SRI AUROBINDO
Lettres sur le Yoga
Volume 3. Section 4
6. Les difficultés du chemin
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Tous ceux qui s'engagent sur le chemin spirituel doivent faire face aux difficultés et aux épreuves de ce chemin, qu'elles viennent de leur propre nature ou du monde extérieur. Les difficultés de la nature continuent à se répéter jusqu'à ce qu'on les ait surmontées; pour les affronter, il faut user à la fois de force et de patience. Mais la partie vitale a tendance à se décourager lorsque des épreuves et des difficultés se présentent. Cette tendance ne vous est pas particulière, elle affecte tous les sâdhak; elle n'indique pas une inaptitude à la sâdhanâ, pas plus qu'elle ne justifie un sentiment d'impuissance. Mais vous devez vous entraîner à surmonter cette réaction de découragement en appelant la Force de la Mère pour qu'elle vous vienne en aide.
Tous ceux qui demeurent résolument fidèles au sentier peuvent être assurés de leur destinée spirituelle. Si certains échouent, ce ne peut être que pour l'une des deux raisons suivantes: ou bien ils abandonnent le chemin, ou bien, appâtés par l'ambition, l'orgueil, la vanité, le désir, etc., ils s'en écartent et cessent de s'en remettre sincèrement au Divin.
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On peut dire, d'une manière générale, qu'il n'est pas sage de mettre trop d'empressement à attirer les gens, en particulier les très jeunes gens, vers la sâdhanâ. Le sâdhak qui vient à ce yoga doit ressentir un véritable appel, et même si l'appel est réel, le chemin est souvent déjà assez difficile. Mais quand on attire les gens dans un esprit de propagande enthousiaste, on risque d'allumer une flamme factice qui n'est qu'une imitation du véritable Agni, ou un feu éphémère bientôt submergé par l'assaut des vagues vitales. C'est particulièrement le cas chez les jeunes gens, car ils sont influençables et se laissent aisément prendre à la contagion d'idées et de sentiments qui leur sont étrangers; par la suite, le vital se lève avec ses exigences insatisfaites et ils sont ballottés entre deux forces contraires, ou bien ils se laissent rapidement attirer par la vie et l'action ordinaires et par la tendance à satisfaire les désirs qui est naturelle à l'adolescence. Ou encore le réceptacle humain (âdhâr), inapte, tend à souffrir sous la tension d'un appel pour lequel il n'était pas prêt, ou du moins pas encore prêt. Quand on a en soi la vraie flamme, on passe à travers toutes les embûches et on finit par s'engager tout entier dans la sâdhanâ, mais seule une minorité en est capable. Mieux vaut ne recevoir que ceux qui viennent d'eux-mêmes, et parmi ceux-là, seulement ceux en qui l'appel est durable et vient authentiquement d'eux-mêmes.
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Une telle souffrance n'est pas obligatoirement de règle. Ce n'est pas l'âme qui souffre; le Moi est calme et égal envers toutes choses et le seul chagrin de l'être psychique a pour cause la résistance de la Nature à la Volonté divine, ou la résistance des choses et des gens à l'appel du Vrai, du Beau et du Bien. La souffrance n'affecte que la nature vitale et le corps. Quand l'âme attire l'être vers le Divin, il peut y avoir une résistance dans le mental et la forme la plus fréquente en est la négation et le doute qui peuvent engendrer une souffrance mentale et vitale. La nature vitale peut aussi opposer une résistance qui se traduit principalement par le désir et l'attachement aux objets du désir, et si, dans ce domaine, un conflit se déclare entre l'âme et la nature vitale, entre l'Attirance pour le Divin et l'attraction de l'Ignorance, les parties mentales et vitales peuvent évidemment en souffrir beaucoup. La conscience physique peut, elle aussi, offrir une résistance qui est en général celle d'une inertie fondamentale, une obscurité dans la substance même du physique, une incompréhension, une incapacité à répondre à l'appel de la conscience supérieure, une habitude d'obéir passivement et mécaniquement à la conscience inférieure, même contre sa propre volonté; une souffrance à la fois vitale et physique peut en être la conséquence. En outre, la Nature universelle résiste parce qu'elle ne veut pas que l'être échappe à l'Ignorance pour entrer dans la Lumière. Cette résistance peut prendre la forme d'une véhémente insistance à perpétuer les anciens mouvements qui se jettent par vagues sur le mental, le vital et le corps pour que les idées, impulsions, désirs, sentiments, réactions d'autrefois continuent, même après avoir été rejetés et expulsés, et puissent revenir comme une armée d'envahisseurs venue du dehors, jusqu'à ce que la nature tout entière, s'étant donnée au Divin, refuse de les admettre. C'est la forme subjective de la résistance universelle, mais celle-ci peut aussi prendre une forme objective: opposition, calomnie, attaques, persécutions, infortunes de toutes sortes, conditions et circonstances adverses, douleur, maladie, assauts venant des hommes ou des forces. Là aussi la possibilité de souffrir est évidente. Il y a deux manières de faire face à tout cela: la première est celle du Moi, le calme, l'égalité, un esprit, une volonté, un mental, un vital, une conscience physique qui demeurent résolument tournés vers le Divin et ne se laissent ébranler par aucune suggestion de doute, de désir, d'attachement, de dépression, de chagrin, de douleur, d'inertie. C'est possible lorsque l'être intérieur s'éveille, lorsqu'on devient conscient du Moi, du Mental intérieur, du Vital intérieur, du Physique intérieur, car il leur est plus facile de se mettre au diapason de la Volonté divine; alors l'être se divise en deux, et c'est comme s'il y avait deux êtres, l'un au-dedans, calme, fort, égal, imperturbable, véhicule de la Conscience et de la Force divines, l'autre sur lequel la Nature inférieure continue à empiéter; mais alors les ennuis de celui-ci deviennent superficiels et ne sont plus qu'une ride à la surface, jusqu'à ce qu'ils s'estompent et disparaissent sous la pression intérieure et que l'être extérieur reste lui aussi calme, concentré, insensible aux attaques. Il y a aussi la manière du psychique: le psychique émerge, et avec lui son pouvoir intrinsèque, sa consécration, son adoration, son amour pour le Divin, son don de soi, sa soumission; il les impose à la conscience mentale, vitale et physique et l'oblige à orienter tous ses mouvements vers Dieu. Si le psychique est fort et domine tout l'être, la souffrance subjective est faible ou nulle et la souffrance objective ne peut affecter ni l'âme, ni les autres parties de la conscience; le chemin est ensoleillé, une grande joie et une grande douceur donnent le ton à toute la sâdhanâ. Quant aux attaques extérieures et aux circonstances adverses, elles subissent l'action de la Force qui transforme les relations de l'être avec la Nature extérieure; à mesure que la victoire de la Force progressera, elles seront éliminées; mais quelle que soit leur durée, elles ne peuvent retarder la sâdhanâ, car même les incidents et les circonstances adverses deviennent alors des instruments de son progrès et de la croissance de l'esprit.
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Les difficultés qui subsistent, bien qu'elles ne soient pas identiques, s'apparentent dans leur cause et leur nature essentielle à celles que vous avez en grande partie ou complètement surmontées, et elles peuvent être vaincues de la même manière; c'est une question de temps, et il s'agit aussi pour vous de consentir intérieurement à la pression du Divin qui transforme l'être humain.
La nature humaine et le caractère de l'individu sont une formation issue de l'inconscience du monde matériel où elle a pris naissance, et elle ne peut jamais se libérer tout à fait de la pression de cette Inconscience. À mesure que la conscience grandit dans l'être né dans ce monde matériel, elle prend la forme d'une Ignorance qui admet lentement la connaissance ou s'efforce avec difficulté de l'atteindre; la nature humaine est constituée de cette Ignorance, et le caractère de l'individu est constitué d'éléments de cette Ignorance. Comme tout ce qui existe dans la Nature matérielle, la nature humaine est plus ou moins une mécanique, et la résistance y est presque inévitable; c'est, la plupart du temps, une résistance énergique et obstinée qui s'oppose à tout changement que l'on exige d'elle. Le caractère est fait d'habitudes auxquelles il se cramponne; il est enclin à les considérer comme la loi même de son être, et l'amener tant soit peu à changer exige un dur labeur, à moins que les circonstances ne le soumettent à une forte pression. Cette résistance se manifeste particulièrement dans les parties physiques: corps, mental physique, mouvements de la vie physique; l'élément tamasique dans la Nature y est puissant; c'est ce que la Guîtâ qualifie d'aprakāśa, absence de lumière, et apravṛtti, tendance à l'inertie, à l'inactivité, à refuser l'effort, ce qui a pour conséquence, même quand l'effort se fait, une constante aptitude à douter, à se décourager, à désespérer, à abandonner, à renoncer au but de l'entreprise, à s'effondrer. Heureusement, la nature humaine contient aussi un élément sattwique qui se tourne vers la lumière, et un élément radjasique ou dynamique qui désire l'action et en a besoin, et que l'on peut amener à désirer non seulement le changement, mais le progrès continu. Mais ces deux éléments, en raison des limitations de l'ignorance humaine et des obstructions de l'ignorance fondamentale, sont eux aussi sujets à l'étroitesse et à la division et peuvent résister à l'entreprise spirituelle autant qu'y contribuer. La transformation spirituelle que le yoga exige de la nature humaine et du caractère individuel est par conséquent pleine de difficultés: c'est, pourrait-on dire, la plus exigeante de toutes les aspirations et le plus ardu de tous les efforts de l'homme. Tant qu'elle peut s'assurer le concours de l'élément sattwique et de l'élément radjasique (dynamique), son chemin en est facilité; mais l'élément sattwique lui-même peut résister par son attachement aux idées anciennes, aux préjugés, aux préférences mentales et aux jugements partisans, aux opinions et aux raisonnements qui barrent la route à la vérité supérieure, et dont il ne peut s'affranchir; l'élément dynamique résiste par son égoïsme, ses passions, ses désirs, ses attachements profonds, sa vanité, son amour-propre, son habitude constante de revendiquer et bien d'autres obstacles. La résistance du vital est plus violente que les autres et vient à la rescousse avec sa violence et sa passion, et c'est la source de toutes les difficultés intenses, de toutes les révoltes et de tous les bouleversements, de tous les désordres qui altèrent le cours du yoga. Le Divin est là, mais Il respecte les conditions, les lois, les modalités de la Nature; ce sont les conditions mêmes de Son œuvre, de Son œuvre dans le monde et en l'homme, et aussi, par conséquent, dans le sâdhak, l'aspirant et même en ceux qui L'ont approché par la Connaissance et l'Amour; même le sage et le saint continuent à souffrir des difficultés et des limites de leur nature humaine. Il est possible d'atteindre une libération et une perfection complètes, ou de posséder complètement le Divin et d'en être complètement possédé, mais en général cela ne se produit pas par miracle, ni même par une série de miracles. Le miracle existe, mais il se produit seulement lorsque l'appel est total, la consécration de l'âme complète et l'ouverture de la nature entière et vaste.
Pourtant, s'il y a un appel de l'âme, même s'il est encore incomplet, l'échec ne peut en aucun cas être définitif et irréparable, si grandes et si obstinées que soient les difficultés; même quand le fil est rompu, il est repris, renoué et suivi jusqu'au bout. La nature elle-même obéit à la nécessité intérieure qui finit, si lentement que ce soit, par porter ses fruits. Mais un certain consentement intérieur est nécessaire; le progrès que vous avez remarqué en vous-même est dû à ce consentement qui était là, dans l'âme, et aussi dans une partie de la nature; le mental insistait pour que le changement s'opère et une partie du vital le désirait; la résistance, dans une partie du mental et une partie du vital, le ralentissait et l'entravait, mais ne pouvait l'empêcher de se produire.
Vous me demandez ce que je veux que vous fassiez. Je veux que vous persévériez et que vous donniez de plus en plus ce consentement intérieur qui vous a fait progresser, afin qu'ici aussi la résistance puisse diminuer et à la longue disparaître.
Et cessez d'attacher tant d'importance à l'usage de la raison, à l'exactitude de votre raisonnement personnel et à son droit de décider de tout. La raison a sa place, surtout en ce qui concerne certains problèmes matériels et les questions extérieures en général — bien que même dans ce domaine elle soit un juge bien faillible — ou dans la formulation de conclusions et de généralisations métaphysiques; mais sa prétention à être l'autorité décisive en matière de yoga ou de choses spirituelles est insoutenable. Dans ce domaine, l'activité de l'intellect extérieur ne conduit qu'à la formation d'opinions personnelles et non à la découverte de la Vérité. En Inde, il a toujours été entendu que la raison et sa logique ou son jugement ne peuvent mener à la réalisation des vérités spirituelles, mais peuvent tout au plus contribuer à la présentation intellectuelle des idées; la réalisation vient par l'intuition et l'expérience intérieure. La raison et l'intellectualité ne peuvent vous faire voir le Divin, c'est l'âme qui voit. Le mental et les autres facultés ne peuvent que participer à la vision, quand elle leur est dispensée par l'âme, lui faire bon accueil et s'en réjouir. Mais le mental peut aussi l'empêcher de venir ou du moins s'opposer longtemps à la réalisation ou à la vision. Car ses préjugés, ses opinions préconçues et ses préférences mentales peuvent élever un mur d'arguments contre la vérité spirituelle qui doit être réalisée et refuser de l'admettre si elle se présente sous une forme qui ne s'accorde pas à ses idées antérieures; elle peut de même vous empêcher de reconnaître le Divin, si le Divin se présente sous une forme à laquelle l'intellect n'est pas préparé ou qui, par un détail, va à l'encontre de ses préjugés et de ses idées préconçues. On peut se fier à sa raison dans d'autres domaines, pourvu que le mental essaie d'être ouvert, impartial, dégagé de toute passion abusive, et prêt à concéder qu'il n'a pas toujours raison et peut se tromper; mais se fier à lui seul dans des domaines qui échappent à sa juridiction n'est pas sans danger, surtout dans les domaines de la réalisation spirituelle et du yoga qui appartiennent à un autre ordre de connaissance.
