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SRI AUROBINDO

Lettres sur le Yoga

Volume 1. Section 1

4. Raison, science et yoga

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La pensée métaphysique européenne — même celle des penseurs qui essaient de prouver ou d'expliquer l'existence et la nature de Dieu ou de l'Absolu — ne va pas, dans sa méthode et son résultat, plus loin que l'intellect. Mais l'intellect est incapable de connaître la suprême Vérité; il ne peut que vagabonder en cherchant la Vérité, en se saisissant non de la chose même mais de représentations fragmentaires, et en essayant de les assembler. Le mental ne peut parvenir à la Vérité: il ne peut que construire une figure qui essaie de la représenter, ou une combinaison de figures. Au terme de la pensée européenne, par conséquent, doit toujours se trouver l'agnosticisme, déclaré ou implicite. L'intellect, s'il va sincèrement jusqu'à sa propre fin, doit revenir en rapportant ceci: "Je ne puis pas savoir; il y a, ou du moins il me semble qu'il peut y avoir ou même qu'il doit y avoir Quelque Chose au-delà, quelque ultime Réalité, mais je ne puis que spéculer sur sa vérité; ou bien elle est inconnaissable, ou elle ne peut être connue de moi. " Ou, s'il a reçu sur le chemin quelque lumière de ce qui est au-delà de lui, il peut aussi dire: "Il y a peut-être une conscience au-delà du Mental, car il me semble que j'en saisis des lueurs et même que j'en reçois des suggestions. Si cela est en rapport avec l'Au-Delà, ou si c'est une conscience de l'Au-Delà et que vous pouvez trouver un moyen de l'atteindre, alors ce Quelque Chose pourra être connu, mais pas autrement."

Toute recherche de la Vérité suprême par le seul moyen de l'intellect aboutit nécessairement soit à un agnosticisme de ce genre, soit à un système intellectuel ou à une formule construite mentalement. Il y a eu des centaines de ces systèmes et de ces formules et il peut y en avoir des centaines d'autres, mais aucun ne peut être définitif. Chacun a peut-être valeur pour le mental, et divers systèmes dont les concluions sont contradictoires peuvent avoir un attrait égal pour des intelligences également puissantes et compétentes. Tout ce travail de spéculation a son utilité, par le fait qu'il exerce le mental humain et l'aide à conserver la notion de Quelque Chose au-delà et d'un Absolu vers lequel il doit se tourner. Mais la Raison intellectuelle ne peut que l'indiquer vaguement, le chercher à tâtons ou essayer de tracer des aspects partiels ou même contradictoires de sa manifestation ici; elle ne peut y pénétrer ni le connaître. Tant que nous demeurons dans le domaine du seul intellect, une réflexion impartiale sur tout ce qui a été pensé et recherché, un jaillissement constant d'idées, de toutes les idées possibles, l'élaboration de telle ou telle croyance, opinion ou conclusion philosophique, est tout ce qui peut être fait. Cette sorte de recherche désintéressée de la vérité serait la seule attitude possible pour une intelligence vaste et plastique. Mais toute conclusion ainsi atteinte ne serait que spéculative; elle ne pourrait avoir aucune valeur spirituelle; elle ne donnerait pas l'expérience décisive ni la certitude spirituelle que recherche l'âme. Si l'intellect est notre instrument le plus élevé et qu'il n'y a pas d'autre moyen de parvenir à la Vérité supraphysique, alors notre ultime attitude doit être un sage et vaste agnosticisme. Les objets dans la manifestation peuvent être connus jusqu'à un certain point, mais le Suprême et tout ce qui existe au-delà du Mental doit demeurer à jamais inconnaissable.

S'il y a une conscience plus grande au-delà du Mental, et si cette conscience nous est accessible, alors seulement pouvons-nous connaître la Réalité ultime et y pénétrer. La spéculation intellectuelle, le raisonnement logique sur le point de savoir si cette conscience plus grande existe ou non ne peut nous mener très loin. Ce qu'il nous faut, c'est un moyen d'en avoir l'expérience, de l'atteindre, d'y pénétrer, de la vivre. Si nous pouvons le trouver, la spéculation et le raisonnement intellectuel doivent nécessairement reculer à une place très secondaire et même perdre leur raison d'exister. La philosophie, l'expression intellectuelle de la Vérité peuvent subsister, mais principalement comme des moyens d'exprimer cette découverte plus grande et ce qui, de son contenu, peut être exprimé en termes mentaux pour ceux qui vivent encore dans l'intelligence mentale.

Vous verrez que cela répond à votre argument sur les penseurs occidentaux, Bradley et autres, qui sont arrivés par la pensée intellectuelle à l'idée d'un "Autre Chose au-delà de la Pensée" ou qui ont même, comme Bradley, essayé d'exprimer leurs conclusions à ce propos dans des termes qui rappellent certaines des expressions de l'Ârya. L'idée en elle-même n'est pas nouvelle, elle est aussi ancienne que les Véda. Elle a été répétée sous d'autres formes dans le bouddhisme, le gnosticisme chrétien, le soufisme. À l'origine, elle n'a pas été découverte par la spéculation intellectuelle, mais par les mystiques qui observaient une discipline spirituelle intérieure. Quand, quelque part entre le septième et le cinquième siècle avant J.-C., les hommes commencèrent, en Orient comme en Occident, à intellectualiser la connaissance, cette Vérité survécut en Orient; en Occident, où l'intellect commençait à être admis comme le seul ou le plus haut instrument de découverte de la Vérité, elle commença à s'estomper. Et pourtant là aussi elle a tenté constamment de revenir; le néo-platonisme l'a ramenée, et maintenant elle apparaît: les néo-hégéliens et d'autres (p.ex. le Russe Ouspensky et un ou deux penseurs allemands, je crois) semblent chercher à l'atteindre. Il y a cependant une différence.

En Orient, et particulièrement en Inde, les penseurs métaphysiques ont essayé, comme en Occident, de déterminer par l'intellect la nature de la plus haute Vérité. Mais en premier heu, ils ont donné à la pensée mentale, non pas la place suprême comme instrument de découverte de la Vérité, mais seulement un statut secondaire. La première place a toujours été donnée à l'intuition spirituelle, à l'illumination et à l'expérience spirituelle; une conclusion intellectuelle qui contredit cette autorité suprême est tenue pour non valable. En second lieu, chaque philosophie s'est armée d'un moyen pratique d'atteindre l'état suprême de conscience, si bien que même lorsqu'on part de la pensée, le but est de parvenir à une conscience au-delà de la pensée mentale. Chaque philosophe fondateur (et aussi ceux qui perpétuent son travail ou son école) a été un penseur métaphysique doublé d'un yogi. Ceux qui n'étaient que des philosophes intellectuels étaient respectés pour leur érudition mais ne prenaient jamais rang de découvreurs de la vérité. Et les philosophies qui manquaient de moyens suffisamment puissants pour atteindre l'expérience spirituelle s'éteignaient et devenaient des choses du passé, parce qu'elles ne contenaient pas le dynamisme nécessaire à la découverte et à la réalisation spirituelles.

En Occident, c'est exactement le contraire qui s'est produit. La pensée, l'intellect, la raison logique vinrent à être considérées de plus en plus comme le moyen le plus élevé et même la fin la plus élevée; en philosophie, la Pensée est l'alpha et l'oméga. C'est par la réflexion intellectuelle et la spéculation que la vérité doit être découverte; l'expérience spirituelle elle-même a été sommée de se soumettre aux épreuves de l'intellect, si elle voulait être tenue pour valable — à l'inverse de l'attitude indienne. Même ceux qui voient que la Pensée mentale doit être dépassée et qui admettent un "Autre Chose" supramental ne semblent pas échapper au sentiment que c'est par la Pensée mentale, se sublimant et se transmuant, que cette autre Vérité doit être atteinte et substituée à la limitation et à l'ignorance mentales. Et une fois de plus la pensée occidentale a cessé d'être dynamique; elle a recherché une théorie des choses, non une réalisation. Elle était encore dynamique chez les anciens Grecs, mais à des fins morales et esthétiques plutôt que spirituelles. Plus tard, elle est devenue encore plus purement intellectuelle et académique; elle est devenue une spéculation uniquement intellectuelle, sans aucun moyen pratique d'atteindre la Vérité par l'expérience spirituelle, par la découverte spirituelle, par une transformation spirituelle. Sans cette différence, il n'y aurait pas de raison que des chercheurs comme vous se tournent vers l'Orient pour y trouver un guide; car dans le domaine purement intellectuel, les penseurs occidentaux sont aussi compétents que n'importe quel sage oriental. C'est la voie spirituelle, la route qui mène au-delà des niveaux de l'intellect, le passage de l'être extérieur au Moi le plus profond, que le mental de l'Europe a perdu en se surintellectualisant.

Dans les extraits de Bradley et Joachim que vous m'avez envoyés, c'est encore l'intellect qui réfléchit à ce qui est au-delà de lui-même et parvient à une conclusion intellectuelle spéculative, raisonnée, sur ce sujet. Ces textes ne contiennent pas le dynamisme nécessaire au changement qu'ils tentent de décrire. Si ces écrivains exprimaient en termes mentaux une réalisation, même mentale, une expérience intuitive de cet "Autre Chose que la Pensée", alors quelqu'un qui serait prêt la sentirait à travers le voile du langage qu'ils emploient et se rapprocherait de la même expérience. Ou si, étant parvenus à la conclusion intellectuelle, ils étaient passés à la réalisation spirituelle, trouvant la voie ou empruntant une voie déjà découverte, alors en suivant leur pensée, on pourrait se préparer à la même transition. Mais il n'y a rien de tel dans toute cette pensée ardue. Elle reste dans le domaine de l'intellect et dans ce domaine elle est sans aucun doute admirable; mais elle n'atteint pas le dynamisme nécessaire à l'expérience spirituelle.

Ce n'est pas en "réfléchissant" à la réalité totale, mais par un changement de conscience qu'on peut passer de l'ignorance à la Connaissance — la Connaissance par laquelle nous devenons ce que nous connaissons. Passer de la conscience extérieure à une conscience directe et intimement intérieure; élargir la conscience hors des limites de l'ego et du corps; l'élever par une volonté et une aspiration intérieures et une ouverture à la Lumière jusqu'à ce qu'elle passe, dans son ascension, au-delà du Mental; amener une descente du Divin supramental par le don de soi et la soumission avec pour conséquence une transformation du mental, de la vie et du corps — telle est la voie intégrale vers la Vérité.1 C'est ce que nous appelons ici la Vérité et c'est le but de notre yoga.

15.06.1930

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Le yoga n'est pas une question d'idées, mais une question d'expérience spirituelle intérieure. Le simple fait d'être attiré par un ensemble quelconque d'idées religieuses ou spirituelles n'apporte aucune réalisation. Le yoga entraîne un changement de conscience; une simple activité mentale n'amènera pas un changement de conscience, elle ne peut apporter qu'un changement mental. Et si votre mental est suffisamment mobile, il continuera à passer d'une chose à une autre jusqu'à la fin sans parvenir à aucune route sûre ni à aucun havre spirituel. Le mental peut penser, douter, questionner, accepter, retirer son acceptation, faire des formations et les défaire, prendre des décisions et les révoquer, en jugeant toujours à la surface et par des indications de surface, et par conséquent n'arrivant jamais à aucune expérience profonde et ferme de la Vérité, mais par lui-même il ne peut pas faire plus. Le mental n'a que trois manières de se changer en un chenal ou un instrument de la Vérité. Ou bien il devient silencieux dans le Moi et laisse place à une conscience plus large et plus grande; ou il se fait passif à la Lumière intérieure et permet à cette Lumière de l'utiliser comme moyen d'expression; ou encore, il se transforme lui-même de mental intellectuel superficiel et questionneur qu'il est en une intelligence intuitive, un mental de vision apte à percevoir directement la divine Vérité.

Si vous voulez faire quoi que ce soit dans le sentier du yoga, vous devez fixer une fois pour toutes la voie que vous entendez suivre. Il est inutile de vous tourner vers l'avenir et ensuite de toujours regarder vers le passé; de cette manière vous n'arriverez nulle part. Si vous êtes lié à votre passé, retournez-y et suivez la voie que vous aviez choisie alors; mais si vous choisissez plutôt cette voie-ci, vous devez vous donner entièrement à elle dans un seul but, et ne pas regarder en arrière à tout moment.

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Quant aux doutes et aux argumentations qui y répondent, j'ai depuis longtemps abandonné cette pratique car je la trouve parfaitement inutile. Le yoga n'est pas un lieu de controverses et de dissertations intellectuelles. Ce n'est pas en exerçant le mental logique ou contradictoire que l'on peut arriver à une vraie compréhension du yoga ou le suivre. Un esprit dubitatif, un "doute honnête", l'exigence que le mental soit satisfait et fait juge de tous les points est excellent dans le domaine de l'action mentale extérieure. Mais le yoga n'est pas un domaine mental, la conscience qui doit être établie n'est pas une conscience mentale, logique ou contradictoire — le yoga pose même en principe que la sâdhanâ ne peut pas atteindre son but, si le mental, y compris le mental intellectuel ou logique, n'est pas tranquille, et jusqu'à ce qu'il le soit, et tant qu'il ne s'ouvre pas dans la quiétude ou le silence à une conscience, à une vision, à une connaissance plus hautes et plus profondes. Pour la même raison une ouverture sans discussion au gourou est exigée par la tradition spirituelle indienne; les griefs, les critiques et les attaques contre le gourou étaient considérés comme répréhensibles et comme le plus sérieux obstacle possible à la sâdhanâ.

Si l'on pouvait surmonter l'esprit de doute en fournissant des arguments, l'exigence de voir ce doute retiré en satisfaisant la logique pourrait être justifiée. Mais l'esprit du doute doute pour lui-même, pour le plaisir de douter, il utilise le mental comme instrument de son dharma particulier, et cela plus encore lorsque le mental pense qu'il cherche sincèrement une solution à ses doutes honnêtes et irrésistibles. De plus, les opinions mentales diffèrent toujours, et il est bien connu que les gens peuvent discuter indéfiniment, sans que l'un arrive jamais à convaincre l'autre. Continuer perpétuellement à répondre à des doutes persistants et toujours renouvelés comme ceux qui ont longtemps rempli l'Ashram et obstrué la sâdhanâ ne revient qu'à contrecarrer le but du yoga et à aller à l'encontre de son principe central, sans gain spirituel ou autre de quelque nature que ce soit. Si quelqu'un surmonte ses doutes fondamentaux, c'est par la croissance du psychique en lui ou par un élargissement de sa conscience et non autrement. On peut répondre aux questions qui naissent d'un esprit de recherche, sans agressivité ni besoin de s'affirmer, comme une partie de la soif de connaissance, mais "l'esprit de doute" est insatiable et impossible à apaiser.

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Parmi les mille questions et réponses mentales il n'y en a qu'une ou deux ici et là qui apportent vraiment une aide dynamique — alors qu'une seule réponse intérieure ou une petite croissance de la conscience fera ce que ces mille questions et réponses ne pouvaient faire. Le yoga ne procède pas par upadeśa mais par influence intérieure. Exposer votre état, vos expériences, etc., et vous ouvrir à l'aide est plus important que de poser des questions.

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Tout le monde sait penseur spirituel aussi bien que matérialiste — que, pour l'être qui a été créé ou qui s'est développé naturellement dans l'ignorance ou l'inconscience de la Nature, le monde n'est ni un lit de rosés ni un sentier de joyeuse Lumière. C'est un voyage difficile, une bataille et un combat, une croissance souvent pénible et pleine de vicissitudes, une vie assiégée par l'obscurité, le mensonge et la souffrance. Il a ses joies et ses plaisirs du mental, du vital et du physique, mais ceux-ci n'apportent qu'une saveur transitoire — à laquelle pourtant le vital n'est pas prêt à renoncer — et n'amènent en fin de compte que dégoût, lassitude et désillusion. Alors? Il est facile de dire que le Divin n'existe pas, mais cela ne mène nulle part — vous restez où vous êtes sans perspective et sans issue ni Russel — ni aucun matérialiste ne peut vous dire où vous allez, ni même où vous devriez aller. Le Divin ne se manifeste pas de manière à être reconnu dans les circonstances extérieures du monde — avouons-le. Tout cela n'est pas l'œuvre d'un autocrate irresponsable agissant quelque part — ce sont les circonstances d'un fonctionnement de Forces selon une certaine nature d'être, on pourrait dire un certain postulat ou un certain problème d'être dans lequel nous avons tous, en réalité, consenti à entrer et à coopérer. Le travail est pénible, hasardeux, ses vicissitudes sont imprévisibles? Alors il y a deux possibilités — soit en sortir dans le Nirvana par la voie bouddhiste ou illusionniste, soit entrer en soi-même et y trouver le Divin puisqu'il est impossible de le découvrir à la surface. Car ceux qui l'ont tenté — et ils étaient non pas quelques-uns mais des centaines et des milliers — ont témoigné à travers les âges qu'il est là et que c'est la raison d'être du yoga. Cela prend du temps? Le Divin est dissimulé derrière le voile épais de sa Maya et ne répond pas aussitôt, ni dans les premiers temps à notre appel? Ou il ne jette qu'un regard incertain et fugitif et ensuite se retire en attendant que nous soyons prêts? Mais si le Divin a une valeur, ne vaut-il pas la peine, le temps et le labeur de le rechercher; et devons-nous insister pour l'obtenir sans apprentissage, ni sacrifice, ni souffrance, ni peine? Une exigence de cette nature est certainement irrationnelle. Il est hors de doute que nous devons nous intérioriser, passer derrière le voile pour le trouver; alors seulement nous pouvons le voir au-dehors et l'intellect peut être forcé, sinon convaincu, d'admettre sa présence par l'expérience — tout comme un homme qui voit ce qu'il a nié et ne peut plus le nier. Mais pour cela il faut accepter les moyens, et aussi la persévérance de la volonté et la patience dans le labeur.

10.09.1933

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Mais pourquoi diable votre ami désespéré veut-il que tout le Monde soit d'accord avec lui, suive sa ligne de conduite préférée ou adopte ses convictions? C'est le rêve que le politicien n'a jamais réalisé ou n'a réalisé qu'en opprimant par la violence le mental et la vie de l'homme, ce qui est le pire forfait que puisse commettre un homme d'action. Les dieux "incarnés" — gourou et hommes spirituels dont il se plaint si amèrement — sont plus modestes dans leurs espérances et se contentent d'une poignée ou, si vous voulez, d'une "ashramée" de disciples, et ne les demandent même pas, mais ils viennent, ils viennent. Ne sont-ils donc pas — ces "incarnés" qu'il dénonce — plus près de la raison et de la sagesse que les chefs politiques? — à moins, évidemment, que l'un d'eux ne commette l'erreur de fonder une religion universelle, mais tel n'est pas notre cas. En outre, il vous reproche de perdre votre raison dans une foi aveugle. Mais sa vision des choses n'est-elle pas une foi raisonnée? Vous croyez selon votre foi, ce qui est assez naturel, il croit selon son opinion, ce qui est naturel aussi, mais pas mieux, s'il s'agit de la probabilité de parvenir à la vraie vérité des choses. Son opinion est conforme à sa raison. De même les opinions de ses adversaires politiques sont conformes à leur raison, et cependant ils affirment une idée diamétralement opposée à la sienne. Comment le raisonnement démontrera-t-il qui a raison? Les parties opposées peuvent se disputer jusqu'à en étouffer — elles ne parviendront pas à approcher d'une conclusion. Prévaudra finalement celui qui a le plus de force ou qui est favorisé par le cours des événements. Mais qui peut regarder le monde tel qu'il est et dire que le cours des événements est toujours (ou jamais) conforme à la juste raison — quelle que soit cette chose nommée juste raison? En fait il n'existe pas de raison infaillible et universelle qui puisse décider et arbitrer entre des opinions contradictoires; il n'y a que ma raison, votre raison, la raison de X, la raison de Y, multipliées jusqu'à l'innombrable discordance. Chacun raisonne selon sa vision des choses, son opinion, c'est-à-dire sa constitution mentale et sa préférence mentale. À quoi bon par conséquent dénigrer la foi qui après tout offre quelque chose à quoi s'accrocher au milieu des contradictions d'un univers énigmatique? Si on peut parvenir à une connaissance qui sait, c'est une autre affaire; mais tant que nous n'avons qu'une ignorance qui discute, alors, il y a encore place pour la foi — la foi peut même être une lueur de la connaissance qui sait, même lointaine, et entre-temps il est hors de doute qu'elle aide à obtenir un résultat. Voilà un raisonnement pour vous! — comme tout autre raisonnement convaincant pour les convaincus, mais pas pour les inconvaincables, c'est-à-dire pour ceux qui n'acceptent pas le terrain sur lequel danse le raisonnement. La logique, après tout, n'est qu'une danse rythmée du mental, rien de plus.

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Votre rêve n'était certainement pas une chimère; c'était une expérience intérieure et vous pouvez lui donner sa pleine valeur. Quant aux autres questions, elles sont pleines de complications et je ne suis pas armé pour trancher le nœud gordien à l'aide d'une phrase. Vous avez certainement raison de suivre la vérité directement pour votre propre compte et n'avez pas de raison d'accepter la théorie ou la solution de X ou de quelqu'un d'autre. L'homme a besoin tout ensemble de foi et de raison tant qu'il n'a pas atteint une perspicacité plus sûre et une connaissance plus grande. Sans foi il ne peut certainement marcher sur aucune route, et sans raison il pourrait aussi bien, même en s'appuyant sur le bâton de la foi, marcher dans l'obscurité. X fonde sa foi, sinon sur la Raison, du moins sur des raisons; et le rationaliste, le ratiocineur ou le raisonneur doit avoir une foi quelconque, ne serait-ce que la foi en la Raison elle-même, qui soit suffisante et péremptoire, de même que le croyant a foi en sa foi comme étant suffisante et péremptoire. Pourtant les deux sont capables d'erreur, et le sont nécessairement, puisque les deux sont des instruments du mental humain dont la nature est d'errer, et partagent les limitations du mental. Chacun doit marcher dans sa propre lumière même s'il y a des points sombres où il trébuche.

