Mère
l'Agenda
Volume 13
(Depuis quelques jours, Mère voit très peu de monde et reste absorbée. La dernière entrevue du 4 avril s’est passée tout en silence. Mère nous donne des fleurs, tient notre main et reste un moment silencieuse. Elle est si blanche...)
Je semble rassembler toutes les résistances du monde... Elles viennent l’une après l’autre, et si je n’étais pas... Si une minute, je ne suis pas à appeler le Divin, comme ça, à le sentir en moi, c’est une douleur intolérable, mon petit! Au point que j’hésite maintenant à dire aux gens «transformation», parce que si c’est cela, il faut vraiment être un héros... N’est-ce pas, il y a quelque chose dans le corps qui se mettrait à hurler sans arrêt.
Et il me semble qu’il y a quelque chose de si simple à faire pour que tout cela aille bien... Mais je ne sais pas quoi.
(silence)
C’est curieux, je me dis: «Est-ce que le Seigneur veut que je m’en aille?» Et alors je suis tout à fait... quite willing, consentante (ce n’est pas cela); mais est-ce qu’il veut que je reste?... – il n’y a pas de réponse. Il n’y a de réponse que: «Transformation.» Et ça...
Vraiment, vraiment j’ai l’impression qu’il y a quelque chose à faire et ce serait tout à fait bien – et je ne sais pas quoi.
(long silence)
Et toi?
Moi, je me posais beaucoup de questions à ton propos...
Pose, je ne sais pas si...
Non-non, des questions à ton sujet, à toi.
À moi?
J’ai l’impression d’un mouvement de plus en plus accéléré qui te... qui t’absorbe.
Oui, oui, ça, c’est vrai.
Tu comprends, j’ai une solution de transformation du corps, mais c’est... ça n’a jamais eu lieu, alors c’est tellement... invraisemblable. Je ne peux pas, je ne peux pas croire que c’est ça. Mais c’est la seule solution que je voie... Alors le corps a envie de s’endormir et de se réveiller («endormir» d’une certaine façon: je suis tout à fait consciente par la conscience, le mouvement), et de ne se réveiller que transformé...
(Satprem, sans mots:) La Belle au bois dormant!
...mais jamais les gens n’auront la patience qu’il faut de soutenir ça, de prendre soin. C’est un travail colossal, un travail d’Hercule; ils sont gentils (Mère indique la salle de bains), mais ils font le maximum, et alors je ne peux pas leur demander davantage.
C’est cela, la chose.
C’est la seule chose à laquelle la conscience dise: «Oui, c’est ça.»
Et alors tu comprends... il y a un état – un état, oui, comme cela (Mère ferme le poing), «self-absorbed» [absorbé en soi], où on est... ça, c’est la paix.
Mais qui, qui? Demander cela aux gens qui prennent soin de moi, c’est presque impossible.
Je ne sais pas, depuis quelque temps j’ai comme eu une impression que tu allais te «retirer» d’une certaine façon; que de plus en plus tu étais absorbée et que, mon dieu, à l’extérieur, il faudrait que tu aies de moins en moins de contacts pendant une période de temps.
Oui. Oui, mais alors tout le monde pensera que c’est... que c’est la fin et on ne prendra plus soin de moi.
Oh! écoute! non-non!
(Sujata:) Oh! non...
(Satprem:) Ça, ce n’est pas possible! – on comprendra. Quelques-uns comprendront en tout cas.
Hein?
Quelques-uns comprendront – et surtout ceux qui sont là.
Ce sont ceux qui sont là qui peuvent comprendre.
Oui... Mais je suis sûr qu’ils comprennent.
Mais je ne peux pas le leur dire.
Mais ça, on peut leur dire – je peux leur dire.
Oui... Est-ce qu’il1 te croira?
(Perplexe:)... Eh bien, je pense!
(Sujata:) Et puis ils sont ici, ils écoutent.
(Satprem:) Mais moi, je sens. Il est certain que tu as de moins en moins envie d’entrer en contact avec une quantité de choses extérieures qui te sont inutiles pour le travail essentiel.
Mais il faut... il faut... (Mère halète, gémit, silence).
Il va venir. Si tu restes assez longtemps, il viendra, tu pourras le lui dire.
À Pranab?... Oui.