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Il n'y a pas de contradiction entre ce que j'avais dit au sujet du sentier ensoleillé et ce que j'ai dit des passages difficiles et désagréables que doit traverser le yoga dont le développement normal suit celui de la nature humaine. Le chemin ensoleillé peut être emprunté par ceux qui sont capables de pratiquer la soumission, d'abord une soumission centrale et ensuite un don de soi plus complet dans toutes les parties de l'être. S'ils peuvent parvenir à cette attitude de soumission centrale et la conserver, s'ils peuvent se reposer entièrement sur le Divin et accepter joyeusement tout ce qui vient du Divin, alors leur sentier devient ensoleillé et peut même être direct et aisé. Ils n'échapperont pas à toutes les difficultés, aucun chercheur n'en est capable; mais ils pourront y faire face sans chagrin ni abattement, comme en vérité la Guîtâ nous recommande de pratiquer le yoga: anirviṇṇacetasā, en se fiant à la direction intérieure et en la percevant de plus en plus, ou en se fiant à la direction extérieure du Gourou. Cette voie peut aussi être suivie même si l'on ne sent ni lumière ni direction, lorsqu'il existe, ou que l'on peut acquérir, une foi lumineuse et ferme et une bhakti heureuse, ou si l'on est d'une nature spirituelle optimiste, ou encore si l'on s'en tient à la foi ou au sentiment que tout ce qui est fait par le Divin est fait pour le mieux, même lorsqu'on ne comprend pas son action. Mais tous n'ont pas cette nature, beaucoup en sont très éloignés; la soumission complète ou même centrale n'est pas facile à atteindre, et la garder sans cesse est bien difficile pour notre nature humaine. Quand nous n'avons rien de tout cela, l'âme n'atteint pas la liberté et nous devons au contraire subir la loi ou nous plier à une difficile et pénible discipline.
Cette loi nous est imposée par l'Ignorance qui est la nature de toutes les parties de notre être; notre être physique est visiblement une masse d'ignorance, l'être vital est plein de passions et de désirs ignorants, le mental est aussi un instrument de l'Ignorance qui s'efforce vers une sorte de connaissance imparfaite, en grande partie inférieure et extérieure. Le chercheur se fraie un chemin à travers cette ignorance; pendant longtemps, il ne trouvera aucune lumière d'expérience solide ou de réalisation, mais seulement les espoirs, les idées, les croyances du mental qui ne lui donnent pas la vraie vision spirituelle; ou il perçoit des rais de lumière, ou traverse des périodes de lumière, mais souvent la lumière s'éteint et les périodes lumineuses sont suivies de longues ou fréquentes périodes d'obscurité. Il y a de constantes fluctuations, des déceptions persistantes, des chutes et des échecs innombrables. Aucun sentier du yoga n'est vraiment facile ou exempt de ces difficultés ou de ces fluctuations; même sur la voie de la bhakti, réputée la plus facile, on entend constamment les plaintes de celui qui cherche toujours mais ne trouve jamais, et même dans les meilleures conditions le mouvement de flux et de reflux, de milana et de viraha, de joie et de pleurs, d'extase et de désespoir est constant. Si l'on a la foi ou, en l'absence de foi, la volonté d'aller jusqu'au bout, on passe outre et on entre dans la joie et la lumière de la réalisation divine. Si l'on prend une certaine habitude de vraie soumission, alors tout cela n'est pas nécessaire; on peut entrer dans la voie ensoleillée. Ou si l'on peut obtenir ne serait-ce qu'une goutte de ce qui s'appelle la pure bhakti, śuddhā bhakti, alors quoi qu'il arrive cela suffit; le chemin devient facile, ou bien c'est un début suffisant pour nous soutenir jusqu'au bout sans les souffrances et les chutes qui adviennent si souvent au chercheur ignorant.
Dans tout yoga le chercheur doit atteindre trois objectifs essentiels: l'union ou le contact permanent avec le Divin, la libération de l'âme ou du Moi, de l'esprit, et une certaine transformation de la conscience, la transformation spirituelle. C'est cette transformation nécessaire pour atteindre les deux objectifs — ou du moins nécessaire jusqu'à un certain point — qui est la cause de la plupart des luttes et des difficultés; car elle n'est pas facile à réaliser; une transformation du mental, une transformation du cœur, une transformation des habitudes de la volonté est requise, et notre nature ignorante y résiste obstinément. Notre yoga a pour but une transformation complète de la nature, car celle-ci est nécessaire à l'union complète et à la complète libération, non seulement de l'âme et de l'esprit, mais aussi de la nature elle-même. C'est aussi un yoga des œuvres et de la vie divine intégrale: pour cela, la transformation intégrale de la nature est évidemment nécessaire; l'union avec le Divin doit permettre de plonger dans la conscience divine et la nature divine; il doit y avoir non seulement sāyujya ou sālokya, mais aussi sādṛśya ou, comme dit la Guîta, sādharmya. Le yoga complet, Pourna Yoga, est un quadruple sentier: un Yoga de la Connaissance pour le mental, un Yoga de la Bhakti pour le cœur, un Yoga des Œuvres pour la volonté et un Yoga de la Perfection pour la nature entière. Mais d'ordinaire, si l'on peut se donner entièrement à l'une de ces voies, on aboutit au résultat auquel elles arrivent toutes les quatre. Au moyen de la bhakti, par exemple, on entre dans l'intimité du Divin, on devient intensément conscient de lui, et on parvient à la connaissance, car le Divin est Vérité et Réalité; en le connaissant, disent les Oupanishads, on arrive à tout connaître. Par la bhakti, la volonté est amenée, elle aussi, à prendre le chemin des œuvres d'amour et du service du Divin, et à faire régner le Divin sur la nature et ses actions; et c'est le Karmayoga. Par la bhakti vient aussi la spiritualisation de la conscience et de l'action de la nature, qui est le premier pas vers sa transformation. Ainsi en est-il de toutes les autres voies du quadruple sentier. Mais dans l'être, beaucoup d'obstacles peuvent s'opposer à la domination du mental, du cœur et de la volonté par la bhakti et au contact avec le Divin qui en découle. Un mental intellectuel trop actif, orgueilleusement attaché à ses propres conceptions, à ses préjugés, à ses idées rigides et à sa raison ignorante, peut fermer les portes à la lumière intérieure et empêcher le flot de la bhakti de tout submerger; il peut s'en tenir à une activité mentale de surface et refuser d'aller au-dedans pour se laisser guider par la vision psychique et les sentiments du cœur intérieur, bien que ce soit par cette vision et ce sentiment que la bhakti s'accroisse et remporte la victoire. Les passions et les désirs de l'être vital et de son ego peuvent aussi barrer la route et empêcher le don de soi du mental et du cœur au Divin. L'inertie, l'ignorance et l'inconscience de la conscience physique, son attachement à des habitudes rigides de pensée, de sentiment et d'action, son obstination à suivre les vieilles ornières peuvent s'opposer fâcheusement au changement nécessaire. Il se peut que, dans de telles circonstances, le Divin soit obligé d'attendre son heure; mais s'il y a dans le cœur une soif véritable, tous ces obstacles ne peuvent s'opposer à la réalisation finale; cependant, il peut être nécessaire d'attendre que les obstacles soient éliminés ou du moins suffisamment déblayés pour que le Pouvoir divin soit admis à agir sans entraves sur la nature de surface. En attendant, il peut y avoir des périodes de bien-être intérieur et une certaine lumière dans le mental, des périodes aussi où l'on sent la bhakti ou la Paix, des périodes de joyeuse consécration de soi par les œuvres et le service; car il faudra du temps pour que tout cela devienne permanent, et il faudra beaucoup de luttes, d'agitation et de souffrance. Mais l'action du Divin finira par se révéler et l'on sera capable de vivre en sa présence.
J'ai décrit les difficultés du yoga dans leur pire aspect, telles qu'elles peuvent retarder et affliger ceux mêmes qui sont prédestinés à la réalisation, mais tout aussi souvent, il y a une alternance ou un mélange de lumière et d'obscurité, un premier accomplissement peut-être, suivi de grosses difficultés, un progrès suivi d'attaques et de retards, de grands progrès après lesquels on patauge dans les marais de l'Ignorance. Il peut même venir de grandes réalisations, de hautes splendeurs de lumière et d'expérience spirituelle, et pourtant le but n'est pas atteint; car selon l'expression du Rig Veda, "à mesure que l'on monte de cime en cime se découvre tout ce qu'il reste à faire". Mais toujours quelque chose nous porte en avant ou nous oblige à poursuivre. La forme peut en être quelque chose de conscient vers lequel on va, une idée spirituelle dominante, une aspiration indestructible ou une foi inébranlable; celles-ci peuvent parfois sembler entièrement voilées ou même anéanties dans les périodes d'obscurité ou de violent bouleversement, mais elles réapparaissent toujours quand la tempête s'est éloignée ou quand les ténèbres de la nuit se dissipent, et elles reprennent leur influence. Mais ce peut être aussi, dans l'essence même de l'être, quelque chose de plus profond que toutes les idées et toutes les volontés du mental, plus profond et plus permanent que l'aspiration du cœur, mais caché au regard. Celui qui est poussé vers le yoga par une curiosité intellectuelle ou même par un désir de connaissance peut se détourner du chemin à cause d'une déception ou pour toute autre raison. Ceux qui s'y consacrent par ambition intérieure ou désir vital risquent plus encore de s'en détourner par révolte, par dépit ou parce qu'ils auront été découragés par des interruptions et des échecs fréquents. Mais si l'on a en soi ce quelque chose de plus profond, on ne peut plus abandonner définitivement le sentier de l'effort spirituel: on peut décider de quitter le sentier, mais l'être intérieur ne le permet pas; ou on le quitte, mais on est contraint d'y revenir par le besoin spirituel caché au-dedans.
Ces écueils sont communs à tous les sentiers du yoga; ce sont les difficultés, les fluctuations et les luttes que l'on rencontre normalement sur le chemin de l'effort spirituel. Mais dans notre yoga, les opérations de la Force cachée se succèdent dans un ordre dont les détails peuvent varier grandement d'un sâdhak à un autre, tout en suivant la même ligne générale. Notre évolution a fait sortir l'être de la Matière inconsciente pour le soulever vers l'Ignorance du mental, de la vie et du corps, tempérée par une connaissance imparfaite; elle s'efforce de nous mener jusqu'à la lumière de l'Esprit, de nous élever dans cette lumière et de faire descendre la lumière en nous, tant dans le corps et la vie que dans le mental et le cœur, et d'en emplir tout ce que nous sommes. C'est cette évolution, avec ses conséquences, dont la plus grande est l'union avec le Divin et la vie dans la conscience divine, qui donne sa signification à la transformation intégrale. Le mental est actuellement notre plus haute faculté; c'est par le mental pensant et le cœur — soutenus par l'âme, l'être psychique à l'arrière-plan — que nous devons croître dans l'Esprit, car ce que la Force essaie d'abord de faire, c'est de concentrer le mental sur l'idée centrale, la foi ou l'attitude mentales justes, de concentrer le cœur sur l'aspiration et l'attitude justes, et de renforcer, de raffermir suffisamment tous ces éléments pour qu'ils persistent en dépit de tous les autres qui, dans le mental et le cœur, en diffèrent ou sont en conflit avec eux. La Force apporte en même temps autant d'expériences et autant de réalisations, fait croître ou descendre autant de connaissances que le mental de l'individu est prêt à en recevoir à ce moment-là, ou autant qu'il en faut, si peu que ce soit, pour son progrès futur; tantôt ces réalisations et ces expériences sont très grandes et très abondantes, tantôt elles sont peu nombreuses, petites ou négligeables; certaines, à ce stade initial, semblent ne contenir que peu de chose ou rien de décisif; la Force semble se concentrer seulement sur une préparation du mental. Dans bien des cas, la sâdhanâ semble commencer et se poursuivre par des expériences dans le vital; mais en réalité cela se produit rarement sans préparation mentale, même si ce n'est qu'une certaine orientation du mental ou une sorte d'ouverture qui rend possible les expériences vitales. Il est en tout cas périlleux de commencer par le vital; les difficultés y sont plus nombreuses et plus violentes que sur le plan mental et les traquenards innombrables. L'âme — l'être psychique — est moins facile d'accès parce qu'elle est cachée par un épais voile d'ego, de passion et de désir. On risque de s'engouffrer dans un dédale d'expériences vitales pas toujours stables, de se laisser séduire par de petites siddhi, par l'attraction qu'exercent sur l'ego les pouvoirs des ténèbres. On doit franchir ces épaisseurs pour atteindre l'être psychique et l'amener au premier plan; alors seulement la sâdhanâ dans le plan vital sera sans danger.
Quoi qu'il en soit, la descente de la sâdhanâ, de l'action de la Force dans le plan vital de notre être, devient nécessaire au bout d'un certain temps. La Force ne change pas l'être mental et la nature en bloc, encore moins les transforme-t-elle intégralement, avant de s'être engagée dans ce plan; si c'était possible, le reste de la sâdhanâ serait relativement facile et sans danger. Mais le vital est là et fait sans cesse pression sur le mental et le cœur, troublant la sâdhanâ et la mettant en péril, et il ne peut être longtemps abandonné à lui-même. Il faut agir sur l'ego et les désirs du vital, ses dérèglements et ses bouleversements, et s'ils ne sont pas immédiatement expulsés, ils doivent être au moins dominés et devenir prêts à être modifiés, changés, illuminés progressivement, sinon rapidement. Cela ne peut être fait sur le plan vital que par une descente à ce niveau. L'ego vital lui-même doit devenir conscient de ses propres imperfections et vouloir s'en débarrasser; il doit décider de rejeter ses vanités, ses ambitions, ses désirs, ses envies, ses rancœurs, ses révoltes et tout ce qu'il reste en lui de substance impure et de mouvements troubles. C'est la période des difficultés majeures, des révoltes et des dangers les plus grands. L'ego vital déteste que l'on s'oppose à ses désirs, s'indigne des déceptions, se déchaîne contre les atteintes à son amour-propre et à sa vanité; il hait le processus de purification et peut très bien proclamer le satyâgraha contre lui, refuser de coopérer, justifier ses exigences et ses penchants, exercer de nombreuses formes de résistance passive, retirer le soutien vital nécessaire à la vie comme à la sâdhanâ et essayer de détourner l'être du chemin de l'effort spirituel. À tout cela il faut faire face jusqu'à la victoire, car le temple de l'être doit être rendu parfaitement propre pour que le Seigneur de notre être puisse y prendre place et y recevoir notre adoration.
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La question que vous posez soulève l'un des problèmes les plus ardus et les plus compliqués qui soient, et pour le traiter comme il le mérite, ma réponse devrait être aussi longue que le plus long chapitre de La Vie divine. Je ne puis qu'affirmer ma propre connaissance, fondée non sur le raisonnement, mais sur l'expérience: il y a en effet quelque chose qui guide l'univers et rien ne s'y fait en vain.
