Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Deux: Le Livre du Voyageur des Mondes
Chant Trois
La Gloire et la Chute de la Vie
Une large grimpée accidentée défiait maintenant ses pas.
Répondant à l’appel tourmenté d’une Nature plus puissante
Il a traversé les limites du Mental dans un corps
Et il est entré dans une vaste région obscure et disputée
Où tout était douteux, changeant, sans certitude,
Un monde de quête et de labeur sans repos.
Comme un errant à la rencontre de l’Inconnu,
Questionneur auquel nul ne répond,
Attiré par une énigme jamais résolue,
Toujours incertain du terrain qu’il foulait,
Toujours approchant d’un but qui se dérobe
Il voyageait à travers un pays peuplé de doutes
Et des confins mouvants sur des fonds chancelants.
Devant lui, il voyait une frontière jamais atteinte,
Chaque pas se croyait plus proche maintenant:
Un horizon de mirage, toujours enfui plus loin.
Une errance qui n’acceptait pas de halte,
Un voyage aux mille chemins sans bout.
Il ne trouvait rien qui satisfasse son cœur:
Une inlassable marche cherchait et ne pouvait pas cesser.
La vie, là, est le visible imprévisible,
Un mouvement de mers inquiètes
Un long saut hasardeux de l’esprit dans l’Espace,
Une agitation fâcheuse dans le Calme éternel,
Un caprice et une passion de l’Infini.
Prenant toutes les formes que souhaite sa fantaisie,
Délivrée de la contrainte des formes établies,
La Nature, là, a quitté la sécurité du connu et du rebattu.
N’étant plus retenue par la peur qui accompagne les pas du Temps
Plus hantée par la Fatalité qui nous traque
Et le Hasard qui bondit,
Elle accepte le désastre comme un risque banal:
Insoucieuse de la souffrance, indifférente au péché et à la chute,
Elle joute avec le danger et les découvertes
Dans les étendues inexplorées de l’Âme.
Être, semblait seulement une longue expérimentation,
Le risque d’une Force ignorante qui cherche,
Qui essaye toutes les vérités et, n’en trouvant aucune suprême,
Marche encore, insatisfaite, incertaine de sa fin.
La vie se modelait telle que la voyait quelque mental intérieur:
De pensée en pensée, elle passait, de période en période,
Torturée par ses propres forces, ou arrogante et fortunée,
Tantôt maîtresse d’elle-même, tantôt esclave et jouet.
Une énorme inconséquence, telle était la loi de ses actes,
Comme si toutes les possibilités devaient être épuisées,
Et la douleur et la félicité étaient un passe-temps du cœur.
Dans le galop d’orage de ses vicissitudes
Elle faisait la course à travers le champ des Circonstances,
Ou, oscillant, ballottait entre ses sommets et ses abîmes,
Soulevée ou brisée par la roue imperturbable du Temps.
Dans un morne grouillement de désirs gris
Elle roulait comme un ver parmi d’autres vers dans la boue de la Nature,
Puis, d’autres fois, taillée comme un Titan, empoignait toute la terre pour nourriture,
Voulait les océans pour robe, les étoiles pour couronne
Et, hurlant, sautait d’un pic géant à l’autre,
Clamant et réclamant la conquête des mondes et l’empire.
Ou bien, amoureuse par hasard du visage de la Souffrance
Elle plongeait dans l’angoisse des abîmes
Et se vautrait dans les bras de sa propre misère.
Dans un douloureux dialogue avec son moi gaspillé
Elle faisait le compte de tout ce qu’elle avait perdu,
Ou s’installait dans le chagrin comme avec un vieil ami.
Un sursaut d’enthousiasme violent était vite épuisé
Ou elle traînait la chaîne d’une maigre joie
Manquant le tournant du destin, manquant le but de la vie.