Je pourrais – peut-être je pourrais lui dire: «I have asked Satprem to explain to you...» [j’ai demandé à Satprem de vous expliquer]. Et tu lui expliqueras bien.
Oui, oui douce Mère, sûrement.
Je peux te dire qu’ils sont absolument merveilleux déjà; ils font le maximum de ce que l’on peut faire, c’est pour cela que je n’ose pas lui demander. Tu lui diras que j’ai dit cela.
Oui, douce Mère.
(silence)
J’ai l’air... (souriant), j’ai l’air «fanciful» [capricieuse], j’ai l’air pleine de caprices: je dis oui, et presque tout de suite après je dis non. Et alors on a l’impression que...
Non-non, douce Mère! Non-non.
Mais la tête, la conscience est claire-claire-claire... Mais je ne peux plus parler.
(long silence)
Quand il viendra, tu me le diras, parce que je veux le lui dire tout de suite.
Oui, douce Mère.
(Mère s’apprête à plonger, puis s’aperçoit qu’elle a des fleurs pour Sujata sur ses genoux. Sujata s’approche et lui donne un lotus)
Et ça?
C’est le lotus blanc, douce Mère.2
Ah!... (Mère donne le lotus à Satprem) Tiens.
Qu’est-ce que tu aimes mieux: avoir ma main [pour méditer], ou pas?
(Satprem:) Au contraire! J’aime bien que tu me tiennes, douce Mère!
Tu aimes?
Oui, que tu me tiennes bien.
Bon.
(Mère plonge)
Qu’est-ce que tu sens: que je te tire des forces ou que je t’en donne?
(Satprem, un peu suffoqué:) Mais tu m’emplis! Tu me... tu m’élargis, tu me combles!
Ah! bon.
Mais, douce Mère, c’est une...
C’est dans la conscience, ça, je sais – cela dépend de la réceptivité.
Mais c’est une Grâce extraordinaire!
(Mère replonge puis revient assez subitement et dit d’un ton d’en haut)
Si je te demande de venir plus souvent, est-ce que tu peux?
À n’importe quel moment, douce Mère, n’importe quand!
Tous les jours.
Oui, douce Mère.
Comme cela, vers onze heures.
Oui, douce Mère, oui.3
Naturellement, elle vient avec toi si elle veut.
(Mère replonge)
(Pranab entre. L’assistante lui dit brièvement que «Satprem doit lui expliquer quelque chose de la part de Mère.» Elle avait écouté toute la conversation. Colère instantanée. On entend Pranab crier du fond de la pièce:)
(traduction)
(Pranab, en bengali:) Quelle blague! Personne ne peut me tromper. Je sais tout.
(Puis en anglais, citant un dire bengali:) Quand l’océan est notre lit, aurait-on peur de cette goutte de rosée?
(Mère sort de son absorption, s’adresse à Satprem:)
Si tu es fatigué, il faut le dire?
(Satprem:) Non, douce Mère, mais il y a Pranab qui est arrivé.
Ah! il est là, appelle-le.4
(Pranab, d’un ton affreux:) Oui, Mère?
J’ai... Je ne peux pas parler.
(Pranab:) Ne parlez pas, Mère! [L’assistante rit.]
J’ai dit à Satprem de vous expliquer ce qui se passe – pourquoi je dois changer...
(Pranab:) Ça ne m’intéresse pas, Mère.
Non?
Ça ne m’intéresse pas – ce qui arrivera arrivera. Je suis ici pour tenir jusqu’à la fin – ce qui arrivera arrivera.
(Mère essaye de parler,
Pranab lui coupe la parole)
... Je ne cherche pas à raisonner ni quoi que ce soit. Et je ne veux pas écouter non plus, Mère. [L’assistante rit.] Je comprends parfaitement; et laissez-moi continuer avec ma propre lumière – ma propre conviction, ma propre foi, ma propre force, ma propre volonté. [Pranab redresse la tête comme s’il s’adressait à une foule.] Et je ne veux pas entendre, Mère, quoi que ce soit de qui que ce soit.
Mais vous ne voulez pas savoir?...
Non, Mère, je ne veux pas.