Si nous ne regardons que les faits extérieurs sous leur apparence superficielle, ou si nous considérons les événements autour de nous comme définitifs et non comme des processus momentanés au sein d'un tout en évolution, le fait que l'univers soit guidé n'est pas apparent; tout au plus pouvons-nous voir certaines interventions plus ou moins fréquentes. Cela ne peut devenir évident que si nous pénétrons derrière les apparences et commençons à comprendre les forces à l'oeuvre, leur manière d'agir et leur signification secrète. Après tout, la vraie connaissance — et même la connaissance scientifique — s'acquiert en allant chercher derrière les phénomènes de surface leurs processus et leurs causes cachés. Il est tout à fait évident que notre monde est plein de souffrance et frappé de précarité à un degré qui semble justifier la Guîta lorsqu'elle le qualifie de "monde malheureux et éphémère", anityamasukham. Il s'agit de savoir s'il est une pure création du Hasard, s'il est gouverné par une Loi mécanique et inconsciente, ou s'il a une signification et s'il y a, au-delà de son apparence actuelle, quelque chose vers quoi nous nous dirigeons. S'il a un sens, s'il y a quelque chose vers quoi tout évolue, ce monde doit inévitablement être guidé; et cela signifie qu'il existe une Conscience et une Volonté qui le soutiennent et avec lesquelles nous pouvons entrer intérieurement en contact. S'il existe une telle Conscience-Volonté, il est peu probable qu'elle s'annulerait elle-même en déniant au monde toute signification, ou en le transformant en un échec perpétuel ou final.
Notre monde présente un double aspect. Il paraît fondé sur une Inconscience matérielle et sur un mental et une vie ignorants et pleins de cette Inconscience: erreur et chagrin, mort et souffrance en sont l'inéluctable conséquence. Mais il est évident qu'il représente aussi un effort, en partie couronné de succès, et une croissance imparfaite vers la Lumière, la Connaissance, la Vérité, le Bien, le Bonheur, l'Harmonie, la Beauté, ou du moins leur partielle floraison. La signification de notre monde doit évidemment se trouver dans cette contradiction; il ne peut être qu'une évolution conduisant ou s'efforçant vers des états supérieurs, ayant pour origine une apparence initialement plus sombre. Ce quelque chose qui le guide doit donc agir dans ces conditions de contradiction et de lutte, et doit conduire à cet état supérieur. L'individu est certainement guidé, et probablement le monde, vers cet état supérieur, mais à travers les dualités de la connaissance et de l'ignorance, de la lumière et de l'obscurité, de la mort et de la vie, de la douleur et du plaisir, du bonheur et de la souffrance; aucun de ces termes ne peut être exclu tant que le statut supérieur n'est pas atteint et établi. Ce qui nous guide ne rejette pas, et en général ne peut pas rejeter dès l'abord les termes obscurs; moins encore peut-il s'agir de quelque chose qui nous apporte, uniquement et invariablement, le bonheur, la réussite et la bonne fortune. Son souci principal est la croissance de notre être et de notre conscience, la croissance vers un moi plus grand, vers le Divin, et finalement vers une Lumière, une Vérité, une Béatitude plus grandes; le reste est secondaire, tantôt moyen tantôt résultat, et non objectif primordial.
La véritable signification de cette direction apparaît plus clairement lorsque nous devenons capables de nous intérioriser profondément, de voir de plus près le jeu des forces et de recevoir des indications de la Volonté qui les dirige. Le mental de surface ne peut en avoir qu'un aperçu imparfait. Quand nous sommes en contact avec le Divin ou avec une connaissance et une vision intérieures, nous commençons à voir tous les événements de notre vie sous un jour nouveau, et nous pouvons discerner comment ils tendaient tous, à notre insu, vers la croissance de notre être et de notre conscience, vers l'œuvre que nous avons à réaliser, vers quelque progrès qui devait se faire: non seulement ceux qui semblaient un bien, une chance ou un succès, mais aussi les conflits, les échecs, les obstacles, les catastrophes. Mais chacun est guidé différemment selon sa nature, les circonstances de sa vie, la forme de sa conscience, le stade de son évolution, les expériences dont il a besoin. Nous ne sommes pas des automates, mais des êtres conscients, et notre mentalité, notre volonté et ses décisions, notre attitude devant la vie et ce que nous exigeons d'elle, nos motivations et nos mouvements contribuent à déterminer notre chemin; ils ont beau entraîner quantité de souffrances et de mal, ce qui nous guide à travers eux s'en sert pour nous faire grandir par l'expérience et par conséquent faire évoluer notre être et notre conscience. Nous avançons tous, si détournés que soient les chemins, en dépit même de ce qui semble un recul ou un égarement, en accumulant toute l'expérience nécessaire à la destinée de l'âme. Quand nous sommes en contact étroit avec le Divin, une protection peut venir nous aider, ou nous guider, ou nous faire agir directement: elle n'écarte pas toutes les difficultés, toutes les souffrances ou tous les dangers, mais nous porte à travers eux et nous en délivre, sauf si, pour une raison particulière, c'est le contraire qu'il nous faut.
À plus grande échelle et d'une manière plus complexe, le mouvement du monde est guidé de la même façon. Ce mouvement semble obéir aux conditions et aux lois ou aux forces du moment, et passer par de continuelles vicissitudes, mais il y a pourtant en lui quelque chose qui le pousse vers le dessein évolutif, bien que cette évolution soit plus difficile à discerner, à comprendre et à suivre que dans le domaine plus étroit et plus familier de la conscience et de la vie d'un individu. Un événement qui se produit dans une conjoncture particulière de l'action mondiale ou de la vie de l'humanité, si catastrophique soit-il, ne détermine pas l'avenir. Ici aussi, il faut voir non seulement le jeu des forces extérieures dans un cas particulier ou à un moment particulier mais aussi le jeu intérieur et secret, le résultat ultime, l'événement plus lointain qui se prépare et la Volonté à l'œuvre derrière tout cela. Le Mensonge et l'Obscurité sont puissants partout sur la terre, l'ont toujours été et par moments semblent prévaloir; mais il y a eu aussi des lueurs et même des flambées de Lumière. Dans la masse des événements et la longue course du Temps, quel qu'ait pu être en apparence telle ou telle époque ou tel ou tel mouvement, la Lumière grandit et la lutte pour un meilleur état de choses se poursuit sans relâche. Actuellement le Mensonge et l'Obscurité ont rassemblé leurs forces et sont extrêmement puissants; pourtant, même si nous refusons de croire les mystiques et les prophètes qui, depuis les temps les plus reculés, ont annoncé qu'un tel état de choses doit précéder la Manifestation et est même un signe de son avènement, cela n'indique pas forcément une victoire décisive — ou même temporaire — du Mensonge. Cela signifie seulement que la lutte entre les Forces est à son paroxysme. Le résultat pourra fort bien être l'émergence plus assurée du meilleur état de choses possible: car c'est souvent ainsi que va le monde. J'en resterai là et ne dirai rien de plus.
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Notre yoga est certes difficile, mais existe-t-il un yoga vraiment facile? Vous parlez de l'appât de la libération dans l'Absolu extra-cosmique, mais parmi ceux qui s'embarquent sur le Chemin du nirvana, combien l'atteignent durant cette vie-ci ou sans un effort pénible, ardu et prolongé? Quel est le sentier qui n'oblige pas à traverser le désert aride pour atteindre la terre promise? Même le chemin de la Bhakti, réputé le plus facile, retentit des lamentations des bhakta qui se plaignent que le Bien-Aimé échappe à leur étreinte en dépit de leurs appels, que Krishna ne vient pas, même quand le lieu de la rencontre est prêt. Même la joie d'avoir un instant aperçu le Bien-Aimé, ou la passion du milana, est suivie de longues périodes de viraha. C'est une erreur de croire qu'un yoga puisse être facile, qu'il existe une voie royale ou un raccourci pour rejoindre le Divin, ou qu'il peut y avoir une méthode de "yoga sans peine" ou de "yoga sans larmes", comme il y a un "français sans peine" ou un "français sans larmes". Quelques grandes âmes, préparées par leurs vies antérieures ou ayant de quelque autre manière dépassé les capacités spirituelles ordinaires, peuvent atteindre plus rapidement la réalisation; certaines peuvent avoir dès les débuts des expériences exaltantes, mais pour le plus grand nombre la siddhi du chemin, quel qu'il soit, ne peut être que l'aboutissement d'un effort prolongé, ardu et persévérant. On ne peut gagner la couronne de la victoire spirituelle sans la bataille, ni atteindre les hauteurs sans l'ascension et son labeur. De tous les yogas on peut dire: "Difficile est cette route et tranchante comme le fil du rasoir."1
Vous trouvez le chemin aride précisément parce que vous n'y avez pas encore posé le pied. Mais tous les chemins ont leurs périodes d'aridité et pour la plupart des sâdhak, sinon pour tous, il en est ainsi au début. Une longue période de préparation est nécessaire pour parvenir à l'état psychologique intérieur où les portes de l'expérience peuvent s'ouvrir et où l'on peut cheminer en découvrant sans cesse de nouveaux horizons, bien que même à ce stade on puisse rencontrer d'autres portes qui refusent de s'ouvrir avant que tout soit prêt. Cette période peut être aride et désertique, à moins que l'ardeur à se connaître et à se conquérir soit telle que l'on trouve à chaque pas un intérêt dans l'effort et la lutte, ou à moins que l'on possède ou découvre le secret de la confiance et du don de soi qui voit la main du Divin à chaque étape du sentier, sa grâce et ses conseils jusque dans la difficulté. Le yoga est, dit-on, "à ses débuts amer comme le poison", à cause des obstacles et des luttes, mais "doux comme le nectar à la fin",2 à cause de la joie de la réalisation, de la paix de la libération, ou de l'Ânanda divin; les descriptions que font souvent les sâdhak et les bhakta de leurs périodes d'aridité sont une preuve suffisante qu'elles ne sont pas spéciales à notre yoga. Toutes les anciennes disciplines l'ont constaté, et c'est pourquoi la Guîtâ dit que l'on doit pratiquer le yoga avec patience et régularité, en refusant de se laisser abattre par le découragement. Cette recommandation peut s'appliquer à notre sentier, mais aussi à celui de la Guîtâ et au dur "fil de rasoir" du Védânta comme à tous les autres. Il est tout naturel que plus l'Ânanda qui doit descendre est élevé, plus le commencement risque d'être difficile, plus les déserts à traverser sur le chemin sont arides.
La manifestation supramentale n'apporte certes pas seulement la paix, la pureté, la force, le pouvoir ou la connaissance; ceux-ci procurent les conditions nécessaires à la réalisation finale et en font partie, mais l'Amour, la Beauté et l'Ânanda sont l'essence de son accomplissement. Et bien que l'Ânanda suprême vienne avec le suprême accomplissement, il n'y a pas vraiment de raison que l'on ne trouve pas aussi, chemin faisant, l'Amour, l'Ânanda et la Beauté. Certains les ont même rencontrés aux premiers stades, avant toute autre expérience. Mais le secret s'en trouve dans le cœur et non dans le mental, dans le cœur qui ouvre ses portes intérieures et laisse apparaître le rayonnement de l'âme resplendissante de confiance et de don de soi. À la chaleur de ce feu intérieur, les débats du mental et ses difficultés se flétrissent et le sentier, si long ou si ardu soit-il, devient une route ensoleillée non seulement vers l'amour et l'Ânanda, mais à travers eux.
Même si, néanmoins, cela ne vient pas au début, on peut y parvenir par une patiente persévérance; la transformation psychique est en vérité le préliminaire indispensable à toute approche du chemin supramental et au cœur même de cette transformation se trouve l'épanouissement de l'amour, de la joie et de la bhakti intérieure. Certains commencent par l'ouverture mentale qui peut apporter la paix, la lumière, un premier début de connaissance, mais cette ouverture par le haut est incomplète si elle n'est pas suivie d'une ouverture du cœur vers l'intérieur. Croire que le yoga est aride et sans joie parce que les conflits de votre mental et de votre vital l'ont rendu aride au premier abord est une incompréhension et une erreur. Les sources cachées de la douceur se révéleront si vous persévérez, même si elles sont, pour le moment, défendues par les dragons du doute et du désir insatisfait. Grommelez, si votre nature vous y contraint, mais persévérez.
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Le supramental n'est pas, comme vous l'imaginez, froid et dur comme un roc. Il porte en lui la présence de l'Amour divin aussi bien que la Vérité divine, et son règne ici-bas signifie, pour ceux qui l'acceptent, le chemin direct et sans épines, sans murs et sans obstacles, dont les anciens Rishis avaient vu la lointaine promesse.
Le sentier obscur existe et beaucoup, comme par exemple les Chrétiens, font de la souffrance spirituelle un évangile; beaucoup la considèrent comme l'inévitable prix de la victoire. Il peut en être ainsi dans certaines circonstances, comme il en fut au début durant de nombreuses existences; on peut aussi choisir qu'il en soit ainsi. Mais il faut alors en payer le prix par la résignation, la force d'âme, ou une résistance tenace. J'admets que les attaques des forces obscures ou les épreuves qu'elles imposent ont un sens, si on les endure ainsi. Après chaque victoire remportée sur elles, l'avance est sensible; souvent, elles semblent révéler en nous les obstacles que nous devons surmonter et dire: "C'est ici qu'il faut vaincre"; mais ce chemin est tout de même par trop sombre et trop difficile et nul ne devrait le suivre à moins d'y être contraint.
Nombreux sont ceux qui ont fait le yoga en se reposant sur la tapasyâ ou autre chose, mais sans être persuadé qu'il existe une Grâce divine. Ce n'est pas cette croyance qui est indispensable, c'est l'exigence de l'âme qui aspire à une Vérité ou une vie plus haute. Si l'on a cette exigence, la Grâce divine, que l'on y croie ou non, interviendra. Si vous croyez, cela hâte et facilite les choses; si vous ne pouvez pas encore croire, l'aspiration de l'âme trouvera sa justification, quelles que soient les difficultés et les luttes.
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Vous avez raison d'adopter une attitude optimiste et non pessimiste dans la sâdhanâ: une foi et une confiance assurées contribuent énormément au progrès de la sâdhanâ. Cette confiance aide à la réalisation, car elle est dynamique et tend à s'accomplir.
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Quant aux sceptiques... ma foi, l'optimisme, même injustifié, trouve pourtant une justification parce qu'il donne à la fois une chance d'aboutir à un résultat et la force de l'atteindre, alors que le pessimisme, en dépit de toutes les justifications que les apparences peuvent lui donner, n'est qu'un boulet au pied qui vous empêche de faire le moindre pas. Le vrai mouvement consiste à aller de l'avant et à faire tout ce que l'on peut, si possible tout ce qui doit être fait; au minimum, il faut en faire assez pour que tout ce qui devrait être fait soit obligé de se faire en conséquence de ce que nous avons fait. C'est la loi et les prophètes.