Une scène était prévue pour chacune de ses humeurs sans nombre
Et chacune pouvait être la loi et la manière de vivre,
Mais aucune ne pouvait offrir une pure félicité,
Toutes laissaient un bref remous de plaisir
Ou la jouissance brutale qui apporte une fatigue mortelle.
Au milieu de son étonnante variété torrentueuse
Quelque chose restait insatisfait, toujours pareil
Et dans le nouveau voyait seulement l’ancien visage,
Chaque heure répétait tout le reste
Chaque changement prolongeait le même malaise.
Son esprit, incertain de son moi et de son but,
Se fatiguait vite de trop de joie et de bonheur,
Elle a besoin de l’aiguillon du plaisir et de la peine
Besoin du goût natif de la souffrance et de l’agitation:
Elle s’acharne à trouver ce que, jamais, elle ne peut obtenir.
Une saveur perverse vient hanter ses lèvres assoiffées:
Elle pleure du chagrin qu’elle a elle-même choisi
Appelle le plaisir qui a blessé et torturé sa poitrine;
Aspirant au ciel, elle tourne ses pas vers l’enfer.
Elle a choisi le hasard et le danger pour compagnons de jeux;
Elle a pris la terrible balançoire du Destin pour s’asseoir et se bercer.
Et pourtant, de toute éternité, sa naissance était pure et radieuse,
Un ravissement cosmique, perdu, s’attarde dans ses yeux,
Ses humeurs sont les visages de l’Infini:
La beauté et la joie sont ses droits de naissance
Et la félicité sans fin est sa maison éternelle.
Or, maintenant, l’antique visage de la joie se révélait,
Le cœur de douleur soudain découvrait
Ce qui le poussait à endurer, à aspirer et espérer.
Même dans nos mondes changeants et privés de paix
Dans un air assailli par le chagrin et par la peur
Même quand ses pas foulaient un sol dangereux,
Il vit l’image d’un état plus heureux.
Dans l’architecture d’un Espace hiératique,
Tournoyant et grimpant vers les cimes de la création,
À une hauteur bleue jamais trop haute
Pour une chaude communion de l’âme et du corps,
Aussi lointain que les cieux, aussi proche que l’espoir et la pensée,
Brillait le royaume d’une vie sans chagrin.
Au-dessus de lui, dans le firmament d’un ciel nouveau1
Autre que les cieux contemplés par les yeux mortels,
Comme par-delà les entrelacs du plafond des dieux,
Un archipel de rire et de feu faisait voile
Dans un clapotis de ciel marin perlé d’étoiles.
De hautes spirales planaient, des anneaux magiques aux teintes éclatantes,
Et des sphères rayonnantes d’une étrange félicité
Flottaient à travers l’immensité, comme les symboles d’un monde.
Par-dessus le tourment et le labeur qu’ils ne pouvaient pas partager,
Par-dessus le malheur qu’ils ne pouvaient pas aider,
Inaccessibles à la souffrance, la lutte, le chagrin de la vie,
Non souillés par sa colère, ses ombres, sa haine,
Non remués, non troublés,
De vastes plans visionnaires regardaient
Bienheureux à jamais de par leur droit sans temps.
Absorbés dans leur propre beauté et satisfaits,
Ils vivent dans la sûreté de leur allégresse immortelle.
En dehors, à part, plongés dans leur propre gloire
Ils voguaient, brûlants, dans un scintillement de brume légère:
Refuge impérissable des rêves de lumière,
Nébuleuse de la splendeur des dieux
Sortie des songes de l’éternité.
Presque incroyables pour une foi humaine,
Ils ne semblaient guère de la substance des choses existantes.
Comme à travers l’oculaire d’une télévision magique
Silhouettés devant un œil intérieur grossissant, Ils resplendissaient, telles les images projetées d’une scène lointaine,
Trop hauts et trop heureux pour être saisis par les regards mortels.
Proches, pourtant, et réels pour la soif du cœur,
Réels pour la pensée de feu du corps et pour ses sens,
Sont les royaumes cachés de la béatitude.
