Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Deux: Le Livre du Voyageur des Mondes
Chant Huit
Le Monde du Mensonge, La Mère du Mal et Les Fils des Ténèbres
Alors, il put voir le cœur caché de la Nuit:
Le travail de son inconscience brute
Révélait le terrible Néant sans fin.
Une Infinitude vide, sans esprit, était là;
Une Nature qui niait l’éternelle Vérité
Et dans la vaine gloriole de sa liberté pensante
Espérait abolir Dieu et régner seule.
Nul Hôte souverain n’était là, nulle Lumière-témoin;
Toute seule, elle voulait créer son propre monde glacé.
Ses grands yeux aveugles guettaient les actes du démon
Ses oreilles sourdes entendaient les faussetés que prononçaient ses lèvres muettes;
Ses énormes fantaisies fourvoyées prenaient de vastes formes
Ses sens insensés frémissaient de violentes prétentions;
Engendrant un principe de vie brutal
Le mal et la douleur enfantèrent une âme de monstre.
Les Anarques des abîmes informes se sont levés,
De grandioses titans et des pouvoirs démoniaques,
Des ego mondiaux lubriques harcelaient le mental et la volonté,
Des cerveaux démesurés et des vies sans esprit intérieur:
Des architectes véhéments du temple de l’erreur,
Des dirigeants de l’ignorance cosmique et de la tourmente
Des garants de l’affliction et de la mortalité
Incarnaient les Idées noires de l’Abîme.
Une substance ténébreuse est entrée dans la vacuité,
Des formes obscures sont nées dans le Vide impensant,
Des remous tournoyants se sont joints pour former un Espace hostile
Et dans leurs plis noirs, l’Existence a imaginé l’Enfer.
Perçant la triple cuirasse des ténèbres
Les yeux du Roi s’identifièrent à l’aveugle regard fixe de l’Enfer:
Habitués à ce noir hors nature, ils virent
L’irréalité devenue réelle et la Nuit consciente.
Un monde violent, cruel et formidable,
D’anciennes entrailles de rêves calamiteux
Énormes, roulés comme une larve dans la nuit,
Protégés par la nuit contre la trouée des étoiles dans les Cieux.
C’était la porte d’un faux Infini,
Une éternité d’absolus désastreux,
Une immense négation des choses de l’esprit.
Tout ce qui, autrefois, irradiait sa propre lumière dans la sphère de l’esprit
Se changeait maintenant en son propre contraire obscur:
L’Être s’évanouissait dans un vide insensé
Un zéro, qui pourtant était le père des mondes;
Engouffrant le Mental cosmique
L’Inconscience produisait un univers dans son sommeil de mort;
La Félicité, tombée dans un coma noir, insensible,
Se repliait sur elle-même, et l’éternelle joie de Dieu,
Par un faux visage poignant de douleur et de chagrin
Encore cloué douloureusement sur une croix,
Se fixait dans le sol d’un monde muet et inerte
Où la naissance était une douleur et la mort une agonie,
De crainte que, trop tôt, tout ne se change de nouveau en félicité.
Prêtresse de la Perversité, la Pensée siégeait
Sur le trépied noir du triple Serpent
Lisant par des signes contraires l’écriture éternelle;
Une sorcière renversait l’ordre Divin de la Vie.
Dans les sombres coulisses, avec la lampe des yeux du mal
Et des voix fatales qui psalmodiaient dans l’abside,
En d’étranges basiliques infernales et crépusculaires
Entonnant la magie du Mot impie,
Le sinistre Initié des profondeurs
Célébrait le rituel des Mystères pervers.
Là, la souffrance était la pâture quotidienne de la Nature
Délectable pour le cœur et la chair déchirés,
Et la torture était la formule du délice,
La douleur imitait l’extase céleste.
Là, le Bien, perfide jardinier de Dieu,
Arrosait de vertu l’arbre à poison du monde
Et, soigneux du mot et de l’acte extérieurs,
Greffait ses fleurs hypocrites sur un mal natif.