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Si ces mouvements faux avaient déjà disparu, ce serait déjà la victoire. Je voulais parler3 de la certitude de la victoire finale qui est une question de foi et de confiance intérieure en le soutien du Divin. La paix née de cette certitude vous portera à travers toutes les difficultés, persistantes ou répétées.
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Je suis bien d'accord avec vous: la perspective d'une nouvelle attaque de cette nature n'est pas réjouissante. Si je suis moi-même un héros, c'est, je crois, plutôt par nécessité que par choix; les tempêtes et les batailles n'exercent sur moi aucun attrait, du moins sur le plan subtil. Le chemin ensoleillé est peut-être une illusion, bien que ce ne soit pas mon avis, car j'ai vu bien des gens le parcourir pendant des années; mais il est certes possible de trouver un chemin où l'on ne rencontre que des passages normaux ou même modérés de gros temps; il existe sûrement une route sans typhons: il y en a quantité d'exemples: durgaṃ pathastat est peut-être vrai, en général, et le chemin du laya ou du nirvana est certes extrêmement difficile pour la plupart (bien qu'en ce qui me concerne, je sois entré dans le nirvana sans le faire exprès, ou plutôt le nirvana est entré en moi comme en passant, peu après le début de ma carrière yoguique et sans me demander la permission). Mais le sentier n'est pas forcément entrecoupé de bourrasques périodiques, bien qu'il faille reconnaître à l'évidence qu'il en est ainsi pour la plupart des sâdhak. Mais même pour ceux-ci, s'ils tiennent bon, je m'aperçois que passé un certain point, les tempêtes perdent de leur force, sont moins fréquentes et durent moins longtemps. C'est pourquoi j'insiste tant pour que vous persévériez, car si vous tenez bon, le tournant viendra sûrement. J'ai eu récemment des exemples étonnants où ces typhons ont commencé à s'espacer après avoir fait rage pendant de longues années.
Ces incidents ne font pas partie des difficultés normales de la nature, si aiguës soient-elles, mais sont des formations spéciales, des tornades qui se forment (en général en un point particulier, parfois variable) et vont tourbillonnant en tournant toujours en rond jusqu'à leur terme [...] Il devrait être possible de les dissoudre, si on les reconnaît pour ce qu'elles sont et que l'on est résolu à s'en débarrasser: ne leur accordez jamais aucune justification mentale, si logique, légitime et plausible qu'elle puisse paraître; à tous les arguments du mental ou à tous les sentiments du vital en leur faveur, répondez invariablement, comme Caton aux orateurs: "Delenda est Carthago" Carthage doit être détruite", Carthage étant, dans ce cas, la formation et sa ronde néfaste.
De toute façon, l'idée par laquelle vous concluez votre lettre est juste. "Le Divin vaut bien la peine qu'on le déniche, même si pour cela il faut traverser des océans de ténèbres." Si vous pouvez toujours affronter cette formation avec cette ferme résolution, cela devrait apporter la victoire.
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La soif du Divin est une chose, la dépression en est une autre; la dépression n'est pas non plus une conséquence nécessaire de cette soif insatisfaite qui peut donner lieu à une soif plus ardente encore ou à une ferme résolution et à un effort persévérant, un appel plus intense ou un chagrin psychique qui n'a rien à voir avec la dépression et le désespoir. La dépression est, par nature, un état grisâtre et brumeux, et la lumière a plus de mal à percer à travers les nuages et la grisaille qu'à travers une atmosphère de clarté. Que la dépression obstrue la lumière intérieure est un fait d'expérience générale. La Guîtâ dit expressément: "Le yoga doit être pratiqué avec persévérance et sans jamais céder au découragement", anirviṇṇacetasā. Bunyan, dans le Voyage du Pèlerin, lui donne pour symbole le Bourbier du Désespoir; c'est l'un des périls qu'il faut surmonter sur le chemin. Il est nul doute impossible d'échapper à des attaques de dépression, presque tous les sâdhak doivent en passer par là, mais en principe on doit réagir et non les laisser se perpétuer ou devenir chroniques en les encourageant mentalement ou en acceptant leurs suggestions.
Il n'est pas vrai que le chagrin soit nécessaire pour que l'âme se mette en quête du Divin. C'est l'appel intérieur de l'âme vers le Divin qui la fait se tourner vers lui, et cela peut venir dans n'importe quelle circonstance: dans la prospérité et la jouissance, au plus haut de la victoire et de la conquête extérieures, sans chagrin ni déception, mais par une illumination soudaine ou progressive, par un éclair de lumière jailli en pleine passion sensuelle, comme c'est arrivé à Bilwamangal, par la perception qu'il existe quelque chose de plus grand et de plus vrai que cette vie extérieure vécue dans l'ego et l'ignorance. Aucun de ces retournements n'a besoin de s'accompagner de chagrin ou de dépression. Souvent, on se tourne dans une nouvelle direction en disant: "La vie, c'est très bien, c'est un jeu très intéressant, mais ce n'est qu'un jeu, la réalité spirituelle dépasse la vie du mental et des sens." Quelle que soit la manière dont il vient, c'est l'appel du Divin ou l'appel de l'âme au Divin qui importe, et l'attraction qu'il exerce est bien plus grande que tout ce qui d'ordinaire retient la nature. Certes, si la vie nous satisfait, nous séduit au point d'exclure tout sentiment de l'âme au-dedans ou de contrarier l'attirance vers le Divin, une période de vaïrâgya, de chagrin, de dépression, une rupture douloureuse des liens vitaux peut être nécessaire, et beaucoup sont passés par là. Mais une fois que l'on s'est tourné vers le Divin, on doit rester dans cette direction et un vaïrâgya perpétuel n'est pas nécessaire. Lorsque nous disons que la bonne humeur est le meilleur état, nous n'entendons pas non plus par là une joyeuse poursuite de la vie vitale, mais une joyeuse poursuite du chemin vers le Divin, ce qui n'est pas impossible si le mental et le cœur adoptent la bonne attitude et le point de vue qui convient. En tout cas, si, pour ce qui est de soi-même, on ne peut adopter une attitude positive de bonne humeur, on ne doit pas pour autant accepter une dépression et une tristesse constantes, ni leur accorder son soutien mental. Ce n'est nullement indispensable pour rester tourné vers le Divin.
En citant, parmi d'autres, l'exemple du bouddhiste qui avait passé neuf ans devant un mur, la Mère voulait seulement apporter un démenti à l'opinion selon laquelle le fait de ne pas avoir réussi en sept ou huit ans prouve que l'on est inapte et que tout espoir vous est à jamais refusé. Cet homme devant son mur est l'une des grandes figures du bouddhisme japonais et la longue stérilité de son effort ne traduisait pas son incapacité ou son inaptitude spirituelle; mais à part lui, nombreux sont ceux qui ont persévéré pendant de longues périodes et ont fini par remporter la victoire. Cette expérience est fréquente et n'a rien d'exceptionnel.
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3763
Je ne crois guère en cette Nuit divine. C'est une conception chrétienne. Pour nous, le Divin est Paix, Pureté, Immensité, Lumière, Ânanda.
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3764
Le bouddhisme se détourne du duḥkha et de ses causes pour se tourner vers le côté séduisant du nirvana. Le duḥkhavāda n'existait pas en Inde, sauf dans la théorie du viraha vishnouïte; autrement, il n'était pas considéré comme un moyen ni même une étape de la sâdhanâ. Mais cela ne signifie pas que le doukha n'apparaît pas au cours de la sâdhanâ; il vient et doit être rejeté et surmonté, dépassé, contrairement au chagrin psychique qui ne dérange pas, ne déprime pas, mais libère plutôt le vital. Il est dangereux de faire du chagrin un vāda ou un évangile, parce que le chagrin, si l'on s'y abandonne, devient une habitude, s'incruste, et peu de choses, une fois incrustées, sont aussi tenaces.
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3765
La souffrance n'est pas infligée en punition du péché ou de l'hostilité: c'est là une idée fausse. La souffrance vient comme le plaisir et la chance, elle fait inévitablement partie de la vie dans l'ignorance. Les dualités du plaisir et de la peine, de la joie et du chagrin, de la bonne et de la mauvaise fortune sont les conséquences inévitables de l'ignorance qui nous sépare de la vraie conscience et du Divin. Ce n'est qu'en revenant à cette vraie conscience que nous pouvons nous débarrasser de la souffrance. Le karma des vies passées existe, bien des événements en découlent, mais pas tous. Car nous pouvons corriger notre karma par notre conscience et nos efforts. Mais la souffrance est simplement une conséquence naturelle des erreurs passées, non une punition, tout comme une brûlure découle naturellement du fait de jouer avec le feu. C'est une partie de l'expérience par laquelle l'âme, à travers ses instruments, apprend et grandit jusqu'à ce qu'elle soit prête à se tourner vers le Divin.
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3766
Parfois la peine et la souffrance sont des moyens par lesquels l'âme est éveillée et poussée vers le Divin. C'est une expérience sur laquelle X revient sans cesse, car il a beaucoup souffert dans sa vie, mais tous ne sentent pas les choses de la même façon.
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L'attitude qui s'exprime dans votre lettre est tout à fait juste: quelles que soient les souffrances qui viennent sur le sentier, ce n'est pas payer trop cher la victoire qui doit être remportée, et si on les accueille avec l'attitude juste, elles deviennent même un instrument de la victoire.
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L'idéaliste se demande pourquoi la douleur existe, même si elle est compensée par le plaisir fondamental de vivre. La véritable énigme, c'est de savoir pourquoi l'imperfection, la limitation et la souffrance font obstacle à ce plaisir naturel de vivre. Cela ne signifie pas que la vie soit, par sa nature même, essentiellement misérable.
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Je ne puis affirmer que je saisis parfaitement la logique de vos doutes. Comment la souffrance d'un ami noble et désintéressé peut-elle infirmer l'espoir du yoga? Le monde offre bien des spectacles affligeants, mais c'est là, après tout, la raison même pour laquelle il faut faire le yoga. Si le monde était entièrement beau, heureux et idéal, qui voudrait le changer ou jugerait nécessaire de faire descendre une conscience supérieure dans le Mental et la Matière terrestres? Votre second argument est que le travail du yoga est lui-même difficile et non facile, que l'on n'est pas porté dans un fauteuil jusqu'au but. C'est entendu, le monde et la nature humaine étant ce qu'ils sont Jamais je n'ai dit que c'était facile, ni que cet effort n'était pas entravé par des difficultés opiniâtres. Je ne comprends pas non plus ce que vous voulez dire lorsque vous m'accusez de vouloir faire naître une espèce nouvelle en passant dix heures chaque jour à écrire des lettres "insignifiantes". Évidemment non; pas plus d'ailleurs qu'en écrivant des lettres importantes; même si je devais passer mon temps à écrire de beaux poèmes, cela ne créerait pas une espèce nouvelle. Chaque activité est importante à sa place: un électron, une molécule, un grain de sable ont beau être minuscules, ils sont, à leur place, indispensables à la construction d'un monde; ce monde ne peut être fait uniquement de montagnes, de couchers de soleil, de ruissellements d'aurores boréales, bien que ceux-ci y aient aussi leur place. Tout dépend de la force qui est derrière ces choses et du dessein qui anime leur action, et celui-ci est connu de l'Esprit cosmique qui est à l'œuvre; et j'ajouterais qu'il opère, non selon le mental ou les normes humaines, mais par une conscience plus grande qui, partant de l'électron, peut bâtir un monde et, utilisant un entrelacs de ganglions, peut en faire ici la base des œuvres du Mental et de l'Esprit dans la Matière, produire un Râmakrishna, un Napoléon ou un Shakespeare. La vie d'un grand poète n'est-elle faite que d'événements sublimes et importants? N'a-t-il pas dû venir à bout d'une multitude de petits riens avant de pouvoir produire un "Roi Lear" ou un "Hamlet"? Selon votre raisonnement, les gens n'auraient-ils pas raison de se moquer du tintouin que vous vous donnez — ce n'est pas moi qui emploierais cette expression — pour scander un vers et déterminer la valeur métrique d'une syllabe? Pourquoi, diraient-ils, perd-il son temps avec ces menus détails prosaïques, alors qu'il pourrait le consacrer à produire un beau poème lyrique ou de la belle musique? Mais le travailleur connaît la matière qu'il doit travailler et la respecte, il sait pourquoi il se préoccupe de "bagatelles" et de petits détails, et quelle est leur place dans la perfection de son labeur.
Quant à la foi, vous en parlez comme si jamais je n'avais eu le moindre doute ou la moindre difficulté. J'ai eu des doutes et des difficultés pires que tous ceux que le mental humain peut imaginer. Ce n'est pas parce que je n'ai pas connu de difficultés, mais parce que je les ai vues plus clairement, que je les ai expérimentées sur une plus large échelle que tous mes contemporains et tous mes prédécesseurs que, les ayant affrontées et mesurées, je suis sûr des résultats de mon travail. Mais même si je devais m'apercevoir qu'il risque de n'aboutir à rien (ce qui est impossible), je le poursuivrais imperturbablement, parce que j'aurais tout de même fait, au mieux de mes capacités, le travail que j'avais à faire, et que ce que l'on fait ainsi compte toujours dans l'économie de l'univers. Mais pourquoi devrais-je penser que tout cela pourrait n'aboutir à rien, alors que je vois chaque pas ainsi que le but vers lequel il conduit, et que chaque semaine, chaque jour — autrefois c'était chaque année, puis chaque mois, et plus tard ce sera chaque jour et chaque heure — me rapproche de mon but? Sur le chemin que l'on parcourt avec la grande Lumière d'en haut, la moindre difficulté apporte son aide et a sa valeur, et la Nuit est porteuse de la Lumière qui doit être.
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3770
Et les coups, sont-ils tous donnés par le yoga? N'est-ce pas parfois le sâdhak du yoga qui se frappe lui-même? Dans la vie ordinaire, on reçoit quantité de coups, selon mon expérience. Les coups sont dans l'ordre de l'existence: notre propre nature et la nature des choses nous les assènent jusqu'à ce que nous apprenions à leur présenter un dos qu'elles ne peuvent toucher.