Dans un monde intime inexploré, mais que nous pouvons sentir,
Libres de l’étreinte brutale du Temps et de la Mort,
Échappant à la poursuite du chagrin et du désir,
En de brillantes périphéries enchantées, inviolées,
Ils baignent à jamais dans la joie et ils attendent.
En rêve et en transe, en méditation devant nos yeux,
Par un champ intérieur de vision subtile,
De vastes paysages ravis s’envolent,
Des images du parfait royaume voyagent,
Laissant derrière eux un sillage de mémoire radieuse.
Scènes imaginées ou sublimes mondes éternels
Saisis dans les rêves ou pressentis, ils touchent le fond de nos cœurs;
Irréels, semblent-ils, et pourtant plus réels que la vie
Plus heureux que le bonheur, plus vrais que le vrai;
Si rêves ce sont, ou images saisies au vol,
Alors la vérité des rêves rend fausses les vaines réalités de la terre.
Là, vivent, transfixés dans un rapide moment éternel
Ou revenus aux yeux nostalgiques, ressouvenus à jamais,
De calmes cieux d’impérissable Lumière,
Des continents illuminés de paix violette,
Des océans et des rivières de l’allégresse de Dieu
Et des pays sans chagrin sous des soleils pourpres.
Ce qui, jadis, était l’étoile brillante d’une lointaine idée
Ou la traînée de rêve d’une comète de l’imagination,
Prenait maintenant une forme proche de la réalité.
L’abîme entre la vérité de rêve et le fait de la terre était franchi,
Les mondes merveilleux de la vie n’étaient plus des rêves,
Sa vision reconnaissait tout ce qu’ils dévoilaient:
Leurs scènes, leurs événements entraient dans ses yeux, dans son cœur
Et les frappaient de beauté et de félicité pures.
Une suprême région à perdre le souffle a saisi son regard
Dont les frontières s’enfonçaient dans un ciel du Moi
Et plongeaient vers une étrange base diaphane.
Une quintessence rayonnante du suprême délice de la Vie.
Sur un mystérieux pic spirituel,
Une simple haute ligne transfiguratrice,
Miraculeuse, séparait notre vie de l’Infini sans forme
Et abritait le Temps contre l’éternité.
De cette substance sans forme, le Temps forge ses formes;
Le calme de l’Éternel porte la scène cosmique:
Les images protéennes de la Force universelle
Ont tiré leur passion d’être, leur volonté de durer
D’un océan profond de paix dynamique.
Inversant le sommet de l’Esprit vers la vie,
La Force se sert des libertés malléables de l’Un
Pour couler en actes les rêves de son propre caprice;
Il raffermit ses pas insouciants par les appels de sa Sagesse,
Il appuie sa danse sur une base rigide;
Son immuable tranquillité hors du Temps
Doit coordonner le miracle de ce qu’Elle crée.
Inventant la scène d’un univers concret
Au milieu du Vide des énergies aveugles,
Elle a fixé la marche de l’univers selon ce que, Lui, pense,
Dans la nuit de ce mouvement, Elle voit par éclairs sa Lumière omnisciente.
Selon ce qu’Elle veut, l’inscrutable Supramental se penche
Pour guider sa force, qui peut sentir mais ne peut savoir,
Il refrène ses mers impatientes par son pouvoir infini
Et la vie obéit à l’Idée qui gouverne.
Selon ce qu’Elle veut,
Conduit par une lumineuse Immanence,
Le Mental aventureux expérimente
Taille son chemin à travers d’obscures possibilités
Au milieu des formations fortuites d’un monde inconscient.
Notre ignorance humaine chemine vers la Vérité
Afin que la Nescience puisse devenir omnisciente:
Transmués, les instincts façonnent des pensées divines,
Les pensées abritent une vision immortelle infaillible
Et la Nature grimpe vers l’identité de Dieu.