Toutes les qualités d’en haut servaient leur contraire d’en bas:
Les formes des Dieux nourrissaient le culte du démon;
La face des Cieux devenait un masque et un piège de l’Enfer.
Là, au cœur des phénomènes mensongers,
Au noyau tordu d’un colossal combat
Il vit une forme imprécise et sans limites
Assise sur la Mort qui avale toutes les choses nées.
Une face immuable et glacée aux yeux fixes et implacables,
Tenant le redoutable trident dans sa main d’ombre,
Transperçait toutes les créatures d’un même destin.
Quand rien n’était, hormis la Matière sans âme,
Quand le cœur du Temps était un creux sans esprit,
La Vie, tout d’abord, a touché l’Abîme insensible;
Éveillant le Vide nu à l’espoir et au chagrin
Son pâle rayon a frappé la Nuit insondée
Où Dieu se cachait lui-même à sa propre vue.
En toutes choses, elle cherchait la vérité mystique endormie,
Le Mot inexprimé qui inspire les formes inconscientes;
Dans les abysses de Dieu, elle tâtonnait vers une invisible Loi,
Fouillait dans un obscur subconscient à la recherche de son mental
Et se débattait pour trouver un chemin afin que l’esprit soit.
Mais du fond de la Nuit, une autre réponse est venue.
Une semence était plantée dans cette matrice d’en bas,
Une écorce muette et mystérieuse de la Vérité pervertie,
Une cellule d’un infini glacial.
Une naissance monstrueuse préparait sa forme cosmique
Dans l’embryon titanesque de la Nature: l’Ignorance.
Alors, dans une heure prodigieuse et fatale,
Enfanté malgré lui par le Vide muet,
Quelque chose a bondi du sommeil brut de l’Inconscient
Et levé sa tête inquiétante contre les étoiles;
Couvrant la terre de son énorme corps d’ombre et de Désastre
Cette chose a glacé les cieux d’une grimace de défi.
Une Puissance sans nom, une Volonté ténébreuse s’est levée
Immense et étrangère à notre univers.
Dans l’inconcevable Dessein que nul ne peut mesurer
Un vaste Non-Être s’est enrobé d’une forme,
La Nescience sans bornes des abîmes inconscients
A couvert l’éternité d’un Néant.
Un Mental qui cherche a remplacé l’Âme qui voit:
La vie est devenue une énorme mort affamée,
La félicité de l’Esprit s’est changée en douleur cosmique.
Sûre de la neutralité dont Dieu s’enveloppe lui-même
Une formidable opposition a conquis l’Espace.
Une souveraine domination de mensonge, de mort et de chagrin
A cloué sa cruelle hégémonie sur la terre;
Désaccordant l’originelle harmonie
De l’architecture et des lignes de son destin,
Elle a falsifié la Volonté cosmique première
Et contraint à la lutte et à d’horribles vicissitudes
Le long et lent cheminement de la Puissance patiente.
Implantant l’erreur dans la substance des choses
Elle a changé en Ignorance la toute-sagesse de la Loi;
Elle a dérouté le sûr toucher des sens cachés de la vie
Frappé de mutisme le guide intuitif dans le sommeil de la Matière
Déformé l’instinct de la brute et de l’insecte
Défiguré l’humanité de l’homme naissant à la pensée.
Une ombre a traversé le simple Rayon:
La Lumière-de-Vérité dans la caverne du cœur s’est obscurcie
Qui brûle sans témoin dans la crypte sacrée
Derrière le vélum immobile du mystère,
Compagne du Dieu du sanctuaire.
Ainsi est née la désastreuse Énergie antagoniste
Qui mime la puissante forme de la Mère éternelle
Et contrefait sa lumineuse infinitude
Sous une grise silhouette tordue dans la Nuit.
