Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Deux: Le Livre du Voyageur des Mondes
Chant Deux
Le Royaume de la Matière Subtile
Dans l’impalpable espace du moi secret,
Ce vaste support du petit être extérieur
Séparé de la vision par les solides barrières de la terre,
Il est entré dans un air de cristal enchanté
Et découvrit une vie qui ne vivait pas par la chair,
Une lumière qui rendait visibles les choses immatérielles.
Ce fin degré de la hiérarchie des merveilles,
Royaume de l’art féerique de la Matière subtile,
Dessinait contre un ciel aux teintes éclatantes
Comme jaillies d’une brume légère, sorties d’une extase de splendeur,
La révélation et la magie de sa façade.
Un monde d’une substance plus heureuse est à nos portes;
Là, non déguisées par la vision déformante de la terre,
Toute les formes sont belles et toutes les choses sont vraies.
Dans la transparence de cette ambiance mystiquement claire
Les yeux étaient la porte d’un sens divin,
L’ouïe était une musique et le toucher un charme
Et le cœur respirait un air plus profond et plus puissant.
Là, se trouvent les origines splendides de la nature terrestre:
Les plans parfaits qui servent de modèle à ses œuvres
Les aboutissements lointains de sa force laborieuse
Reposent dans le cadre d’un destin établi.
Vainement tentées maintenant, ou gagnées en vain,
Les routes étaient déjà faites, là, et l’horaire prévu
Et la forme de ses futures souverainetés
Dans les somptueux linéaments tracés par le désir.
Le dénouement doré du labyrinthe des intrigues mentales,
Les richesses indécouvertes, ou encore insaisies par nos vies,
Non-souillées et hors d’atteinte des pensées mortelles
Attendent là, dans cette atmosphère limpide.
Là, nos vagues débuts sont dépassés,
Nos mi-chemins sont dessinés par des lignes prévoyantes,
Nos fins parfaites vivent par anticipation.
Ce toit brillant de notre plan descendant,
Interceptant la libre grâce de l’air du ciel,
Laisse filtrer de minces irruptions d’un formidable souffle
Ou quelques courants embaumés par un treillis d’or;
Il protège le plafond de notre mental terrestre
Contre les soleils immortels et les torrents de la pluie de Dieu,
Et pourtant canalise d’étranges rutilements irisés
Et d’étincelantes rosées du ciel de l’Immortel.
Derrière les murs de notre Nature plus grossière,
Un passage secret des Puissances qui meuvent nos jours,
Un vestibule arachnéen de l’union du Mental et de la Forme
Est caché par une tapisserie de rêves;
Les intentions du ciel se glissent par là
Comme à travers un voile,
Sa vision intérieure donne une vie à cette scène extérieure.
Cette conscience plus fine aux lignes plus heureuses
Possède un tact que notre toucher ne peut saisir,
Une pureté de sens que nous ne sentons jamais;
Sa médiation près du Rayon éternel
Inspire nos fragiles essais de beauté sur cette terre passagère
Et notre quête des formes parfaites.
Dans les chambres de la jeune puissance divine,
Dans les premiers jeux de l’éternel Enfant,
Les incarnations de ses futures pensées ailées
Baignées dans les brillants coloris d’une merveille pérenne
Bercées par le bruissement de cet air limpide
Reposent dans un lavis de rêve
Comme les oiseaux sur un arbre sans temps
Avant de plonger à la dérive des mers du temps terrestre.
Toutes les ressemblances ici
Ont là une semblance plus belle.
Tout ce que nos cœurs conçoivent, ce que créent nos têtes,
Abdiquant une haute beauté originelle,
Exilé de là, consent ici à une teinte terrestre.
Tout le charme et la grâce visibles ici
Trouvent là leurs lignes immortelles et sans défaut;
Tout ce qui est beau ici est là divin.
Des visages sont là, jamais rêvés par la pensée mortelle:
Des corps qui n’ont aucun analogue terrestre
Traversent la transe lumineuse des yeux intérieurs
Et ravissent le cœur de leur céleste allure
Persuadant les cieux d’habiter cette sphère de prodiges.