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3771
La vie nous enseigne que tout dans ce monde trahit toujours l'homme: seul le Divin ne le trahit point, s'il se tourne entièrement vers le Divin. Ce n'est pas parce qu'il y a en vous quelque chose de mauvais que vous recevez des coups: tous les êtres humains reçoivent des coups, car ils désirent des choses qui ne peuvent pas durer et les perdent, ou s'ils les obtiennent, elles les déçoivent et ne peuvent les satisfaire. Se tourner vers le Divin est la seule vérité dans la vie.
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3772
Tous les ennuis de X sont dus pour une part au karma d'une vie antérieure, et pour l'autre à son caractère qui ne peut ni s'harmoniser avec les circonstances qui l'entourent, ni les maîtriser par une forte volonté et une compréhension claire, ni leur faire face d'une manière calme et équilibrée. La vie est faite pour l'expérience et la croissance, et tant qu'on n'a pas appris sa leçon, il se produit sans cesse des événements qui sont le résultat d'un manque d'harmonie avec la Nature ou d'imperfections intérieures. Dire que tout ce qui arrive est pour le mieux n'est vrai que si nous avons la vision cosmique qui tient compte de l'évolution passée et future à laquelle contribuent la mauvaise fortune comme la bonne, le danger, la mort, la souffrance et les calamités autant que le bonheur, le succès et la victoire. C'est faux si l'on veut dire par là que seuls se produisent des événements heureux ou visiblement bons pour l'individu au sens humain.
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3773
Il faut faire face à toutes ces difficultés avec un esprit plus tranquille et moins égoïste.
Notre yoga est une bataille spirituelle; le seul fait de l'entreprendre soulève toutes sortes de forces adverses et l'on doit être prêt à faire face aux difficultés, aux souffrances, aux revers de toutes sortes avec un esprit calme et stoïque.
Les difficultés rencontrées sont des épreuves, et si on les affronte avec la bonne attitude, on en sort plus fort et spirituellement plus pur et plus grand.
Aucune infortune ne peut vous advenir, les forces adverses ne peuvent ni vous atteindre, ni vous vaincre si vous n'avez pas, en vous, une impureté, une faiblesse ou, à tout le moins, une ignorance. Vous devez alors rechercher en vous-même cette faiblesse et la corriger.
Quand une attaque vient d'êtres humains qui sont les instruments de forces adverses, on doit essayer de la repousser non dans un esprit de haine personnelle, de colère ou d'égoïsme blessé, mais avec un esprit calme, plein de force et d'équanimité, et en appelant la Force divine pour qu'elle agisse. Le succès ou l'échec dépend alors du Divin.
Il y a, dans les rapports avec les autres, une manière de parler et d'agir qui est très offensante et ouvre à coup sûr la porte aux malentendus; il y a aussi une manière tranquille et ferme, mais conciliante à l'égard de ceux qui peuvent être conciliés — de ceux qui ne sont pas tout à fait de mauvaise volonté. Mieux vaut utiliser la seconde que la première. Ni faiblesse, ni arrogance, ni violence: telle est l'attitude qu'il faut prendre.
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Les difficultés vitales échoient à tous les êtres humains et tous les sâdhak. Il faut y faire face avec une détermination tranquille et une calme confiance en le Divin.
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3775
Un yoga, quel qu'il soit, comporte toujours des difficultés. De plus son action s'exerce différemment selon les chercheurs. Certains doivent d'abord surmonter les difficultés inhérentes à leur nature avant d'avoir des expériences dignes de ce nom; d'autres prennent un brillant départ et ne se heurtent que plus tard à toutes les difficultés; d'autres encore alternent longtemps entre la crête de la vague et le fond de l'abîme, et ainsi de suite jusqu'à ce que la difficulté soit épuisée; d'autres enfin suivent un chemin sans heurts, ce qui ne signifie pas qu'ils ne rencontrent aucune difficulté; ils en ont des quantités, mais s'en moquent parce qu'ils sentent que le Divin les aidera à atteindre le but, ou qu'il les accompagne même s'ils ne sentent pas sa présence: leur foi les rend imperturbables.
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3776
Il faut soit une volonté calme et résolue gouvernant tout l'être, soit un très grand samatā pour que la transformation s'effectue sans heurts. Dans ce cas, il n'y a pas de révoltes, bien que des difficultés puissent se présenter; pas d'attaques, mais seulement une action consciente sur les défauts de la nature; pas de chutes, mais seulement une rectification des actes ou des mouvements faux.
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3777
Le mal de tête, s'il apparaît, n'est dû qu'à la pression à laquelle le corps n'est pas accoutumé, ou à une résistance à cet endroit. Les difficultés surviennent évidemment, mais pas toujours au début. Quelquefois, le premier effet du yoga est tel qu'on a l'impression qu'il n'y a aucune difficulté; elles surviennent par la suite, quand l'exultation fléchit et que la conscience normale a l'occasion de s'affirmer en s'opposant au pouvoir ou à la lumière qui se déverse d'en haut. Il faut combattre ou éliminer cette résistance: la combattre si la nature est instable ou s'impose avec violence, l'éliminer si la volonté est stable et si la nature sait modérer ses réactions. D'autre part, si la préparation a été longue et que le psychique ou la volonté mentale illuminée ont déjà en grande partie surmonté la résistance de la nature, aucune aggravation ne se produira, ni au début, ni par la suite, mais la transformation se poursuivra stable et tranquille et les difficultés qui subsistent tomberont d'elles-mêmes à mesure que la nouvelle conscience se développera; ou bien aucune difficulté n'apparaîtra, seuls se produiront la réadaptation et le changement nécessaires.
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3778
Souvent, au début, l'expérience fait irruption avec une telle puissance que les éléments qui résistent demeurent assoupis; ils se réveillent plus tard. Il faut alors faire descendre aussi l'expérience dans ces autres parties de l'être et l'y établir.
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3779
Jamais je n'ai dit que le chemin du yoga, que ce soit celui-ci ou un autre, était facile et sans danger. Ce que j'ai dit, c'est que tous ceux qui ont la volonté d'aller jusqu'au bout peuvent le faire. Pour le reste, si vous visez haut, vous courez toujours le danger de piquer au sol si vous conduisez mal votre avion. Mais ce danger n'existe que pour ceux qui se permettent d'avoir un être double, en visant haut tout en s'abandonnant à leur vision inférieure et à leurs passions. Que peut-on espérer lorsque les gens agissent ainsi? Vous devez concentrer tous vos efforts sur un but unique, alors les difficultés du mental et du vital seront surmontées. Ceux qui, au contraire, oscillent entre leurs sommets et leurs abîmes seront toujours en danger tant qu'ils n'auront pas fait converger leurs efforts sur un seul but. Cela s'applique au sâdhak "avancé" tout autant qu'au débutant. Ce sont des réalités de la nature; je ne puis, pour rassurer quiconque, feindre de croire le contraire. Mais il est vrai aussi que nul n'est obligé de se maintenir dans cette dangereuse position. La concentration sur un but unique, la consécration au Divin, la foi, un amour véritable pour le Divin, une complète sincérité de la volonté, l'humilité spirituelle (authentique et non de pure forme), il y a tant de choses qui peuvent protéger contre le risque d'une chute. Tout le monde est sujet aux dérapages, aux faux pas, aux difficultés, aux déséquilibres; on ne peut être sûr d'y échapper, mais si l'on est protégé, ils sont transitoires, aident la nature à apprendre sa leçon et sont suivis d'un plus grand progrès.
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3780
Oui, mais c'est davantage l'absence d'une aspiration concentrée qu'un manque de force de volonté: certains sâdhak sont partis parce qu'ils ont succombé à un désir incompatible avec l'aspiration ferme et unique vers la Réalisation divine.
Si le Bouddha n'avait pas eu de volonté avant sa tapasyā, comment se fait-il qu'il n'a eu aucune hésitation à tout abandonner pour chercher la Vérité sans jamais regarder en arrière, sans jamais avoir de regrets ni de conflits intérieurs? Sa seule difficulté était de savoir comment trouver la Vérité; sa détermination de la trouver n'a jamais chancelé; même l'intensité de sa tapasyā n'aurait pas été possible sans cette force de volonté. Ceux qui sont moins forts que le Bouddha devront sans doute la cultiver par l'effort. Ceux qui en sont incapables doivent trouver la force en s'en remettant à la Mère divine.
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3781
Un cœur sincère vaut tous les pouvoirs extraordinaires du monde.
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3782
Si X s'est laissée aller dans sa conscience et son action à une chute qui retarde sa sâdhanâ, et qu'elle n'est pas encore entièrement capable de surmonter sa faiblesse, ce n'est pas une raison pour que vous permettiez à sa difficulté de triompher de votre foi et de votre effort. Il n'y a aucun lien naturel entre les deux, aucune raison pour qu'il y en ait un: c'est seulement votre mental qui crée ce lien. Chaque sâdhak a une sâdhanâ distincte, ses propres difficultés, sa propre voie à suivre. Sa sâdhanâ ne concerne que lui et le Divin; personne d'autre n'y a aucune part. Aucune raison non plus pour que, si A tombe ou échoue, B se tourmente, perde sa foi et abandonne son chemin. Le combat de X, quelles que soient sa nature et ses limites, n'appartient qu'à elle seule et ne concerne qu'elle-même et la Mère. Ce n'est pas le vôtre, et cela ne devrait ni vous toucher ni vous concerner; si vous vous laissez toucher et bouleverser par cela parce qu'il se trouve qu'elle est votre sœur, vous ajoutez inutilement une difficulté supplémentaire aux vôtres et vous entravez votre propre progrès. Restez fidèle à votre chemin, concentrez-vous sur vos obstacles pour les surmonter. Quant à elle, tout au plus pouvez-vous prier le Pouvoir divin de l'aider, et vous en tenir là.
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3783
Il n'y a pas de raison d'entretenir quant à l'avenir des doutes confus qui n'ont d'autre raison d'être que l'échec des autres. C'est ce que font sans cesse X et Y, et cela trouble énormément leur progrès. Pourquoi, au contraire, s'il faut s'inspirer des autres, ne pas trouver espoir dans l'exemple de ceux qui sont satisfaits et progressent? Il est vrai que ceux-ci n'exhibent pas leur succès comme ceux-là leurs échecs. Pourtant, cela mis à part, l'échec découle d'erreurs très précises et surtout de l'absence d'une aspiration ou d'un effort invariable et inlassable. L'effort exigé du sâdhak est fait d'aspiration, de rejet et de don de soi. S'il fait ce triple effort, tout le reste viendra de soi-même par la Grâce de la Mère et l'action de sa force en vous. Mais des trois, le plus important est le don de soi, dont la forme la plus nécessaire est la confiance et la patience dans les difficultés. Ce n'est pas une règle que la confiance ne puisse pas demeurer s'il n'y a pas d'aspiration. Au contraire, même quand l'aspiration disparaît sous la pression de l'inertie, la confiance et la patience peuvent demeurer. Si la confiance et la patience disparaissaient quand l'aspiration est inactive, cela signifierait que le sâdhak compte seulement sur son propre effort, cela voudrait dire: "Oh, mon aspiration a disparu, il n'y a donc plus d'espoir pour moi. Si mon aspiration disparaît, que peut la Mère?" Au contraire, le sâdhak devrait se dire: "Peu importe, mon aspiration reviendra. En attendant, je sais que la Mère est avec moi, même quand je ne la sens pas; elle me guidera, même à travers la période la plus sombre." Telle est la seule attitude à adopter. Contre ceux qui l'ont, le découragement ne peut rien; même s'il vient, il doit s'en retourner déconfit. Ce n'est pas là une consécration tamasique. La consécration tamasique consiste à dire: "Je ne ferai rien; que Mère fasse tout. L'aspiration, le rejet, la consécration même ne sont pas nécessaires. Qu'elle fasse tout cela en moi." Ces deux attitudes sont très différentes. L'une est celle d'un tire-au-flanc qui ne veut rien faire, l'autre celle du sâdhak qui fait de son mieux, mais quand il en est réduit momentanément à l'inaction et que les circonstances sont contraires, il garde toujours sa confiance en la force et la présence de la Mère derrière toutes choses, et par cette confiance déconcerte la force d'opposition et rappelle l'activité de la sâdhanâ.
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3784
Les raisons de la chute de X,après un an de progrès rapide, sont évidentes; elles se trouvent dans son caractère et n'existent pas chez les autres. Tous les yogis savent bien qu'une chute est possible et la Guîtâ en parle à plusieurs reprises. Mais comment la chute prouverait-elle que l'expérience spirituelle n'est pas véritable et authentique? Si un homme tombe d'un sommet, cela ne signifie pas qu'il ne l'a jamais atteint.
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3785
Un homme qui est monté très haut peut tomber très bas, surtout si ses expériences sont venues seulement par l'intermédiaire du mental spirituel, alors que le vital et le physique restent tels quels. Mais dire qu'il tombera sûrement très bas est une absurdité.
3786
Tous ceux que leur être psychique appelle à suivre le chemin spirituel en sont capables et peuvent arriver au but s'ils entretiennent ou acquièrent une volonté dirigée vers lui seul. Mais tout sâdhak est aussi en présence de deux éléments en lui: l'être intérieur qui veut le Divin et la sâdhanâ, et l'être extérieur, principalement vital et physique, qui n'en veut pas et reste attaché aux choses de la vie ordinaire. Le mental est conduit tantôt par l'un, tantôt par l'autre. L'une de ses tâches les plus importantes est par conséquent de trancher fondamentalement la querelle entre ces deux parties et de persuader ou de contraindre, par l'aspiration psychique, par la fermeté de la pensée et de la volonté du mental, par le choix du vital supérieur dans son être émotif, les éléments antagonistes d'abord à se calmer, puis à donner leur consentement. Tant qu'il ne sera pas capable de le faire, son progrès sera soit très lent, soit fluctuant ou en zigzag, puisque l'aspiration au-dedans ne peut pas avoir une action continue ni un résultat durable. Par ailleurs, tant qu'il en sera ainsi, il est probable que le vital se révoltera périodiquement, se plaindra de la lenteur du progrès, se désespérera, sera en proie au découragement, déclarera que l'âdhâr est inapte; des appels de la vie d'autrefois viendront, attirant des circonstances qui sembleront les justifier; des suggestions viendront d'êtres humains, mais aussi de pouvoirs invisibles, pressant le sâdhak de s'éloigner de la sâdhanâ en lui rappelant sa vie passée. Et pourtant, de cette vie, il ne tirera vraisemblablement aucune véritable satisfaction.