Arrêtant la passion de l’âme qui grimpe
Elle a imposé à la vie une lente et vacillante marche;
Le poids de sa main déviatrice et retardatrice
Est posé sur la courbe de l’évolution mystique:
La ligne tortueuse de son mental trompeur,
Les Dieux ne la voient point, et l’homme est impuissant;
Étouffant l’étincelle de Dieu dans l’âme
Elle tire la déchéance de l’homme vers la bête.
Et pourtant, dans son formidable mental instinctif
Elle sent l’Un qui grandit au cœur du Temps
Et voit l’Immortel briller à travers la coque humaine.
Inquiète pour son règne et pleine de rage et de peur
Elle rôde autour de chaque lumière qui luit dans le noir
Chaque rayon qui brille par la tente solitaire de l’Esprit,
Espérant entrer d’un pas furtif et violent
Et tuer l’Enfant divin dans le berceau.
Sa ruse et sa ténacité sont incalculables,
Son toucher est une fascination et une mort;
Elle tue sa victime par son propre délice;
Même le Bien lui sert d’appât pour tirer dans l’Enfer.
Pour elle, le monde court à son agonie.
Maintes fois, le pèlerin sur la route de l’Éternel,
Mal éclairé par la pâle lune nuageuse du Mental,
Ou errant seul par des chemins détournés et tortueux,
Perdu dans les déserts où nul sentier ne se voit,
Tombe terrassé par son bond de lionne
Captif conquis sous ses pattes redoutables.
Enivré par un souffle brûlant
Et devenu amoureux d’une bouche destructrice,
Le vieux compagnon du Feu sacré,
Le mortel, meurt à Dieu et à la Lumière,
Un Adversaire gouverne son cœur et son cerveau,
Une Nature hostile à la force de la Mère.
Le moi de la vie cède ses facultés
Au Titan et à des agents démoniaques
Qui gonflent et dérèglent la nature terrestre:
Sous sa capuce, la cinquième colonne est désormais le guide de la pensée;
Son murmure subtil et défaitiste tue la foi
Et, logée dans la poitrine, ou chuchotant du dehors,
Une inspiration menteuse et cruelle,
Un nouvel ordre noir se substitue à l’ordre divin.
Un silence tombe sur les hauteurs de l’esprit,
Le Dieu se retire du sanctuaire voilé,
Vide et froide est la chambre de l’Épouse;
Le Nimbe d’or maintenant ne se voit plus,
Le rayon blanc de l’esprit s’est éteint
Et la Voix secrète s’est tue à jamais.
Alors, par l’Ange de la Tour de Veille,
Un nom est rayé sur le grand livre;
Une flamme qui chantait dans les Cieux a disparu,
Étouffée et muette,
L’épopée d’une âme s’est terminée en ruine.
Telle est la tragédie de la mort intérieure
Quand l’élément divin est trahi
Et seuls un mental et un corps vivent pour mourir.
Car l’Esprit permet de terribles agents
Et il existe de subtils et énormes Pouvoirs
Qui s’abritent sous le couvert de l’Ignorance.
Progéniture des gouffres, agents de la Force d’ombre,
Haïsseurs de la lumière, intolérants de la paix,
Ils singent, près de la pensée, l’Ami et le Guide resplendissant,
Leur cœur est contre l’éternelle Volonté,
Ils voilent l’Harmoniste occulte qui élève.
Les oracles de sa sagesse se transforment en chaînes;
Ils ont fermé les portes de Dieu par les clefs d’un credo
Et exclu par la Loi son inlassable Grâce.
Tout au long de toutes les voies de la Nature ils ont planté leurs sentinelles
Et interceptent les caravanes de la Lumière;
Partout où agissent les Dieux, ils s’immiscent.
Un joug est posé sur le cœur obscurci du monde;
Ses battements sont séparés de la Félicité divine par un masque,
Et les remparts clos d’un Mental brillant
Bloquent les fines entrées du Feu céleste.
Toujours, les noirs Aventuriers semblent gagner;
Ils remplissent la Nature d’institutions malfaisantes
Changent en défaites les victoires de la Vérité
Déclarent fausses les lois éternelles
Et truquent les dés du Destin par des mensonges de charlatan;
Ils ont occupé les autels du monde, usurpé ses trônes.