Tout cela cependant diffère de la question relative à la civilisation humaine actuelle. Ce n'est pas elle qui doit être sauvée, c'est le monde, et cela sera sûrement, bien que ce ne soit ni si facile ni si proche que certains le souhaitent ou l'imaginent, ou de la manière qu'ils imaginent. Le présent doit sûrement changer, mais il s'agit de savoir si ce sera par une destruction ou par une construction nouvelle sur la base d'une Vérité plus grande. La Mère a laissé la question en suspens, et je ne puis que faire de même. Après tout, le sage, à moins qu'il ne soit un prophète ou le directeur du Bureau astrologique de Madras, doit souvent se contenter d'adopter la position d'Asquith. Ni optimisme, ni pessimisme, telle est la vérité; ce ne sont que des manières d'être du mental ou du tempérament.

Il nous faut donc, sans optimisme ni pessimisme excessif, "attendre et voir".

09.1945

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La foi en les choses spirituelles qui est requise du sâdhak n'est pas une foi ignorante, mais une foi lumineuse, une foi en la lumière et non en l'obscurité. L'intellect sceptique la qualifie d'aveugle parce qu'elle refuse d'être guidée par des apparences extérieures ou des faits illusoires — car elle cherche la vérité qui est derrière — et parce qu'elle ne s'appuie pas sur les béquilles des preuves et des évidences. C'est une intuition, une intuition qui ne se contente pas d'attendre l'expérience pour se justifier, mais qui mène à l'expérience. Si je crois que je puis me soigner moi-même, j'arriverai au bout d'un certain temps à trouver le moyen de me soigner. Si j'ai foi en la transformation, je finirai par mettre la main sur le processus de la transformation et le démêler. Mais si je commence par douter et que je doute de plus en plus, jusqu'où irai-je dansée voyage?

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre 1.

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Quant à la question foi-doute, vous donnez ardemment au mot foi un sens et une portée que je ne lui attache pas. Il faudra que j'écrive non pas une mais plusieurs lettres pour éclaircir la question. Il me semble que vous entendez par foi une croyance mentale qui est en fait placée devant le mental et les sens sous la forme discutable d'une affirmation solennelle non justifiée. J'entends par foi une conviction intuitive dynamique, dans l'être intérieur, de la vérité des choses suprasensibles qui ne peuvent être démontrées par aucune preuve physique mais qui sont un objet d'expérience. Je soutiens que la foi est un préalable très souhaitable (sinon absolument indispensable — car il peut y avoir des cas où les expériences n'ont pas été précédées par la foi) à l'expérience désirée. Si j'insiste tant sur la foi — mais moins tout de même sur la foi positive que sur le rejet du doute et de la négation a priori — c'est parce que je m'aperçois que ce doute et cette négation sont devenus un instrument entre les mains des forces d'obstruction...

J'appelle la négation du matérialiste une négation a priori parce qu'il refuse de considérer ou d'examiner ce qu'il nie mais commence par nier, comme Léonard Woolf et son "charlatan, charlatan", pour la raison que ce qui contredit ses propres théories ne peut être vrai. D'autre part, la croyance en le Divin, la Grâce, le yoga, le gourou, etc., n'est pas un a priori, parce qu'elle repose sur une grande masse d'expérience humaine qui s'est accumulée au cours des siècles et des millénaires, tout autant que sur la perception intuitive personnelle. C'est par conséquent une perception intuitive confirmée par l'expérience des centaines et des milliers qui l'ont contrôlée avant moi.

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220

J'ai commencé à écrire sur le doute, et ce faisant je suis moi-même atteint d'un "doute": un écrit, si long soit-il, ou quoi que ce soit d'autre pourra-t-il jamais persuader le doute éternel de l'homme qui est la sanction de son ignorance innée? Tout d'abord, pour couvrir convenablement le sujet, il faudrait écrire environ 60 à 600 pages, mais 6000 pages convaincantes ne convaincraient pas le doute. Car le doute existe pour lui-même; sa vraie fonction est de douter toujours et, même quand il est convaincu, de continuer à douter; ce n'est que pour persuader celui qui l'entretient de lui donner le vivre et le couvert qu'il prétend être un honnête chercheur de la vérité. C'est une leçon que j'ai apprise par l'expérience de mon propre mental comme du mental des autres; la seule manière de se débarrasser du doute est de se munir de la discrimination comme détecteur de la vérité et du mensonge et sous sa sauvegarde d'ouvrir librement et courageusement la porte à l'expérience.

J'ai tout de même commencé à écrire, mais je partirai non du doute mais de l'appel vers le Divin pris comme certitude concrète, tout aussi concrète que n'importe quel phénomène physique appréhendé par les sens. Il est certain que le Divin doit être une certitude, non seulement aussi concrète, mais plus concrète encore que tout ce qui est ressenti par l'oreille, l'œil ou le toucher dans le monde de la Matière; mais c'est une certitude, non de la pensée mentale, mais de l'expérience essentielle. Quand la Paix de Dieu descend sur vous, quand la Présence divine est là en vous, quand l'Ânanda se répand soudain sur vous comme une mer, quand vous êtes poussé, comme une feuille dans le vent, par le souffle de la Force divine, quand l'Amour s'épanouit en vous sur toute la création, quand la Connaissance divine vous inonde d'une Lumière qui illumine et transforme en un moment tout ce qui avant était sombre, douloureux et obscur, quand tout ce qui est devient une partie de l'Unique Réalité, quand la Réalité est tout autour de vous, vous sentez immédiatement, par le contact spirituel, par la vision intérieure, par la pensée illuminée et visionnaire, par la sensation vitale et même parle sens physique, partout vous ne voyez, vous n'entendez, vous ne touchez que le Divin. Alors vous pouvez encore moins en douter ou le nier que vous ne pouvez nier ou douter de la Lumière, de l'air ou du soleil dans le ciel car de ces choses physiques vous ne pouvez pas être sûr, elles sont ce que les sens vous représentent, mais dans les expériences concrètes du Divin, le doute est impossible.

Quant à la permanence, vous ne pouvez vous attendre à une permanence des premières expériences spirituelles dès le début — seuls quelques-uns l'ont et même pour eux la grande intensité n'est pas toujours là; pour la plupart, l'expérience vient et ensuite se retire derrière le voile, attendant que la partie humaine soit préparée et rendue prête à supporter et à soutenir son accroissement et ensuite sa permanence. Mais en douter pour cette raison serait irrationnel à l'extrême. On ne doute pas de l'existence de l'air parce que le vent ne souffle pas toujours fortement, ni du soleil parce que la nuit s'interpose entre le crépuscule et l'aube. La difficulté réside dans la conscience humaine normale qui reçoit l'expérience spirituelle comme quelque chose d'anormal et en fait de supranormal. Cette normalité faible et limitée trouve difficile tout d'abord de recevoir ne serait-ce qu'un contact de cette expérience supranormale plus grande et plus intense; ou elle se dilue dans son propre tissu plus neutre d'expérience mentale ou vitale, et quand vient l'expérience spirituelle avec son propre pouvoir qui recouvre tout, très souvent elle ne peut la supporter, ou si elle la supporte, elle ne peut la retenir ni la conserver. Cependant, lorsqu'une brèche décisive a été faite dans les murs édifiés par le mental contre l'Infini, la brèche s'élargit, parfois lentement, parfois rapidement, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de mur, et alors vient la permanence.

Mais les expériences décisives ne peuvent pas être amenées, la permanence d'un nouvel état de conscience où elles seront normales ne peut pas être assurée si le mental interpose Instamment ses propres réserves, ses jugements préconçus, s formules ignorantes, ou s'il insiste pour parvenir à la certitude divine par les moyens qu'il emploierait pour atteindre la vérité très relative d'une conclusion mentale, par le raisonnement, le doute, l'investigation, et tout l'attirail de l'Ignorance tâtant et tâtonnant partout à la recherche de la Connaissance; ces choses plus grandes ne peuvent être amenées que par l'ouverture progressive d'une conscience apaisée et tournée fermement vers l'expérience spirituelle. Si vous demandez pourquoi le Divin en a disposé sur des bases si hautement inconfortables, la question est futile — car ce n'est rien d'autre qu'une nécessité psychologique imposée par la nature même des choses. Il en est ainsi parce que ces expériences du Divin ne sont pas des constructions mentales, ni des mouvements vitaux; ce sont des choses essentielles, non des choses simplement pensées mais des réalités, non senties mentalement mais senties dans notre essence et dans notre substance véritablement sous-jacentes. Sans aucun doute, le mental est toujours là et peut intervenir; il peut et doit avoir sa propre manière de mentaliser à propos du Divin, ses pensées, ses croyances, ses émotions, ses reflets mentaux de la Vérité spirituelle, et même une sorte de réalisation mentale qui répète de son mieux une sorte d'image de la plus haute Vérité, et tout cela n'est pas sans valeur mais ce n'est pas concret, familier et indubitable. Le mental par lui-même est incapable de certitude ultime; ce qu'il croit, il peut en douter; ce qu'il affirme il peut le nier; ce qu'il saisit, il peut le lâcher et en fait le lâche. Cela est, si vous voulez, sa liberté, son noble droit, son privilège; cela peut être tout ce que vous dites à sa louange, mais par ces méthodes du mental vous ne pouvez espérer (sauf en ce qui concerne les phénomènes physiques et encore...) arriver à quoi que ce soit que vous puissiez appeler une ultime certitude. C'est pour cette raison contraignante que la mentalisation ou l'investigation concernant le Divin ne peut, de son propre fait, amener le Divin. Si la conscience est tout le temps occupée par de petits mouvements mentaux — surtout accompagnés, comme ils le sont d'ordinaire, par une horde de mouvements vitaux, désirs, idées préconçues, et tout ce qui vicie la pensée humaine —, sans même parler de l'insuffisance innée de la raison, quelle place peut-il y avoir pour un nouvel ordre de connaissance, pour des expériences fondamentales ou pour ces jaillissements ou ces descentes profondes et énormes de l'Esprit? Il est en vérité possible que le mental, au milieu de ses activités, soit pris soudain par surprise, submergé, balayé, alors que tout est inondé d'une ruée soudaine d'expérience spirituelle. Mais si ensuite il se met à interroger, à douter, à théoriser, à supposer ce que cela peut être et si c'est vrai ou non; que peut faire le pouvoir spirituel, sinon se retirer et attendre que le mental cesse son ébullition?

Je poserai une simple question à ceux qui voudraient faire du mental intellectuel la mesure et le juge de l'expérience spirituelle. Le Divin est-il quelque chose de plus grand ou de plus petit que le mental? La conscience mentale avec son investigation tâtonnante, son argutie sans fin, son doute insatiable, sa logique rigide, sans souplesse, est-elle quelque chose de supérieur ou même d'égal à la Conscience divine, ou est-ce quelque chose d'inférieur par son action et sa condition? Si elle est plus grande, alors il n'y a pas de raison de chercher le Divin. Si elle est égale, alors l'expérience spirituelle est tout à fait superflue. Mais si elle est inférieure, comment peut-elle défier, juger, faire comparaître le Divin comme un accusé ou un témoin devant son tribunal, le sommer de se présenter comme un candidat à un examen devant un jury d'examinateurs ou l'épingler comme un insecte sous le regard du microscope? L'animal vital peut-il tenir pour infaillible la mesure de ses instincts vitaux, de ses associations d'idées et de ses impulsions vitales, et par cela juger, interpréter et sonder le mental de l'homme? Il ne le peut, parce que le mental de l'homme est un pouvoir plus grand travaillant d'une façon plus vaste, plus complexe, que la conscience vitale animale ne peut pas suivre. Est-il si difficile de voir que, de la même manière, la Conscience divine doit être quelque chose d'infiniment plus vaste, plus complexe que le mental humain, pleine de pouvoirs plus grands, de lumières plus grandes, se mouvant d'une manière que le simple mental ne peut juger, interpréter ou sonder par la mesure de sa raison faillible et de sa demi-connaissance limitée? Le simple fait demeure, que l'Esprit et le Mental ne sont pas la même chose et que c'est dans la conscience spirituelle que le yogi doit entrer (dans tout cela je ne parle pas du tout du supramental), s'il veut être en contact permanent ou en union permanente avec le Divin. Ce n'est donc pas une fantaisie du Divin ou une tyrannie d'insister pour que le mental reconnaisse ses limitations, s'apaise, renonce à ses exigences, s'ouvre et se soumette à une Lumière plus grande que celle qu'il peut trouver à son propre niveau plus obscur.

Cela ne signifie pas que le mental n'a aucune place dans la vie spirituelle; mais cela signifie qu'il ne peut même pas être l'instrument principal, moins encore l'autorité au jugement de laquelle tout doit se soumettre, y compris le Divin. Le mental doit apprendre de la conscience plus grande qu'il approche, et non pas lui imposer ses mesures; il doit recevoir l'illumination, s'ouvrir à une Vérité plus grande, admettre un pouvoir plus grand qui ne fonctionne pas selon des canons mentaux, se soumettre et permettre à sa demi-lumière et à sa demi-obscurité d'être inondées d'en haut jusqu'au moment où alors qu'il était aveugle il verra, alors qu'il était sourd il entendra, alors qu'il était insensible il sentira, et où, alors qu'il était décontenancé, incertain, interrogateur, déçu, il pourra avoir la joie, la plénitude, la certitude et la paix.

Telle est la position que prend le yoga, position fondée sur une expérience constante depuis que les hommes ont commencé à chercher le Divin. Si elle n'est pas vraie, alors il n'y a pas de vérité dans le yoga et le yoga n'est pas nécessaire. Si elle est vraie, c'est sur cette base, du point de vue de la nécessité de cette conscience plus grande, que nous devons voir si le doute est d'une utilité quelconque pour la vie spirituelle. Croire tout et n'importe quoi n'est certainement pas exigé du chercheur spirituel; une crédulité aussi confuse et imbécile ne serait pas seulement non-intellectuelle, elle serait au dernier point non-spirituelle. À chaque moment de la vie spirituelle, jusqu'à ce qu'on soit pleinement dans la lumière plus haute, il faut se tenir sur ses gardes et être capable de distinguer la vérité spirituelle de ses imitations pseudo-spirituelles ou de ses succédanés élaborés par le désir mental et vital. Le pouvoir de distinguer entre les vérités du Divin et les mensonges de l'Asoura est une nécessité capitale du yoga. La question est de savoir ce qui peut être mieux fait par la méthode destructrice et négative du doute, qui souvent tue le mensonge mais rejette aussi la vérité du même coup impartial, ou si un pouvoir de recherche plus positif, plus salutaire et plus lumineux peut être découvert, qui n'est pas contraint par son ignorance intrinsèque à faire face également à la vérité et au mensonge avec le stylet du doute et le gourdin de la négation. Le manque de discrimination dans la croyance mentale n'est pas l'enseignement de la spiritualité ni du yoga; la foi dont il parle n'est pas une croyance mentale brute, mais la fidélité de l'âme à la lumière qui guide au-dedans, une fidélité qui doit demeurer jusqu'à ce que la lumière la conduise dans la connaissance.

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Je ne demande à personne une "foi sans discrimination", tout ce que je demande est une foi fondamentale, sauvegardée par une discrimination patiente et tranquille — parce que ce sont elles qui sont propres à la conscience du chercheur spirituel et ce sont elles que j'ai moi-même utilisées; j'ai découvert qu'elles retiraient toute nécessité au dilemme gratuit selon lequel "ou vous devez douter de tout ce qui est supraphysique, ou vous devez être entièrement crédule", et qui fait partie du répertoire de l'argument matérialiste. Vos doutes, je le vois, reviennent constamment à la charge en répétant cette formule, malgré mes dénégations — renforçant ainsi mon affirmation que le Doute ne peut être convaincu, parce que par sa nature même il ne veut pas être convaincu; il continue toujours à piétiner le même terrain.

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre 1.

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L'anormal abonde dans ce monde physique, le supranormal s'y trouve aussi. En ces matières, mise à part toute question de foi, tout homme vraiment rationnel qui a un mental libre (non pas lié sur tous les points, comme celui des rationalistes ou des prétendus libres penseurs, par le triple nœud d'une incroyance a priori et irrationnelle) ne doit pas s'écrier immédiatement "fumisterie! mensonge!" mais suspendre son jugement jusqu'à ce qu'il ait l'expérience et la connaissance nécessaires. Nier dans l'ignorance ne vaut pas mieux qu'affirmer dans l'ignorance.

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre 1.

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Quel que soit le motif immédiat qui pousse le mental ou le vital, s'il y a une vraie recherche du Divin dans l'être, elle doit mener en fin de compte à la réalisation du Divin. L'âme au-dedans a toujours un ardent désir (ahaitukī) du Divin; le hetu ou motif particulier n'est qu'une impulsion qu'elle utilise pour amener le mental et le vital à suivre l'élan intérieur. Si le mental et le vital peuvent sentir et accepter tel quel le pur amour de l'âme pour le Divin, alors la sâdhanâ prend tout son pouvoir et bien des difficultés disparaissent; mais même si tel n'est pas le cas, ils obtiendront ce qu'ils recherchent dans le Divin et par là arriveront à réaliser quelque chose, et même à dépasser la limite du désir originel... Je puis dire que l'idée d'un Divin sans joie est une absurdité, que seule pouvait engendrer l'ignorance du mental! L'amour de Râdhâ n'est fondé sur rien de semblable, mais signifie simplement ceci: quelles que soient les choses qui viennent sur le chemin qui mène au Divin, peine ou joie, milana ou viraha, et quelle que soit la durée des souffrances, l'amour de Râdhâ est immuable et conserve sa foi et sa certitude pointant fixement comme une étoile vers l'objet suprême de l'Amour.

Qu'est-ce que l'Ânanda, après tout? Le mental peut n'y voir qu'une condition psychologique agréable — mais si ce n'était que cela, ce ne pourrait pas être le ravissement que les bhakta et les mystiques y trouvent. Quand l'Ânanda vient en vous, c'est le Divin qui vient en vous; de même quand la Paix vous inonde, c'est le Divin qui vous envahit, ou quand vous êtes inondé de Lumière, c'est le flot du Divin lui-même qui est autour de vous. Évidemment, le Divin est bien plus, bien d'autres choses, et en elles toutes il est une Présence, un Être, une Personne divine; car le Divin est Krishna, Shiva, la Mère suprême. Mais à travers l'Ânanda vous pouvez percevoir Krishna Ânandamaya, car l'Ânanda est le corps subtil et l'être subtil de Krishna; à travers la Paix vous pouvez percevoir Shântimaya Krishna; dans la Lumière, dans la Connaissance libératrice, l'Amour, le Pouvoir d'accomplissement et d'élévation, vous pouvez rencontrer la présence de la Mère divine. C'est cette perception qui rend l'expérience des long soit et des bhaktas et mystiques si extatique et leur permet de passer plus facilement à travers les nuits d'angoisse et de séparation; quand il y a cette perception de l'âme, elle donne à l'Ânanda, même s'il est faible ou bref, une force ou une valeur qu'il ne pourrait pas avoir autrement, et l'Ânanda lui-même en recueille un pouvoir grandissant pour demeurer, revenir, croître.

Je puis difficilement répondre aux critiques de Russell, car la conception du Divin comme une Puissance extérieure omnipotente qui a "créé" le monde et le gouverne comme un monarque absolu et arbitraire (la conception chrétienne ou sémitique), n'a jamais été mienne; elle contredit trop ma vision et mon expérience depuis trente ans de sâdhanâ. C'est contre cette conception que s'élève l'objection athée — car l'athéisme en Europe a été une réaction superficielle et plutôt enfantine contre une religiosité exotérique peu profonde et enfantine avec ses notions populaires insatisfaisantes et grossièrement dogmatiques. Mais quand je parle de la Volonté divine, j'entends quelque chose de différent: quelque chose qui est descendu ici-bas dans un monde d'Ignorance en évolution et qui se tient derrière les choses, faisant pression sur l'Obscurité avec sa Lumière, conduisant les choses, pour le moment, vers le mieux possible dans les conditions d'un monde d'Ignorance, et finalement les préparant à la descente d'un pouvoir divin plus grand dont l'omnipotence sera, non pas limitée et modifiée par les lois du monde tel qu'il est, mais en pleine action et qui, par conséquent, amènera le règne de la lumière, de la paix, de l'harmonie, de la joie, de l'amour, de la beauté et de l'Ânanda, car telle est la nature divine. La Grâce divine est là, prête à agir à chaque instant, mais elle se manifeste à mesure que l'on grandit et que l'on passe de la Loi de l'Ignorance à la Loi de la Lumière, et elle n'est pas là comme un caprice arbitraire, si miraculeuse qu'en soit souvent l'intervention, mais comme une aide pour cette croissance et une Lumière qui conduit et finalement libère. Si nous prenons les faits du monde tels qu'ils sont et les faits de l'expérience spirituelle — dont aucun ne peut être nié ni négligé —, je ne vois pas quel autre Divin il peut y avoir. Ce Divin peut nous conduire souvent à travers l'obscurité, parce que l'obscurité est là en nous et autour de nous, mais c'est vers la Lumière qu'il conduit et vers rien d'autre.