Le Maître des mondes s’est lui-même fait l’esclave de ce qu’Elle veut,
Il est l’exécutant de ses fantaisies:
Elle a canalisé les mers de l’omnipotence,
Elle a limité l’Illimitable par ses lois.
L’Immortel s’est lui-même lié pour accomplir les œuvres qu’Elle met en scène;
Caché sous le manteau de notre mortalité
Il peine à la tâche que son Ignorance a fixée.
Les mondes, les formes créés par ses fantaisies de Déesse
Ont perdu leur origine sur des sommets invisibles:
Même séparés, égarés de leur source immortelle,
Même déformés, obscurcis, maudits et déchus –
Puisque la chute elle-même est une joie pervertie
Et Elle n’exclut rien de ce qui peut servir le délice –,
Ces mondes aussi peuvent revenir à leurs pics,
Ou ici-même annuler la sentence de la chute de l’esprit
Et retrouver leur divinité perdue.
Saisi d’un seul coup dans le phare d’une vision éternelle,
Le Roi vit la fierté et la splendeur des hautes régions où Elle était née
Et les profondeurs rampantes de ses enfers.
En haut, la monarchie d’un moi sans chute,
En bas, le noir sommeil de l’abîme:
Pôles contraires, ou antipodes incertains.
Il y avait donc une Vastitude et une gloire des absolus de la vie:
Tout riait dans un havre d’immortalité
Dans une éternelle enfance de l’âme
Avant que naissent les ténèbres et la douleur et le chagrin,
Et tout pouvait oser être soi-même et s’unir
Et la Sagesse jouait dans une innocence sans péché
Avec une Liberté nue sous un heureux soleil de Vérité.
Il y avait des mondes de son rire de Déesse
Et de sa terrible ironie,
Il y avait des champs pour son goût de l’effort
Et de la lutte et des larmes:
La Déesse a posé sa tête sur la poitrine de la Mort amoureuse
Et le sommeil, un moment, imitait la paix de l’extinction.
Elle a séparé la lumière de Dieu d’avec sa nuit
Pour goûter la saveur de ses contraires nus.
Ici, dans le cœur des hommes, Elle a mélangé leurs teintes et leurs tons,
Elle a tissé la trame changeante de leur être
Le courant sinueux de leur vie en marche à travers le Temps
La mobilité immuablement fixe de leur nature
Le film capricieux de leur âme mouvante
Le cosmos chaotique de leur personnalité.
D’un coup de baguette énigmatique, la grande Créatrice
A changé en pathos et en pouvoir ce rêve de lui-même que l’Être se faisait,
Elle a transformé son insondable mystère en un drame de la passion.
Mais ces mondes flottaient à mi-chemin des cieux.
Le Voile était là mais pas encore le Mur d’Ombre;
En des formes pas trop lointaines de l’atteinte des hommes,
Quelque passion de l’inviolable pureté filtrait
Quelque rayon de l’originelle Félicité.
Les joies du ciel auraient pu être celles de la terre
Si la terre avait été pure.
Nos sens divinisés et notre cœur auraient pu toucher
Quelque brillant extrême d’une félicité naturelle,
Quelque frémissement des absolus d’une Supranature:
Toutes les énergies pourraient rire et courir sur les rudes routes de la terre
Sans jamais sentir le cruel tranchant de la douleur,
Tout l’amour pourrait jouer, et nulle part la Nature n’aurait honte.
Mais Elle a logé ses rêves dans les écuries de la Matière
Et ses portes sont encore barrées aux choses suprêmes.
Ces mondes pouvaient sentir le souffle de Dieu passer sur leurs sommets;
Quelque lueur filtrait par les lisières du Transcendant.
À travers les silences blancs des âges
D’immortels visages de joie incarnée
Traversaient d’immenses espaces vers le sommeil de l’éternité.