Les merveilles de l’avenir errent dans ses abîmes;
Les choses anciennes et nouvelles se façonnent dans ces gouffres:
Un carnaval de beauté se presse en foule sur les hauteurs
Dans ce royaume magique de la vision idéale.
Dans l’intimité splendide de ses antichambres
La Matière et l’âme ont rendez-vous dans une union consciente
Comme des amants dans un lieu solitaire et secret:
Dans l’enlacement d’une passion pas encore malheureuse
Ils unissent leur force et leur tendresse et leur délice
Et, se fondant, les mondes hauts et bas deviennent un.
Comme un intrus de l’Infini sans forme
Osant forcer la porte du règne de l’Inconscient,
Le bond de l’esprit vers le corps enfin touche le sol.
Pas encore enfoui dans les linéaments terrestres
Il revêt déjà, plus durable que la mort et la naissance,
Convainquant les abîmes par une forme céleste,
La robe de son immortalité
Reflétant la radiance du rang de celui qui la porte
Et capable de supporter l’usure du Temps et du Changement.
Cette robe, composée de la lumière rayonnante de l’âme
Et de la Force lourdement mélangée de la substance matérielle –
Impudemment jugée dans l’air raréfié de notre intellect
Comme un fantasme abstrait de fabrication mentale –,
Sent ce que les corps terrestres ne peuvent pas sentir
Et elle est plus réelle que cette grossière ossature.
Quand se défait le vêtement mortel,
Allégée de son poids, elle s’élève dans les hauteurs;
Épurée par le contact de milieux plus fins
Elle laisse tomber les vieilles draperies noires de la substance épaisse,
Annule l’étreinte de l’attraction terrestre
Et porte l’âme de mondes en mondes plus hauts,
Jusqu’à ce que seule reste, dans l’éther nu des pics,
La seule simplicité de l’esprit,
La transparente robe première de l’être éternel.
Mais quand elle doit reprendre le fardeau mortel
Et le dur assortiment de l’expérience terrestre,
Elle revient à ce vêtement plus lourd.
Car, longtemps avant que cette solide cotte de terre ne fût forgée
Par la technique du Vide atomique,
Une lumineuse enveloppe déguisante
Avait été tissée autour de l’esprit secret dans les choses.
Les royaumes subtils sont faits de cette étoffe de lumière.
Ce monde enchanté, avec tous ses dons radieux
De vision et de bonheur inviolé,
Se soucie seulement de l’expression et de la forme parfaite;
Clair sur ses pics, il recèle de dangereuses régions basses:
Sa lumière tire sur le versant de la Nature déchue;
Il prête de la beauté à la terreur des gouffres
Et des yeux fascinants à des Dieux périlleux,
Il revêt de charme le démon et le serpent.
Son hypnotisme impose l’inconscience de la terre;
Immortel, il tisse notre sombre robe de mort
Et sanctionne notre mortalité.
Ce monde intermédiaire sert une Conscience plus grande;
Instrument d’une Souveraineté dissimulée
Il est la base subtile des mondes de la Matière,
Il reste immuable parmi leurs formes muables,
Et dans les replis de sa mémoire créatrice
Garde le type immortel des choses périssables:
Ses forces d’en bas fondent nos énergies déchues,
Sa pensée invente notre ignorance raisonnée,
Ses sens engendrent les réflexes de notre corps.
Le souffle secret de notre force souveraine jamais essayée,
Le soleil caché d’une soudaine vision intérieure,
Ses fines suggestions, sont la source clandestine
De nos riches imaginations irisées
Touchant les choses banales d’une teinte transfigurante
Jusqu’à ce que même la boue de la terre devienne fertile par la chaleur des cieux
Et qu’un rayon de splendeur jaillisse de la décadence de l’âme.
Sa connaissance est le point de départ de notre erreur,
Sa beauté revêt le masque boueux de notre laideur,
Son bonheur d’artiste commence notre conte de malheur.
En haut, un ciel de vérités créatrices,
Au milieu, un cosmos de rêves harmonieux,
En bas, un chaos de formes qui se dissolvent,
Perdu, il plonge dans notre base inconsciente.