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Le point concernant la fausse représentation que l'intellect se fait du "Sans-Forme" (résultat de l'expression purement négative de quelque chose qui est familier et positif au-delà de toute expression) est très bien traité et atteint la vérité en son centre. Tout ceux qui ont eu l'Ânanda du Brahman ne peuvent que sourire de l'accusation de froideur; il porte en lui un absolu d'extase immuable, une concentration intense de ravissement silencieux et inaliénable qu'il est impossible même de suggérera qui n'en a pas eu l'expérience. La Réalité éternelle n'est ni froide ni sèche ni vide; vous pourriez aussi bien dire que le soleil du plein été est froid, que l'océan est sec ou que la plénitude parfaite est vide. Même quand vous y pénétrez par élimination de la forme et de tout le reste, elle jaillit comme une plénitude miraculeuse — c'est en vérité le pourna; quand on y pénètre par affirmation autant que par négation, il ne peut évidemment pas être question de vide ni de sécheresse! Tout est là, et plus que ce qu'on pourrait jamais imaginer comme le tout. C'est pourquoi il faut s'élever contre l'intellect qui entre de force comme un juge sab-jāntā (qui connaît tout): s'il restait dans ses propres limites, il n'y aurait pas lieu de s'élever contre lui. Mais il fait des constructions de mots et d'idées qui ne s'appliquent pas à la Vérité, balbutie des sottises dans son ignorance et fait de ses constructions un mur refusant de laisser entrer la Vérité qui surpasse ses propres capacités et sa propre compétence.

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Si l'on est aveugle, il est tout à fait naturel — car l'intelligence humaine est, après tout, au mieux, une chose assez imbécile — de nier la lumière du jour; si la vision naturelle la plus haute ne contemple que des brumes miroitantes, il est également naturel de croire que toute vision élevée n'est qu'une brume ou un miroitement. Mais la Lumière existe malgré tout — et la Vérité spirituelle est plus qu'une brume et un miroitement.

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À propos de ce qu'a écrit le professeur Sorley, l'"Énigme de ce monde" ne prétendait évidemment pas donner un exposé complet ou direct de ma pensée et, comme il était principalement destiné à des sâdhak, bien des choses étaient considérées comme allant d'elles-mêmes. La plupart des idées principales — par exemple le surmental — n'étaient pas élucidées. Pour rendre claires à l'intellect les idées implicites, elles doivent être mises avec précision sous une forme intellectuelle — pour autant que cela soit possible quand il s'agit de choses supra-intellectuelles. Ce qui est écrit dans ce livre peut être clair pour ceux qui sont allés assez avant dans l'expérience, mais pour la plupart cela ne peut que suggérer.

Je ne pense pas, cependant, que l'exposé de choses supra-intellectuelles entraîne la nécessité de faire des distinctions à la manière de l'intellect. Car fondamentalement, ce n'est pas l'expression d'idées obtenues par la pensée spéculative. Il faut parvenir à la connaissance spirituelle par expérience et par une conscience des choses qui sort directement de cette expérience ou encore y est sous-jacente ou englobée. Cette sorte de connaissance, par conséquent, est fondamentalement une conscience et non une pensée ou une idée formulée. Par exemple, ma première expérience majeure — radicale et écrasante, bien que par la suite, elle ne soit pas apparue comme définitive et totale — est venue après et par l'exclusion et l'extinction de toute pensée — il y eut d'abord ce qu'on pourrait appeler une conscience spirituellement substantielle ou concrète de tranquillité et de silence, ensuite la perception d'une Réalité unique et suprême en présence de laquelle les choses n'existaient que comme des formes, mais des formes pas du tout substantielles ni réelles ni concrètes; mais tout cela apparaissait à une perception spirituelle et à un sens essentiel et impersonnel, et il n'y avait pas le moindre concept, pas la moindre idée de réalité ou d'irréalité; ni aucune autre notion, car tout concept ou idée était réduit au silence ou plutôt entièrement absent dans la tranquillité absolue. Ces choses étaient connues directement à travers la pure conscience et non à travers le mental; les concepts, les mots ou les noms n'étaient donc pas nécessaires. En même temps ce caractère fondamental de l'expérience spirituelle n'est pas absolument limitatif; il peut exister sans pensée, mais il peut exister avec la pensée aussi. Évidemment, la première idée du mental serait que le recours à la pensée renvoie immédiatement au domaine de l'intellect — et d'abord et pendant longtemps ce peut être le cas; mais selon mon expérience ce n'est pas inévitable. Cela se produit quand on essaie d'exposer intellectuellement l'expérience; mais il y a un autre genre de pensée qui surgit comme si c'était un corps ou une forme de l'expérience ou de la conscience involués en elle — ou une partie de cette conscience —, et cela ne me paraît pas être d'un caractère intellectuel. Cela contient une autre lumière, une autre puissance, un sens à l'intérieur du sens. Il en est clairement ainsi de ces pensées qui viennent sans que les mots soient nécessaires pour les incarner, ces pensées qui sont de la nature d'une vision directe dans la conscience, ou même d'une sorte de sens intime ou de contact se formulant en une expression précise de sa perception (j'espère que ce n'est pas trop mystique ou incompréhensible); mais on pourrait dire nue dès que les pensées se transforment en mots elles appartiennent au royaume de l'intellect — car les mots sont fabriqués par l'intellect. Mais en est-il ainsi réellement et inévitablement? Il m'a toujours semblé qu'à l'origine les mots venaient d'ailleurs que le mental pensant, bien que le mental pensant s'en empare, les transforme à son propre usage et les martèle librement pour ses propres desseins. Mais même autrement, n'est-il pas possible d'utiliser les mots pour exprimer quelque chose qui n'est pas intellectuel? Housman soutient que la poésie n'est parfaitement poétique que lorsqu'elle est non-intellectuelle, qu'elle est non-sens. C'est trop paradoxal, mais je suppose qu'il veut dire que si elle est soumise à l'épreuve stricte de l'intellect, elle paraît extravagante parce qu'elle communique quelque chose qui exprime un genre de vision différent de ce que l'intellect nous apporte et qui est réel pour cette vision. N'est-il pas possible que les mots puissent surgir de la conscience supra-intellectuelle, qui est le pouvoir essentiel de l'expérience spirituelle, et que le langage puisse être employé pour l'exprimer — au moins jusqu'à un certain point et d'une certaine manière? Cela, cependant, est dit en passant — quand on essaie d'expliquer l'expérience spirituelle à l'intellect même, alors c'est une autre affaire.

L'interpénétration des plans est véritablement pour moi une partie capitale et fondamentale de l'expérience spirituelle sans laquelle le yoga tel que je le pratique et son but ne pourraient pas exister. Car ce but est de manifester, d'atteindre et d'incarner une conscience plus haute sur la terre et non de s'évader de la terre vers un monde plus élevé ou quelque suprême Absolu. Les anciens yoga (pas tous) allaient à l'opposé — mais c'était, je pense, parce qu'ils trouvaient que la terre était un lieu plutôt invivable pour tout être spirituel et que la résistance au changement était trop obstinée pour être supportable; la nature de la terre leur paraissait rappeler la comparaison de Vivékânanda sur la queue du chien, qui, chaque fois que vous la redressez, revient à sa courbe d'origine. Mais la proposition fondamentale en cette matière a été proclamée très définitivement dans les dénégations renforçant qui sont allées jusqu'à dire que la Terre est la fondation, que tous les mondes sont sur la terre et qu'imaginer une différence tranchée ou irréconciliable entre eux est une ignorance; ici et nulle part ailleurs, non pas en allant dans un autre monde, doit venir la divine réalisation. Cette déclaration a servi à justifier une réalisation purement individuelle, mais elle peut également être la base d'un effort plus vaste.

Quant au polythéisme, j'admets certes la vérité des formes et des personnalités multiples de l'Un qui, depuis les temps védiques, a été l'essence spirituelle du polythéisme indien — aspect secondaire de la recherche de l'Unique et seul Divin. Mais le passage auquel se réfère le professeur Sorley (p.56) concerne autre chose — les petites divinités et les Titans dont il parle ici sont des êtres supraphysiques d'autres plans. Il n'est pas dans mon intention de suggérer qu'ils sont de vraies divinités et qu'ils ont droit au culte — au contraire, j'indique qu'admettre leur influence est se diriger vers l'erreur et la confusion ou vers une déviation hors de la vraie voie spirituelle. Sans aucun doute, ils ont le pouvoir de créer, ils sont faiseurs de formes à leur propre manière et dans leur domaine limité, mais les hommes aussi sont créateurs de choses intérieures et extérieures dans leur propre domaine et leurs propres limites — et les pouvoirs créateurs de l'homme peuvent même avoir des répercussions sur les niveaux supraphysiques.

Je conviens que l'ascétisme peut être excessif. Il a sa place en tant que moyen — non le seul — de se maîtriser; mais l'ascétisme qui se coupe de la vie est une exagération, bien que cette exagération ait eu des résultats remarquables qu'il aurait été difficile d'obtenir autrement. Le jeu des forces dans ce monde est énigmatique, il échappe à toute règle rigide de la raison, et même une exagération comme celle-là est souvent employée pour amener quelque chose de nécessaire, chez l'homme, au plein développement d'un accomplissement, d'une connaissance et d'une expérience. Mais l'ascétisme était tout de même une exagération et non, comme il le prétendait, le sentier indispensable vers le véritable but.

14.01.1934

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227

Je ne trouve rien à redire au commentaire du professeur Sorley sur le mental tranquille, clair et lumineux, car il indique correctement le procédé par lequel le mental se prépare à recevoir le reflet de la Vérité plus haute sur sa surface ou sa substance paisible. Une chose peut-être doit être gardée présente à l'esprit — cette pure tranquillité du mental est toujours la condition requise, le sine qua non, mais il y a plus d'une manière de l'amener. Cela ne peut pas, par exemple, être fait par le seul effort du mental pour se débarrasser de toute émotion ou passion importune, ou de ses propres vibrations caractéristiques, ou des vapeurs obscurcissantes d'une inertie physique qui apporte le sommeil ou la torpeur du mental physique plutôt que son silence vigilant — car ce n'est que le processus ordinaire du yoga de la connaissance. Cela peut survenir aussi par la descente d'en haut d'une grande tranquillité spirituelle imposant le silence au mental, au cœur, aux impulsions de la vie, aux réflexes physiques. Une descente soudaine de ce genre ou une série de descentes accumulant la force et l'efficacité est un phénomène d'expérience spirituelle bien connu. Ou encore, on peut entamer à cette fin un processus d'un genre ou d'un autre, qui demanderait normalement un long travail, et être saisi, dès le début, par une rapide intervention ou une manifestation du Silence dont l'effet est hors de toute proportion avec les moyens utilisés au commencement. On débute avec une méthode, mais le travail est repris par la Grâce venue d'en haut, de Cela à quoi on aspire, ou par une irruption des infinitudes de l'Esprit. Je suis moi-même parvenu de cette manière au silence absolu du mental, que j'étais incapable d'imaginer avant d'en avoir eu l'expérience.

Un autre point est assez important — la nature exacte de cette luminosité, de cette clarté, de cette tranquillité — de quoi elle est constituée, si elle est simplement une condition psychologique ou quelque chose de plus. Le professeur Sorley dit que ces mots sont, après tout, des métaphores et il veut exprimer, et réussit à exprimer la même chose dans une langue plus abstraite. Mais je n'avais pas conscience d'utiliser des métaphores quand j'écrivais la phrase, tout en étant conscient que, pour les autres, les mots pouvaient avoir cette apparence. Je pense même que pour quelqu'un qui a eu la moitié de la même expérience, ils sembleraient décrire cet état intérieur de façon non seulement plus vivante, mais plus exacte que n'importe quel langage plus abstrait. Il est vrai que les métaphores, les symboles, les images sont des auxiliaires constamment appelés par le mystique pour exprimer ses expériences: c'est inévitable parce qu'il doit exprimer, dans un langage conçu ou du moins élaboré et manipulé par le mental, les phénomènes d'une conscience autre que le mental et à la fois plus complexe et plus subtilement concrète. C'est cette réalité subtilement concrète, suprasensiblement sensible du phénomène de cette conscience à laquelle parvient le mystique, qui justifie l'usage de la métaphore et de l'image en tant que transcription plus vivante et plus concrète que les termes abstraits utilisés par la réflexion intellectuelle dans les procédés caractéristiques qui lui sont propres. Si les images employées sont trompeuses ou descriptivement inexactes, c'est que l'écrivain a une force d'expression inadaptée à l'intensité de son expérience. Le scientifique parle d'ondes de lumière, ou d'ondes de son, et emploie ainsi une métaphore, mais une métaphore qui correspond au fait physique et est parfaitement applicable — car il n'y a pas de raison qu'il n'y ait pas une onde, un flot constamment mouvant de lumière ou de son comme une eau. Mais quand je parle de la luminosité, de la clarté, de la tranquillité du mental, je n'ai pas du tout l'impression d'appeler une métaphore à mon aide. J'avais dans l'idée une description aussi précise et positive que si je décrivais de la même manière une étendue d'air ou un plan d'eau. Car l'expérience mystique du mental — surtout quand il devient tranquille n'est pas celle d'une condition abstraite, ni d'une disparition, ni d'un élément insaisissable de la conscience — c'est l'expérience d'une substance subtile et étendue dans laquelle il peut y avoir, et il y a, des ondes, des courants, des vibrations non matériels et cependant aussi définis, perceptibles, contrôlables par un sens intérieur que n'importe quel mouvement d'énergie ou de substance matérielle par le sens physique. La tranquillité du mental est d'abord la mise au repos des mouvements habituels de pensée, des formations de pensée, des courants de pensée qui agitent la substance mentale et pour beaucoup cela est un silence mental suffisant. Mais même dans cette pause de tout mouvement de pensée ou mouvement de sentiments, quand on regarde de plus près, on voit que cette substance mentale est dans un état constant de vibration très subtile, difficile tout d'abord à observer, mais ensuite tout à fait évident — et cet état de vibration constante peut être aussi néfaste à la réception ou à la réflexion exacte de la Vérité qui descend que tout autre mouvement de pensée plus formé — car c'est la source d'une mentalisation qui peut diminuer ou distordre l'authenticité de la Vérité plus haute ou la briser en réfractions mentales. Quand je parle d'un mental tranquille, j'entends un mental dans lequel ces perturbations n'existent plus. À mesure qu'elles s'apaisent on peut sentir croître la tranquillité et la clarté qui en résultent, aussi palpables qu'on peut percevoir la clarté et la tranquillité d'une atmosphère physique. Ce que je décris comme la luminosité — c'est un autre élément — se résume à un phénomène de Lumière courant dans l'expérience mystique. Cette Lumière n'est pas une métaphore — comme lorsque Goethe dans ses derniers moments réclamait plus de lumière elle se présente comme une illumination très positive, vue et sentie véritablement par le sens intérieur. La luminosité du mental tranquille et clair est aussi un reflet positif de cette Lumière avant que la Lumière elle-même se manifeste — et ce reflet de la Lumière est une condition très nécessaire pour que puisse croître la capacité d'être pénétré par la Vérité que chacun doit recevoir et abriter. Je me suis étendu sur cette partie du sujet parce que cela aide à faire ressortir la différence entre le mental abstrait et la perception mystique concrète des choses supraphysiques qui est la source de bien des malentendus entre le chercheur spirituel et le penseur intellectuel. Même lorsqu'ils parlent le même langage, c'est à un ordre différent de perception que le langage renvoie les produits de deux différents degrés de conscience, et même s'ils sont d'accord il y a souvent un certain abîme de différence.

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Cela nous mène tout droit à la question soulevé par le professeur Sorley: qu'est-ce que le récit d'une expérience mystique ou spirituelle et est-il vrai, comme on le soutient, que le mystique doive, qu'il s'agisse de la validité de son expérience elle-même ou de la validité de son expression, accepter l'intellect comme juge? Il est très clair que dans l'expérience elle-même l'intellect ne peut prétendre imposer ses limites ou sa loi à une entreprise dont le but, le principe et la substance mêmes sont d'aller au-delà du domaine de l'intelligence mentale ordinaire, gouvernée par le terrestre et le sensible. C'est comme si on me demandait d'escalader une montagne avec une corde autour des pieds qui m'attache au niveau terrestre, ou de ne voler qu'à condition de garder en même temps les pieds sur la terre. Marcher sur terre et être toujours sur un terrain solide est peut-être la chose la plus sûre, et s'élever avec des ailes ou autrement présente peut-être le risque d'une chute et de toutes sortes d'accidents: erreur, illusion, outrance, hallucination ou Dieu sait quoi accusations que profère habituellement contre l'expérience mystique l'intellect positif qui a les pieds par terre; mais je dois prendre le risque si je veux tout simplement le faire. L'intellect raisonnant se fonde sur l'expérience normale de l'homme et sur les opérations d'une perception extérieure, superficielle, et d'une conception des choses qui n'est à l'aise que quand elle travaille sur une base mentale formée par l'expérience terrestre et les faits qu'elle a accumulés. Le mystique va au-delà, dans une région où cette base mentale disparaît, où ces faits sont dépassés, où il y a une autre loi, un autre canon de perception et de connaissance. Toute son affaire est de briser ces frontières pour passer dans une autre conscience qui regarde les choses d'une autre manière, et bien que cette nouvelle conscience puisse inclure les faits de l'intelligence extérieure ordinaire, elle ne peut être limitée par eux ni se ligoter pour voir l'interprétation admise de l'expérience du point de vue intellectuel ou selon sa manière de concevoir, de raisonner. Un mystique entrant dans le domaine de l'occulte ou de l'esprit avec l'intellect comme unique ou suprême lumière ou guide risquerait de ne rien voir ou de n'arriver qu'à une réalisation mentale déjà tracée pour lui par les spéculations du penseur intellectuel.

Il y a sans aucun doute en Inde un courant de pensée spirituelle qui compose avec les exigences intellectuelles modernes et admet la Raison comme juge suprême, mais il est question là d'une Raison qui, à son tour, est prête à composer et à admettre les faits de l'expérience spirituelle comme valables per se. Dans un sens, c'est exactement ce que les philosophes indiens ont toujours fait; car ils ont essayé d'établir par le raisonnement métaphysique des généralisations tirées de l'expérience spirituelle, mais sur la base de cette expérience et en prenant les témoignages des chercheurs spirituels comme une preuve suprême d'un rang plus élevé que la spéculation ou l'expérience intellectuelles. De cette façon, la liberté de l'expérience spirituelle et mystique est préservée, le raisonnement intellectuel n'intervient qu'en second lieu comme juge des généralisations tirées de l'expérience. C'est là. je suppose, quelque chose qui est proche de la position du professeur Sorley — il concède que l'expérience elle-même est du domaine de l'Ineffable, mais dès que je commence à l'interpréter, à l'exposer, je retombe dans le domaine du mental pensant, j'emploie ses termes et ses formes de pensée et d'expression et je dois accepter le jugement de l'intellect. Sinon, je fais tomber l'échelle par laquelle je suis grimpé — par le mental vers l'Au-Delà du Mental — et je reste en l'air. Quelque chose n'est pas tout à fait clair: la vérité de mon expérience est-elle censée être invalidée par cette situation non soutenue dans l'air? Elle demeure en tout cas quelque chose de lointain et d'incommunicable, sans support, et sans aucune conséquence pour la pensée ou la vie. Il y a, je suppose, trois propositions que je puis tenir comme posées ou admises ici et réunies. D'abord, l'expérience spirituelle est elle-même par nature Au-Delà du Mental, ineffable et, je présume, impensable. Ensuite, dans l'expression, l'interprétation de l'expérience, vous êtes obligé de retomber dans le domaine de la conscience que vous avez laissée et vous devez vous en tenir à ses jugements, accepter les termes et les canons de sa loi, vous soumettre à son verdict; vous avez abandonné la liberté de l'Ineffable et vous n'êtes plus votre maître. Enfin, la vérité spirituelle peut être vraie en elle-même, pour sa propre expérience d'elle-même, mais tout exposé est susceptible d'erreur et ici l'intellect est seul juge.

Je ne crois pas que je sois prêt à accepter entièrement telle quelle aucune de ces affirmations. Il est vrai que l'expérience spirituelle et mystique vous emporte d'abord dans des domaines autres que le Mental (et aussi autres que la Vie), puis Au-Delà du Mental; il est vrai aussi que la Vérité ultime est décrite comme impensable, ineffable, inconnaissable — la parole ne peut y atteindre ni le mental y parvenir; je puis observer qu'il en est ainsi pour le mental humain, mais non pour elle-même; car pour elle-même elle est décrite comme consciente d'elle-même, et d'une certaine manière supramentale et directe, connaissable, connue, éternellement perçue par elle-même. Et ici il ne s'agit pas de la réalisation ultime de l'ultime Ineffable qui, selon beaucoup, ne peut être atteint que dans une transe suprême, samādhi, retirée de tout mental extérieur ou de toute autre perception, mais d'une expérience dans un silence lumineux du mental dont le regard s'élève jusqu'à l'immensité du silence ultime et sans limites où il doit pénétrer et disparaître; mais avant cette expérience inexprimable de l'Ultime ou cette disparition en lui, il peut se produire une descente d'au moins quelque Pouvoir ou Présence de la Réalité dans la substance du mental, en même temps qu'une modification de la substance mentale, une illumination de cette substance; de cette expérience, une expression d'un certain genre, une traduction en pensée devrait être possible. Ou supposons que l'Ineffable et l'Inconnaissable puissent avoir des aspects, des présentations qui ne sont pas complètement impensables et ineffables.