De pures voix mystiques dans la béatitude tranquille
Invoquaient l’Amour aux tendresses immaculées,
L’appelaient à toucher de son miel le cœur des mondes
Et que ses mains de délice saisissent le corps de la Nature
Et que la puissante douceur intolérante de son union
Prenne tous les êtres dans ses bras sauveurs,
Tirant dans sa pitié les rebelles et les errants
Pour les contraindre au bonheur qu’ils refusent.
Un chant d’hyménée au Divin invisible,
Une rhapsodie brûlante de blanc désir
Glissait dans le cœur une immortelle musique
Et réveillait à la joie l’oreille endormie.
Un sens plus pur et plus ardent habitait là,
Des intensités brûlantes que nul corps terrestre ne peut contenir.
Un large souffle spacieux, sans poids, se respirait,
Le cœur se hâtait d’un battement ravi à un autre.
La voix du temps disait la joie de l’Immortel;
Une inspiration, un cri lyrique,
Les moments portaient des ailes heureuses;
La Beauté jamais imaginée transparaissait sous les cieux
Affranchie des barrières dans une Vastitude de rêve;
Le cri des oiseaux merveilleux du paradis
Saluait des peuples sans mort sur les rives de Lumière.
La création bondissait directement des mains de Dieu;
La surprise et le ravissement vagabondaient sur les chemins.
Simplement être était un suprême délice,
La vie était un rire joyeux de l’âme,
La Joie était reine et l’Amour son ménestrel.
La luminosité de l’esprit avait un corps, là.
Les contraires de la vie étaient amants, ou naturels amis,
Et ses extrêmes étaient la note aiguë d’une harmonie:
Les abandons venaient avec une tendre pureté
Et allaitaient le dieu sur la poitrine maternelle:
Là, le mensonge ne pouvait pas vivre, car nul n’était faible;
L’ignorance était la fine ombre d’une lumière protectrice,
L’imagination, un libre jeu de la Vérité,
Le plaisir, un aspirant au feu du ciel;
L’intellect était un adorateur de la Beauté,
La force était l’esclave de la loi calme de l’esprit,
Et le pouvoir avait posé sa tête sur la poitrine de la Félicité.
Il y avait des sommets de gloire inconcevables,
Des autonomies du règne tranquille de la sagesse
Et de hautes dépendances de son soleil vierge,
Et des théocraties illuminées de l’âme voyante
Fondées sur le pouvoir du Rayon transcendant.
Un spectacle majestueux, un rêve des magnitudes
Paradait en robe royale dans les royaumes ensoleillés:
Les puissances de la vie régnaient sur les sièges d’une volonté de marbre,
Des assemblées, des sénats remplis de dieux,
De hautes dominations et des autocraties
Et des forces laurées aux armes indiscutables.
Là, tous les objets étaient beaux et nobles,
Tous les êtres portaient la marque royale du pouvoir.
Là, siégeaient les oligarchies de la Loi naturelle,
Les têtes fières et violentes étaient au service
D’un seul monarque au front calme:
Toutes les manières de l’âme étaient empreintes de divinité.
Là, se rejoignait la chaleureuse intimité mutuelle
De la joie de la maîtrise et de la joie de la servitude
Imposée par l’Amour à l’Amour du cœur qui obéit
Et un joug de ravissement liait le corps de l’Amour.
Tout était un jeu de rencontres entre rois.
Car l’adoration soulève la force courbée de l’adorateur
Vers la fierté et la félicité du dieu que son âme adore:
Là, le souverain ne fait qu’un avec tout ce qu’il gouverne;
Pour celui qui sert avec un cœur libre et égal
L’obéissance est son apprentissage de prince
Sa couronne de noblesse et son privilège,
Sa fidélité est le langage de sa haute nature
Ses services, une souveraineté spirituelle.
Il y avait des royaumes où la Connaissance se joignait à la Puissance créatrice
En sa haute demeure et se donnait tout à Elle:
Le grand Illuminé saisissait les membres radieux de la Créatrice
Et les emplissait de la passion de son rayon
Jusqu’à ce que tout son corps soit sa maison transparente
Et toute son âme, semblable à sa sienne.