Tournant en dérision les chances faiblissantes des Dieux
Ils réclament la création pour fief conquis
Et se couronnent eux-mêmes Seigneurs de fer du Temps.
Adeptes de l’illusion et du masque,
Les artificiers de la chute et de la douleur de la Nature
Ont bâti leurs autels de la Nuit triomphante
Dans le temple de boue de la vie terrestre.
Dans les enceintes vides du Feu sacré
Devant le retable du rite mystique
Face à l’obscur vélum que nul ne peut percer,
Le prêtre mitré entonne son solennel cantique
Invoquant leur horrible présence dans sa poitrine:
Les appelant du Nom infâme,
Il psalmodie les syllabes du texte magique
Et ordonne l’acte de l’invisible communion
Tandis que, entre l’encens et les prières marmonnées,
Tout le cruel malheur qui torture le monde
Se mélange dans le calice écumant du cœur des hommes
Et leur est prodigué comme un vin sacramentel.
Se ceignant de noms divins, ils guident et ils règnent.
Adversaires du Suprême, ils sont sortis
De leur monde de pensée et de pouvoir sans âme
Pour servir le plan cosmique par leur hostilité.
La Nuit est leur refuge et leur base stratégique.
Contre le glaive de Flamme et contre l’Œil de lumière
Ils vivent embastionnés dans les forteresses massives des ténèbres
Tranquilles et en sécurité dans leur intimité sans soleil:
Nul rayon égaré des Cieux ne peut entrer là.
Blindés, protégés par leur masque fatal,
Comme dans un studio de Mort créatrice
Les fils géants des Ténèbres siègent et complotent
Le drame de la terre, leur scène tragique.
Quiconque veut relever ce monde déchu
Doit passer par la dangereuse inquisition de leur pouvoir;
Car leur privilège et leur droit terrible est de noircir
Même les enfants ensoleillés des dieux.
Nul ne peut atteindre les cieux s’il n’est passé par l’enfer.
Ceci aussi, le voyageur des mondes doit l’affronter.
Guerrier dans l’immémorial duel,
Il est entré dans la Nuit muette, désespérante,
Défiant les ténèbres avec son âme lumineuse.
Alarmant le sombre seuil par ses pas
Il est arrivé dans un royaume cruel et douloureux
Peuplé d’âmes qui, jamais, n’avaient goûté la félicité;
Ignorants comme des aveugles-nés qui ne distinguent pas la lumière,
Ils pouvaient égaler le pire mal au suprême bien;
À leurs yeux, la vertu était un visage du péché,
Et le mal et la misère étaient leur état naturel.
Faisant du chagrin et de la souffrance le droit commun,
Décrétant l’universelle tristesse,
Le code pénal d’une implacable administration
Avait changé la vie en un stoïque sacrement
Et la torture en un festival quotidien.
Une loi était passée pour châtier le bonheur;
Le rire et le plaisir étaient bannis comme des péchés mortels:
Un mental sans question passait pour un sage contentement,
Un cœur épais dans un silence apathique, pour la paix:
Là, il n’y avait point de sommeil, la torpeur était le seul repos,
La mort venait, mais elle n’apportait ni répit ni fin;
Toujours l’âme continuait de vivre et toujours souffrait plus.
Sans fin, il creusait plus profond ce royaume de douleur;
Autour de lui, grandissait la terreur d’un monde d’agonie
Suivi d’une pire agonie,
Et dans la terreur, une grande joie méchante
Heureuse de sa propre calamité et de celle des autres.
Là, penser et vivre étaient une longue punition,
Respirer était un fardeau, et tout espoir, un fléau,
Le corps était un champ de tourment, une masse de malaise;
Le repos était une attente entre une angoisse et une autre.