De sa chute, notre Matière dense est sortie.
Ainsi Dieu a-t-il plongé dans la Nuit.
Ce monde déchu est devenu la nourrice des âmes,
Une divinité ensevelie l’habite.
Un Être s’éveillait et pouvait vivre dans le vide insensé,
Une Nescience cosmique tendait vers la vie et la pensée,
Une Conscience s’arrachait d’un sommeil oublieux.
Tout ici est poussé par une volonté léthargique.
Ainsi déchue, inconsciente, frustrée, dense, inerte,
Sombrée dans une somnolence torpide et sans vie,
La terre reposait, forçat du sommeil,
Forcée de créer par la nostalgie d’une mémoire subconsciente
Semée par une joie morte avant sa naissance,
Merveille étrangère sur sa poitrine sans connaissance.
Cette bourbe doit abriter l’orchidée et la rose,
De sa substance aveugle, et malgré elle, doit émerger
Une beauté native de sphères plus heureuses.
Telle est la destinée qui lui fut léguée,
Comme si un dieu assassiné avait laissé
Un héritage d’or pour une force aveugle et une âme emprisonnée.
Les restes périssables d’un dieu immortel
Elle doit les reconstituer à partir de fragments perdus;
Son titre douteux à un Nom divin
Elle doit le recomposer d’un document ailleurs complet.
Un résidu, tel est son seul patrimoine,
Elle porte tout dans sa poussière informe.
Dans ce lent départ tâtonnant de son pouvoir,
Son énergie géante est liée à des formes naines
Avec de seuls fragiles instruments obtus à son service;
Elle a tout accepté comme une nécessité de sa nature
Et laissé à l’homme une tâche prodigieuse,
Un labeur impossible même pour les dieux.
Une vie à peine vivante sur un champ de mort
Revendique l’immortalité pour part;
Un corps de brute à demi consciente est le seul outillage
D’un mental qui doit retrouver une connaissance perdue
Enfermée dans la poigne de pierre de l’inconscience du monde;
Et, traînant encore ces innombrables nœuds de la Loi,
Un esprit enchaîné tient tête et se veut roi de la Nature.
Une puissante filiation est la cause de cette audace.
Tout ce que nous tentons dans ce monde imparfait
Regarde devant, ou regarde derrière, par-delà les décors du Temps
Vers son idée pure, son type stable et inviolable
Dans l’art sans défaut d’une création absolue.
Saisir l’absolu dans les formes qui passent
Capter le toucher de l’éternel dans les œuvres du Temps,
Telle est la loi de toute perfection ici.
Un fragment du dessein des cieux est captif ici,
Sinon jamais nous ne pourrions espérer une vie plus grande,
Et le ravissement et la gloire ne pourraient pas être.
Même dans la petitesse de notre état mortel
Même dans cette prison de la forme extérieure,
Une brillante trouée de l’infaillible Flamme
Traverse les murs grossiers du cerveau et des nerfs;
Une Splendeur presse, un Pouvoir perce;
La grande barrière morne de la terre se soulève un moment,
Le masque inconscient tombe de nos yeux
Et nous devenons le vaisseau d’une puissance créatrice.
L’enthousiasme d’une surprise divine
Emplit notre vie, un souffle mystique remue,
Un déchirement de joie tremble dans nos membres;
Un rêve de beauté danse par le cœur,
Une pensée de l’éternelle Pensée s’approche,
Des signes surgis de l’invisible
S’éveillent et tombent du sommeil des infinitudes,
Des symboles de Cela qui jamais encore n’a été créé.
Mais bientôt la chair inerte ne répond plus,
L’orgie sacrée et la ferveur s’enlisent,
La flamme de la passion et la marée du pouvoir nous quittent
Bien que reste une forme brillante
Émerveillant la terre, crue suprême:
Trop peu de ce qui était prévu a laissé une trace.
Les yeux de la terre voient à demi, ses forces créent à demi;
Ses œuvres les plus rares sont des copies de l’art du ciel.