Si tel n'était pas le cas, tout exposé de la vérité et de l'expérience spirituelles serait impossible. On pourrait tout au plus en spéculer, mais ce serait une activité en l'air, ou même dans le vide, sans support ni données, une simple manipulation de toutes les idées possibles de ce que peut être le Suprême et l'Ultime. À part cela il ne pourrait y avoir qu'une certaine transition énigmatique, d'une manière ou d'une autre, de la conscience à une Supraconscience incommunicable. C'est en fait là que bien des recherches mystiques sont parvenues en Europe comme en Inde. Les mystiques chrétiens parlaient d'une obscurité totale, d'une obscurité complète et dénuée de toutes lumières mentales, à travers laquelle il fallait passer pour entrer dans cet Ineffable lumineux. Les sannyâsî indiens cherchaient à se dépouiller entièrement du mental et à passer dans une transe libre de pensée d'où, si l'on en revenait, aucune communication ou expression ne pouvait être rapportée de ce qui s'y trouvait, sauf le souvenir d'une existence et d'une béatitude inexprimables. Mais il y a eu pourtant précédemment des expériences du mystère suprême, des formulations du Très-Haut ou de l'Existence universelle occulte qui étaient reconnues comme vérité spirituelle et sur la base desquelles les chercheurs et les mystiques n'hésitaient pas à formuler leurs expériences, ni les penseurs à bâtir d'innombrables philosophies et livres d'exégèse. Seule reste la question de savoir ce qui crée la possibilité de cette communication et de cette expression, de cette transmission des faits d'un ordre différent de conscience au mental, et ce qui détermine la validité de l'expression, ou même de l'expérience originelle. Si aucun compte rendu valable n'était possible il ne pourrait être question d'un jugement de l'intellect — seule demeurerait la contradiction grotesque qui consisterait à s'asseoir pour parler de l'Ineffable, penser à l'Impensable, comprendre l'Incommunicable et l'Inconnaissable.

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229

J'ai lu l'article de Léonard Woolf, mais je n'ai pas l'intention d'en traiter dans mes commentaires sur la lettre du professeur Sorley — car à part la condamnation ignorante et la satire mesquine auxquelles il se livre, il n'y a pas grand-chose dans son réquisitoire contre la pensée ou l'expérience spirituelles; son raisonnement est superficiel et découle d'une incompréhension totale de la cause du mystique. Il y oppose quatre arguments et aucun n'a une valeur quelconque.

Argument numéro un. Le mysticisme et les mystiques sont toujours apparus dans des périodes de décadence, au reflux de la vie, et leur bruyant caquetage est un symptôme de la décadence. Cet argument est absolument faux. En Orient les grands mouvements spirituels sont apparus dans le plein flot de la vie et de la culture d'un peuple ou dans une marée montante, et ils ont eux-mêmes donné une impulsion puissante d'expression et de richesse à sa pensée, à son Art, à sa vie; en Grèce, les mystiques et les mystères étaient là dès la préhistoire et à l'apogée (Pythagore était l'un des plus grands mystiques) et pas seulement au reflux et au déclin; les cultes mystiques étaient florissants à Rome quand sa culture était à son sommet; beaucoup de grandes personnalités spirituelles en Italie, en France, en Espagne jaillirent dans une vie qui était riche, vivace, et pas touchée le moins du monde par la décadence. Cette généralisation hâtive et stupide ne contient aucune vérité et n'a par conséquent aucune valeur.

Argument numéro deux. Une expérience spirituelle ne peut pas être tenue pour vraie (c'est une chimère) à moins qu'elle ne soit prouvée tout comme la présence d'une chaise dans la pièce à côté peut être prouvée en la montrant au regard. Évidemment, l'expérience spirituelle ne peut pas être prouvée de cette façon, car elle n'appartient pas à l'ordre des faits physiques et n'est pas physiquement visible ou tangible. La proposition de l'auteur reviendrait à ceci, que seul ce qui est ou peut facilement devenir évident à tous sans aucun entraînement, développement, équipement ou découverte personnelle peut être tenu pour vrai. C'est une position qui, si elle est acceptée, confinerait la connaissance ou la vérité dans des limites très étroites et rejetterait une grande partie de la culture humaine. Une paix spirituelle — la paix qui passe tout entendement — est une expérience commune aux mystiques à travers le monde entier, c'est un fait mais un fait spirituel, un fait de l'invisible, et quand on y entre ou qu'on en est pénétré, on sait que c'est une vérité d'existence et qu'elle est là, tout le temps, derrière la vie et les choses visibles. Mais comment pourrais-je prouver ces faits invisibles à M. Léonard Woolf? Il tournerait le dos en disant que c'est l'habituel caquetage décadent et s'éloignerait avec mépris — peut-être pour écrire un autre article adroitement creux sur quelque sujet dont il n'a personnellement aucune connaissance ni aucune expérience.

Argument numéro trois. Les généralisations fondées sur l'expérience spirituelle sont aussi irrationnelles qu'improuvées. Irrationnelles de quelle manière? Sont-elles simplement stupides et inconcevables, ou appartiennent-elles à un ordre suprarationnel d'expérience auquel les canons intellectuels ordinaires ne s'appliquent pas parce qu'ils se fondent sur les phénomènes tels qu'ils apparaissent au mental et aux sens extérieurs, et non à une réalisation intérieure qui surpasse ces phénomènes? C'est ce qu'affirment les mystiques, et cela ne peut être écarté simplement en disant que comme ces généralisations ne sont pas conformes à l'expérience ordinaire, elles ne sont en conséquence que dépourvues de sens et fausses. Je n'entreprends pas de défendre tout ce qu'ont pu écrire Joad ou Râmakrishna comme la déclaration que "l'univers est bon" mais je ne puis absolument pas admettre, à propos des déclarations condamnées par l'auteur, qu'elles sont irrationnelles. "Intégrer la personnalité" peut n'avoir aucun sens pour lui, cela a pour moi un sens très clair, car c'est une vérité d'expérience — et s'il faut en croire la psychologie moderne, ce n'est pas irrationnel, puisqu'il y a dans notre être non seulement une partie consciente, mais une partie inconsciente ou subconsciente ou subliminale et cachée et qu'il n'est pas impossible de devenir conscient des deux et de faire une sorte d'intégration. Transcender les deux peut aussi avoir une signification rationnelle, si nous admettons que de même qu'il y a un subconscient, de même il peut y avoir une partie supraconsciente de notre être; réconcilier les parties disparates de notre nature ou de notre expérience n'est pas non plus une expression si ridicule ni dénuée de signification. Il n'est pas absurde de dire que la doctrine du karma réconcilie le déterminisme et le libre arbitre, puisqu'elle suppose que nos propres actions passées et par conséquent notre passé déterminera dans une grande mesure les résultats présents, mais pas au point d'exclure une volonté présente qui les modifie et crée un nouveau déterminisme de notre existence à venir. La phrase sur la valeur du monde est tout à fait intelligible quand nous voyons qu'elle se réfère à une valeur progressive, non déterminée par l'expérience bonne ou mauvaise du moment, une valeur d'existence se déroulant à travers le temps et prise dans sa totalité. Quant à la déclaration sur Dieu, elle n'a aucun sens si on la considère sous l'angle de l'idée superficielle du Divin courante dans la religion populaire, mais elle découle de façon parfaitement logique des prémisses selon lesquelles il y a un Éternel, un Infini qui manifeste en lui-même le Temps et les choses phénoménalement finies. On peut accepter ou rejeter cette idée complexe du Divin fondée sur la coordination de données d'une longue expérience spirituelle transmises par des milliers de chercheurs de tous les temps, mais je n'arrive pas à voir pourquoi cela devrait être considéré comme déraisonnable. Si c'est parce que cela signifie "l'avoir non seulement de deux manières mais de toutes les manières", je ne vois pas pourquoi cela serait si répréhensible et inadmissible. Il peut y avoir après tout une vision synthétique et globale et une conscience des choses qui n'est pas liée par les oppositions et les divisions d'une intelligence purement analytique et sélective ou dissectrice.

Argument numéro quatre. Le recours à l'intuition n'est qu'un moyen de dissimuler l'incapacité à expliquer ou à démontrer au moyen de la raison — Joad et Râmakrishna raisonnent, mais se réfugient dans l'intuition quand leur raisonnement échoue. La question peut-elle être résolue d'une manière aussi aisée et tranchante? Le fait est que le mystique s'appuie sur une connaissance intérieure, une expérience intérieure; mais s'il se met à philosopher, il doit essayer d'expliquer à la raison, même si ce n'est pas nécessairement par la raison seule, ce qu'il a vu être la Vérité. Il ne peut que dire "J'explique une vérité qui est au-delà des phénomènes extérieurs et de l'intelligence qui repose sur les phénomènes; elle repose en réalité sur une certaine sorte d'expérience directe et sur la connaissance intuitive qui naît de cette expérience, elle ne peut être communiquée correctement par des symboles adaptés au monde des phénomènes extérieurs, et pourtant je suis obligé d'utiliser de mon mieux ces symboles pour m'aider à exprimer quelque chose qui vous soit intellectuellement acceptable". Il n'y a ni malice ni ruse mensongère, par conséquent, à employer des métaphores et des symboles accompagnés d'un prudent "pour ainsi dire", comme dans la comparaison du foyer qui ne veut certainement pas fournir un argument, mais une image suggestive. Je puis observer en passant que l'auteur lui-même se réfugie fréquemment dans la métaphore, à commencer par le caquetage, et Joad pourrait bien répondre qu'il le fait pour damner l'adversaire tout en évitant la nécessité d'une réponse métaphysique solide à la philosophie qu'il déteste et répudie. L'intensité de la croyance n'est pas la mesure de la vérité, mais l'intensité de l'incroyance n'est pas non plus une mesure juste.

Quant à la vraie nature de l'intuition et à sa relation avec le mental intellectuel, c'est une toute autre question, très vaste et très complexe, dont je ne puis traiter ici. Je me suis borné à faire ressortir que cet article est une critique tout à fait insuffisante et superficielle. Un procès peut être intenté à l'expérience spirituelle, à la philosophie spirituelle et à ses opinions, mais pour mériter une réponse sérieuse il devrait être exposé par un meilleur avocat et toucher le centre réel du problème, qui se présente comme suit. De même qu'il y a une catégorie de faits pour lesquels nos sens sont les meilleurs guides à notre disposition, mais très imparfaits, de même qu'il y a une catégorie de vérités que nous recherchons par la lumière aiguë mais imparfaite de notre raison, de même, selon les mystiques, il y a une catégorie de vérités plus subtiles qui surpassent la portée à la fois des sens et de la raison, mais peuvent être vérifiées par une connaissance directe et une expérience directe. Ces vérités sont suprasensibles, mais n'en sont pas moins réelles: elles ont des effets immenses sur la conscience, changent sa substance et son mouvement, apportent en particulier une paix profonde et une joie durable, une grande lumière de vision et de connaissance, une possibilité de surmonter la nature animale inférieure, des perspectives de développement spirituel de soi, qui sans elles n'existent pas. Une nouvelle vision des choses apparaît et apporte avec elle, si elle est poussée jusqu'à ses extrêmes conséquences, une grande libération, une harmonie intérieure, une unification — et encore bien d'autres possibilités. Ces choses ont été expérimentées, il est vrai, par une petite minorité de l'espèce humaine, et pourtant il y a eu une foule de témoins indépendants en toutes époques, en tous climats et de toutes conditions, et parmi eux certaines des plus grandes intelligences du passé, quelques-unes des figures les plus remarquables du monde. Ces possibilités doivent-elles être condamnées immédiatement comme des chimères parce qu'elles sont non seulement hors de la portée de l'homme de la rue, mais aussi difficilement saisissables même par bien des intellects cultivés, ou parce que leur méthode est plus difficile que celle des sens ordinaires ou de la raison? S'il y a dans ces expériences une vérité quelconque, cette possibilité qu'elles ouvrent ne vaut-elle pas la peine d'être poursuivie, puisqu'elle dévoile un ordre plus élevé de découverte de soi et de découverte du monde par l'âme humaine? En mettant les choses au mieux, si ces expériences sont considérées comme vraies, ce doit être cela — au pire, considérées seulement comme une possibilité, comme toutes les choses atteintes par l'homme n'ont été à leur début qu'une possibilité, c'est une grande, ce pourrait bien être une très fructueuse aventure.

II

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Je ne pense pas qu'on puisse dire quoi que ce soit pour convaincre quelqu'un qui part d'un point de vue exactement opposé au point de vue spirituel, d'une manière de voir qui serait celle d'un agnostique de l'époque victorienne. Ses doutes sur la valeur — autre que subjective et purement individuelle — de l'expérience yoguique reposent sur l'idée que cette expérience n'a pas pour but d'atteindre la vérité scientifique et ne peut être réputée parvenir à l'ultime vérité, parce que ses expériences sont colorées par l'individualité du voyant. On peut se demander si la Science elle-même est arrivée à une quelconque vérité ultime; au contraire, l'ultime vérité, même sur le plan physique, semble reculer à mesure que la Science progresse. La Science est partie du postulat que l'ultime vérité doit être physique et objective — et tous les phénomènes subjectifs seraient expliqués par l'Ultime objectif (ou même moins que cela). Le yoga part du point de vue opposé que l'ultime Vérité est spirituelle et subjective et que c'est dans cette Lumière ultime que nous devons considérer les phénomènes objectifs. Ce sont deux pôles opposés et l'abîme ne peut être plus vaste.

Le yoga, pourtant, est scientifique dans la mesure où il procède par expériences subjectives et fonde toutes ses découvertes sur l'expérience; les intuitions mentales ne sont admises que dans un premier stade et ne sont pas considérées comme une réalisation — elles doivent être confirmées en se transformant en une expérience qui les justifie. Quant à la valeur de l'expérience elle-même, elle est miss en doute par le mental physique parce qu'il est subjectif et non objectif. Mais la distinction a-t-elle beaucoup de valeur? Toute connaissance, toute expérience n'est-elle pas au fond subjective? Tous les êtres humains voient les objets physiques extérieurs d'une manière très semblable à cause de la construction du mental et des sens; une autre construction mental et sensorielle rendrait compte d'une manière tout ai fat différente du monde physique — la Science elle-même l'a montré très clairement. Mais l'argument de votre ami est que l'expérience yoguique est individuelle, nuancée pair l'individualité du voyant. Cela peut être vrai, dans une certaine mesure, de la forme précise de l'expérience ou de sa transcription dans certains domaines; même ici, cependant, la différence est superficielle. C'est un fait que l'expérience yoguique se déroule partout de façon analogue. Certes, il y a, non pas une voie, mais plusieurs; car, admettons-le, nous avons affaire à un Infini qui a beaucoup de facettes, et vers lequel mènent et doivent mener de nombreuses voies; mais les lignes générales sont cependant les mêmes partout et le; intuitions, les expériences, les phénomènes sont les mêmes à travers des époques et des pays très éloignés les uns des autres, et dans des systèmes pratiqués tout à fait indépendamment. Les expériences du bhakta ou mystique médiéval d'Europe sont précisément les mêmes en substance, bien qu'elles diffèrent par les noms, les formes, la coloration religieuse, etc., que celles du bhakta ou mystique médiéval de l'Inde — et cependant ils ne correspondaient pas entre eux, n'étaient pas informés des expériences et des résultats le; uns des autres, comme les hommes de science modernes, de New-York à Yokohama. Cela semblerait démontrer qu'il y a là quelque chose d'identique, d'universel et de probablement vrai — cependant les nuances de la transcription peuvent être différentes à cause de la différence de langage mental.

Quant à l'ultime Vérité, je suppose; que l'agnostique victorien, tout comme, disons, le védântin indien, dirait qu'elle est voilée mais présente. Tous deux en parlent comme de l'Inconnaissable; la seule différence est que le védântin dit qu'elle est inconnaissable par le mental et inexprimable par la parole, mais peut être atteinte par quelque chose de plus profond ou de plus élevé que la perception mentale, alors même que le mental peut refléter et la parole exprimer les mille aspects qu'elle offre à l'expérience extérieure et intérieure du mental. L'agnostique victorien, je suppose, éliminerait cette distinction; il mettrait en doute l'existence de l'Inconnaissable, et proclamerait, s'il existe, son inconnaissabilité absolue.

10.10.1932

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231

Vous me demandez si vous devez abandonner la prédilection qui vous porte à vérifier avant d'accepter, et tout accepter a priori dans le yoga — et vous entendez par là une vérification qui serait faite par la raison ordinaire. La seule réponse que je puisse donner à cela est que les expériences du yoga appartiennent à un domaine intérieur et sont soumises à une loi qui leur est propre, ont leur propre méthode de perception, leurs critères et ainsi de suite, qui n'appartiennent ni au domaine des sens physiques, ni au domaine de la recherche rationnelle ou scientifique. La recherche scientifique va au-delà des sens physiques et pénètre dans le domaine de l'infini et de l'infinitésimal, dans lequel les sens ne peuvent rien dire ni vérifier —, car on ne peut pas voir ni toucher un électron, ni vérifier par le mental sensoriel s'il existe ou non, ni décider par ce témoignage si la terre tourne réellement autour du soleil et non plutôt le soleil autour de la terre comme nos sens et toute notre expérience physique nous le montrent quotidiennement; de même, la recherche spirituelle va au-delà du domaine de la recherche scientifique ou rationnelle et il est impossible, à l'aide de la raison positive ordinaire, de vérifier les faits de l'expérience spirituelle et de décider si ces choses existent ou non et quelle est leur loi et leur nature. Tout comme dans la Science, vous devez accumuler expérience sur expérience, en suivant fidèlement les méthodes établies par le gourou ou par les systèmes du passé, vous devez cultiver une discrimination intuitive qui compare les expériences, voit ce qu'elles signifient, jusqu'à quel point et dans quel domaine chacune d'elles est valable, quelle est la place de chacune d'elles dans l'ensemble, comment elle peut être réconciliée ou reliée avec d'autres qui paraissaient à première vue la contredire, etc., etc., jusqu'à ce que vous puissiez vous mouvoir avec une connaissance sûre dans le vaste domaine des phénomènes spirituels. C'est la seule manière de vérifier l'expérience spirituelle. J'ai moi-même essayé l'autre méthode et l'ai trouvée absolument inefficace et inapplicable. D'autre part, si vous n'êtes pas prêt à passer vous-même par tout cela — peu en sont capables, sauf ceux qui sont d'une stature spirituelle exceptionnelle — vous devez accepter la direction d'un Maître, comme dans la Science vous acceptez un professeur au lieu de reprendre vous-même tout le domaine de la Science et son expérimentation — au moins jusqu'à ce que vous ayez accumulé suffisamment d'expérience et de connaissance. Si c'est cela accepter les choses a priori, bien, vous devez les accepter a priori. Car je suis incapable de voir par quelles vérifications valables vous vous proposez de rendre la raison ordinaire juge de ce qui la dépasse.

Vous citez les paroles de V ou de X. J'aimerais savoir, avant d'attribuer une valeur à ces déclarations, ce qu'ils ont fait en réalité pour vérifier leurs perceptions et leurs expériences spirituelles. Comment V a-t-il vérifié la valeur de ses expériences spirituelles — dont certaines ne sont pas plus facilement crédibles pour le mental positif ordinaire que les miracles attribués à certains yogi célèbres? Je ne sais rien de X, mais quelles étaient ses vérifications et comment les a-t-il appliquées? Quelles étaient ses méthodes? ses critères? Il me semble qu'aucun mental ordinaire n'acceptera l'apparition de Bouddha sortant d'un mur ni la demi-heure d'entretien avec Hayagriva comme des faits validés par aucun genre de vérification. Il devrait les accepter soit a priori, soit sur le seul témoignage de V, ce qui revient au même, ou les rejeter a priori comme étant des hallucinations ou de simples images mentales accompagnées, dans un cas, par une hallucination auditive. Je ne vois pas comment il pourrait les "vérifier". Comment aurais-je pu vérifier par le mental ordinaire mon expérience du Nirvana? Quelles conclusions pouvais-je en tirer à l'aide de la raison positive ordinaire? Comment aurais-je pu vérifier sa validité? Je suis bien en peine de l'imaginer. J'ai fait la seule chose qui m'était — possible je l'ai acceptée comme une vérité d'expérience forte et valable, je lui ai donné libre cours et l'ai laissée produire ses pleines conséquences expérimentales jusqu'à ce que j'aie assez de connaissance yoguique pour la mettre à sa place. Finalement, comment, sans connaissance et sans expérience intérieure, est-il possible, pour vous ou quiconque, de vérifier la connaissance et l'expérience intérieures des autres?

J'ai souvent dit que la discrimination est non seulement parfaitement admissible, mais indispensable dans l'expérience spirituelle. Mais ce doit être une discrimination fondée sur la connaissance, non un raisonnement fondé sur l'ignorance. Autrement vous ligotez votre mental et vous entravez l'expérience par des idées préconçues qui sont autant des a que peut l'être n'importe quelle acceptation d'une vérité ou d'une expérience spirituelle. Votre idée que la consécration ne peut venir que par l'amour en est un exemple. Il est parfaitement vrai dans l'expérience yoguique que la consécration par l'amour vrai, c'est-à-dire par l'amour psychique et spirituel, est la plus puissante, la plus simple et la plus efficace de toutes, mais il n'est pas possible, en posant cela en principe comme une maxime déduite par la raison ordinaire, d'enfermer toute possibilité d'expérience de la consécration dans cette formule ou d'annoncer sur cette base qu'il faut attendre d'aimer parfaitement avant de se consacrer. L'expérience yoguique démontre que la consécration peut aussi se faire par le mental et la volonté, un mental sincère et clair qui voit la nécessité de la consécration, et une volonté sincère et claire qui l'impose aux parties récalcitrantes. Également, l'expérience montre que la consécration peut non seulement venir par amour, mais que l'amour peut venir aussi par la consécration ou croître, par elle, d'un amour imparfait à un amour parfait. On part d'une idée et d'une volonté intenses de connaître ou d'atteindre le Divin et on consacre de plus en plus ses idées, ses désirs, ses attachements. ses motifs d'action ou ses habitudes d'action personnels ordinaires afin que le Divin puisse s'emparer de tout. La consécration, c'est ceci: abandonner notre petit mental, nos idées et nos préférences mentales à une Lumière divine et une Connaissance plus grande, notre volonté mesquine, personnelle, embrouillée, aveugle, trébuchante à une Volonté et une Force vastes, calmes, tranquilles, lumineuses, nos sentiments étroits, agités, tourmentés à un Amour et un Ânanda divins vastes et intenses, notre petite personnalité souffrante à l'unique Personne dont elle est une obscure conséquence. Si vous vous obstinez dans vos propres idées et vos propres raisonnements, la Lumière et la Connaissance plus grandes ne peuvent pas venir ou sont alors déformées et obstruées à chaque pas par une interférence inférieure; si vous insistez sur vos désirs et vos fantaisies, cette Volonté, cette Force grande et lumineuse ne peut agir avec la vérité de son propre pouvoir — car vous lui demandez d'être la servante de vos désirs; si vous refusez d'abandonner vos manières mesquines de sentir, l'Amour éternel et l'Ânanda suprême ne peuvent descendre ou se mêlent et débordent du vase effervescent des émotions grossières. Tous les raisonnements ordinaires ne peuvent dispenser de la nécessité de surmonter l'inférieur pour que le supérieur puisse prendre place.