Telle était la loi des choses, nul ne rêvait de la changer:
Un cœur dur et sombre, un mental sévère et sans sourire
Rejetaient le bonheur comme un bonbon écœurant;
La tranquillité était un ennui insipide:
Par la souffrance seulement, la vie prenait des couleurs;
Elle avait besoin des épices de la douleur, du sel des larmes.
Si l’on pouvait cesser d’être, tout serait bien,
Sinon, les sensations violentes apportaient quelque entrain:
Une furie jalouse qui brûle le cœur rongé,
Le dard d’une rancune meurtrière ou de la haine et de la lubricité,
Le susurrement qui leurre dans l’enfer et le coup en traître
Jetaient des taches vives sur les heures mornes et endolories.
Regarder le drame de l’infélicité
Les contorsions des créatures sous la herse du destin
Et le regard tragique du chagrin dans la nuit
Et l’épouvante et le martèlement du cœur de l’effroi
Étaient les ingrédients de la coupe capiteuse du Temps
Qui plaisaient et aidaient à jouir de son goût amer.
Telle était la cruelle substance qui faisait de la vie un long enfer:
Telle était la trame de l’araignée noire des ténèbres
Où l’âme était collée, tremblante et entortillée;
Telle était la religion, telle la loi de la Nature.
Dans une funeste chapelle d’iniquité
Consacrée à une idole de Pouvoir noir et sans pitié
À genoux, il fallait traverser de froids tribunaux au cœur de pierre,
Des cours pavées comme un parvis de fatalité.
Chaque pierre était le couperet d’une force impitoyable,
Gluante du sang glacé des chairs torturées;
Des arbres tordus et secs se dressaient comme des mourants
Figés dans une pose d’agonie,
Et par chaque fenêtre guettait un prêtre funeste
Entonnant le Te Deum pour couronner de grâce la tuerie:
Les villes béantes, les demeures humaines pulvérisées,
Les corps convulsifs et brûlés, le massacre à la bombe.
“Nos ennemis sont tombés, ils sont tombés!”, chantaient-ils,
“Ceux qui voulaient arrêter notre volonté sont tous frappés et morts;
Comme nous sommes merveilleux! comme Tu es miséricordieux, ô Toi.”
Ainsi croyaient-ils toucher l’impassible trône de Dieu
Et, glorifiant leurs exploits jusqu’aux cieux,
Lui commander, à Lui que tous leurs actes niaient
Et faire de Lui le complice de leurs crimes.
Là, nulle pitié ni pardon n’avaient cours
Sauf le règne de la force cruelle et des humeurs de fer,
Une immémoriale souveraineté de terreur et de tristesse:
Le visage d’un Dieu obscurci se dressait là,
Révéré par l’atroce malheur qu’il avait créé
Tenant en esclavage un misérable monde;
Même les cœurs désolés, cloués à leur calvaire sans fin,
Adoraient les pieds qui les avaient écrasés dans la fange.
C’était un monde de douleur et de haine,
Et la douleur avait la haine pour seule joie,
Et la haine avait la douleur des autres pour festin;
Un rictus amer plissait les bouches souffrantes;
Une tragique cruauté courait sa triste chance.
La haine était l’archange noir de ce royaume;
Elle rougeoyait dans les cœurs comme un sombre joyau
Brûlant l’âme de ses rayons cancéreux,
Et se roulait dans son féroce abîme de puissance.
Les passions semblaient même exsuder des objets,
Car le mental débordait dans l’inanimé
Qui répondait avec la méchanceté reçue –
Contre leurs utilisateurs, ils retournaient les pouvoirs maléfiques,
Blessaient sans mains et, soudain, étrangement, tuaient,
Instruments désignés d’une invisible fatalité.
Ou elles construisaient elles-mêmes le mur de leur prison fatale
Tandis que les condamnés insomnieux comptaient les heures rampantes
Marquées par l’angoisse d’une cloche de malheur.
Une atmosphère de mal rendait plus malades les âmes maladives:
Là, toutes choses étaient conscientes, et toutes perverses.
