La Mère, pp.42-44
31. The Hour of God, 17.398
32. Savitri, 2.6.192
33. Taïttiriya Oupanishad, 2.6
34. Early Letters, 27.475
35. On Himself, 26.7
Ch. 16
1. Nolini, Réminiscences, p.56
2. Purani, Evening Talks, 1.183
3. On Himself, 26.445
4. Purani, Evening Talks, 1.183
5. Prières et Méditations, 10.7.1914
6. Ibid., 10.4.1914
7. Entretiens, 19.5.54
8. Purani, Life of Sri Aurobindo, p.159
9. Prières et Méditations, 7.7.1914
10. Ibid., 6.7.1914
11. Ibid., 10.7.1914
12. Ibid., 11.7.1914
13. Ibid., 15.1.1916
14. Ibid., 18.6.1914
Ch. 17
1. Prières et Méditations, 3.3.1915
2. Lettres à André, 6.4.1926
3. Prières et Méditations, 7.3.1915
4. Lettres à André, 6.4.1925
5. Prières et Méditations, 26.5.1914
6. Ibid., 26.11.1915
7. On Himself, (16.9.1915) 26.424
8. On Himself, (28.7.1915) 26.425
9. Prières et Méditations, 31.7.1915
10. On Himself, (20.5.1915) 26.425
11. Entretiens, 7.4.54
12. Entretiens, 12.4.51
13. Entretiens, 23.6.54
14. Entretiens, 22.3.51
15. Talk to the Women of Japan
16. Ibid.
17. Inédit
18. Talk to the Women of Japan
19. On Himself, 26.483
20. Prières et Méditations, 3.9.1919
21. Interview with Ohkawa (Sri Aurobindo Mandir Annual, no. 17, 1958)
Ch. 18
1. Entretiens, 17.2.54
2. Ibid.
3. Entretiens, 21.12.55
4. Entretiens, 17.2.51
5. On Himself, 26.121
6. Entretiens, 21.12.55
7. Purani, Evening Talks, 11.315
8. Entretiens, 21.12.55
9. Ibid.
10. Ibid.
11. On Himself, 26.159
12. Barin, Sri Aurobindo as I understand Him, 14.79 (unpublished)
13. Purani, Evening Talks, 1.12 sqq
14. Barin, Sri Aurobindo as I understand Him, 14.86.84 (unpublished)
15. Early Letters, 27.481
16. Champaklal Speaks, p.14
17. Early Letters, 27.481
18. On Himself, 26.112
19. On Himself, 26.111
20. On Himself, 26.140
21. Purani, Evening Talks, 11.309
22. The Synthesis of Yoga, 20.95-96
23. Entretiens 1930-31, p.93
24. Nirodbaran, Talks, 1.43
25. Purani, Evening Talks, 11.309 sqq.
26. Ibid., 11.310
27. Ibid., 11.319
28. Ibid., 11.312
Ch. 19
1. Purani, Life of Sri Aurobindo, p.207 sqq.
2. Purani, Evening Talks, 1.25
3. Ibid., 1.25
4. Purani, Life of Sri Aurobindo, p.211
5. Collected Poems, 5.563
6. Correspondence with Nirodbaran, 29.8.1935
7. Savitri, 11.1.700
8. Early Letters, 27.496
9. Lettres à André, 4.11.1924
10. Nirodbaran, Talks, 1.6
11. Lettres à André, 23.8.1930
12. Voir: Conversations avec Pavitra
13. Conversations avec Pavitra, 31.10.1926
14. Nirodbaran, Twelve Years…p.l23
15. Entretiens, 27.1.51
16. On Himself, 26.167, 169
17. Correspondence with Nirodbaran, 8.10.35
18. On Himself, 26.146
19. On Himself, 26.465
20. On Himself, (5.10.1935) 26.108
21. Purani, Evening Talks, 11.298
22. Purani, Life of Sri Aurobindo, p.210
23. On Himself, 26.147
24. Purani, Life of Sri Aurobindo, p.196
25. Letters to Dilip, 27.4.1944
26. On Himself, (14.1.1932) 26.122
27. A God’s Labour, 5.99 sqq.
28. Lettres à André, 12.1.1925
29. Nirodbaran, Twelve Years… p.146
30. On Himself, 26.396
31. Letters to Dilip, 10.6.1944
32. Nirodbaran, Twelve Years… p.130
33. Purani, Evening Talks, (15.8.1925) II. 316 sqq.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Correspondence with Nirodbaran, 25.11.1935