Et si certains trouvent que la retraite est le meilleur moyen de se donner au Plus-Haut, au Divin, en évitant autant que possible le bouillonnement du bas, pourquoi pas? C'est le but pour lequel ils sont venus, et pourquoi les blâmer ou regarder avec défiance et soupçon le moyen qu'ils trouvent le meilleur, ou le barbouiller d'adjectifs méprisants pour le discréditer sinistre, inhumain et tout le reste? C'est votre vital qui s'en écarte et votre mental vital qui fournit ces épithètes qui n'expriment que votre répulsion, et non ce qu'est véritablement la retraite. Car c'est le vital ou sa partie sociale qui répugne à la solitude; non pas le mental pensant qui plutôt la rechercherait. Le poète recherche la solitude avec lui-même ou avec la Nature pour écouter son inspiration; le penseur plonge dans la solitude pour méditer sur les choses et communier avec une connaissance plus profonde; l'homme de science s'enferme dans son laboratoire pour s'absorber par l'expérience dans les secrets de la Nature; ces retraites ne sont ni sinistres ni inhumaines. Non plus que la retraite du sâdhak dans la concentration exclusive dont il ressent le besoin; c'est le moyen vers une fin — vers la fin à laquelle tout son cœur est attaché. Quant au yogi ou au bhakta qui a déjà commencé à avoir l'expérience fondamentale, il n'est pas dans une solitude sinistre et inhumaine. Le Divin et le monde entier sont là, dans l'être du premier; le Bien-Aimé suprême ou son Ânanda sont là, dans le cœur de second.

Je m'élève, en disant cela, contre votre mépris de la retraite, qui se fonde sur l'ignorance de ce qu'elle est en réalité; mais comme je l'ai souvent dit, je ne recommande pas un isolement total, car je tiens cela pour un expédient dangereux qui peut mener à un état morbide et à bien des erreurs. Je n'impose pas non plus la retraite à quiconque en tant que méthode, ni ne l'approuve à moins que la personne elle-même ne la recherche, ne sente sa nécessité, n'y trouve la joie et la preuve personnelle qu'elle l'aide dans l'expérience spirituelle. Elle ne doit être imposée à personne en tant que principe, car c'est la manière mentale de faire les choses, la manière du mental ordinaire — c'est en tant que moyen qu'elle doit être acceptée, quand elle est ressentie comme une nécessité, non en tant que loi ou règle générale.

Ce que vous décrivez dans votre lettre comme la réponse du Divin ne porterait pas ce nom dans la langue de l'expérience yoguique — ce sentiment de grande paix, de lumière, d'aisance, de confiance, de diminution des difficultés, de certitude, serait plutôt appelé une réponse de votre propre nature au Divin. Il y a une Paix ou une Lumière qui est la réponse du . Divin, mais c'est une Paix vaste, une grande Lumière qui est ressentie comme une présence autre que votre propre moi, non pas une partie de votre propre nature, mais quelque chose qui vient d'au-dessus, bien que cela finisse par posséder la nature — ou il y a une Présence qui porte en effet avec elle la libération, le bonheur, la certitude absolus. Mais les premières réponses du Divin sont rarement comme cela — elles viennent plutôt comme un contact, une pression, que l'on doit être en mesure de reconnaître et d'accepter, ou bien c'est une voix assurée, quelquefois une "petite voix tranquille", une Image ou une Présence momentanée, quelquefois un Conseil chuchoté, cela peut prendre beaucoup de formes. Puis cela se retire et la préparation de la nature se poursuit jusqu'à ce que le contact puisse revenir encore et encore, durer plus longtemps, se changer en quelque chose de plus pressant, de plus proche, de plus intime. Le Divin, au début, ne s'impose pas — il demande qu'on le reconnaisse, qu'on l'accepte. C'est une des raisons pour lesquelles le mental doit devenir silencieux, ne pas chercher de preuves, ne pas avoir d'exigences — il doit y avoir place pour la véritable intuition qui reconnaît tout de suite le vrai contact et l'accepte.

Passons maintenant à l'activité tumultueuse du mental qui vous empêche de vous concentrer. Mais cette difficulté — ou encore une activité plus fatigante, plus obstinée, plus usante, plus mécanique — se présente toujours quand on essaie de se concentrer, et il faut beaucoup de temps pour la surmonter. Cela, ou encore l'habitude du sommeil qui s'oppose soit à la concentration éveillée, soit au samâdhi conscient, soit à la transe absorbée et excluant tout, qui sont les trois formes que prend la concentration yoguique. Mais c'est sûrement l'ignorance du yoga. de son processus et de ses difficultés qui fait que vous vous désespérez et vous déclarez inapte à jamais à cause de cet obstacle tout à fait ordinaire. L'obstination du mental ordinaire et de ses raisonnements, de ses sentiments et de ses jugements faux, l'activité erratique du mental pensant dans la concentration, ou son activité mécanique, la lenteur de la réponse au contact voilé ou initial, sont les obstacles ordinaires qu'impose le mental, tout comme l'orgueil, l'ambition, la vanité, le sexe, la rapacité, la possession des choses pour son propre ego sont les difficultés et les obstacles que présente le vital. Les difficultés vitales peuvent être abattues et conquises, il en est de même des difficultés mentales. On doit seulement voir que ce sont des obstacles inévitables et ne pas s'y cramponner ni être terrifié ou submergé parce qu'ils sont là. Il faut persévérer jusqu'à ce qu'on puisse se retirer du mental comme du vital et sentir les Pourousha du mental et du vital plus profonds et plus vastes au-dedans, qui sont capables de silence, capables d'une réceptivité directe du Verbe et de la Force vrais, comme du vrai silence. Si la nature choisit de combattre d'abord les difficultés, alors la première moitié du chemin est longue et ennuyeuse et on se plaint de ne pas recevoir la réponse du Divin. Mais en réalité le Divin est là tout le temps, travaillant derrière le voile, tout en attendant que soit reconnue sa réponse et que la réponse à sa réponse soit possible.

18.11.1934

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232

On sent là un courant venu directement des sources de la Vérité qu'on ne rencontre pas aussi souvent qu'on pourrait le désirer. Voici un mental capable non seulement de penser mais de voir — et de voir non seulement les surfaces des choses, avec lesquelles la plupart du temps la pensée mentale se bat sans fin ni issue définie et comme s'il n'y avait rien d'autre —, mais aussi de regarder en profondeur. Les tantriques ont une expression, paśyantī vāk, pour décrire un certain niveau de la Vâk-Shakti, le Mot qui voit; voici paśyantī buddhi, une intelligence qui voit. C'est peut-être parce que le voyant au-dedans est passé par-delà la pensée dans l'expérience, mais nombreux sont ceux qui ont une considérable richesse d'expérience sans que l'œil de la pensée en soit à ce point clarifié; l'âme sent, mais le mental poursuit ses transcriptions mêlées et imparfaites, brumeuses et confuses en idée. Le don de la vision juste devait être prêt, latent dans la nature.

C'est un exploit de s'être débarrassé si rapidement et de façon si décisive des brumes et des brouillards chatoyants que l'intellectualisme moderne prend pour la Lumière de la Vérité. Le mental moderne a erré si longtemps et avec tant de persistance — et nous avec lui — dans la Vallée des Fausses Lueurs qu'il n'est aisé pour personne de disperser ses brumes par le soleil d'une vision claire aussi vite et aussi totalement qu'ici. Tout ce qui est dit sur l'humanisme moderne et l'humanitarisme, sur les vains efforts de l'idéaliste sentimental et de l'intellectuel inefficace, sur l'éclectisme synthétique et d'autres choses similaires est d'une admirable clarté mentale, tout cela frappe juste. Le changement radical de son mode de vie qui devient pourtant impératif, ce n'est pas par ces moyens que l'humanité l'obtiendra mais seulement en touchant le roc le plus profond de la Réalité qui est derrière — non par de simples idées et formations mentales, mais par un changement de la conscience, une conversion intérieure et spirituelle. Mais c'est une vérité qu'il serait difficile de faire entendre dans le vacarme qu'élèvent actuellement quantités de voix en toutes sortes de clameurs, dans la confusion et la catastrophe présentes.

La distinction, faite ici de manière très pénétrante, entre le plan du processus phénoménal de la Prakriti extériorisée et le plan de la Réalité divine, est parmi les premiers mots de la sagesse intérieure. La forme qui lui est donnée dans ces pages n'est pas seulement une ingénieuse explication; elle exprime très solidement l'une des claires certitudes que vous rencontrez quand vous passez la frontière et que vous regardez le monde extérieur en prenant fermement appui sur l'expérience spirituelle intérieure. Plus vous allez au-dedans et au-dessus, plus change la vision des choses et plus la connaissance extérieure qu'organise la Science prend sa place réelle et très limitée. La Science, comme presque toute la connaissance mentale et extérieure, ne vous donne que la vérité du procédé. J'ajouterai qu'elle ne peut même pas vous donner toute la vérité du procédé; car vous saisissez quelques-uns des pondérables, mais vous passez à côté des impondérables dont l'importance est capitale; vous saisissez non pas même le comment, mais les conditions dans lesquelles les choses se produisent dans la Nature. Après tous les triomphes et les merveilles de la Science, le principe explicatif, la raison d'être, la signification du tout reste aussi obscure, aussi mystérieuse et même plus mystérieuse que jamais. Le schéma qu'elle a construit de l'évolution, non seulement de ce monde matériel riche, vaste et diversifié, mais de la vie, de la conscience, du mental et de leurs opérations à partir d'une masse brute d'électrons, identiques et ne variant que par leur disposition et leur nombre, est une magie irrationnelle plus déconcertante que tout ce qui pourrait être conçu par l'imagination la plus mystique. La science nous laisse finalement dans un paradoxe achevé, un accident organisé et rigidement déterminé, une impossibilité qui s'est, de quelque manière, produite — elle nous a montré une nouvelle Maya, une Maya matérielle, aghaṭana-ghaṭana-paṭīyasī, très habile à amener l'impossible, un miracle qui ne peut logiquement se produire et pourtant est là, irrésistiblement organisé, mais toujours irrationnel et inexplicable. Et cela, évidemment, parce que la Science est passée à côté de quelque chose d'essentiel; elle a vu et examiné ce qui est arrivé et, dans une certaine mesure, comment cela est arrivé, mais elle a fermé les yeux devant quelque chose qui aurait rendu cet impossible possible, quelque chose qu'il est là pour exprimer. Il n'y a pas de signification fondamentale dans les choses si vous omettez la Réalité divine; car vous restez enseveli dans une gangue épaisse d'apparences superficielles, maniables et utilisables. C'est la magie du Magicien que vous cherchez à analyser, mais ce n'est que quand vous entrez dans la conscience du Magicien lui-même que vous pouvez commencer à avoir l'expérience de l'origine véritable, de la signification et des cercles de la Lîlâ. Je dis "commencer", parce que la Réalité divine n'est pas si simple qu'on puisse au premier contact tout en connaître ou la condenser en une formule unique; c'est l'Infini, et il ouvre devant vous une connaissance infinie auprès de laquelle toute la Science mise ensemble est une bagatelle. Cependant vous touchez l'essentiel, l'éternel derrière les choses et dans la lumière de Cela tout commence à être profondément lumineux, intimement intelligible.

Je vous ai déjà dit ce que je pensais des coups d'œil inefficaces que jettent certains esprits scientifiques bien intentionnés sur la surface ou la surface apparente de la Réalité spirituelle derrière les choses et je n'ai pas besoin d'amplifier. Plus important est le pronostic d'un danger plus grand que l'adversaire — les sceptiques — fait monter à l'attaque contre la validité de l'expérience spirituelle et supraphysique, leur nouvelle stratégie qui consiste à la détruire en l'admettant et en l'expliquant à leur propre manière. Cette appréhension pourrait bien être fondée; mais je doute que, ces choses une fois soumises à un examen attentif, le mental de l'humanité se satisfasse longtemps d'explications sottement superficielles et extérieures, d'explications qui n'expliquent rien. Si les défenseurs de la religion occupent une position peu solide, aisée à conquérir, quand ils affirment la seule valeur subjective de l'expérience spirituelle, les opposants aussi me semblent ouvrir, sans le savoir, les portes de la citadelle matérialiste par le simple fait de consentir à examiner l'expérience spirituelle et supraphysique. Leur retranchement dans le domaine physique, leur refus d'admettre ou même d'examiner les choses supraphysiques était le donjon de leur sécurité; dès qu'ils l'abandonneront, le mental humain, se pressant vers quelque chose de moins négatif, de plus positivement secourable, s'y précipitera par-dessus les cadavres de leurs théories et les décombres de leurs explications annihilantes et de leurs ingénieuses étiquettes psychologiques. Un autre danger peut alors apparaître — non une négation finale de la Vérité, mais une répétition d'une erreur passée, sous une forme ancienne ou nouvelle, d'une part une résurgence de la religiosité aveugle, fanatique, obscurantiste, sectaire; d'autre part une chute dans les fossés et les fondrières de l'occultisme vital et du pseudo-spirituel — erreurs qui firent toute la vraie force de l'attaque matérialiste contre le passé et ses crédos. Mais il y a des fantasmes qui viennent toujours à notre rencontre sur la frontière ou dans la contrée qui s'étend entre l'obscurité matérielle et la Splendeur parfaite. En dépit de tout, la Lumière suprême, même dans la conscience terrestre obscurcie, demeure seule l'ultime certitude.

L'art, la poésie, la musique ne sont pas le yoga, ne sont pas plus en eux-mêmes des choses spirituelles que la philosophie ou la Science. Ici se dissimule une autre incapacité curieuse de l'intellect moderne — son impossibilité à établir la distinction entre le mental et l'esprit, sa promptitude à prendre les idéalismes mentaux, moraux et esthétiques pour de la spiritualité et leurs degrés inférieurs pour des valeurs spirituelles. La simple vérité est que les intuitions mentales du métaphysicien ou du poète sont pour la plupart loin d'atteindre le niveau d'une expérience spirituelle concrète; ce sont des éclairs lointains, des reflets indistincts, non des rayons issus du centre de la Lumière. Il n'en est pas moins vrai que, vues des cimes, il n'y a pas beaucoup de différence entre les hautes éminences mentales et les modestes ascensions de cette existence extérieure. Toutes les énergies de la Lîlâ sont égales vues d'en haut. toutes sont des déguisements du Divin. Mais il faut ajouter que toutes peuvent devenir l'instrument d'un premier pas vers la réalisation du Divin. Un jugement philosophique sur l'Âtman est une formule mentale et non une connaissance, ni une expérience; pourtant, le Divin le prend parfois comme chenal d'accès; curieusement, une barrière du mental s'effondre, une vision naît. un changement profond s'opère dans une partie intérieure, dans le fond de la nature pénètre quelque chose de calme, d'égal, d'ineffable. On se tient sur une crête de montagne et on entrevoit, on sent mentalement une ampleur qui pénètre tout, une Immensité ineffable dans la Nature; alors tout à coup vient le contact, une révélation, un flot, le mental se perd dans le spirituel, on éprouve la première invasion de l'Infini. Ou vous êtes devant un temple de Kâlî près d'une rivière sacrée et que voyez-vous? — une sculpture, une gracieuse pièce d'architecture, mais mystérieusement un moment plus tard, inattendue, s'impose à la place une Présence, un Pouvoir, un Visage qui regarde le vôtre, et votre regard intérieur a contemplé la Mère du Monde. Des contacts semblables peuvent venir par l'art, la musique, la poésie, à leur auteur ou à celui qui ressent le choc du mot, le sens caché d'une forme, le message d'un son qui porte plus de signification peut-être que le compositeur, consciemment, ne voulait y mettre. Toutes choses dans la Lîlâ peuvent devenir des fenêtres qui s'ouvrent sur la Réalité cachée. Pourtant, aussi longtemps que l'on se contente de regarder par les fenêtres, ce n'est qu'un premier gain; un jour il faudra prendre le bâton du pèlerin et se mettre en route pour trouver la Réalité là où elle est toujours manifeste et présente. Il peut être encore moins satisfaisant spirituellement de demeurer dans les reflets indistincts, il devient impératif de chercher la Lumière qu'ils essaient de représenter. Mais puisque cette Réalité et cette Lumière sont en nous-même tout autant que dans quelque haute région au-dessus du plan mortel, nous pouvons, en les cherchant, utiliser bien des formes et des activités de la vie; comme on offre une fleur, une prière, une action au Divin, on peut offrir une forme de beauté que l'on crée, une chanson, un poème, une image, une phrase de musique, et gagner par là un contact, une réponse ou une expérience. Et quand on est entré dans cette conscience divine ou qu'elle croît à l'intérieur, alors le yoga n'exclut pas qu'on s'exprime dans la vie à travers tout cela; ces activités créatrices peuvent encore avoir leur place, bien qu'intrinsèquement cette place ne puisse être plus grande que celle d'autres activités qui peuvent être mises au service du Divin, et utilisées par lui. L'art, la poésie, la musique, dans leur fonctionnement ordinaire, créent des valeurs mentales et vitales, non des valeurs spirituelles; mais elles peuvent être tournées vers un but plus élevé, et comme toutes les choses qui sont capables de relier notre conscience au Divin, elles sont transmuées, deviennent spirituelles et peuvent être admises comme faisant partie de la vie du yoga. Toutes choses prennent une valeur nouvelle non par elles-mêmes, mais par la conscience qui les utilise; car il est une seule chose essentielle, nécessaire, indispensable, c'est de devenir conscient de la Réalité divine et d'y vivre, et de la vivre toujours.

23.03.1932

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233

La difficulté est que vous êtes un non-scientifique qui essaie d'imposer ses idées au domaine le plus difficile, parce que le plus matériel, de la science — la physique. Si vous étiez vous-même un homme de science fondant ses idées sur des faits scientifiques universellement reconnus, ou encore sur ses propres découvertes — et même là avec beaucoup de difficulté — alors seulement vous pourriez trouver une audience, ou votre opinion pourrait avoir un certain poids. Autrement, vous vous exposez au reproche de vous prononcer dans un domaine où vous n'avez aucune autorité, tout comme l'homme de science qui déclare, sur la foi de ses découvertes, que Dieu n'existe pas. Quand l'homme de science dit que "scientifiquement parlant. Dieu est une hypothèse qui n'est plus nécessaire", il profère une absurdité notoire — car l'existence de Dieu n'est pas, ne peut pas être, n'a jamais été une hypothèse ou un problème scientifique, c'est, et cela a toujours été un problème spirituel ou métaphysique. Vous ne pouvez pas en parler scientifiquement, ni pour ni contre. Le métaphysicien ou le chercheur spirituel a le droit de faire remarquer que c'est une absurdité; mais si vous dictez la loi à l'homme de science dans son domaine, vous courez le risque de voir la même objection retournée contre vous.

Quant à l'unité de toute connaissance, elle est in posse, non encore in esse. La méthode mécanique de connaissance mène à certains résultats, la méthode supérieure mène à d'autres, et en de nombreux points elles sont fondamentalement en désaccord. Comment le différend peut-il être résolu — car chacune semble valable dans son propre domaine? c'est un problème à résoudre, mais vous ne pouvez pas le résoudre de la manière que vous proposez. Surtout pas dans le domaine de la physique. En psychologie, on peut dire que l'approche mécanique ou physiologique saisit le problème par son côté aveugle et est la moins fructueuse de toutes — car la psychologie n'est pas principalement un domaine de mécanisme et de mesure, elle débouche sur de vastes espaces au-delà des instrumentations de la conscience physique. En biologie on peut saisir une lueur de quelque chose au-delà du mécanisme, car il y a là, dès le début, un tressaillement de conscience progressant et s'organisant de plus en plus pour s'exprimer. Mais en physique vous êtes dans le domaine même de la loi mécanique où le processus est tout et où la conscience motrice a choisi de se dissimuler plus totalement — si bien que là, "scientifiquement parlant", elle n'existe pas. On ne peut l'y découvrir que par l'occultisme et le yoga, mais les méthodes de la science occulte et du yoga ne sont pas mesurables par les moyens de la science physique et ne peuvent être suivies par elle —, alors l'abîme demeure. Un pont l'enjambera peut-être un jour, mais ce n'est probablement pas le physicien qui le construira, il est donc inutile de lui demander de tenter ce qui est au-delà de son domaine.

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234

Le désir des occultistes et des spirites de convaincre les hommes de science est absurde et illogique. Les hommes de science ont leur propre domaine, qui a ses propres instruments et ses propres étalons. Soumettre aux mêmes épreuves des phénomènes d'une espèce différente est aussi sot que de soumettre à des épreuves physiques la vérité spirituelle. On ne peut pas disséquer Dieu ni voir l'âme sous un microscope. De même, soumettre des esprits désincarnés ou même des phénomènes psycho-physiques à des épreuves et à des mesures valables seulement pour des phénomènes matériels est une méthode tout à fait fausse et défectueuse. En outre, les hommes de science sont, pour la plupart, résolus à ne pas admettre ce qui ne peut pas être nettement empaqueté, étiqueté et classé selon leur propre système et ses formules. Le Dr Jules Romains, homme de science lui-même autant que grand écrivain, fait des expériences pour prouver que l'homme peut voir et lire les yeux bandés; les hommes de science refusent même d'admettre ou d'enregistrer les résultats. Khoudâ Baksh vient ensuite et le prouve de façon patente, indubitable, par toutes les épreuves légitimes, les hommes de science ne sont pas du tout disposés à céder et à enregistrer le fait, bien que ses résultats soient indéniables. Il marche sur le feu sans se faire de mal et apporte un démenti à toutes les explications suggérées jusque-là — ils se jettent simplement à la recherche d'une explication nouvelle et encore plus sotte! A quoi bon essayer de convaincre des gens qui sont déterminés à ne pas croire?