Les circonstances dans lesquelles vous vous trouvez ne diffèrent pas de celles que les autres ont rencontrées au début et pendant longtemps par la suite. Vous avez quitté la vie de famille, mais par habitude quelque chose dans votre vital y reste encore sensible et c'est cela qui est employé pour vous éloigner d'ici. L'impatience du vital y contribue, parce que le progrès spirituel n'est pas rapide et que vous n'êtes pas continuellement en bonne condition; toutes choses que même les plus grands sâdhak mettent du temps à acquérir. Les circonstances se combinent pour contribuer à vous attirer: par exemple, la maladie de X ou les appels de votre mari qui, quand il vous apaise, vous flatte et vous prodigue supplications et promesses au lieu de vous attaquer, réussissent à vous amadouer et à saper vos défenses. Par ailleurs la Nature vitale et ses pouvoirs suggèrent ceci et cela, que vous êtes inapte, que vous manquez d'aspiration, que la Mère et Sri Aurobindo ne vous aident pas, sont mécontents, indifférents, et qu'il vaut mieux rentrer à la maison.
Tout cela, la plupart des sâdhak l'ont éprouvé et en sont sortis, ont laissé derrière eux les liens du passé. Il n'y a pas de raison que vous n'en fassiez pas autant. Notre aide est toujours là, nous ne la donnons pas à un moment pour la retirer à un autre, nous ne la donnons pas non plus à certains pour la refuser à d'autres. Elle est là pour tous ceux qui font l'effort et ont la volonté d'arriver au but. Mais vous devez être ferme dans votre volonté et ne pas vous laisser duper ou abuser par les suggestions du dehors, ni par celles qui revêtent la forme de vos propres pensées adverses et de vos dépressions; vous devez les combattre et les surmonter. Cela prendra plus ou moins longtemps selon l'énergie que vous mettrez à les combattre et à les vaincre. Mais chacun doit faire cet effort de maîtrise et triompher de la vieille nature vitale.
Quant à retourner là-bas, vous devez regarder en vous-même et voir clairement ce qui veut vous y mener. Votre incapacité à faire la sâdhanâ n'est qu'un prétexte sans valeur avancé par les éléments antagonistes du vital et renforcé par la suggestion des forces adverses. Si vous dites que vous sentez pour votre mari, votre fils ou d'autres personnes un attachement si fort que votre âme et votre aspiration ne peuvent rien contre lui, et que votre vraie place est dans votre foyer, alors évidemment, votre départ est inévitable; mais dans votre cas il est difficile d'admettre que ce soit vrai. Ou si vous dites que l'attirance est encore si grande que vous jugez préférable de partir quelque temps pour vous mettre à l'épreuve et la laisser s'épuiser, alors cela peut à la rigueur être temporairement vrai, si le vital s'est violemment révolté, et nous ne dirions pas non, pas plus que nous n'avons refusé quand vous avez voulu partir pour soigner X. Mais même dans ce cas, il serait plus sage que vous examiniez sérieusement cette éventualité et que vous ne preniez aucune décision sous l'effet d'un état qui, autrement, serait passager. Les lettres de votre mari n'ont pas de valeur pour nous; il a toujours écrit de cette façon chaque fois qu'il a eu l'espoir de vous voir partir d'ici; à d'autres moments son ton est tout différent.
Je vous ai exposé toute la question en détail. Pour nous, la bonne manière d'avancer est toujours de poursuivre son chemin quelles que soient les difficultés, jusqu'à ce que l'on ait acquis la maîtrise et que le chemin s'aplanisse. Mais au fond la décision doit être laissée au sâdhak lui-même: on peut le presser de faire le bon choix, non lui ordonner de le faire.
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3787
Il y a d'ordinaire, dans l'être humain, deux tendances différentes dans deux parties distinctes de l'être: l'une, psychique, ou mentale et soutenue par le psychique, cherche le bon chemin et les choses élevées; l'autre, située principalement dans la partie vitale de l'être, est faite d'instincts et de désirs vitaux, est attachée aux choses de la nature inférieure ou orientée vers elles, et est asujettie aux passions, à la colère, au sexe, etc. Si la partie supérieure domine, la partie inférieure est maîtrisée et ne cause guère d'ennuis. Mais elle est souvent encouragée du dehors par des forces et des pouvoirs de la Nature inférieure universelle qui parfois font intrusion dans la partie la plus vile de l'être et lui confèrent une personnalité distincte et une indépendance qui lui est propre. Cela explique peut-être le rêve où vous avez vu ce monstre horrible, et aussi la résistance de cette autre personnalité. Si c'est bien cela, il ne faut pas considérer cette partie de l'être comme une partie de soi-même, mais comme un élément étranger à l'être véritable. C'est seulement en choisissant systématiquement d'obéir aux édits de la personnalité supérieure et en rejetant systématiquement l'autre personnalité que celle-ci perdra du terrain et finira par se retirer. Ces incidents doivent être affrontés aussi calmement que possible, sans permettre à aucune chute ou aucun échec de troubler le mental, avec une vigilance tranquille et constante et une volonté résolue.
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3788
Il n'est pas nécessaire de poser tant de questions et d'en recevoir séparément les réponses. Vos dix questions se résument toutes à une seule. Chaque être humain contient deux parties: d'une part le psychique avec tout ce qui, dans le mental pensant et le vital supérieur, le vital plus vaste, émotif et dynamique, est ouvert au psychique, s'attache aux objectifs de l'âme et accepte les expériences supérieures, et d'autre part le vital inférieur et l'être physique ou extérieur (mental et vital extérieurs inclus) qui sont attachés à la personnalité et à la nature ignorantes et ne veulent pas changer. C'est le conflit entre ces deux parties qui fait toute la difficulté de la sâdhanâ. Toutes les difficultés que vous énumérez proviennent de cela et de rien d'autre. C'est seulement en éliminant cette dualité que l'on peut les surmonter. Il faut pour cela devenir capable de vivre au-dedans, être conscient de son être intérieur et s'identifier à lui, et considérer le reste comme étranger à soi, comme une création de la Nature ignorante dont on s'est détaché et qui doit disparaître; il faut aussi, en s'ouvrant constamment à la Lumière et la Force divines, ainsi qu'à la présence de la Mère, toujours maintenir l'action dynamique de la sâdhanâ qui repousse avec fermeté les mouvements de l'ignorance et leur substitue, jusque dans le vital inférieur et l'être physique, les mouvements de la nature intérieure et supérieure. Il n'y a plus alors de conflit; les éléments divins se développent automatiquement et les éléments non divins s'estompent. La dévotion du cœur et une activité de plus en plus intense de l'être psychique, favorisée par la dévotion et le don de soi plus que par toute autre chose, sont les moyens les plus puissants de parvenir à cet état.
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3789
Tout être humain a une double nature s'il n'est pas né Asoura, Râkshasa ou Pishâtcha, et même ceux-ci, s'ils sont incarnés, ont un être psychique dissimulé quelque part, du fait de leur humanité latente. Mais par être double (ou double nature, dans ce sens particulier), on entend ceux dont l'être est nettement divisé en deux parties fortement contrastées et qui sont encore incapables d'exercer sur elles une maîtrise qui les relierait l'une à l'autre. Tantôt ils sont attirés vers les sommets et alors tout va bien, tantôt ils sont attirés par les abîmes et indifférents aux sommets ou n'ont même pour eux que sarcasmes et railleries et lâchent la bride à l'homme inférieur. Ou encore ils substituent aux sommets un volcan qui fume dans l'abîme. Ce sont des exemples extrêmes, mais d'autres, sans aller jusque là, sont tantôt une chose tantôt le contraire. S'ils convertissent l'homme inférieur ou découvrent leur être central, un tout harmonieux et vrai pourra se créer.
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3790
La difficulté est que dans chaque individu il y a deux personnes au moins: l'une, dans le vital et le physique extérieurs, est attachée au moi passé et tente de gagner ou de retenir l'assentiment du mental et de l'être intérieur; l'autre — qui est l'âme — réclame une nouvelle naissance. Ce qui a parlé en vous et a formulé cette prière, c'est l'être psychique qui s'exprimait à l'aide du mental et du vital supérieur, et c'est cela qui, par vos prières et par votre orientation vers la Mère, doit toujours se manifester en vous et vous donner l'idée juste et l'impulsion juste.
Il est exact que si vous repoussez sans cesse l'action qui vous est suggérée par le vieil Adam, vous aurez fait un grand pas. Le combat se porte alors sur le plan psychologique où il sera beaucoup plus facile de venir à bout du problème. Je ne nie pas qu'il y aura des difficultés pendant quelque temps; mais si l'action est maîtrisée, la maîtrise de la pensée et des sentiments ne pourra que venir aussi. Si, au contraire, vous cédez, vous donnez au vieux moi une nouvelle jeunesse.
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3791
Ces humeurs changeantes ont pour cause les deux éléments différents qui sont en vous. D'un côté, il y a l'être psychique qui essaie de se développer en vous; lorsqu'il s'éveille, il vous donne ce sentiment de proximité ou d'union avec la Mère et ce sentiment d'Ânanda; de l'autre, il y a votre nature vitale d'autrefois, agitée, pleine de désirs et malheureuse à cause de cette agitation et de ces désirs. Cette ancienne nature vitale, parce que vous l'avez acceptée et vous y êtes abandonné, vous a fait sortir du droit chemin et vous a empêché de progresser. Quand le désir et l'agitation du vital sont rejetés, le psychique en vous vient au premier plan, le vital lui-même change et se sent plein de joie et proche de la Mère. Quand ce vital malheureux et agité réapparaît, vous vous sentez inapte et n'avez de goût pour rien. Ce qu'il faut faire, alors, c'est ne pas y consentir, appeler la Mère pour qu'elle redevienne proche et laisser l'être psychique grandir en vous. Si vous le faites avec persévérance, en rejetant l'agitation et le désir, la partie vitale en vous changera et deviendra apte à la sâdhanâ.
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3792
Ces mouvements différents viennent de différentes parties de l'être. C'est, comme vous le dites, quelque chose en vous, quelque chose dans le vital qui a cette "insincérité" ou qui est attiré vers cet état de confusion et de mensonge; vous ne devriez cependant pas considérer cette partie de votre être comme vous-même, mais comme une partie de l'ancienne nature qui doit être transformée. L'obscurité et l'inconscience appartiennent de même à quelque chose dans le physique; mais cela non plus, vous ne devriez pas le considérer comme vous-même, mais comme quelque chose qui s'est formé dans la nature extérieure qui doit être transformée et le sera. Le vrai "vous" est l'être intérieur, l'âme, l'être psychique, celui qui appelle la paix, la tranquillité et l'action de la force.
Discuter avec les autres, surtout s'ils sont en mauvaise condition, est toujours une erreur. Le dérangement qui les affecte peut très facilement s'abattre sur vous pendant que vous leur parlez, sans même que vous vous en aperceviez; vous ne le sentez que plus tard. C'est pourquoi je vous ai dit de ne pas faire attention à X et à ce qu'il dit quand il est dans une mauvaise passe.
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3793
L'être se compose de plusieurs parties. L'une peut avoir la connaissance alors que l'autre ne s'en soucie pas ou n'agit pas en conformité avec elle. Il faut unifier l'être tout entier dans la lumière, pour que toutes ses parties agissent en harmonie et selon la Vérité.
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3794
Tout individu est un amalgame non de deux, mais de nombreuses personnalités. Dans notre yoga, la perfection yoguique consiste, entre autres choses, à les harmoniser et à les transmuer afin d'"intégrer" la personnalité.
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3795
Je ne crois pas que l'on puisse dire que vous n'avez pas de personnalité. Chez beaucoup de gens les différentes parties de l'être ne sont pas coordonnées et harmonisées; c'est un état qu'il faut atteindre ou construire. En outre, à un certain stade de la sâdhanâ, il y a presque toujours une disparité ou une opposition entre les parties qui sont déjà tournées vers la Vérité et capables de recevoir l'expérience, et d'autres qui ne le sont pas et vous tirent à un niveau inférieur. Cette opposition n'a pas toujours la même acuité, mais à un degré plus ou moins grand, elle est presque universelle. La coordination et l'organisation ne peuvent s'effectuer de manière satisfaisante que lorsque cette disparité est surmontée. Jusque là, les oscillations sont inévitables [...] Ces difficultés ne doivent pas vous empêcher de regarder plus loin, vers l'ultime accomplissement spirituel qui vous fera sortir de ce tourbillon de forces antagonistes de la Nature.
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3796
Vous devez vous rappeler que votre être n'est pas un tout unique et simple, homogène et d'une seule pièce, mais qu'il est complexe, fait de nombreux éléments. Il y a les parties intérieures de l'être qui prennent facilement conscience de la Vérité du Divin; quand elles viennent au premier plan, tout va bien. Il y a l'être extérieur qui est plein de l'ignorance, des défauts et des faiblesses du passé, mais qui a commencé à changer. Il n'est pas encore assez transformé, ou n'est pas transformé dans toutes ses parties. Quand une partie quelconque, partiellement transformée, s'ouvre résolument à la paix et à la force, tout le reste devient soit tout à fait tranquille, soit peu actif, et vous percevez la paix et la force, vous vous sentez bien, ou du moins vous n'avez qu'une vague perception de confusion, etc., quelque part. Mais si quelque chose d'ignorant émerge d'en bas ou est un peu en évidence (ou encore si quelque ancien mouvement de conscience, qui avait été rejeté, revient vous obscurcir), vous sentez la paix, la force comme quelque chose qui vous est étranger ou n'existe pas, qui est extérieur à vous ou se trouve à une certaine distance. Si vous persévérez dans la tranquillité, cette instabilité ira en diminuant; la Force de la Mère pénétrera partout et même s'il reste encore beaucoup à faire, une solide fondation aura été construite pour que ce soit fait.