Transfigurée, apothéosée par le toucher de la sagesse,
Ses jours devenaient un sacrifice lumineux;
Telle une immortelle phalène dans un feu de joie sans fin,
Elle brûlait dans le doux flamboiement intolérable de l’Immortel.
Une Vie captive épousait son conquérant.
Dans son large ciel, Elle construisait le monde à neuf:
Aux pas lourds du mental, Elle donnait la vitesse du coursier,
À la pensée, le besoin de vivre ce que l’âme voit,
À l’existence, une ardeur de connaître et de voir.
La splendeur de l’Immortel l’embrassait, et Elle modelait sur lui sa puissance;
Elle couronnait l’Idée et la faisait reine en robes pourpres,
Remettait le serpent magique de son sceptre entre les mains de la Pensée,
Donnait des formes rythmiques à la vision intérieure qu’il traçait
Et de ses actes, faisait le corps vivant de son Roi.
Lui, la foudre flamboyante, Elle, l’étincelle créatrice,
La Lumière du Victorieux chevauchait la Force immortelle:
Un formidable galop de centaure portait le dieu.
Majesté double, la vie trônait aux côtés du mental.
Là, il y avait des mondes d’un grand et grave bonheur
Et l’action était teintée de rêve, le rire teinté de pensée
Et la passion pouvait faire attendre son désir
Jusqu’à ce qu’elle entende venir les pas de Dieu.
Là, il y avait des mondes juvéniles d’allégresse et de joie;
Une insouciante jeunesse du mental et du cœur
Découvrait dans le corps un instrument divin;
Elle allumait un halo doré autour du désir
Et, déifié dans ses membres, l’animal était libre
Pour de divines sarabandes d’amour et de beauté et de félicité.
Sur un sol exultant qui contemplait le sourire des cieux
L’élan rapide de la vie ne se privait de rien, ne s’arrêtait nulle part:
Il ne connaissait pas la lassitude; heureuses étaient ses larmes.
Là, travailler était un jeu, et jouer était le seul travail,
Les tâches du ciel étaient un défi de force divine:
Telle une bacchanale céleste à jamais pure
Irrefrénée par la faiblesse des membres mortels
La vie était une éternité de caprices enchantés:
L’âge ne venait jamais, le souci jamais ne plissait le visage.
S’emparant de l’abri sûr des étoiles
Une race rieuse aux vigueurs immortelles,
Les enfants nus de Dieu couraient sur leur terrain de jeux
Battant les vents de leur splendeur et de leur vitesse;
De la tempête et du soleil, ils faisaient leurs compagnons,
Folâtraient avec la crinière blanche des flots
Écrasaient à mort les distances sous leurs roues
Et luttaient dans les arènes de leur force.
Impérieux comme les soleils à leur midi
Ils allumaient les cieux de la gloire de leurs membres
Et se lançaient à corps perdu comme une largesse divine pour le monde.
Telle une fascination pour forcer le cœur au délice total,
Ils portaient la fierté et la maîtrise de leur charme
Comme la bannière de la Vie sur les routes de l’Espace.
Les idées étaient de lumineux compagnons de l’âme,
Le mental jouait avec la parole, lançait des flèches de pensée,
Mais n’avait nul besoin de ces instruments laborieux pour savoir;
La connaissance était un passe-temps de la Nature, comme le reste.
Investis du clair rayon d’un jeune cœur,
Enfants héritiers d’un premier instinct de Dieu,
Tenanciers du Temps à perpétuité,
Palpitants encore de la félicité de la première création,
Ils trempaient l’existence dans la jeunesse de leur âme.
Une tyrannie exquise et véhémente,
La vigueur irrésistible de leur volonté de joie
Déversait de par le monde des torrents souriants de bonheur.
Un souffle de superbe contentement invulnérable régnait,
Une marche de jours fortunés dans un air tranquille,
Un flot d’amour universel et de paix.