L’éclat d’un artifice doré est son art,
Le chef-d’œuvre d’un procédé inspiré ou d’une formule;
Les formes de la terre cachent ce qu’elles abritent et miment seulement
Le miracle insaisi des lignes toutes nées
Qui vivent à jamais dans le regard de l’Éternel.
Ici, dans ce monde inachevé et difficile,
Tout est le lent labeur de Pouvoirs obscurcis;
Ici, le mental humain ignorant doit deviner,
Son génie est né d’un sol inconscient.
Copier les copies de la terre, tel est son art.
Et s’il cherche à surpasser les choses terrestres,
Trop frustes sont les outils de l’ouvrier, trop brute sa substance,
Et même avec le sang de son cœur, il ne réalise guère
Sa propre demeure transitoire de l’Idée divine,
Son image d’un logis temporel du Non-né.
Notre être palpite de hautes mémoires lointaines
Et voudrait faire descendre ici leur sens immémorial,
Mais trop divines pour la trame de la Nature terrestre,
Hors de notre portée, flambent les merveilles éternelles.
Absolues, elles attendent, non-nées, immuables,
Immaculées dans l’air impérissable de l’Esprit,
Immortelles dans un monde du Temps sans mouvement
Et dans un songe inaltérable de leur propre espace sans fond.
Seulement quand nous avons grimpé au-dessus de nous-mêmes,
Une ligne du Transcendant croise notre route
Et nous unit à l’éternel et au vrai;
Alors, cette traversée nous apporte le mot inévitable,
L’acte divin, les pensées qui ne meurent jamais.
Une onde de lumière et de gloire enveloppe le cerveau
Et, voyageant par la route évanescente du moment,
Les visages de l’éternité arrivent.
Visiteurs de la pensée ou invités du cœur
Ils épousent un temps notre brièveté mortelle,
Ou, rarement, en de rares éclairs de délivrance,
Se laissent surprendre par la fine pénétration de notre vision.
Bien qu’un début seulement et de premiers essais,
Ces lueurs ouvrent la piste du secret de notre naissance
Et du miracle caché de notre destinée.
Ce que, là, nous sommes et serons ici sur la terre
Reflète son image dans un moment de contact et un appel.
Jusqu’à présent, l’imperfection de la terre est notre sphère,
Les verres de notre nature ne montrent pas notre vrai moi;
Cette grandeur attend encore, prisonnière au-dedans.
L’avenir de la terre incrédule cache notre héritage:
La lumière, maintenant lointaine, deviendra naturelle ici
L’Énergie qui nous visite parfois sera notre compagnon d’armes,
L’Ineffable trouvera une voix secrète,
L’Impérissable brûlera à travers l’écran de la Matière
Et ce corps mortel deviendra la robe d’un dieu.
La grandeur de l’Esprit est notre source sans temps
Et elle sera notre couronnement dans le Temps sans fin.
Un vaste Inconnu est autour de nous et en nous,
Toutes choses sont enveloppées dans l’Un dynamique:
Un lien d’union secrète joint toute la vie.
Ainsi la création entière est une unique chaîne:
Nous ne sommes pas laissés seuls dans un système fermé
Entre une Force motrice inconsciente
Et un Absolu incommunicable.
Notre vie est un coup d’éperon dans un sublime champ d’âme,
Notre être regarde par-delà les murs de son mental,
Il communique avec des mondes plus grands;
Des terres plus claires existent et des cieux plus vastes que les nôtres.
Des royaumes existent où l’Être couve dans ses propres profondeurs;
Dans son immense noyau dynamique il sent
Ses pouvoirs sans nom, sans forme, pas encore nés
Qui crient pour s’exprimer dans les Vastitudes informes:
Par-delà l’Ignorance et la mort, ineffables,
Les images de son éternelle Vérité vivante
Guettent par une chambre de son âme de délice:
Comme un spectateur de son propre regard intérieur,
L’Esprit tient un miroir de son moi et de ses œuvres,
Il voit le pouvoir et la passion sans fin de son cœur
Les visages de sa joie sans forme,
Les splendeurs de sa puissance sans nombre.