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235

Le mental scientifique refuse de laisser quoi que ce soit sans classification. N'a-t-il pas classifié aussi le Divin?

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236

Le mental de ces gens (les hommes de science) est trop habitué à s'occuper d'objets physiques, mesurables par des instruments et des chiffres, pour être utilisable ailleurs. Les opinions d'Einstein hors de sa compétence sont sommaires et infantiles; c'est une sorte d'idéalisme banal et sans substance, sans prise sur les réalités. Un homme peut être un grand érudit et demeurer simple et sot; de même un homme peut être un grand scientifique mais son mental et ses idées peuvent être sans intérêt dans d'autres domaines.

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Évidemment les psychologues, puisqu'ils s'occupent de mouvements mentaux, reconnaissent plus facilement qu'il ne peut pas y avoir de réelle équivalence entre ces mouvements et les processus physiques, et que tout au plus le mental et le corps réagissent l'un sur l'autre, ce qui est inévitable puisqu'ils cohabitent. Mais même un grand homme de science comme Huxley reconnaissait que le mental est très différent de la matière et ne peut absolument pas être expliqué en termes de matière. Seulement depuis, la Science physique est devenue très arrogante et présomptueuse et a essayé de tout soumettre à elle-même et à ses procédés. Maintenant, en théorie, elle a commencé à reconnaître ses limitations d'une manière générale, mais l'ancienne mentalité est encore trop ancrée chez la plupart des hommes de science pour qu'ils puissent s'en débarrasser.

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À la lecture, l'article2 donne l'impression d'avoir été écrit par un professeur plutôt que par un philosophe. Ce dont vous parlez est, je suppose, une survivance du mépris scientifique du dix-neuvième siècle à l'égard de la métaphysique; toute pensée doit être fondée sur des faits scientifiques et les généralisations de la science, souvent si imparfaites et éphémères, doivent former la base de toute pensée métaphysique solide. C'est faire de la philosophie la servante de la science, de la métaphysique la cantinière de la physique, et lui dénier ses droits souverains dans sa propre cité. C'est ignorer le fait que le philosophe a son propre domaine et ses propres instruments; il peut utiliser les découvertes scientifiques comme matériaux, tout comme il peut utiliser tous les autres faits de l'existence, mais il doit juger selon ses propres normes les généralisations apportées par la science — si elles peuvent être transférées au plan métaphysique et, si oui, jusqu'à quel point. Aux beaux jours de la science physique, avant qu'elle ne découvre ses propres limitations et la fragilité de sa construction flottant de façon précaire dans un infini énorme ou dans le Fini sans limite de l'Inconnu, une telle attitude avait peut-être une excuse. Mais glorifier le spiritisme sous le nom de recherché psychique? Ce n'est pas une science; c'est une masse de documents obscurs et ambigus d'où vous ne pouvez tirer que quelques maigres et douteuses généralisations. De plus, dans la mesure où il appartient à l'occulte, il ne touche que les régions inférieures de l'occulte — ce que nous appellerions les mondes vitaux inférieurs — où il y a autant de mensonges, d'artifices et d'erreur confuse que sur la terre et même davantage. Que peut faire un philosophe de toute cette matière obscure et trouble? Je ne saisis pas le sens de plusieurs de ses remarques. Pourquoi la prédiction d'un événement futur changerait-elle notre conception — du moins n'importe quelle conception philosophique — du Temps? Cela peut changer nos idées sur le lien des événements entre eux, ou sur le travail des forces, ou sur les possibilités de la conscience, mais le Temps reste le même qu'auparavant.

Votre rêve est. évidemment, la transcription d'une tentative de communiquer sur le plan subtil. Il y a du vrai dans ce que vous dites du téléphone et du cinéma, mais il me semble que ces choses modernes, et d'autres, auraient pu prendre un caractère différent si elles avaient été acceptées et utilisées dans un esprit différent. L'humanité n'était pas prête pour ces découvertes, dans le sens spirituel, ni même, si les confusions actuelles sont révélatrices, intellectuellement prête. L'effondrement esthétique a peut-être d'autres causes, un idéalisme déçu engendrant, par son recul, son contraire, un intellectualisme sec et cynique qui refuse d'être dupe de l'idéal, du romantisme, de l'émotionnel, ou de tout ce qui est plus élevé que la raison marchant à la lumière des sens. Les Asoura du passé étaient souvent, après tout, des êtres assez grands; l'ennui, avec les Asoura actuels, est qu'ils ne sont pas de vrais Asoura, mais des êtres du monde vital inférieur. violents, brutaux et ignobles, et par-dessus tout étroits d'esprit, ignorants et obscurs. Mais cette sorte d'intellectualisme cynique et étroit qui est actuellement latent ne dure pas — il prépare sa propre fin en augmentant le dessèchement — les hommes commencent à ressentir le besoin de nouvelles sources dans la vie.

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Je ne pense pas que les deux questions que vous posez aient beaucoup d'importance du point de vue de la sâdhanâ spirituelle.

1. La question concernant la science et la spiritualité aurait eu une certaine importance il y a environ vingt ans et elle emplissait les esprits des hommes dans les premières années du vingtième siècle, mais elle est maintenant périmée. La science elle-même est parvenue à la conclusion qu'elle ne peut, comme elle l'avait espéré un moment, déterminer la vérité des choses ou leur nature réelle, ou ce qu'il y a derrière les phénomènes physiques; elle ne peut s'occuper que du processus des choses physiques, de la manière dont elles se produisent et de ce que l'homme peut faire pour les traiter et les utiliser. En d'autres termes, le domaine de la science physique a maintenant été décrit et délimité avec précision et les questions concernant Dieu ou la Réalité ultime ou tous autres problèmes métaphysiques ou spirituels sont en dehors de lui. Tel est du moins le cas dans toute l'Europe continentale, et ce n'est qu'en Angleterre et en Amérique qu'il y a encore quelques tentatives de raisonner à ce propos sur la base de la science physique.

Les prétendues sciences qui traitent du mental et de l'homme (psychologie, etc.) dépendent tellement des sciences physiques qu'elles ne peuvent sortir de limites étroites. Si la Science doit tourner son visage vers le Divin, ce doit être une science nouvelle, non encore élaborée, qui s'occuperait directement des forces du monde de la vie et du Mental, et par là arriverait à ce qui est au-delà du Mental; mais la science d'aujourd'hui ne peut pas le faire.

2. Du point de vue spirituel des phénomènes aussi temporaires que le penchant des hindous cultivés pour le matérialisme sont de peu d'importance. Il y a toujours eu des périodes où le mental des nations, des continents ou des cultures se tournait vers le matérialisme, et s'éloignait de toute croyance spirituelle. L'Europe a connu une de ces périodes au dix-neuvième siècle, mais elles sont en général de courte durée. L'Europe occidentale a déjà perdu sa foi dans le matérialisme et cherche ailleurs, qu'elle retourne vers les anciennes religions ou tâtonne à la recherche de quelque chose de nouveau. La Russie et l'Asie passent maintenant par la même vague matérialiste. Ces vagues surviennent à cause d'une certaine nécessité dans le développement de l'humanité — pour détruire l'esclavage des formes anciennes et faire place à une nouvelle vérité et à de nouvelles formes de vérité et d'action dans la vie comme dans ce qui est derrière la vie.

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Je crois que X fonde ses idées sur la tentative de Jeans, d'Eddington et d'autres hommes de science anglais de bourrer des conclusions métaphysiques dans des faits scientifiques; il faudrait qu'il prenne pleinement conscience des objections que pourrait susciter un tel mélange dans des esprits plus austèrement scientifiques. En outre, la recherche spirituelle a sa propre accumulation de connaissance qui ne dépend en rien des théories ou des découvertes de la science dans le domaine purement physique. La tentative de X, comme celle de Jeans et des autres, est une réaction contre les tentatives injustifiées de quelques esprits scientifiques du dix-neuvième siècle et de bien d'autres qui profitèrent des progrès de la découverte scientifique pour discréditer ou abolir, autant que possible, l'esprit religieux, et discréditer aussi la métaphysique considérée comme un verbiage nébuleux, en exaltant la science, seule clé de la vérité de l'univers. Mais je pense que cette attitude est maintenant morte ou moribonde; les hommes de science reconnaissent, comme vous le remarquez, les limites de leur propre sphère. Je puis observer que le conflit entre la religion et la science n'est jamais apparu en Inde (avant l'apparition de l'enseignement européen) parce que la religion ne s'ingérait pas dans la découverte scientifique, et que les hommes de science ne mettaient pas en doute la vérité religieuse ou spirituelle, les deux domaines étant maintenus dans des voies séparées mais non opposées.

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La faille dans ce que X écrit sur la Science semble être son insistance véhémente sur l'idée que la Science est encore matérialiste ou du moins que les hommes de science, à l'exception de Jeans et Eddington, sont toujours fondamentalement des matérialistes. Ce n'est pas le cas. La plupart des hommes de science européens ont abandonné l'idée que la Science peut expliquer les principes fondamentaux de l'existence. Ils soutiennent que la Science ne traite que des procédés et non des principes. Ils déclarent que la Science n'a pas à décider de quoi que ce soit, et n'en est pas capable, dans les grands problèmes de la philosophie et de la religion. C'est l'énorme changement apporté par les récentes évolutions de la Science. La Science, de nos jours, n'est ni matérialiste ni idéaliste. Le roc sur lequel était bâti le matérialisme et qui, au dix-neuvième siècle, semblait inébranlable, a maintenant volé en éclats. Le matérialisme est maintenant devenu une spéculation philosophique, tout comme n'importe quelle autre théorie; il ne peut prétendre se fonder sur une sorte de théorie biblique infaillible, basée sur des faits et des conclusions scientifiques. Ce changement, quelqu'un comme moi, qui ai grandi au dix-neuvième siècle dans les beaux jours du règne absolu du matérialisme scientifique, peut le sentir. La voie qui avait été entièrement bloquée, rébellion exceptée, est maintenant largement ouverte aux vérités spirituelles, aux idées spirituelles, aux expériences spirituelles. Telle est la véritable révolution. Le mentalisme n'est qu'une étape, mais le mentalisme et le vitalisme sont maintenant des hypothèses parfaitement admissibles, fondées sur les faits de l'existence, faits aussi scientifiques que les autres. Les faits de la science n'obligent personne à prendre une direction philosophique particulière. Ils sont maintenant neutres et peuvent même être utilisés d'un côté ou de l'autre, bien que les hommes de science, pour la plupart, ne considèrent pas que cette utilisation soit admissible. Personne ici n'a jamais dit que les nouvelles découvertes de la Physique soutenaient les idées de la religion ou des églises; elles soutenaient simplement que la Science avait perdu son ancien dogmatisme matérialiste et quittait, par un changement révolutionnaire, ses anciennes amarres.

C'est ce changement que j'avais prévu et prophétisé dans mes poèmes du premier volume Âhânâ, "Vision de la Science" et "Dans le clair de lune".

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J'ai bien peur d'avoir perdu tout intérêt pour ces spéculations; les choses deviennent trop graves pour que je perde mon temps à ces débats intellectuels sans conclusion. Vous pouvez — je n'y vois aucun inconvénient — avancer triomphalement votre argument décisif et replacer un dogmatisme déduit de la science matérialiste sur son trône vieux d'un demi-siècle, d'où cette science pourrait victorieusement bannir toute pensée qui déborde ses étroites limites comme étant verbiage métaphysique, mysticisme ou fantasmagorie. Évidemment, si seules peuvent exister les énergies matérielles dans le monde matériel, il ne peut y avoir aucune possibilité de vie divine sur la terre. Un simple "tour mental de passe-passe" métaphysique, si l'on peut dire, ne pourrait la justifier face aux objections de la négation scientifique et du bon sens concret. J'avais même pensé que de nombreux esprits scientifiques en Europe en étaient venus à admettre que la science ne pouvait plus prétendre décider quelle était la cause réelle des choses, qu'elle n'avait aucun moyen d'en décider et qu'elle ne pouvait que découvrir et décrire le moyen et le procédé des opérations de la Force matérielle sur le front physique des choses. Cela laissait le champ libre à une pensée et à une spéculation plus hautes, à l'expérience spirituelle et même au mysticisme, à l'occultisme et à toutes ces choses plus grandes dont tout le monde, ou presque, a fini par douter en les considérant comme d'impossibles absurdités. Telle était la situation quand j'étais en Angleterre. Si cela doit revenir ou si la Russie avec son matérialisme dialectique doit gouverner le monde, alors, obéissons à la fatalité et la vie divine doit se contenter d'attendre peut-être encore un millénaire. Mais l'idée que l'un de nos périodiques soit l'arène d'un combat de cette sorte ne me plaît pas. C'est tout. J'écris sous l'impression de votre précédent article sur ce sujet, étant donné que je n'ai pas lu très attentivement les plus récents; je dois dire que ces derniers sont peut-être très convaincants, et que je m'apercevrais, après les avoir lus, que ma propre opinion était erronée, et que seul un mystique obstiné pourrait encore croire à une conquête de la Matière par l'Esprit semblable à celle que j'avais osé considérer comme possible. Mais justement, je suis un mystique obstiné; par conséquent, si j'autorisais la publication de votre exposé de la question dans un de nos périodiques, je serais dans l'obligation de revenir sur ce sujet pour lequel j'ai perdu tout intérêt, et par conséquent toute envie d'écrire afin de réaffirmer ma position, et je devrais combattre la prétention de la Science matérialiste de se prononcer sur ces questions où elle n'a aucun moyen d'investigation, ni aucune possibilité de parvenir à une conclusion valable. Peut-être que, pratiquement, je devrais récrire La Vie Divine en réponse à la victorieuse "négation du matérialiste"! À part le simple fait que le temps me manque pour attaquer ce problème, c'est la seule explication que je puisse donner à mon long et décevant silence.

17.05.1949

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Je sais que c'est l'explication que donnent les Russes à la tendance récente à la spiritualité et au mysticisme: un phénomène de la société capitaliste en décadence. Mais déchiffrer une cause économique, consciente ou inconsciente, dans tous les phénomènes de l'histoire humaine fait partie de l'évangile bolchevique né des sophismes de Karl Marx. La nature de l'homme n'est pas si simple ni si monocorde que cela — elle a beaucoup de voies et chacune produit un besoin dans sa vie. La voie spirituelle ou mystique est l'une d'elles et l'homme essaie de satisfaire son besoin de diverses manières, par des superstitions de toutes sortes, par une religiosité ignorante, par le spiritisme, le démonisme et bien d'autres choses; dans ses parties plus éclairées, par la philosophie spirituelle, l'occultisme supérieur et le reste; à son plus haut niveau, par l'union avec le Tout, l'Éternel ou le Divin. La tendance à la recherche de la spiritualité a commencé en Europe par un recul du matérialisme scientifique du dix-neuvième siècle, une insatisfaction à l'égard de la prétention de la raison et de l'intellect de suffire à tout, et un tâtonnement à la recherche de quelque chose de plus profond. Ce phénomène était antérieur à la guerre et a commencé alors qu'il n'y avait aucune menace de communisme, que le monde capitaliste était à l'apogée de son succès et de son triomphe insolents, et il est apparu plutôt comme une révolte contre la vie bourgeoise matérialiste et ses idéaux que comme une tentative de la servir ou de la sanctifier. La désillusion de l'après-guerre l'a servi tout en s'y opposant — elle s'y est opposée parce que le monde d'après-guerre est retombé soit dans le cynisme et la vie des sens, soit dans des mouvements tels que le Fascisme et le Communisme; elle l'a servi parce que les esprits étant plus profonds, l'insatisfaction à l'égard des idéaux du passé ou du présent, à l'égard de toutes les solutions mentales, vitales ou matérielles des problèmes de la vie a augmenté, et il ne reste plus que le sentier spirituel. Il est vrai que le mental européen, n'ayant que peu de lumière sur tout cela, s'amuse avec des feux-follets comme le spiritisme ou la théosophie, ou retombe dans l'ancienne religiosité; mais les esprits plus profonds dont je parle passent à côté ou à travers à la recherche d'une plus grande Lumière. J'ai eu des contacts avec bon nombre d'entre eux et ces tendances sont très claires. Ils viennent de tous les pays et seule une minorité débarque d'Angleterre ou d'Amérique. La Russie est différente — à l'inverse des autres elle s'est attardée dans la religiosité médiévale et n'a traversé aucune période de révolte; aussi la révolte, quand elle est venue, était-elle naturellement anti-religieuse et athée. Ce n'est que lorsque cette phase sera épuisée que le mysticisme russe pourra recevoir et prendre une direction, non pas étroitement religieuse, mais spirituelle. Il est vrai que le mysticisme à revers3, tourné sens dessus dessous, a fait du bolchévisme et de son entreprise une croyance plutôt qu'un thème politique, et la recherche d'un âge d'or secret et paradisiaque sur terre plutôt que la construction d'une structure purement sociale. Mais principalement la Russie essaie de faire sur la base communiste tout ce que l'idéalisme du dix-neuvième siècle a espéré accomplir — sans y avoir réussi — dans un climat de concurrence industrielle ou contre lui. Réussira-t-elle vraiment mieux? L'avenir en décidera — car à présent elle ne fait que conserver ce qu'elle a par une tension, une contrainte violente qui n'est pas près de cesser.

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244

Ce passage de l'Îsha Oupanishad4 est évidemment un exposé beaucoup plus vaste de la nature de l'existence universelle que la théorie d'Einstein, qui se limite à l'univers physique. Vous pouvez aussi déduire de l'exposé du poème une loi de relativité beaucoup plus vaste. De ce point de vue (car il contient beaucoup plus), il signifie que la Réalité absolue existe, mais qu'elle est immuable et toujours la même, le mouvement universel est un mouvement de conscience dans cette Réalité dont seul le Transcendant lui-même peut saisir la vérité, qui pour lui est évidente, alors que son appréhension par les Dieux (le mental, les sens, etc.) doit nécessairement être imparfaite et relative, puisqu'ils peuvent essayer de suivre cette Vérité mais qu'aucun ne peut vraiment la dépasser (l'appréhender ou la saisir), chacun étant limité par son propre point de vue,5 ses instruments moindres ou sa moindre capacité de conscience, etc. Telle est l'attitude habituelle de la mentalité indienne ou du moins védântique, qui soutient que notre connaissance, notre perception, notre expérience des choses dans le monde et du monde lui-même doit être vyāvahārika, relative, pratique ou pragmatique seulement — c'est ce que déclarait Shankara — c'est en fait une connaissance illusoire, la vraie Vérité des choses résidant au-delà de notre conscience mentale et sensorielle. La relativité d'Einstein est une démonstration scientifique et non métaphysique. Sa forme et sa portée sont différentes — mais je suppose que si l'on en revient et que l'on passe au-delà pour trouver sa signification essentielle, la véritable raison pour qu'elle soit telle qu'elle est, on peut la relier à la conclusion védântique. Mais pour justifier cela vis-à-vis de l'intellect, il faudrait que vous passiez par tout un processus pour montrer comment se produit la liaison — elle ne découle pas de façon évidente.

Quant à Jeans, beaucoup diraient que ses conclusions ne sont pas du tout justifiées. La loi d'Einstein est une généralisation scientifique fondée sur certaines relations propres au domaine de la physique et, si elle est valable, elle l'est ici même, dans les limites de ce domaine, ou si vous voulez, dans le domaine général de l'observation et de la mesure des processus et des mouvements physiques; mais comment pouvez-vous transformer cela d'un coup en une généralisation métaphysique? C'est un bond par-dessus un abîme considérable — transformer de force une chose en une autre, un résultat physique limité en une formule illimitée qui embrasse tout. Je ne sais pas vraiment à quoi se résume la loi d'Einstein, mais signifie-t-elle plus que ceci: nos mesures scientifiques du temps et des autres choses sont, dans les conditions où elles doivent être effectuées, relatives parce qu'elles sont soumises aux obstacles inévitables de ces conditions? Ce qui s'ensuit métaphysiquement — s'il s'ensuit vraiment quelque chose — est l'affaire des métaphysiciens, non des hommes de science. La position védântique était que le Mental lui-même (tout comme les sens) est un pouvoir limité qui fabrique ses propres représentations, constructions, formations, et les impose à la Réalité. C'est là une affaire bien plus grande et plus compliquée qui plonge aux racines mêmes de notre existence. Je pense pour ma part que bien des positions adoptées par la Science moderne tendent à renforcer ce point de vue — même si dans la nature des choses elles ne peuvent pas suffire à la prouver.

Je ne soulève que les objections; je vois moi-même certaines vérités fondamentales sous-jacentes à tous les domaines et une seule Réalité partout. Mais il y a aussi une grande différence dans les instruments utilisés et dans les modes de recherche suivis par les chercheurs dans ces différentes voies (physique, occulte et spirituelle) et, du moins pour l'intellect, le pont entre elles n'est pas encore construit. On peut relever des analogies, mais on peut très bien soutenir que la Science ne peut être utilisée pour concéder ou étayer les résultats de la connaissance spirituelle. L'autre aspect peut aussi être soutenu et il vaut mieux exposer les deux — aussi n'ai-je pas l'intention, en écrivant ceci, de décourager votre thèse.