(silence
Mère reste parfaitement immobile, les mains croisées sur ses genoux)
(Pranab:) C’est très bien. Je suis venu avec quelque chose, je m’en tiens à ce quelque chose, et si ça ne se réalise pas, ça m’est égal – je suis un sportif, Mère. Et je ne veux pas écouter d’explications. Parce que quelle que soit l’explication, si le but dans lequel je suis venu ne se matérialise pas, c’est tout pareil pour moi.
Non, c’est parce qu’il y a une tentative pour transformer le corps...
(Pranab:) Si ça arrive. Quand ça arrivera, on verra, Mère. Pourquoi prédire?
(Satprem:) Non, mais en attendant, pour ce travail, il se peut que Mère soit obligée d’aller comme dans un sommeil intérieur...
(Pranab:) Qu’elle y aille! qu’est-ce que ça fait!
(Satprem:) Alors il faut...
(Pranab:) Elle m’a dit ça. Il y a longtemps que Mère m’a dit ça. Ce n’est rien de nouveau, Mère! vous me l’aviez dit, expliqué.
Alors ça va bien.
(Pranab:) Je ne veux rien écouter, Mère. Que les choses arrivent – ce qui arrivera arrivera et nous ferons de notre mieux. C’est tout.
(Satprem:) Non, la question est que les gens ne doivent pas trop déranger Mère.
(Pranab éclate. Il est à demi debout, un poing sur le genoux et déverse un torrent sur la tête de Mère)
QUI la dérange? Si quelqu’un vous dérange parmi nous, Mère, il peut f... le camp! [L’assistante rit.] Personne ne dérange.
(Satprem, effaré:5) Non-non!...
(Mère essaye de dire quelque chose, Pranab lui coupe la parole)
Mère, ne dites rien. Allez, continuez: mangez, dormez, travaillez, et n’essayez pas de me faire expliquer les choses par personne. Je sais ce que c’est, je sais tout.
Et que tout le monde se taise!
Bon. Alors ça va.
(Pranab:) Je ne veux rien entendre de qui que ce soit.
Alors ça va.
(Pranab se retire au fond de la chambre. Il crie à la cantonade pour le Dr Sanyal, Champaklal, l’assistante de Mère et Vasoudha, présents)
(Pranab:) J’ai ma foi, j’ai ma conviction, j’ai mon but, et même si je ne suis pas «éclairé»...
(Satprem à Mère:) Est-ce que je dois venir demain à onze heures, douce Mère?
(Pranab:) Toutes ces sornettes, je n’aime pas.
Oui, mon petit, tu t’en iras un peu avant [l’arrivée de Pranab]... voilà tout.
(Satprem:) Je viendrai vers onze heures ou un peu avant?
Un petit moment – jusqu’à onze heures vingt-cinq.
(Satprem:) C’est cela, douce Mère. Entendu, douce Mère. Au revoir, douce Mère.
(Pranab:) Et ceux qui aiment faire des embarras, qu’ils continuent leurs embarras.
(Satprem se lève pour sortir, Mère prend ses mains.
Sa voix est comme celle d’un enfant)
Voilà. Merci.
(Pranab:) Il y a des tas de gens qui font des embarras – presque tous, je crois.
(Sujata pose son front sur les genoux de Mère)
Mon petit...
(Satprem, la voix étranglée:) Au revoir, douce Mère.
(Pranab:) Depuis trente ans, j’en ai vu assez». Assez de sornettes!6
*
* *
(Satprem sort. Il tient un lotus blanc serré dans ses mains. Quelque chose d’effrayant s’est passé, il ne sait pas quoi. Ce n’était pas un homme qui était là... En chemin, il rencontre le frère de Sujata et lui dit soudain avec une sorte d’évidence, comme si tout d’un coup il voyait: «Un jour, on nous fermera la porte de Mère.»)
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1 Le disciple avait entendu: «Est-ce qu’iLS te croiront.» Mais c’est «il» = Pranab.
2 Le lotus blanc de la Mère divine (le lotus rose est la fleur de Sri Aurobindo).
3 La fois suivante, après une intervention de l’assistante de Mère («il y a encore trop de monde»), et peut-être d’autres personnes de l’entourage, le «tous les jours» a été réduit à trois fois par semaine, puis deux, puis plus rien.
4 La conversation qui suit s’est déroulée en anglais. Nous en donnons la traduction.
5 Effaré de ce qui tombe sur Mère.
6 Il existe un enregistrement de cette conversation.