De là, est venue la substance mystique de nos âmes
Et le prodige est entré dans notre naissance naturelle,
Là, se trouve le sommet sans chute de tout ce que nous sommes
Et la fontaine sans âge de tout ce que nous espérons être.
Sur chaque plan, la Puissance hiératique,
Initiée des vérités jamais formulées,
Rêve de transcrire et d’incarner dans la vie,
Dans son propre style natif et dans sa propre langue vivante,
Quelque trait de la perfection du Non-né
Quelque vision vécue de la Lumière omnisciente
Quelque note lointaine de l’immortelle Voix du rhapsode
Quelque ravissement de la Félicité toute-créatrice
Quelque forme et quelque plan de la Beauté inexprimable.
Il y a des mondes plus proches de ces royaumes absolus
Où la réponse à la Vérité est rapide et sûre
Où l’esprit n’est pas entravé par son cadre
Ni les cœurs déchirés et pris par de brutales divisions,
Et le bonheur et la beauté sont habitants
Et l’amour et la douceur sont la loi de la vie.
Une substance plus fine dans un moule plus subtil
Donne corps à la divinité dont rêve seulement la terre;
Sa vigueur est plus rapide que les pas ailés de la joie;
Bondissant par-dessus les barrières établies par le temps,
L’oiseleur léger de l’intuition
Capture la fugitive félicité que nous cherchons.
Une Nature soulevée par un souffle plus vaste,
Souple et docile au Feu qui façonne tout,
Répond à un léger choc du Dieu brûlant:
Indemne de l’inertie qui afflige nos réactions
Elle entend le mot qui reste sourd à nos cœurs
Adopte la vision des yeux immortels
Et, voyageuse sur les routes des formes et des couleurs,
Poursuit l’esprit de beauté jusqu’à sa maison même.
Ainsi approchons-nous du Tout-Merveilleux
Prenant pour piste et pour guide son ravissement dans les choses;
La Beauté est la trace de ses pas et nous montre où il a passé,
L’Amour est le rythme de ses battements de cœur dans nos poitrines mortelles,
La Joie est le sourire de son adorable face.
Une communion des essences spirituelles,
Un génie de l’Immanence créatrice
Rend toute la création profondément intime:
Une quatrième dimension du sens esthétique
Où tout est en nous-mêmes et nous-mêmes en tout
Réaligne nos âmes dans une largeur cosmique.
Une flamme du même ravissement unit le voyant et le vu;
Intérieurement fondus, l’art et l’artisan
Touchent à la perfection dans le battement magique
Et la passion d’une identité corps à corps.
Tout ce que, lentement, nous mettons bout à bout
Ou qu’un long labeur échafaude à tâtons
Est tout né, là, de par son droit éternel.
En nous aussi, le Feu intuitif peut brûler;
Messager de la Lumière, il est blotti dans les recoins de notre cœur,
Son pays natal est sur les plans célestes:
En descendant, il peut faire descendre ces cieux ici.
Mais rarement brûle la flamme, ni trop longtemps;
La joie qu’elle appelle de ces hauteurs plus divines
Apporte de brèves réminiscences magnifiques
Et de hauts aperçus splendides pour la pensée qui traduit
Mais non l’absolue vision ni l’absolu délice.
Un voile reste, quelque chose encore est retenu derrière,
Sinon, captives de la beauté et de la joie,
Nos âmes oublieraient d’aspirer au Suprême.
Dans ce subtil royaume féerique derrière le nôtre
La forme est tout et les dieux physiques sont rois.
La Lumière inspiratrice joue entre de fines frontières;
Une beauté sans défaut vient par la grâce de la Nature;
Là, la liberté est le garant de la perfection:
Bien que manquent l’Image absolue,
Le Mot incarné, la pure félicité spirituelle,
Tout est un miracle de symétrie enchantée,
Une fantaisie de la ligne et de la formule parfaites.
Là, tout se sent satisfait en soi et entier;
Un riche accomplissement est le produit des limites,
Les merveilles abondent dans une totale petitesse,
Un ravissement enchevêtré joue à cœur joie dans un minuscule espace:
Chaque rythme est accordé à ce qui l’entoure,
Chaque ligne est inévitable et parfaite,
Chaque objet est exactement conçu pour le charme et l’usage.