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245

Comment sir James Jeans ou tout autre homme de science peut-il savoir que c'est par un "simple accident" que la vie est venue à exister, ou qu'il n'y a de vie nulle part ailleurs dans l'univers, ou que la vie ailleurs doit, ou bien être exactement semblable à celle d'ici, dans les mêmes conditions, ou bien ne pas exister du tout? Ce sont de pures spéculations mentales qui n'apportent aucune conclusion. La vie ne peut être un accident que si le monde entier est aussi un accident — une chose créée par le Hasard et gouvernée par le Hasard. Cela ne vaut pas la peine de perdre du temps en spéculations de ce genre, qui ne sont que baudruches éphémères.

L'univers matériel n'est que la façade d'une immense construction qui a derrière elle d'autres structures, et ce n'est que si l'on connaît l'ensemble qu'on peut avoir quelque connaissance de la vérité de l'univers matériel. Il y a des étendues vitales, mentales et spirituelles par-derrière qui donnent à l'étendue matérielle sa signification. Si la terre est le seul domaine de l'évolution spirituelle dans la Matière — en admettant qu'il en soit ainsi — alors elle doit faire partie du dessein d'ensemble. L'idée que tout le reste doit être un désert est une idée humaine qui ne troublerait pas le vaste Esprit Cosmique dont la conscience et la vie sont partout, dans la pierre et la poussière comme dans l'intelligence humaine. Mais c'est là une question spéculative qui est tout à fait étrangère à notre but pratique. Pour nous, c'est le développement de la conscience spirituelle dans le corps humain qui compte.

Dans ce développement il y a des étapes — la vérité entière ne peut être connue avant qu'elles ne soient dépassées et que l'étape finale soit atteinte. L'étape où vous êtes est l'une de celles où le moi commence à se réaliser, le moi libre de toute incarnation et ne dépendant pas de l'incarnation pour son existence perpétuelle. Il est par conséquent naturel que vous ressentiez l'incarnation comme quelque chose de tout à fait secondaire et, comme la vie terrestre de Jeans, de presque accidentel. C'est à cause de cette étape que les mâyâvâdin, la croyant finale, ont pensé que le monde était une illusion. Mais ce n'est qu'une étape du voyage. Au-delà de ce moi qui est statique, séparé, sans forme, il y a une Conscience plus grande dans laquelle le Silence et l'Activité cosmique sont unis mais dans une connaissance autre que l'ignorance emmurée de l'être humain incarné. Ce Moi n'est qu'un des aspects de la Réalité divine. C'est quand on arrive à cette Conscience plus grande que l'existence cosmique, la forme, la vie, le mental n'apparaissent plus comme un accident, mais trouvent leur signification. Et même là il y a deux étapes, le surmental et le supramental, et ce n'est que quand on arrive à la dernière que la pleine vérité de l'existence peut devenir entièrement réelle pour la conscience. Observez votre expérience et sachez qu'elle a sa valeur et qu'elle est indispensable en tant qu'étape, mais ne prenez pas l'expérience d'une étape pour la connaissance finale.

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Je n'ai pas suffisamment lu Bergson pour me prononcer. À ma connaissance, il semble avoir une certaine perception de l'intuition créatrice dynamique involuée dans la Vie, mais aucune de l'intuition au-dessus qui est vraiment suprarationnelle. S'il en est ainsi, cette Intuition qu'il prend pour le seul secret des choses n'est qu'une manifestation secondaire d'une transcendance qui n'est elle-même que "les rayons du Soleil".

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Non, l'"élan vital"de Bergson n'est pas le supramental. Mais r"intuition" de Bergson semble être une Intuition de Vie qui est évidemment le supramental fragmenté et modifié pour agir comme une Connaissance dans la "Vie dans la Matière". Je ne peux pas le dire encore avec certitude, mais c'est l'impression que cela m'a donné.

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Bergson voit la Conscience (Chit) non dans sa vérité essentielle mais comme une Force créatrice=une sorte d'énergie de Vie transcendante descendant dans la Matière et y agissant.

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[Élan Vital:] Non pas le Satchidânanda mais Chit-Shakti sous le déguisement de Prânashakti. Bergson est, je crois, un vitaliste (par opposition à un matérialiste d'une part et à un idéaliste de l'autre) avec une forte perception du Temps (à l'époque des Oupanishad on se demandait si le Temps n'était pas le Brahman et certaines écoles soutenaient cette idée). Donc pour lui Brahman =Force-de-Conscience=Force-de-Temps ==Force-de-Vie. Mais il voit avec précision les deux derniers termes alors que les premiers, qui sont la vraie chose derrière la création, il ne les voit qu'obscurément.

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L'instinct et l'intuition tels que Bergson les décrit sont vitaux, mais il est possible d'élaborer une intuition mentale correspondante, et c'est probablement ce qu'il suggère — et qui dépend non de la pensée, mais d'une sorte de contact mental direct avec les choses. Ce n'est pas exactement du mysticisme, bien que ce soit le premier pas qui y mène.

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Je suppose que Bergson doit déjà savoir ce que disent les "mystiques" sur la question et qu'il a donné sa propre interprétation, ou sa propre opinion sur la valeur qu'il y accorde. Il ne serait donc pas du tout impressionné par votre suggestion. Il dirait: "Je sais déjà tout sur ce sujet."

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Ces incidents extraordinaires qui s'écartent du cours ordinaire de la Nature physique se produisent fréquemment en Inde et ne sont pas inconnus ailleurs; ils s'apparentent à ce qu'on appelle en Europe les phénomènes produits par les esprits. Les hommes de science ne parlent pas de ces événements extraordinaires et n'y pensent pas, sauf pour les tourner en ridicule ou pour prouver qu'ils sont simplement des supercheries d'enfants simulant des manifestations surnaturelles.

Les lois scientifiques ne font que définir schématiquement le processus matériel de la Nature — elles peuvent être utilisées valablement pour reproduire ou étendre à volonté un processus matériel, mais il est clair qu'elles ne peuvent pas définir la chose elle-même. L'eau, par exemple, n'est pas seulement un peu d'oxygène et d'hydrogène mis ensemble la — combinaison est simplement un procédé ou un système qui permet la matérialisation d'une nouvelle chose nommée eau; ce qu'est en réalité cette nouvelle chose est une tout autre affaire. En fait, il y a différents plans de substance — grossiers, subtils et plus subtils jusqu'à ce qui est appelé la substance causale (kârana). Ce qui est plus grossier peut être réduit à l'état subtil et du subtil amené à l'état grossier; cela explique la dématérialisation et la rematérialisation. Ce sont des procédés occultes qui sont considérés vulgairement comme de la magie. Ordinairement le magicien ne sait rien du pourquoi de ce qu'il fait, il a simplement appris la formule ou le procédé, ou encore il maîtrise des êtres élémentaires appartenant à des états plus subtils (plans ou mondes) qui exécutent à sa place. Les Tibétains pratiquent largement les procédés occultes; si vous lisez les livres de Madame David Neel qui a vécu au Tibet vous aurez une idée de leur virtuosité dans ce domaine. Mais les Lamas tibétains ont aussi quelque connaissance des lois de l'énergie occulte (mentale et vitale) et de la manière de la faire agir sur les objets physiques. Il y a là quelque chose qui va au-delà de la simple magie. Le pouvoir direct de la force mentale ou de la force de vie sur la Matière peut être étendu à un degré presque illimité. Il faut se rappeler que l'Énergie est fondamentalement une dans tous les plans, et ne fait que prendre une forme de plus en plus dense, de sorte que rien n'est a priori impossible à l'énergie mentale ou à l'énergie de vie agissant directement sur l'énergie et la substance matérielles; si elles agissent, elles peuvent faire agir un objet matériel, ou plutôt peuvent faire accomplir à un objet matériel les choses qui seraient pour cet objet, dans son équilibre ou selon sa "loi" ordinaire, inhabituelles et par conséquent apparemment impossibles.

Je ne vois pas comment les rayons cosmiques pourraient expliquer l'origine de la Matière; c'est comme l'explication que donne sir Oliver Lodge de l'apparition de la vie sur terre, qui viendrait d'une autre planète; cela ne fait que reculer le problème — car comment les rayons cosmiques seraient-ils venus à exister? Mais c'est un fait qu'Agni est la base des formes, comme l'ont indiqué il y a longtemps les Sâmkhya, c'est-à-dire que le principe du feu dans ses trois pouvoirs, rayonnant, électrique et gazeux (la trinité védique d'Agni) est l'agent qui produit les formes liquides et solides de ce qui est appelé Matière.

Évidemment un profane ne peut pas faire ces choses, à moins qu'il n'ait une faculté "psychique" (c'est-à-dire occulte) innée, et même dans ce cas il devra apprendre la loi de la chose avant de pouvoir l'utiliser à volonté. Il est toujours possible d'utiliser la force spirituelle ou le pouvoir mental ou la volonté ou une certaine sorte d'énergie vitale pour produire des effets dans les hommes, les choses et les événements; mais la connaissance et une grande pratique sont nécessaires avant que cette possibilité cesse d'être intermittente et fortuite et puisse être utilisée tout à fait consciemment, à volonté ou parfaitement. Même alors, avoir "une maîtrise du monde matériel tout entier" est un objectif trop vaste, une maîtrise locale et partielle est davantage possible, ou, plus largement, certaines sortes de maîtrise sur la Matière.

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253

L'univers entier, selon la Science, n'est qu'un jeu d'Énergie — on l'appelait autrefois une Énergie matérielle, mais on doute maintenant que la Matière, scientifiquement parlant, existe, sinon en tant que phénomène d'Énergie. L'univers entier, selon le Védânta, est le jeu du pouvoir d'une entité spirituelle, le pouvoir d'une conscience originelle, qu'elle soit Maya ou Shakti, que le résultat soit une illusion ou une réalité. Dans le monde, et dans la mesure où il s'agit de l'homme, nous ne sommes conscients que de l'énergie mentale, de l'énergie de vie, de l'énergie dans la Matière; mais on suppose qu'il y a aussi une énergie ou une force spirituelle derrière elles d'où elles tirent leur origine. Dans les deux cas, toutes choses résultent d'une Shakti, énergie ou force. Il n'y a pas d'action sans une Force ou une Énergie accomplissant l'action et amenant sa conséquence. En outre, ce qui n'a pas de Force en soi est ou quelque chose de mort, ou quelque chose d'irréel, ou quelque chose d'inerte et qui n'a pas de conséquence. Si la conscience spirituelle n'existe pas, le yoga ne peut pas avoir de réalité, et s'il n'y a pas de force yoguique, de force spirituelle, de yoga-shakti, alors le yoga ne peut avoir aucune efficacité. Une conscience de yoga ou une conscience spirituelle qui ne contient pas de pouvoir ou de force peut ne pas être morte ou irréelle, mais c'est évidemment quelque chose d'inerte, sans effet ni conséquence. De même, un homme qui s'embarque pour devenir un yogi ou un gourou et qui n'a pas de conscience spirituelle, ou pas de pouvoir dans sa conscience spirituelle — force yoguique ou force spirituelle — proclame une contre-vérité et est soit un charlatan, soit un imbécile qui se leurre lui-même; plus encore si, n'ayant pas de force spirituelle, il prétend avoir ouvert une voie que d'autres peuvent suivre. Si le yoga est une réalité, si la spiritualité est un peu plus qu'une illusion, il doit exister une force yoguique ou une force spirituelle.

Il est évident que si la force spirituelle existe, elle doit être capable de produire des résultats spirituels — par conséquent il n'y a rien d'irrationnel dans les déclarations des sâdhak qui disent sentir la force du gourou ou la force du Divin travailler en eux et les mener à l'accomplissement et à l'expérience spirituelle. Qu'il en soit ainsi ou non dans un cas particulier est une question personnelle, mais la déclaration ne peut être dénoncée comme en elle-même incroyable et manifestement fausse sous prétexte que des choses de ce genre ne peuvent pas exister. De plus, s'il est vrai que la force spirituelle est la force originelle et que les autres en dérivent, alors il n'y a rien d'irrationnel à supposer que la force spirituelle peut produire des résultats mentaux, vitaux, physiques. Elle peut agir à travers les énergies mentales, vitales ou physiques et par les moyens qu'utilisent ces énergies, ou elle peut agir directement sur le mental, la vie ou la Matière choisis comme domaines de son action propre, spéciale et immédiate. Les deux modes d'action sont à première vue possibles. Prenons le cas de la guérison d'une maladie; quelqu'un est malade pendant deux jours, faible, éprouvant des douleurs et de la fièvre; il ne prend pas de médicament, mais finalement demande à son gourou de le guérir; le lendemain matin il se lève en bonne santé, plein de force et d'énergie. Il a au moins quelque justification à penser qu'une force a été utilisée sur lui et placée en lui, et que c'est un pouvoir spirituel qui a agi. Mais dans un autre cas, on peut utiliser des médicaments tout en faisant appel à la force invisible pour aider les moyens matériels, car il est bien connu que les médicaments agissent ou n'agissent pas — il n'y a pas de certitude. Là, pour la raison d'un observateur extérieur (quelqu'un qui n'est ni l'utilisateur de la force, ni le médecin, ni le patient), il demeure incertain que le patient ait été guéri par les médicaments seuls ou par la force spirituelle utilisant les médicaments comme instruments. Les deux sont possibles, et on ne peut pas dire que parce que des médicaments ont été utilisés, l'œuvre de la force spirituelle est en soi incroyable et que sa fausseté peut être démontrée. D'autre part, il est possible que le docteur ait senti une force travaillant en lui et le guidant, ou il peut voir la santé du patient s'améliorer avec une rapidité qui, selon la science médicale, est incroyable. Le patient peut fort bien sentir la force qui travaille en lui apporter la santé, l'énergie, la guérison rapide, l'utilisateur de la force observer les résultats, voir diminuer les symptômes sur lesquels il travaille, augmenter ceux sur lesquels il n'a pas travaillé jusqu'à ce qu'il travaille sur eux et les voie immédiatement diminuer, le docteur travaillant selon ses suggestions non formulées, etc., etc., jusqu'à ce que la guérison soit effectuée. (D'autre part, il peut voir les forces travailler contre la guérison et conclure que la force spirituelle doit se contenter de se retirer ou de ne réussir qu'imparfaitement. ) Dans tout cela le médecin, le patient ou l'utilisateur de la force peuvent légitimement croire que la guérison est au moins partiellement ou même fondamentalement due à la force spirituelle. Leur expérience est évidemment valable pour eux seuls, et non pour l'observateur extérieur qui raisonne. Mais celui-ci n'est pas logiquement qualifié pour dire que leur expérience est incroyable et nécessairement fausse.

Autre chose. Il ne s'ensuit pas qu'une force spirituelle doive ou bien réussir dans tous les cas, ou, si elle ne réussit pas, que cela prouve son inexistence. On ne peut dire cela d'aucune force. La force du feu est de brûler, mais il y a des choses qu'il ne brûle pas; dans certaines circonstances il ne brûle même pas l'homme qui marche pieds nus sur des charbons rougis. Cela ne prouve pas que le feu ne peut pas brûler, ou même qu'il n'existe pas de force du feu, Agni Shakti.

Je n'ai pas le temps d'écrire davantage; ce n'est pas non plus nécessaire. Mon propos n'était pas de démontrer qu'il faut croire à la force spirituelle, mais que cette croyance n'est pas nécessairement une illusion et qu'elle peut être non seulement possible, mais aussi rationnelle.

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La Force invisible produisant des résultats tangibles, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, est le sens même de la conscience yoguique. Votre question sur le yoga qui n'apporterait qu'un sentiment de Pouvoir sans aucun résultat était vraiment très étrange. Qui se satisferait d'une hallucination aussi absurde et l'appellerait Pouvoir? Si nous n'avions pas eu des milliers d'expériences démontrant que le Pouvoir au-dedans peut changer le mental, développer ses pouvoirs, en ajouter d'autres, introduire de nouveaux ordres de connaissance, maîtriser les mouvements vitaux, transformer le caractère, influencer les hommes et les choses, contrôler l'état et le fonctionnement du corps, travailler comme une Force dynamique concrète sur d'autres forces, modifier les événements, etc., etc., nous n'en parlerions pas de cette façon. De plus, ce n'est pas seulement dans ses résultats, mais dans ses mouvements que la Force est tangible et concrète. Quand je parle de ressentir la Force ou le Pouvoir, je n'entends pas simplement en avoir un vague sentiment, mais le sentir concrètement et par conséquent être capable de le diriger, de le manipuler, d'observer son mouvement, d'être conscient de sa masse et de son intensité, et de la même manière que de ceux d'autres forces, peut-être contraires; tout cela est possible et habituel par le développement du yoga.

Sauf s'il s'agit de la Force supramentale, ce Pouvoir n'agit pas sans conditions ni limites. Les conditions et les limites dans lesquelles le yoga ou la sâdhanâ doit s'effectuer ne sont ni arbitraires ni capricieuses; elles naissent de la nature des choses. La force yoguique doit tenir compte de ces conditions et de ces limites qui englobent la volonté, la réceptivité, l'assentiment, l'ouverture de soi et la consécration du sâdhak, jusqu'à ce qu'elle reçoive une sanction du Suprême qui lui permette d'outrepasser tout et d'accomplir quelque chose, mais cette sanction est donnée parcimonieusement. Si le Pouvoir supramental descendait tout entier, sans se contenter d'envoyer ses influences à travers le surmental, alors seulement les choses pourraient être très radicalement dirigées vers cet objectif — car alors la sanction ne serait pas rare. Car la Loi de la Vérité serait à l'œuvre, et non constamment contrebalancée par la loi de l'Ignorance.

Cependant la force yoguique est toujours tangible et concrète de la manière que j'ai décrite et a des résultats tangibles. Mais elle est invisible — elle n'est pas comme un coup qu'on porte ou l'élan d'une automobile qui renverse quelqu'un, et que les sens physiques peuvent immédiatement percevoir. Comment le mental purement physique peut-il savoir qu'elle est présente et travaille? Par ses résultats? Mais comment peut-il savoir que les résultats étaient ceux de la force yoguique et non d'autre chose? De deux choses l'une. Ou il doit permettre à la conscience d'aller au-dedans et de percevoir les choses intérieures, de croire en l'expérience de l'invisible et du supraphysique, et ensuite par l'expérience, par l'ouverture de nouvelles capacités, il devient conscient de ces forces et peut voir, suivre et utiliser leurs opérations, tout comme l'homme de science utilise les forces cachées de la Nature. Ou bien il faut avoir la foi et observer, s'ouvrir, puis le mental commencera à voir comment les choses se produisent, il notera que quand la Force a été appelée, un résultat a commencé, après un certain temps, à se produire, puis des répétitions, de plus en plus de répétitions, des résultats plus clairs et plus tangibles, une fréquence croissante, une cohérence croissante des résultats, un sentiment et une conscience de la Force au travail — jusqu'à ce que l'expérience devienne quotidienne, régulière, normale, complète. Ce sont les deux principales méthodes, l'une intérieure, procédant de l'intérieur vers l'extérieur, l'autre extérieure, procédant du dehors et appelant la force intérieure à sortir jusqu'à ce qu'elle pénètre et soit visible dans la conscience extérieure. Mais aucune ne peut être appliquée si on persiste dans l'attitude extrovertie, si on insiste sur le concret extérieur seul, et qu'on refuse de le joindre au concret intérieur, ou si le mental physique à chaque pas entame une ronde de doutes qui refuse de laisser l'expérience naissante se développer. Même l'homme de science pratiquant une expérience nouvelle ne réussirait jamais s'il permettait à son mental de se conduire de cette façon.

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Concret? Qu'entendez-vous par concret? La force spirituelle a son propre caractère concret; elle peut prendre une forme (comme un cours d'eau, par exemple) dont on est conscient et qu'on peut envoyer très concrètement sur n'importe quel objet choisi.

Il s'agit là d'un fait concernant le pouvoir inhérent à la conscience spirituelle. Mais il existe aussi un usage volontaire de n'importe quelle force subtile elle peut être spirituelle, mentale ou vitale — pour obtenir un résultat particulier sur un point de l'univers. Tout comme il y a des ondes de forces physiques invisibles (ondes cosmiques, etc.) ou des courants d'électricité, il y a des ondes mentales, des courants de pensée, des ondes d'émotion — par exemple, de colère, de chagrin, etc., qui sortent et affectent les autres sans qu'ils sachent d'où elles viennent ni même si elles viennent, ils ne sentent que le résultat. Celui dont les sens occultes ou intérieurs sont éveillés peut les sentir qui viennent et l'envahissent. Les influences, bonnes ou mauvaises, peuvent se propager de cette manière; cela peut arriver sans intention et naturellement, mais on peut aussi en faire un usage délibéré. Il peut aussi y avoir une génération de force, spirituelle ou autre, dans un but précis. Il peut également y voir l'usage d'une volonté ou d'une idée efficace agissant directement, sans l'aide d'une action extérieure, parole ou autre, usage qui n'est pas concret dans ce sens, mais est tout de même efficace. Ces choses ne sont ni des imaginations, ni des illusions, ni des fariboles, mais des phénomènes véritables.