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3797
Je vous ai expliqué qu'il y a une division entre votre être intérieur et votre être extérieur, comme c'est le cas chez la plupart des gens. Votre être intérieur veut et a toujours voulu la Vérité et le Divin; quand la paix et le pouvoir se font sentir, il vient au premier plan, vous le sentez comme vous-même, vous comprenez les choses, votre connaissance augmente, votre bonheur s'accroît et votre sentiment devient plus vrai. La nature extérieure se transforme sous l'influence de l'être intérieur, mais ce qui est expulsé revient sans cesse par l'effet d'une vieille habitude; alors vous sentez cette ancienne nature comme si elle était vous-même. Cette nature extérieure, comme celle de presque tous les êtres humains, comme celle de la plupart des sâdhak ici, était égoïste, pleine de désirs; elle voulait obtenir ce qu'elle désirait et non la Vérité et le Divin. Quand elle revient ainsi et vous submerge, toutes ces idées et ces sentiments anciens, qui sont toujours les mêmes, s'emparent de vous et essaient de vous pousser au désespoir; car c'est une force ennemie qui veut les réintroduire en vous. La difficulté est que votre conscience physique ne sait pas encore rejeter ce mouvement quand il apparaît. L'être intérieur le rejette, mais comme la conscience physique le laisse entrer, l'être intérieur est, pour un moment, rejeté en arrière. Vous devez absolument apprendre à ne pas laisser entrer ce mouvement, à ne pas vous y abandonner, à ne pas l'encourager quand il vient. C'est un mensonge et cela ne peut être rien d'autre, et par mensonge j'entends non seulement qu'il est contraire à la sâdhanâ et contraire à la Vérité divine, mais contraire aussi à la vérité de votre être intérieur, à l'aspiration de votre âme et au désir de votre cœur. Comment une telle chose pourrait-elle être vraie? Elle existe, mais elle n'est pas pour autant la vérité de votre être. C'est l'âme, l'être intérieur qui, en chacun, est le vrai moi. C'est cela que vous devez reconnaître comme votre moi, et le reste doit être rejeté, comme quelque chose de faux qui vous est imposé par la Nature inférieure ignorante.
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3798
Il y a deux ou trois choses que je crois nécessaire de vous dire au sujet de votre vie spirituelle et de vos difficultés.
Premièrement, je voudrais que vous vous débarrassiez de l'idée que ce qui est la cause de vos difficultés fait tellement partie de vous-même qu'il vous est impossible d'avoir une véritable vie intérieure. La vie intérieure est toujours possible s'il y a, dans la nature, une possibilité divine qui, si cachée qu'elle soit par d'autres choses, permet à l'âme de se manifester et de prendre sa vraie forme dans le mental et dans la vie: une parcelle du Divin. Cette possibilité divine existe en vous à un degré marqué et exceptionnel. Il y a en vous un être intérieur fait de lumière spontanée, de vision intuitive, d'harmonie et de beauté créatrice qui s'est révélé d'une manière caractéristique chaque fois qu'il a pu disperser les nuages qui s'accumulent dans votre nature vitale. C'est lui que la Mère a toujours cherché à faire croître en vous et à amener au premier plan. Quand on possède cela, il n'y a pas lieu de se désespérer, aucune raison valable de parler d'impossibilité. Si vous pouviez un jour vous convaincre que c'est votre vrai moi (ce qu'il est en fait, car l'être intérieur est votre vrai moi et l'être extérieur, auquel appartient la cause de vos difficultés, est toujours quelque chose d'acquis et d'impermanent et peut être changé), et si vous pouviez faire de son développement votre objectif fixe et permanent dans la vie, la voie serait libre et votre avenir spirituel ne serait pas seulement une forte possibilité, mais une certitude.
Très souvent, lorsque la nature est dotée ainsi d'un pouvoir exceptionnel, l'être extérieur renferme un certain élément contradictoire qui l'ouvre à une influence tout à fait opposée. C'est ce qui fait que la recherche de la vie spirituelle est si souvent un difficile combat: mais une contradiction de ce genre, même si elle est intense, n'empêche pas de mener la vie spirituelle. Le doute, le conflit, les efforts suivis d'échecs, les chutes, les alternances d'états heureux et malheureux, bons et mauvais, les états de lumière et les états d'obscurité sont le partage de tous les êtres humains. Ils ne sont pas engendrés par le yoga ou la quête de la perfection; seulement dans le yoga, on devient conscient de leurs mouvements et de leurs causes au lieu de les sentir confusément et on finit par en sortir pour pénétrer dans une conscience claire et heureuse. La vie ordinaire reste jusqu'au bout une succession de problèmes et de conflits, mais le sâdhak du yoga en émerge et finit par trouver une base de sérénité fondamentale que les bouleversements superficiels peuvent encore toucher, mais ne peuvent plus détruire, et tous les bouleversements finissent par cesser complètement.
Même cette expérience qui vous inquiète tant, ces états de conscience où vous parlez et agissez contrairement à votre vraie volonté, n'est pas une raison de désespérer. Sous une forme ou une autre, elle est fréquente chez tous ceux qui essaient de dépasser la nature ordinaire. Non seulement ceux qui font le yoga, mais les pratiquants d'une religion, et même ceux qui ne cherchent qu'à se discipliner moralement, à devenir meilleurs, se heurtent à cette difficulté. Là non plus, ce n'est pas le yoga ou l'effort vers la perfection qui crée ces conditions: il y a, dans leur nature humaine et dans chaque être humain, des éléments contradictoires qui le font agir d'une manière que réprouve son mental plus éclairé. Cela arrive à tout le monde, aux hommes les plus ordinaires dans la vie la plus ordinaire. Ce phénomène ne se dégage et ne devient évident pour notre mental que lorsque nous cherchons à nous élever au-dessus de notre moi ordinaire et extérieur, parce que nous voyons alors que ce sont les éléments inférieurs qui sont contraints de se révolter consciemment contre la volonté supérieure. Pendant un certain temps, la nature semble alors divisée, parce que l'être vrai et tout ce qui le soutient reculent et se séparent de ces éléments inférieurs. Tantôt l'être vrai envahit toute la nature, tantôt la nature inférieure, utilisée par quelque Force contraire, le repousse et s'empare du terrain; et maintenant nous le voyons, alors qu'auparavant l'événement se produisait sans que sa nature nous apparaisse clairement. Si la volonté de progrès est ferme, cette division est surmontée et dans la nature unifiée — unifiée autour de cette volonté — d'autres difficultés peuvent se produire, mais ce genre de discorde et de bataille disparaîtra. J'ai longuement écrit sur ce sujet parce que je crois qu'on vous a donné l'idée fausse que c'est le yoga qui engendre cette difficulté, et aussi que cette contradiction ou cette division dans la nature est le signe d'une inaptitude ou d'une impossibilité à le mener à bien. Ces deux idées sont complètement fausses et tout deviendra plus facile si vous les rejetez totalement de votre conscience.
Mais il est vrai que dans votre cas, comme dans d'autres, cette contradiction prend une intensité particulière et très déconcertante en raison d'une faiblesse congénitale du système nerveux qui s'est toujours traduite chez vous par des accès de mélancolie, de tristesse, d'agitation, d'une obscurité pleine de tourments et vous a empêché d'apprécier la vie. Votre erreur est de penser que vous êtes asservi à cela, que vous ne pouvez y échapper, que c'est une fatalité qui rend impossible une transformation spirituelle de votre nature. J'ai connu d'autres familles affectées de ce genre de faiblesse nerveuse héréditaire qui s'accompagnait très souvent de dons exceptionnels d'intelligence, de sens artistique ou de possibilités spirituelles. Un ou deux individus, comme X, ont pu y succomber, mais d'autres, parfois après une période de graves difficultés, ont surmonté les déséquilibres causés par cette faiblesse; elle a disparu ou a pris une forme mineure ou inoffensive qui ne s'opposait pas au développement de leur vie et de ses capacités. Pourquoi, par conséquent, désespérer de vous-même ou vous ancrer sans raison valable dans la conviction que vous ne pouvez pas changer et que vous ne vous en débarrasserez jamais? Cette mélancolie, cette conviction antagonique est pour vous le vrai danger; elle vous rend incapable d'une résolution ferme et tranquille et d'un effort permanent et efficace; à cause d'elle, cet état obscur se renouvelle et vous fait rapidement abdiquer, ce qui permet à la Force extérieure hostile de profiter de cette déficience pour jouer avec vous et vous manipuler à son gré. C'est cette idée fausse qui est responsable de plus de la moitié de vos ennuis.
Il n'y a aucune véritable raison que vous ne surmontiez pas ce défaut de votre être extérieur, comme beaucoup d'autres l'ont fait. Seule une partie de votre nature vitale en est affectée, même si elle obscurcit souvent le reste; les autres parties de votre être peuvent aisément devenir de bons instruments au service de la possibilité divine dont j'ai parlé. D'autant plus que vous avez une intelligence claire et subtile qui, lorsqu'elle est bien utilisée, devient un instrument prêt à servir la lumière et peut vous être très utile pour surmonter cette faiblesse vitale. Et cette possibilité divine, cette vérité de votre être intérieur, si vous l'acceptez, peut à elle seule assurer votre libération et la transformation de votre nature extérieure.
Acceptez cette divine possibilité en vous; ayez foi en votre être intérieur et en sa destinée spirituelle. Ayez pour but dans la vie de développer cet être intérieur qui est une parcelle du Divin; car un but élevé et sérieux dans la vie est une aide très puissante pour se débarrasser de ce genre de faiblesse nerveuse déséquilibrante ou paralysante; elle donne à tout l'être une fermeté, un équilibre, un soutien solide, et à la volonté une puissante raison d'agir. Acceptez aussi l'aide que nous pouvons vous donner, et ne vous y fermez pas par incrédulité, par désespoir ou par une révolte sans fondement. À présent, vous ne pouvez pas vaincre, parce que vous n'avez pas établi en vous une foi, un but, une confiance résolue: l'humeur sombre a donc pu obscurcir toute la conscience. Mais quand vous aurez établi cette foi en vous et que vous pourrez vous y tenir, le nuage ne pourra plus demeurer longtemps, l'être intérieur pourra vous venir en aide. Cette meilleure partie de vous-même pourra même rester à la surface, préserver votre ouverture à la lumière et garder à l'âme son terrain intérieur, même si le terrain extérieur est partiellement obscurci ou troublé. Quand cela se produira, la victoire sera acquise et pour éliminer complètement la faiblesse vitale, il suffira d'un peu de persévérance.
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Je réponds brièvement aux questions que vous m'avez posées. (1) Pour vous rétablir, vous devez amender votre nature et vous rendre maître de votre être vital et de ses impulsions; (2) Votre situation dans la société est ou peut devenir celle de bien d'autres qui, dans leur jeune âge, ont commis des excès de toutes sortes, puis sont parvenus à se maîtriser et ont pris dans la vie la place qui leur revenait. Si vous connaissiez mieux la vie, vous sauriez que votre cas n'a rien d'exceptionnel, mais est au contraire très fréquent, et que bien des gens qui en ont fait autant que vous sont devenus par la suite des citoyens utiles et même des hommes de premier plan dans divers domaines de l'activité humaine. (3) Il vous est parfaitement possible de dédommager vos parents et de combler les espoirs que, me dites-vous, ils avaient placés en vous, si c'est là le but que vous vous fixez. Seulement vous devez d'abord recouvrer la santé et équilibrer correctement votre mental et votre volonté. (4) C'est à vous qu'il appartient de choisir l'objectif que vous vous fixerez dans la vie; le moyen de l'atteindre dépendra de sa nature. De même, votre situation sera ce que vous en ferez. Mais vous devez avant tout retrouver la santé; et ensuite, avec un mental tranquille, déterminer votre but dans la vie selon vos capacités et vos préférences. Il ne m'appartient pas de décider pour vous. Je ne puis que vous indiquer ce que je considère moi-même comme les buts et les idéaux dignes d'être poursuivis.
Toute considération extérieure mise à part, un homme a le choix entre deux idéaux intérieurs possibles. Le premier est l'idéal le plus élevé dans la vie humaine ordinaire, et le second l'idéal divin du yoga. (Je dois ajouter, étant donné ce que vous semblez avoir dit à votre père, que le but du premier n'est pas de devenir un grand homme, ni celui du second de devenir un grand yogi). L'idéal de la vie humaine est d'établir sur l'être tout entier la maîtrise d'un mental clair, puissant et rationnel et celle d'une volonté juste et rationnelle, de maîtriser l'être émotif, vital et physique, d'harmoniser le tout et de développer ses capacités, quelles qu'elles soient, puis de les exercer pleinement dans la vie. Dans la terminologie de la pensée hindoue, il consiste à instituer le règne de la buddhi purifiée et sattwique, à suivre le dharma, à accomplir son propre swadharma et à travailler conformément à ses capacités, à satisfaire kāma et artha sous la domination de la buddhi et du dharma. Par ailleurs, le but de la vie divine est de réaliser le moi le plus élevé ou de réaliser Dieu, et d'accorder l'être tout entier à la vérité du moi supérieur, ou à la loi de la nature divine, de découvrir ses propres capacités divines, petites ou grandes, et de les exercer dans la vie comme un sacrifice à ce qu'il y a de plus haut, ou comme un fidèle instrument de la divine Shakti. Je vous écrirai peut-être plus tard au sujet du deuxième idéal. Pour le moment, je ne parlerai que de la difficulté que vous éprouvez à vous conformer à l'idéal ordinaire.
Cet idéal implique la formation du mental et du caractère et il s'agit toujours d'un processus long et difficile, qui exige des années de labeur patient, parfois la plus grande partie d'une vie entière. La principale difficulté que presque tout le monde rencontre sur ce chemin est de maîtriser les désirs et les impulsions de l'être vital. Dans de nombreux cas, comme dans le vôtre, certaines impulsions vigoureuses persistent à aller à rencontre de l'idéal et des exigences de la raison et de la volonté. La cause en est presque toujours une faiblesse de l'être vital lui-même, car lorsqu'il en est affecté, il est incapable d'obéir à ce que lui dicte le mental supérieur et est au contraire forcé d'agir sous l'influence des impulsions qui lui viennent par vagues de certaines forces de la nature. Ces forces sont en réalité extérieures à la personne, mais trouvent dans cette partie d'elle-même une sorte de disposition automatique à les satisfaire et à leur obéir. La difficulté s'aggrave si la faiblesse a son siège dans le système nerveux. Il y a alors ce que la science européenne appelle une tendance à la neurasthénie qui, dans certaines circonstances, peut conduire à des dépressions nerveuses et à des effondrements. C'est ce qui arrive lorsque les nerfs sont soumis à une trop grande tension, ou lorsqu'on s'adonne avec excès au sexe ou à d'autres tendances, parfois aussi lorsque le conflit entre la contrainte de la volonté mentale et ces tendances devient trop aigu et trop prolongé. C'est la maladie dont vous souffrez, et si vous observez ces faits, vous y verrez la vraie raison de la dépression que vous avez eue à Pondichéry. Votre système nerveux était faible; il ne pouvait obéir à la volonté et résister aux exigences des forces vitales extérieures, et dans cette lutte le mental et les nerfs ont subi une tension trop forte; un effondrement s'en est suivi, qui a pris la forme d'un accès aigu de neurasthénie. Ces difficultés ne signifient pas que vous êtes incapable de vaincre et de maîtriser peu à peu vos nerfs et votre être vital pour harmoniser le mental et le caractère. Seulement vous devez comprendre correctement les choses, et non vous laisser aller à des idées fausses et malsaines à leur sujet; vous devez aussi employer la bonne méthode. Ce qui vous manque, c'est un mental tranquille, une volonté tranquille, patiente, persévérante, qui refuse de céder à l'exaltation comme au découragement, mais insiste tranquillement et sans cesse pour obtenir la transformation nécessaire dans l'être. Une volonté tranquille de ce genre ne peut à la longue échouer. Son effet est inéluctable. Elle doit d'abord rejeter à l'état de veille non seulement les actions habituelles de l'être vital, mais les impulsions qui les provoquent; elle doit comprendre que celles-ci sont extérieures à la personne, même si elles se manifestent en elle, et rejeter aussi les suggestions qui sont derrière les impulsions. Ainsi rejetées, les pensées et les mouvements naguère habituels peuvent encore se manifester en rêve, parce que selon une loi psychologique bien connue, s'ils sont refoulés ou rejetés dans l'état de veille, ils peuvent continuer à revenir dans le sommeil et le rêve, puisqu'ils existent toujours dans l'être subconscient. Mais si l'état de veille en est tout à fait débarrassé, ces mouvements oniriques disparaîtront peu à peu, faute d'être alimentés, et les impressions s'effaceront graduellement du subconscient. Telle est la cause de ces rêves qui vous effraient tant. Vous devriez voir qu'ils ne sont qu'un symptôme subsidiaire dont vous n'avez pas à vous alarmer, pourvu que vous puissiez acquérir la maîtrise de votre état de veille.