37. Nirodbaran Talks… 1.85
38. On Himself, 26.450
39. On Himself, 26.144
40. On Himself, 26.186
41. On Himself, 26.187
42. Correspondence with Nirodbaran, 6.2.1935
43. On Himself, 26.153
44. On Himself, 26.154, 78
45. On Himself, 26.188
46. Nirodbaran, Twelve Years… p.60
47. Purani, Evening Talks, II. 148
48. Ibid., II (15.8.1925)
49. On Himself, (30.8.1932) 26.469
50. On Himself, 26.147
51. On Himself, 26.470
52. Purani, Life of Sri Aurobindo, p.218
53. On Himself, 26.144
54. Correspondence with Nirodbaran, 27.5.1935
55. Ibid., 16.8.1935
56. Ibid., 25.11.1935
57. Nirodbaran, Talks… 1.52
58. Purani, Evening Talks, III. 107
59. On Himself, 26.189
60. On Himself, 26.170
61. Letters to Dilip, 17.7.1948
62. Nirodbaran, Twelve Years… p.60
63. On Himself, 26.152
Ch. 20
1. Nirodbaran, Twelve Years… p.19
2. On Himself, 26.171
3. On Himself, 26.169
4. Entretiens, 8.3.51,25.11.53
5. Collected Poems, 5.570
6. Purani, Evening Talks, (15.8.1924) 11.310
7. Champaklal Speaks, p.121
8. Nirodbaran, Twelve Years… p.78
9. On Himself, 26.489
10. Savitri, 2.4.136
11. Nirodbaran, Twelve Years… p. 49 sqq.
12. Nirodbaran, I am Here! I am Here!, p. 9
13. Early Letters, 27.154
14. Savitri, 11.1.708
15. Savitri, 3.4.343
16. Savitri, 11.1.709
17. Prières et Méditations, 30.3.1914
18. Ibid., 5.9.1914
19. Ibid., 16.2.1914
20. Ibid., 1.2.1914
21. Ibid., 9.5.1914
22. Nirodbaran, I am Here! I am Here!
23. Nirodbaran, Twelve Years… p.53
24. Savitri, 11.1.686
25. Savitri, 3.3.317
26. Savitri, 7.4.521
27. Nirodbaran, I am Here! I am Here!
28. Dr. Prabhat Sanyal, A Call from Pondicherry
29. Purani, Evening Talks, 11.149
30. Message, février 1970
31. Savitri, The Book of Fate, 6.2.461
32. Savitri, 1.2.20
1 Toutes les citations sans référence se rapportent à l’Agenda de Mère. Les autres références figurent à l’Index.
2 Par un décret du 28 août 1890, signé du Président Carnot et du Garde des Sceaux Fallières.
3 La «conscience de la forme», c’est-à-dire la conscience du corps, ou plus exactement la conscience contenue dans les cellules du corps, celle-là même qui continue d’exister jusque dans une momie, lorsqu’elle est bien conservée, et qui fait que l’on peut avoir un contact de conscience avec la momie, comme Mirra au musée Guimet – car on ne peut pas contacter quelque chose qui n’a pas de conscience. La conscience, c’est le pont.
4 Le fil qui relie au corps est fragile et s’il y a un réveil brutal, la connexion risque d’être dérangée, c’est-à-dire que l’on a beaucoup de mal à rentrer dans son corps, comme dans un cauchemar – ou parfois même le fil peut être coupé, mais c’est rare, et dangereux parce que l’on ne peut plus du tout rentrer dans son corps, c’est-à-dire que l’on est médicalement «mort».
5 Gandhi est arrivé en Inde en Janvier 1915, venant d’Afrique. C’est seulement en 1920 qu’il lancera son mouvement de «non-coopération
6 En fait, depuis le bouddhisme. L’Inde pré-bouddhique n’était pas comme cela, et surtout pas l’Inde védique.
7 Notons que ce Vichnou Pourâna qui date environ du IIIe s. après J.C., dit encore bien d’autres choses intéressantes à propos de notre Kali Youga, par exemple: «Au Kali Youga, les rois ne prendront pas soin des sujets, et pourtant ils voleront les richesses de leurs sujets sous prétexte de prendre des taxes… Au Kali Youga, les shoudra (les travailleurs), réclameront les mêmes droits que les brahmanes… les peuples seront hantés par la famine, les taxes, les maladies… Les nuages porteront très peu d’eau et les graines pousseront mal… et toutes les castes deviendront presque comme les shoudra… Mais nonobstant tous ses défauts, la grande vertu du Kali Youga est que les progrès spirituels que l’on accomplit avec de grands efforts ascétiques au temps du Satya Youga (l’âge des débuts ou Âge de Vérité), l’homme peut les accomplir avec un tout petit effort au Kali Youga.»
8 La Synthèse des Yoga.
9 Voir Nolini, Réminiscences, à qui nous empruntons la plupart des détails cités.
10 La traduction plus exacte serait «perméer» comme le mot anglais perméation que Sri Aurobindo emploie: c’est la substance qui devient perméable.
11 Sri Aurobindo ou l’Aventure de la Conscience.
12 Le «Vital», pour Sri Aurobindo et Mère, représente la région de conscience et les centres de conscience qui s’échelonnent au-dessous du Mental, entre la gorge et le sexe, c’est-à-dire toute la région des émotions, sentiments, passions, etc., qui constituent les diverses expressions de l’Énergie de Vie.
13 Gabriel Jouveau-Dubreuil, Le Semeur, septembre 1935.
14 «Je fais appel pour que vous cessiez les hostilités, dit-il dans sa lettre du 2 juillet 1940… parce que la guerre est mauvaise en essence. Vous voulez tuer le Nazisme: vos soldats font le même travail de destruction que les Allemands. La seule différence est peut-être que vous n’êtes pas aussi complets qu’eux… J’ose vous offrir un moyen plus noble, plus brave et digne des plus braves soldats. Je voudrais que vous combattiez le Nazisme sans armes ou… avec des armes non-violentes. Je voudrais que vous déposiez les armes que vous avez parce qu’elles sont incapables de vous sauver ni de sauver l’humanité… Invitez Herr Hitler et Signor Mussolini à prendre ce qu’ils veulent des pays que vous dites vous appartenir. Qu’ils prennent possession de votre belle île et de ses belles demeures. Vous leur donnerez tout cela, mais ni votre âme ni votre esprit…»
15 Ces détails sont pour la plupart empruntés à Nirodbaran, Twelve Years with Sri Aurobindo et autres ouvrages.
16 Il existe des premières versions de Savitri dès 1899, à Baroda où Sri Aurobindo était au service du Maharadja avant d’entrer dans l’action révolutionnaire.