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Le fait de ne pas sentir une force ne signifie pas qu'elle n'est pas là. La locomotive ne sent pas la force qui la meut, mais la force est là. Un homme n'est pas une locomotive? Il ne vaut guère mieux, car il n'est conscient que d'un pétillement à la surface qu'il appelle "lui-même" et est absolument inconscient de toutes les forces subconscientes, subliminales, supraconscientes qui le font mouvoir, (C'est un fait qui est de plus en plus établi par la psychologie moderne, bien qu'elle n'ait saisi que la force inférieure et non supérieure vous ne devez donc pas le considérer du haut de votre dédain rationnel). Il gazouille intellectuellement et stupidement à propos de résultats superficiels et les attribue tous à son "noble moi", ignorant le fait que son noble moi est caché très loin de sa vue derrière le voile de son intellect clignotant et le brouillard fétide des sentiments, émotions, impulsions, sensations et impressions de son vital. Votre argument est par conséquent totalement absurde et futile. Notre but est de faire sortir les forces secrètes de leurs murailles, afin qu'au lieu de recevoir des ombres ou des éclairs de ces forces à travers le voile ou qu'elles soient complètement obstruées, elles puissent se déverser à flot et couler en rivières. Mais s'attendre à cela dans l'immédiat est une exigence présomptueuse qui montre votre ignorance impatiente et votre inexpérience. Si elles commencent d'abord par couler en un mince filet, cela suffit pour justifier la foi en une averse future; cela prouve que la force était et est là, au travail, et que seule la sueur de votre labeur herculéen vous empêche de la sentir. C'est aussi le mince filet qui donne la certitude que l'averse est possible. Il suffit de continuer et de mériter l'averse par sa patience, ou, sans la mériter, de se laisser glisser jusqu'à ce qu'on la reçoive. Dans le yoga l'expérience est une promesse et un avant-goût, mais elle se renferme jusqu'à ce que la nature soit prête pour l'accomplissement. C'est un phénomène familier à tout yogi qui se remémore son expérience passée. C'était le cas des brèves périodes d'Ânanda qui vous ont visité quelquefois. Peu importe que vous n'ayez pas la ténacité d'une sangsue — les yogi ne sont pas tous du type sangsue. Si vous pouvez vous accrocher d'une manière quelconque, ou être accroché, cela suffit.

21.01.1936

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257

Il ne faut pas parler de ces choses mais les garder cachées... Même dans les choses ordinaires, non spirituelles, l'action des forces invisibles ou subjectives prête au doute et à la discussion lorsqu'il ne peut pas y avoir de certitude matérielle, alors que la force spirituelle est invisible en elle-même et aussi dans son action. Il est donc oiseux d'essayer de prouver que tel ou tel résultat était l'effet de la force spirituelle. Chacun doit se faire sa propre idée à ce sujet, car si elle est admise, elle ne peut être le résultat d'une preuve ou d'une argumentation, mais d'une expérience, de la foi ou de cette perspicacité au plus profond du cœur ou au plus profond de l'intelligence qui regarde par-delà les apparences et voit ce qu'il y a derrière. La conscience spirituelle ne revendique pas de cette façon, elle peut énoncer la vérité sur elle-même mais ne lutte pas pour être acceptée. Une vérité générale et impersonnelle sur la force spirituelle est autre chose, mais je doute que le temps en soit venu, ou qu'elle puisse être comprise par l'intelligence purement rationnelle.

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258

Si j'écris sur ces questions du point de vue du yoga, même sur une base logique, il est inévitable que cela se trouve pour une grande part en conflit avec les opinions courantes, par exemple en ce qui concerne les miracles, les limites du jugement basé sur les sens, etc. J'ai évité autant que possible d'écrire sur ces sujets parce que j'aurais dû énoncer des choses qui ne peuvent être comprises si l'on ne se réfère pas à des données autres que celles des sens physiques ou de la raison fondée sur eux seuls. J'aurais dû parler de lois et de forces qui ne sont pas reconnues par la raison ou la science physique. Dans mes écrits publics et dans ceux que j'adresse aux sâdhak, je n'ai pas traité de ces questions parce qu'elles sortent des limites de la connaissance ordinaire et de la compréhension fondée sur elle. Ces choses sont connues de certains, mais ils n'en parlent pas habituellement, alors que l'opinion du public sur ce qu'il en connaît est soit crédule, soit incrédule, mais dans les deux cas elle n'est fondée ni sur l'expérience, ni sur la connaissance.

12.1935

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259

D'après ce que vous écrivez sur votre expérience et vos idées, il ne s'agit, semble-t-il, que de vieilles pensées et d'anciens mouvements qui réapparaissent, comme cela leur arrive souvent, pour former un obstacle sur le droit chemin de la sâdhanâ. Les réalisations et les idées mentales de ce genre ne sont, en mettant les choses au mieux, que des demi-vérités, et même pas toujours; lorsqu'on a entrepris une sâdhanâ qui va au-delà du mental, c'est une erreur de leur donner trop d'importance. Mal appliquées, elles peuvent facilement devenir un riche terrain d'erreur.

Si vous examinez les idées qui vous sont venues, vous verrez qu'elles sont tout à fait inappropriées. Par exemple:

1. La Matière n'est jaḍa qu'en apparence. Comme l'admet la Science moderne elle-même, la Matière n'est que de l'énergie en action, et, comme nous le savons en Inde, l'énergie est une force de conscience en action.

2. Prakriti dans le monde matériel semble être jaḍa, mais cela aussi n'est qu'une apparence. Prakriti est en réalité le pouvoir conscient de l'Esprit.

3. Faire descendre l'Esprit dans la Matière ne peut conduire à laya dans jaḍa prakṛti. Une descente de l'Esprit ne peut être qu'une descente de Lumière, de conscience et de pouvoir, non une croissance de l'inconscience et de l'inertie, ce qui est la signification de jaḍa-laya.

4. L'Esprit est déjà là, dans la Matière comme partout ailleurs; seule une inconscience apparente et superficielle ou une conscience involuée voile sa présence. Ce que nous devons faire, c'est éveiller la Matière à la conscience spirituelle cachée en elle.

5. Ce que nous voulons faire descendre dans le monde matériel est la conscience, la lumière et l'énergie du supramental, parce que cela seul peut le transformer véritablement.

Si, à un moment quelconque, il se produit une croissance de l'inconscience et de l'inertie, c'est à cause de la résistance de la nature ordinaire au changement spirituel. Mais cela apparaît en général pour être traité et éliminé. Si on permet à la difficulté de demeurer cachée, et non d'apparaître, jamais il ne sera possible de l'empoigner et aucune vraie transformation ne se produira.

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre 1.

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260

S'il n'y avait pas de pouvoir créateur dans l'énergie matérielle, il n'y aurait pas d'univers matériel. La Matière n'est pas inconsciente et sans dynamisme — mais c'est une force et une conscience involuées qui travaillent en elle. C'est ce que les psychologues appellent l'inconscient d'où tout provient — mais ce n'est pas réellement inconscient.

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261

Il n'est pas nécessaire6 de mettre "la" devant "qualité" — en anglais cela changerait le sens. La matière n'est pas considérée dans ce passage comme une qualité d'être perçue par les sens; je pense que cela ne voudrait rien dire. Elle est considérée comme le résultat d'un certain pouvoir et d'une action de la conscience qui présenterait des formes d'elle-même à la perception sensorielle, et c'est cette qualité d'objet de perception par les sens, pour ainsi dire, qui leur donne l'apparence de la Matière, c'est-à-dire d'une certaine sorte de substantialité — qui leur est inhérente — mais en fait elles ne sont pas des objets substantiels existant en eux-mêmes mais des formes de conscience. L'idée est que la Matière existant en soi, posée en principe par la science du dix-neuvième siècle, ne correspond à rien.

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262

Vous raisonnez par analogie avec votre propre conscience sensorielle étroite et limitée et avec ses relations plutôt maladroites à l'égard de ce qui se produit dans l'espace matériel. Qu'est-ce après tout que l'espace, sinon l'extension d'un être conscient dans lequel la Force-de-Conscience bâtit son propre entourage? Dans le plan physique subtil il y a non pas une, mais de nombreuses couches de conscience et chacune se meut dans son propre être, c'est-à-dire dans son propre espace. J'ai dit que chaque plan subtil est un conglomérat ou une série de mondes. Chaque espace, à n'importe quel point, rencontre, pénètre ou coïncide avec un autre; par conséquent à un point de rencontre ou de coïncidence il peut y avoir plusieurs objets subtils occupant ce que nous pourrions appeler assez arbitrairement le même espace, et pourtant ils ne peuvent avoir entre eux aucune relation réelle. Si une relation se crée, c'est la conscience multiple du Voyant, où apparaît le point de rencontre, qui la crée.

D'autre part, il peut y avoir une relation entre des objets de différentes régions de l'espace reliés entre eux, comme dans le cas d'un objet physique grossier et de son homologue subtil. Là vous pouvez plus facilement parler de relations entre un espace et un autre.

Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre 1.

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263

Le Temps et l'Espace ne sont pas limités, ils sont infinis ils sont les termes d'une extension de conscience dans laquelle les choses ont lieu ou sont disposées dans une certaine relation, une certaine succession, un certain ordre. Il y a également différents ordres de Temps et d'Espace; cela aussi dépend de la conscience. L'Éternel s'étend dans le Temps et l'Espace, mais il est aussi au-delà de tout Temps et de tout Espace. L'absence de Temps et le Temps sont deux termes de l'existence éternelle. L'Éternel sans Espace n'est pas une infinité indivisible d'Espace, il n'y a en Lui ni près ni loin, ni ici ni là — l'Éternel sans Temps n'est pas mesurable en années, en heures ou en ères, l'expérience en a été décrite comme un moment éternel Mais pour le mental cet état ne peut être décrit que par des négations — il faut aller au-delà et le réaliser.

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264

L'objection7 se fonde sur les idées humaines tri-dimensionnelles d'espace et de division de l'espace, qui sont elles-mêmes fondées sur la nature limitée des sens de l'homme. Pour certains êtres l'espace est à une dimension, pour d'autres à deux dimensions, pour d'autres à trois dimensions — mais il y a aussi d'autres dimensions. Il est reconnu en métaphysique que l'Infini peut être dans un point et pas seulement dans une étendue d'espace — tout comme il y a une éternité d'extension dans le temps, mais aussi une Éternité qui est indépendante du Temps, si bien qu'elle peut être sentie en un moment — il n'est pas nécessaire de penser en millions et millions d'années pour la réaliser. De même la distinction rigide entre l'Un et le Multiple, un Un qui ne peut être multiple, ou d'un Tout qui est fait d'une addition et n'existe pas en soi, sont des notions mentales grossières de l'intellect extérieur fini, qui ne peuvent pas s'appliquer à l'Infini. Si le caractère du Tout était matériel et non spirituel, lié à une arithmétique et à une géométrie primaires, la réalisation de l'Univers en soi, du tout en chacun et de chacun dans le tout, de l'Univers dans le bindou serait impossible. Vos amis X ignorent évidemment les rudiments de la pensée métaphysique, sinon ils ne soulèveraient pas des objections de ce genre.

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265

Ce n'est qu'en sentant toutes choses comme une substance spirituelle unique que l'on peut arriver à l'unité — l'unité est dans la conscience spirituelle. Le point matériel n'est qu'un point parmi des millions de millions — ce n'est donc pas la base de l'unité. Mais dès que vous avez l'unité dans la conscience, vous pouvez sentir à travers elle l'unité de la substance mentale, de la force mentale, etc., l'unité de la substance (mobile) de la vie, et de la force de vie, l'unité de la substance et de l'énergie matérielle. Être — Conscience d'être — énergie de conscience — forme de conscience, toutes choses sont réellement cela.

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266

Il est bien vrai que le mot "superstition" a été habituellement utilisé comme un gourdin commode pour abattre toute croyance qui n'était pas en accord avec les idées de la raison matérialiste, c'est-à-dire du mental physique qui traite de la loi apparente des processus physiques et ne voit pas plus loin. Certains l'ont aussi employé pour écarter des idées et des croyances qui n'étaient pas conformes à leur propre idée de ce qu'est la norme rationnelle des vérités supraphysiques. Durant de longs siècles l'homme a chéri des croyances qui impliquaient l'existence d'une force cachée agissant selon des principes inconnus du mental physique et dépassant le témoignage de la raison extérieure et des sens. Vint la Science, avec une méthode nouvelle de connaissance qui étendait le témoignage de ce domaine extérieur de conscience, et pensait que par cette méthode tout ce qui existe deviendrait explicable. Elle balaya d'un coup sans examen toutes les anciennes croyances en les qualifiant de "superstitions" vraies, à-demi vraies ou fausses, toutes partirent à la poubelle d'un coup de balai impartial, parce qu'elles ne reposaient pas sur la méthode de la Science physique, et se trouvaient hors de ses données ou semblaient incompatibles avec son point de vue. Même dans le domaine de l'expérience supraphysique, seuls étaient admis les faits qui pouvaient se prêter à une explication mentalement rationnelle selon un certain ordre d'idées — tout le reste, tout ce qui semblait exiger une origine occulte, mystique ou intérieure pour s'expliquer, était mis de côté et qualifié de superstition. Des croyances populaires qui étaient parfois le fruit de l'imagination, mais aussi parfois celui d'une connaissance empirique traditionnelle ou d'un instinct juste partageaient naturellement le même sort. Il devient maintenant de plus en plus évident que toute cette opération était hâtive et injustifiée, et se fondait sur la "superstition" que la nouvelle méthode suffisait à tout, alors qu'en réalité elle ne s'applique qu'à un domaine très limité. Je pense, comme vous, que le mot superstition est un mot qui ne doit pas être utilisé du tout, ou alors avec beaucoup de prudence. C'est évidemment un anachronisme que de l'appliquer à des croyances qui ne sont pas admises par la forme de religion que l'on se trouve pratiquer ou préférer.

Le renversement croissant de l'opinion sur beaucoup de choses autrefois condamnées qui sont maintenant en vogue, est très frappant. Aux exemples que vous citez on pourrait ajouter une centaine d'autres. On ne voit pas vraiment pourquoi une croyance à la graphologie devrait être condamnée comme irrationnelle ou superstitieuse; il me semble tout à fait rationnel de croire que l'écriture d'un homme est le résultat de son caractère et de sa nature, ou est en harmonie avec eux; et s'il en est ainsi, elle pourrait très bien, après examen, se révéler être une indication de son caractère. Il est bien connu que chaque homme est en lui-même un individu avec sa propre formation particulière, différente des autres, et faite de minuscules variations par rapport au schéma humain général — c'est vrai des petites caractéristiques physiques, c'est évidemment vrai aussi des caractéristiques psychologiques; il n'est pas déraisonnable de supposer une corrélation entre les deux. Sur cette base, la chiromancie pourrait bien contenir une vérité, car il est bien connu que les lignes de la main d'un individu sont différentes de celles des autres, et le fait que cela, comme les différences de physionomie, puisse comporter des indications psychologiques n'est pas impossible. La difficulté, pour des mentalités formées par des influences rationalistes, devient plus grande quand ces lignes, ou les faits astrologiques, sont interprétés comme des signes de la destinée, parce que le rationalisme moderne refuse absolument d'admettre que l'avenir soit déterminé ou puisse être déterminable. Mais de plus en plus cela semble être l'une des "superstitions" du mental moderne, une croyance curieusement en contradiction avec les notions fondamentales de la Science. Car la Science croyait, hier encore, que tout était déterminé dans la Nature et elle tentait de découvrir les lois de cette détermination, et de prédire sur cette base les événements physiques à venir. S'il en est ainsi, il serait raisonnable de supposer qu'il y a des liens invisibles qui déterminent les événements humains dans le monde et qu'il est donc possible de prédire ces événements futurs. Que cela puisse se faire selon l'astrologie ou la chiromancie est affaire de recherche, et on ne va pas beaucoup plus loin en opposant à cette possibilité une négation sommaire. La cause de l'astrologie est assez forte; il semble que celle de la chiromancie soit aussi défendable.

D'autre part, il serait hasardeux de s'élancer trop vite dans l'autre direction. La tendance opposée est de tout croire dans ces domaines et de ne pas garder l'œil ouvert aux éléments de limitation ou d'erreur dans ces branches difficiles de la connaissance — l'excès de croyance a aidé à les discréditer, parce que leurs erreurs étaient flagrantes. Il ne me semble pas établi que les étoiles déterminent l'avenir — bien que ce soit possible —, mais il semblerait qu'elles l'indiquent — ou plutôt, qu'elles indiquent certaines certitudes et certaines possibilités de l'avenir. Les astrologues eux-mêmes admettent qu'il y a un autre élément de détermination dans l'homme lui-même qui limite le champ de la prédiction astrologique et peut même modifier beaucoup ses résultats acquis. Toute détermination des choses dans le monde obéit à un complexe de forces très embrouillé et difficile, et quand nous avons démêlé un fil de l'écheveau et que nous le suivons nous pouvons obtenir des résultats très frappants, mais nous ne pouvons pas nous fier à ce fil comme au seul indice sérieux. Les méthodes du mental sont trop rigides et d'une simplicité trop commode pour démêler le vrai ou la vérité totale soit de la Réalité, soit de ses phénomènes séparés.

J'admets, comme vous l'affirmez, qu'il est possible de connaître beaucoup de choses d'un homme en observant une petite partie de son être, physique ou psychologique, mais je pense que c'est aller trop loin que de dire qu'on peut reconstruire tout l'homme à partir d'une minuscule partie de cheveu. Je dirais que, connaissant la complexité et la multiplicité des éléments de l'être humain, un tel procédé serait aléatoire et laisserait une grande part d'Inconnu assombrir la trop grande certitude de cette structure déductive.

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267

Je suppose que nous ne pouvons pas aller jusqu'à nier l'existence de la superstition — d'une croyance ferme sans aucune base en quelque chose qui est peu solide et ne tient pas debout. Le mental humain est prompt à applaudir ces croyances en des choses qui peuvent être vraies, ou le sont en elles-mêmes, et c'est ce mélange qui sème très malheureusement la confusion dans la recherche de la connaissance. Mais précisément à cause de ce mélange, parce que quelque part derrière la superstition ou pas très loin d'elle il y a très souvent une vérité réelle, il faut être prudent quand on emploie ce mot ou qu'on envoie promener comme avec un balai commode à la fois ce qui est vrai, ce qui est partiellement vrai et ce qui est sans fondement, et quand on proclame que le sol laissé nu est la seule vérité de toute l'affaire.

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268

Quand j'ai écrit cette phrase sur "la croyance ferme et aveugle", je ne pensais pas vraiment aux croyances religieuses, mais aux idées et aux croyances courantes et populaires. Votre sentiment sur la question est en tout cas très sain. On peut et on doit croire et suivre son propre sentier sans condamner ni mépriser les autres parce qu'ils ont des croyances différentes de celles qu'on pense ou considère être les meilleures ou les plus vastes en vérité. Le domaine spirituel a beaucoup d'aspects, il est plein de complexité, et il y a place pour une immense variété d'expériences. En outre, tout égoïsme mental — et tout égoïsme spirituel — doit être surmonté; ce sens de supériorité ne devrait donc pas être cultivé.

P.S. — En suivant sincèrement, de tout cœur et sans dévier ce yoga, on devrait parvenir à un niveau où ces divisions mentales rigides n'existent pas, car ce sont des murailles mentales élevées autour d'une partie de la Vérité et de la Connaissance pour la couper du reste, alors que cette vision d'au-dessus du mental est globale et tout tombe à sa place dans l'ensemble.

 

1 J'ai dit que l'idée du supramental existait déjà depuis les temps anciens — il y a eu, en Inde et ailleurs, des tentatives pour l'atteindre en s'y élevant; mais ce qui manquait était la manière de l'intégrer à la vie et de le faire descendre pour que la nature entière soit transformée, jusqu'à la nature physique.

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2 Sri Aurobindo répond ici aux points soulevés par un disciple dans la lettre suivante: "A la page 511 du "Listener" du 28 mars 1934, se trouvent quelques propositions surprenantes — d'abord, la métaphysique serait une science expérimentale et aurait une chambre noire pour laboratoire; ensuite il ne serait pas nécessaire de distinguer la survie de l'immortalité. Dans un souci de clarté, la plupart des penseurs philosophes ont fait cette distinction: il est étrange que cela soit passé sous silence alors qu'une polémique est lancée contre eux... Évidemment, si on a un penchant pour l'expérimentation pratique en science, il est sans aucun doute admirable de l'employer dans des recherches psychiques — mais (à moins de poser en principe que tous les humains cultivés, ou au moins tous les philosophes, devraient posséder et cultiver ce don) pourquoi faudrait-il reprocher à la majorité des philosophes d'obtenir des résultats jusqu'à présent obscurs et minces, et de suivre leur tendance à se borner à des études métaphysiques proprement dites?

(Au sujet d'un rêve où avait lieu une conversation téléphonique à longue distance avec un ami:)

"Dans la vie courante, je pense qu'un coup de téléphone peut être beaucoup moins satisfaisant qu'un échange de lettres. N'y a-t-il pas quelque chose de très symbolique dans l'émergence du téléphone et du cinéma précisément à une époque où la conduite et les relations humaines se détériorent? Par le mensonge, l'insensibilité et l'indifférence égocentrique à l'égard des autres, chaque personne devient pour les autres une ombre sans signification et une voix mensongère. Dans les remarques du critique musical du "Manchester Guardian" sur un concert à Elgar Mémorial, il y a quelques bons arguments à propos de "la réaction qui va à rencontre de la noblesse et de la tendresse en art". Je ne vois pas en quoi il faudrait davantage d'êtres humains qui créent ou apprécient un "art" susceptible de cadrer encore avec les canons de la mode; peut-être cependant que dans une civilisation asourique, les hommes sont de toute façon superflus et que seuls des "Asoura incarnés" sont nécessaires?"

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3 En français dans le texte.

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4 "Sans bouger Il est plus vif que la Pensée, les Dieux ne le rejoignent pas, car Il avance toujours en tête. Immobile, il va plus vite que ceux qui courent." (Isha Oupanishad, verset 4. Traduit de l'anglais de Sri Aurobindo, Eight Upanishad, édition du Centenaire, volume XII, p. 64).

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5 Par ailleurs les Dieux sont dans le Temps et l'Espace et soumis à eux, ils font partie du mouvement dans l'Espace et le Temps et ne lui sont pas supérieurs.

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6 Cette explication est donnée à propos du passage suivant de "The Yoga and Its Object" (édition du Centenaire, volume XVI, pages 416-417): "La Matière elle-même, vous vous en rendrez compte un jour, n'est pas matérielle, ce n'est pas une substance mais une forme de conscience, gouna, le résultat d'une qualité d'être perçue par la connaissance sensorielle".

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7 "Comment le Divin, qui est l'Infini pénétrant tout et contenant tout, peut-il s'incarner dans le petit espace d'un corps humain?"

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Sur russe

À l'anglais

in German