La souveraineté d’une fraîcheur infatigable vivait là
Comme une chanson de plaisir sur les lèvres du Temps.
Un ordre large et spontané laissait libre la volonté,
Un vol franc et ensoleillé de l’âme vers la félicité,
L’ampleur et l’intensité d’une action sans entraves
Et le cœur vif et enflammé d’une liberté dorée.
Le mensonge du divorce de l’âme n’existait pas,
La duplicité dans la pensée et la parole ne venait pas
Pour détrousser la vie de sa vérité native;
Tout était sincérité et force naturelle.
Ici, la liberté était la seule règle et la loi suprême.
Comme une heureuse gamme, ces mondes grimpaient ou plongeaient:
En des royaumes de curieuse beauté et de surprise,
Par des étendues de splendeur et de pouvoir titanique,
La vie jouait à l’aise avec ses immenses désirs.
Elle pouvait bâtir mille Éden, et rien ne pouvait l’arrêter;
Il n’y avait pas de limite à sa grandeur et à sa grâce
Ni à sa variété céleste.
Consciente des voix et de l’émoi d’innombrables âmes,
Sortie du sein de quelque Infini insondable,
Souriante comme un nouveau-né d’amour et d’espoir,
Abritant le pouvoir de l’Immortel dans sa nature,
Portant l’éternelle Volonté dans sa poitrine,
Elle n’avait pas besoin de guide, sauf son propre cœur lumineux:
Nulle chute ne dégradait la divinité de ses pas,
Nulle Nuit étrangère n’était venue aveugler ses yeux.
Les défenses malplaisantes et les barrières n’étaient pas nécessaires,
Chaque acte était une perfection et une joie.
Livrée aux humeurs rapides de ses fantaisies
Et au fertile déchaînement coloré de son mental,
Initiée des rêves grandioses et divins,
Magicienne constructrice d’innombrables formes
Explorant les mesures et les rythmes de Dieu,
Elle tissait à sa guise l’enchantement de sa danse des merveilles,
Déesse dionysiaque du délice,
Bacchante de l’ivresse créatrice.
Il vit ce monde bienheureux et il sentait son appel,
Mais il n’arrivait pas à entrer dans sa joie:
Sur le gouffre de la conscience, il n’y avait pas de pont.
Un air plus sombre encerclait encore son âme
Et la liait à l’image d’une vie inquiète.
En dépit des espoirs du mental et de l’aspiration des sens,
Pour la triste Pensée formée par la grise expérience
Pour la vision obscurcie par le souci, le chagrin, le sommeil,
Tout cela ressemblait simplement à un brillant rêve désirable
Conçu en quelque lointain nostalgique
Par le cœur de ceux qui marchent à l’ombre de la douleur terrestre.
Certes, il avait senti l’embrasse de l’Éternel,
Mais sa nature vivait trop proche des mondes qui souffrent
Et là où étaient ses pas, s’ouvraient les entrées de la Nuit.
Trop étroitement assailli par le souci du monde,
Le creuset dense dans lequel nous avons été créés
Ne permet guère de répondre à la joie par la joie pure,
À la lumière par la pure lumière.
Pour penser et pour vivre, notre volonté tourmentée
S’est d’abord éveillée par un mélange de douleur et de plaisir
Et elle garde encore l’habitude de sa naissance:
Une terrible dualité est notre manière d’être.
Aux commencements grossiers de ce monde mortel
La vie n’était point, ni le jeu du mental ni le désir du cœur.
Quand la terre fut bâtie dans le Vide inconscient,
Quand rien n’était, hormis une scène matérielle,
Identifiés à l’océan et au ciel et à la pierre
Les jeunes dieux terrestres aspiraient à délivrer l’âme
Endormie dans les objets, vague, inanimée.
Dans cette splendeur désolée, cette beauté nue,
Dans l’immobilité sourde, parmi les sons inentendus,
Lourd était le poids de divinité
Sans communication dans un monde qui n’avait pas de besoins,
Car nul n’était là pour sentir et nul pour recevoir.