Tout est amoureux de son propre délice.
Intact, ce royaume vit de sa perfection assurée
Dans le plaisir céleste de son immunité heureuse d’elle-même;
Satisfait d’être, il n’a besoin de rien d’autre.
Ici, il n’y avait point de cœur brisé par des efforts futiles;
Exempt de l’épreuve et du danger,
Vide d’opposition et de douleur,
C’était un monde qui ne pouvait pas se chagriner ni avoir peur.
Il n’avait pas la grâce des erreurs ni des défaites,
Il n’avait pas une faille pour la faute, ni le pouvoir de faillir.
De quelque grenier de béatitude spontanée, il tirait aussitôt
Ses découvertes des formes de l’Idée muette
Et le miracle de ses pensées et de ses actes rythmiques,
La sûre technique de sa vie inaltérable et encerclée,
Le peuple gracieux de ses formes inanimées
Et des corps glorieux qui respirent comme le nôtre.
Émerveillé, les sens ravis et charmés,
Le Roi se mouvait dans un monde divin, et pourtant parent,
Admirant des formes merveilleuses si proches des nôtres,
Et pourtant parfaites comme les jouets d’un dieu,
Immortelles sous un visage mortel.
Dans leur absolu fermé et exigu
Les suprématies du fini s’échelonnent et trônent sans changement,
Elles ne rêvent même pas de ce qui pourrait être;
Cet absolu ne peut vivre qu’entre des murs.
Dans une souveraine perfection liée à son plan particulier
Où tout était complet et nulle étendue ne restait,
Nulle place pour les ombres de l’immesurable,
Nul lieu pour les surprises de l’incalculable,
Captive de sa propre beauté ravie,
La Puissance enchantée œuvrait dans un cercle magique.
L’esprit se tenait en retrait, effacé par son cadre.
Admiré pour la brillante sûreté définitive de ses lignes,
Un horizon bleu limitait l’âme;
La pensée s’agitait en de lumineuses facilités,
Le bas-fond de l’idéal extérieur empêchait sa haute nage,
Dans son enclos, la vie traînait
Satisfaite du petit bonheur des actes de son corps.
Assignée à un coin sûr du Mental,
Attachée à la pauvreté sans danger de son espace,
La Puissance faisait sa petite besogne et jouait et dormait
Et ne songeait pas à une grande œuvre inaccomplie.
Oublieuse de ses vastes désirs impétueux,
Oublieuse des hauteurs où elle grimpait,
Sa marche restait figée dans un sillon radieux.
Comme un enfant rieur dans les doux bocages ensoleillés,
Le corps gracieux d’une âme sans inquiétude
Ballottait dans le berceau d’or de sa joie.
L’appel des espaces n’atteignait pas sa demeure charmée,
Elle n’avait pas d’ailes pour les vols larges et dangereux,
Elle n’affrontait pas les périls du ciel ni de l’abîme,
Elle ne connaissait pas les échappées ni les rêves puissants,
Ni la soif de ses infinitudes perdues.
Une image parfaite dans un cadre parfait.
Mais cet art féerique ne pouvait pas retenir la volonté du Roi:
Il apportait seulement un moment de fine délivrance,
Une heure insoucieuse se passait à une félicité légère.
Notre esprit se lasse des surfaces de l’être,
Il transcende la splendeur des formes,
Il se tourne vers des pouvoirs cachés et des états plus profonds.
Ainsi, maintenant, le Roi cherchait-il une lumière plus grande par-delà.
La grimpée de son âme laissait derrière
Cette cour brillante de la Maison des Jours,
Il quittait ce fin Paradis matériel.
Sa destinée voyageait plus loin dans un Espace plus large.
FIN DU CHANT DEUX
(À cette “gloire” de la vie, il manquait quelque chose. Après en avoir fait tout le tour, Sri Aurobindo nous montre pourquoi elle était insuffisante et devait “choir” là où sont nos pas.)