Mais vous devez vous débarrasser dès idées qui vous ont empêché d'arriver à la maîtrise de soi:
1. Comprenez que ces mouvements en vous n'ont pas pour origine une véritable dépravation morale, car celle-ci ne peut exister que si le mental lui-même est corrompu et soutient les impulsions perverses du vital. Quand le mental et la volonté les rejettent, l'être moral est sain et il ne s'agit plus que d'une faiblesse ou d'une maladie des parties vitales ou du système nerveux.
2. Ne ressassez pas le passé, mais tournez-vous vers l'avenir avec une espérance et une confiance patientes. Ressasser les échecs du passé vous empêchera de recouvrer la santé et affaiblira votre mental et votre volonté en les empêchant de participer à votre conquête de vous-même et à la reconstruction de votre caractère.
3. Ne cédez pas au découragement si le succès tarde à venir, mais continuez avec patience et ténacité jusqu'à ce que le nécessaire soit fait.
4. Ne vous torturez pas la tête en vous appesantissant constamment sur vos faiblesses. Ne vous imaginez pas qu'elles vous rendent incapable d'affronter la vie ou de réaliser l'idéal humain. Quand vous aurez reconnu leur existence, cherchez les sources de votre force et appuyez-vous plutôt sur elles et sur la certitude de la victoire.
Votre premier souci doit être de retrouver la santé mentale et physique, et pour cela vous avez besoin de tranquillité d'esprit et, pendant quelque temps, d'une vie tranquille. Ne vous torturez pas la cervelle avec des questions que vous n'êtes pas encore prêt à résoudre. Ne ressassez pas toujours la même chose. Occupez le plus possible votre mental par des activités saines et normales et donnez-lui le plus de repos possible. Plus tard, lorsque l'état et l'équilibre de votre mental seront satisfaisants, vous aurez un jugement clair pour décider de la forme à donner à votre vie et de ce que vous devrez faire à l'avenir.
Ce sont là les meilleurs conseils que je puisse vous donner et je vous ai dit ce qui me semble essentiel pour vous, à présent. Mieux vaut ne pas venir tout de suite à Pondichéry. Je ne puis rien vous dire de plus que ce que je vous ai écrit. Tant que vous serez malade, il vaudra mieux rester auprès de votre père pour qu'il prenne soin de vous; et surtout, dans les maladies comme la vôtre, la règle de prudence est de ne revenir sur les lieux et dans le milieu où l'on a eu sa crise que lorsqu'on est parfaitement rétabli et que les souvenirs qui s'y associent ont perdu leur intensité, ont relâché leur emprise sur le mental et ne peuvent plus produire sur lui aucune impression trop vive ou perturbatrice.
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3800
Oui, la solution est certes la Grâce divine; elle vient d'elle-même, tout à coup ou progressivement, quand tout est prêt. En attendant, elle est présente derrière tous les conflits, et l'"invincible aspiration à la lumière" dont vous parlez est le signe visible de son intervention future. Quant à la double nature, ce n'est que l'une des formes de la dualité perpétuelle de la nature humaine à laquelle nul n'échappe, si universelle que de nombreux systèmes la reconnaissent comme un fait établi dont ils doivent tenir compte dans leur discipline: deux Personnes, l'une lumineuse et l'autre obscure, dans chaque être humain. Si cela n'existait pas, le yoga ne serait qu'un jeu d'enfant et il n'y aurait pas de conflit. Mais l'existence de cette double personnalité n'est nullement une raison de croire à une incapacité; l'obstination de l'élément profane n'en est pas non plus une raison, car il est toujours, par nature, obstiné. C'est comme les Allemands dans leurs tranchées: ils reculent et se retranchent de nouveau en vue d'une nouvelle attaque en niasse chaque fois qu'ils sont mis en déroute. Mais en dépit de tout cela, si la Personne lumineuse est tout aussi déterminée à ne se satisfaire de rien si ce n'est la couronne de lumière, si elle est assez forte pour rendre l'être incapable de se contenter de voler moins haut, c'est le signe que l'être est appelé, qu'il est parmi les élus maigre les apparences extérieures, malgré ses propres doutes et ses désespoirs — nul n'y échappe, pas même un Christ et un Bouddha — et que l'esprit intérieur finira sûrement par triompher. Il n'y a aucune crainte à avoir à cet égard.
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Ce que vous dites au sujet du "Double Mauvais" m'intéresse au plus haut point, car cela vient confirmer mon expérience réitérée qu'un individu exceptionnellement doué pour notre œuvre a toujours, ou presque toujours (mieux vaut peut-être ne pas établir de règles rigides en ces matières) un être qui lui est attaché et apparaît parfois comme une partie de lui-même, et qui est l'exacte contradiction de l'essence même de ce qu'il représente dans l'œuvre à accomplir. Ou si cet être n'est pas là au début, s'il ne s'est pas attaché à la personnalité, une force de ce genre pénètre dans l'atmosphère de cette personne dès qu'elle se met en route vers la réalisation. Ce double semble avoir pour objet de susciter des faux pas et de mauvaises conditions, en un mot de placer devant elle tout le problème de l'œuvre qu'elle a entreprise. C'est, semble-t-il, comme si le problème ne pouvait, dans l'économie occulte des choses, se résoudre autrement qu'au moyen d'un instrument prédestiné qui s'approprie la difficulté. Cela expliquerait bien des choses qui pourraient paraître très déconcertantes à la surface.
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Je vous ai déjà fait savoir que j'acceptais les deux personnes dont vous m'avez envoyé les photographies. Pour A, vous avez raison de penser qu'il est un yogi né. Son visage est celui d'un mystique soufi ou arabe; il l'a certainement été dans une vie passée, et il a dû transporter dans cette existence-ci une grande part de la personnalité qui était alors la sienne. Son être n'est pas exempt de défauts et de limitations. Le mental physique étroit dont vous parlez est visible sur la photographie, bien qu'il ne ressorte pas dans son expression, et pourrait le pousser vers un dénuement ascétique au lieu de le laisser s'élargir et s'ouvrir aux abondantes richesses du Divin. Il pourrait aussi le mener, dans d'autres circonstances, à un certain fanatisme. Mais si, au contraire, il est bien dirigé et s'ouvre aux pouvoirs bénéfiques, ces défauts pourraient se transformer en éléments précieux; sa capacité pour l'ascétisme se transformerait en une force contre les dangers du vital physique et sa tendance au fanatisme en une intense dévotion pour la Vérité qui lui serait révélée. Certains problèmes dans l'être vital physique sont aussi à prévoir, mais je ne saurais dire de quelle nature. Dans son cas, l'évolution ne se poursuivra pas entièrement sans danger, ce qui ne peut être assuré que si la base vitale et physique est forte et s'il règne un certain équilibre naturel entre les différentes parties de l'être. Ici, cet équilibre doit être créé, et c'est tout à fait possible. Quel que soit le risque, il faut le prendre, car cette nature est née pour le yoga et l'occasion ne devrait pas lui en être refusée. Il faut lui faire bien comprendre le caractère et les exigences du Yoga intégral.
Passons à B. Il représente sans aucun doute, comme vous le dites, un certain type d'homme riche et heureux en affaires, mais dans cette catégorie il est parmi les meilleurs et présente un caractère solide et magnanime. Par ailleurs, son visage et son expression indiquent un raffinement et une capacité d'idéal peu communs. Nous ne devons certes pas accepter les candidats au yoga parce qu'ils sont riches, mais d'autre part nous ne devons pas non plus être enclins à les rejeter à cause de leurs richesses. La richesse peut être un grand obstacle, mais elle est aussi une grande opportunité, et notre travail a en partie pour but non pas de rejeter, mais de conquérir, pour la manifestation divine, le pouvoir vital et le pouvoir matériel — y compris celui de l'argent — qui sont maintenant détenus par d'autres influences. Si, par conséquent, un homme comme celui-ci manifeste une volonté réelle et sincère de passer dans notre camp et d'y apporter son pouvoir, il n'y a aucune raison de ne pas l'accepter. Il ne s'agit évidemment pas d'un homme né pour le yoga comme C, mais d'un individu qui a en lui la capacité de s'ouvrir à un éveil spirituel, et, je crois, d'une nature qui pourrait échouer à cause de certains manques, mais non à cause d'un élément adverse dans l'être. La seule nécessité est qu'il comprenne et accepte ce que le yoga exige de lui: d'abord la quête d'une Vérité plus grande, ensuite la consécration de lui-même, de ses pouvoirs et de sa fortune au service de cette Vérité, et enfin la transformation de toute sa vie pour qu'elle devienne une expression de cette Vérité; il ne lui suffira pas non plus de donner avec enthousiasme une nouvelle tournure à son idéalisme, mais il lui faudra une volonté ferme et délibérée tendue vers le but. Ces hommes riches ont particulièrement besoin de se rendre compte que dans notre yoga, il ne suffit pas de déployer d'un côté un effort spirituel alors que de l'autre le reste des énergies s'adonnent aux motivations ordinaires, mais que la vie et l'être doivent être tout entiers consacrés au yoga. C'est probablement parce que leur vie s'est trouvée partagée ainsi que des hommes comme D n'ont pu progresser, malgré un don inné. Si cela est bien compris et admis, la consécration dont il parle est évidemment, dans sa situation, le premier pas sur le chemin. S'il s'y engage, il sera sans doute bien avisé de venir à bref délai me voir à Pondichéry. Mais cela devra évidemment se décider plus tard...
P.S. J'avais fini d'écrire cette lettre quand j'ai reçu la vôtre du 12. Ce que vous dites de E correspond à ce que j'avais déjà compris à son sujet, avec seulement davantage de précisions. Je ne crois pas que tout cela ait beaucoup d'importance. Toutes les natures vigoureuses ont en elles cette force d'extériorisation active et radjasique, et si cela suffisait à rendre inapte au yoga, très peu d'entre nous auraient eu une chance de pouvoir le faire. Quant au mental physique qui doute que ce yoga soit possible, qui n'en a pas eu l'expérience? En ce qui me concerne, ce doute m'a poursuivi pendant des années et c'est seulement au cours de ces deux dernières années4 que l'ultime trace de doute, qui ne portait plus vers la fin sur la possibilité théorique du yoga, mais sur la certitude pratique de sa réalisation dans l'état actuel du monde et de la nature humaine, m'a entièrement quitté. On peut dire la même chose de l'attitude égoïste: presque toutes les fortes personnalités sont fortement égoïstes. Mais à en juger par sa photographie, je ne crois pas que son attitude — mi-taureau, mi-bouledogue — soit la même que celle de F. Ces traits de caractère ne peuvent disparaître qu'avec le développement et l'expérience spirituels; alors la force qui est derrière devient un atout. Il ressort évidemment aussi de ce que vous dites au sujet de son expérience (la voix, l'immensité) qu'il a en lui, comme je le pensais, un élément psychique en attente, sur le point de s'éveiller spirituellement. J'ai cru comprendre qu'il attendait d'être convaincu intellectuellement et que cette conviction ne pourrait lui être assurée que par une expérience intérieure. À cela non plus il n'y a rien à redire. Mais la question — qui me semble cruciale dans son cas — est de savoir s'il sera prêt à apporter dans le yoga la volonté et la consécration fermes, entières et absolues qui lui permettront de surmonter tous les conflits et toutes les crises de la sâdhanâ. La disparité entre son attitude mentale et son action est toute naturelle, parce qu'il s'agit précisément d'une attitude mentale. Cette attitude doit devenir spirituelle pour que la vie et l'idéal ne fassent plus qu'un. A-t-il été gâté par le luxe, comme vous le dites, la vie du monde a-t-elle sapé en lui la possibilité de diriger complètement sa volonté vers le Divin? Si ce n'est pas le cas, on peut lui donner sa chance. Je ne puis dire avec certitude qu'il est ou sera adhikāri. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il en a la capacité dans la meilleure partie de sa nature. Je ne puis pas dire non plus qu'il est parmi les "meilleurs". Mais il me semble avoir à l'origine plus de capacité que certains — sinon la plupart — de ceux qui ont été acceptés. En parlant des "meilleurs", je ne voulais pas dire que son ādhāra était sans défauts et à l'abri des dangers, car je ne crois pas qu'un tel ādhāra existe. Mon impression se fonde évidemment sur le sentiment général favorable produit par la physionomie et l'apparence, sur certaines observations bien déterminées que j'ai faites à leur sujet et sur certaines indications psychiques qui, sans être tout à fait sans mélange, étaient dans l'ensemble favorables. Je n'ai pas, comme vous, vu cet homme. Acceptez l'argent qu'il offre, ne lui en demandez pas plus pour le moment, et pour le reste, faites-lui comprendre clairement non seulement ce qu'est le yoga, mais aussi tout ce qu'il exige de la nature. Voyez comment il réagit et si oui ou non on peut lui donner sa chance.
1 Katha Oupanishad, I, 3, 14.
2 Bhagavadguita, XVIII, 36-37: "Le bonheur de l'homme qui parvient à la joie par la discipline de soi et met fin à la douleur ressemble à un poison au début et au nectar à la fin."
3 "Vous devez faire croître en vous la paix qui est née de la certitude de la victoire."
4 Cette lettre est datée du 16 avril 1923.