Cette solide masse qui n’acceptait aucun battement des sens
Ne pouvait pas retenir l’immense poussée créatrice:
Sortant de son engloutissement dans l’harmonie de la Matière,
L’Esprit perdait sa sérénité de statue.
Dans ce sommeil insouciant, il tâtonnait pour voir,
Passionné des émotions d’un cœur conscient,
Affamé de parole et de pensée et de joie et d’amour
Parmi cette ronde muette et insensible des jours et des nuits
Il avait soif d’un battement d’appel et de réponse.
L’inconscience enfouie et prête à bondir
Le silence intuitif vibrant d’un nom
Imploraient la Vie d’envahir ce creuset insensé
Et que s’éveille la divinité dans les formes brutes.
Une voix se glissait sur ce globe muet et tournoyant
Un murmure gémissait dans le Vide indifférent.
Là où il n’y avait personne, un être semblait respirer:
Dans les profondeurs mortes et insensibles quelque chose d’étouffé
Privé d’existence consciente, éperdu de joie,
Se retournait comme un endormi depuis des temps immémoriaux.
Percevant sa propre réalité enterrée,
Se souvenant de son moi oublié et de son droit,
Ce dormeur brûlait de savoir, d’aspirer, de jouir, de vivre.
La Vie a entendu l’appel et quitté son pays de lumière.
Débordant de son monde somptueux et rayonnant
Sur ce rigide espace mortel rampant et tourbillonnant,
L’Ange gracieux aux vastes ailes, ici aussi a déversé
Sa splendeur et sa félicité et sa tendresse,
Espérant emplir de joie un jeune nouveau monde.
Comme vient une déesse sur une poitrine mortelle
Emplissant ses jours d’une embrasse céleste,
Elle s’est penchée pour faire sa maison dans les formes éphémères;
Dans les entrailles de la Matière, elle a jeté le feu de l’Immortel,
Dans les Étendues insensibles, elle a éveillé la pensée et l’espoir,
Elle a frappé de son charme et de sa beauté la chair, les nerfs
Et contraint au ravissement la carcasse somnolente de la terre.
Éveillée et vêtue d’arbres et d’herbes et de fleurs
Le grand corps brun de la terre a souri au ciel,
Dans le rire bleu des mers, l’azur répondait à l’azur;
De nouvelles créatures sensibles ont empli les abîmes aveugles,
La gloire et l’allégresse couraient dans la beauté des bêtes,
L’homme osait et pensait et affrontait le monde avec son âme.
Mais tandis que le souffle magique était en route,
Avant que ses dons ne puissent atteindre nos cœurs prisonniers,
Ambiguë, une sombre Présence mettait tout en question.
La Volonté secrète qui s’enrobe de Nuit
Et soumet l’esprit à l’épreuve de la chair
Imposait un masque mystique de douleur et de mort.
Enfermé maintenant dans les lentes années de peine
Séjourne le merveilleux voyageur ailé,
Il ne sait plus se souvenir de son état heureux,
Il ne lui reste qu’à obéir à la loi de l’Inconscient inerte,
Ce fondement insensible d’un monde
Où des limites aveugles asservissent la beauté
Et le chagrin et la joie vivent en compagnons de lutte.
Un sombre et terrible silence est tombé sur la vie:
Aboli était son puissant esprit mystérieux
Et brisé son don d’enfant-dieu heureux
Et toute sa gloire changée en petitesse
Et toute sa tendresse en un désir défiguré.
Nourrir la mort avec ses œuvres est le destin de la vie ici.
Imposant la conscience aux choses inconscientes,
Son immortalité était si bien voilée qu’elle semblait
Un épisode dans une mort éternelle,
Un mythe d’être qui sans cesse doit n’être plus.
Tel fut le maléfique mystère de sa métamorphose.
FIN DU CHANT TROIS
1 Le monde supramental.