Dans ce royaume infernal, il osait creuser
Jusque dans son trou le plus profond, son noyau le plus noir;
Il bouleversait sa base ténébreuse, il osait contester
Son antique privilège et son droit et sa force absolue:
Dans la Nuit, il plongeait pour connaître le terrible cœur de la Nuit,
Dans l’Enfer, il cherchait la racine et la cause de l’Enfer.
Ses gouffres torturants s’ouvraient dans sa propre poitrine;
Il écoutait les clameurs de ses multitudes en peine,
Les battements de cœur de leur mortelle solitude.
Là-haut, c’était une éternité sourde et glacée.
Par d’énormes galeries blêmes et maudites
Il entendait la voix du gobelin qui guide pour tuer,
Il faisait face aux enchantements des Prodiges du démon
Et traversait les embûches du Serpent adversaire.
Par des étendues menaçantes, des solitudes torturées
Sans compagnon, il errait sur des chemins désolés
Où le Loup rouge attend près du torrent sans gué
Et les aigles noirs de la Mort crient au précipice,
Et il rencontrait les chiens de malheur qui hantent le cœur des hommes
Hurlant à travers les veldts de la Destinée;
Dans les champs de bataille de l’Abîme glissant
Il livrait des combats d’ombre à des profondeurs muettes et sans yeux,
Il endurait les assauts de l’Enfer et les coups du Titan
Et il portait les blessures intimes féroces qui sont lentes à guérir.
Prisonnier d’une Force magique sous un masque,
Capturé et traîné dans le filet meurtrier du Mensonge
Et souvent étranglé dans le nœud du chagrin
Ou jeté dans les tristes fondrières du doute enlisant
Ou pris dans le trou de l’erreur et du désespoir,
Il a bu le poison à longs traits jusqu’à ce que rien ne reste.
Dans un monde où ni l’espoir ni la joie ne pouvaient venir
Il a souffert l’ordalie du règne absolu du mal,
Et pourtant, il gardait intacte la vérité radieuse de son esprit.
Incapable de se mouvoir ni d’exercer une force
Dans la geôle aveugle de la négation nue de la Matière,
Cloué dans l’inertie noire de notre base
Il protégeait comme un trésor entre ses mains la lueur tremblante de son âme.
Son être s’aventurait dans le Vide insensé
En des gouffres intolérants qui ne connaissaient ni pensée ni sens;
La pensée cessait, les sens défaillaient,
Son âme voyait encore, savait encore.
Dans un morcellement atomique de l’Infini
Près des commencements muets du Moi perdu,
Il sentait l’infime futilité bizarre
De la création des choses matérielles.
Ou étouffé dans la nuit creuse de l’Inconscient
Il sondait le noir mystère sans fond
Des abysses énormes et aberrants
D’où s’est levée la lutte de la vie dans un univers mort.
Là, dans une identité complète perdue par le mental,
Il a senti le sens scellé du monde insensible
Et une sagesse muette dans la Nuit ignorante.
Il est entré dans la cachette abyssale
Où l’obscurité scrute des yeux, grise et nue sur sa paillasse
Et il est resté debout sur l’ultime assise forte du subconscient
Où l’Être dormait, inconscient de ses pensées
Et bâtissait le monde sans savoir ce qu’il bâtissait.
Là, attendant son heure, l’avenir reposait, inconnu,
Là, se trouvent les archives des étoiles disparues.
Là, dans le sommeil de la Volonté cosmique
Le Roi vit la clef secrète du changement de la Nature.
Une lumière était avec lui,
Une invisible main était posée sur l’erreur et la douleur
Attendant qu’elles se muent en une tremblante extase
Sous le choc de tendresse d’un bras qui embrasse.
Dans la Nuit, il vit le voile d’ombre qui couvre l’Éternel,
Il sut que la mort était le cellier de la maison de vie;
Dans la destruction, il sentit le pas précipité de la création,
Il sut que la perte était le prix d’un gain céleste
Et l’enfer, un raccourci des portes du ciel.
Alors, dans la factorerie occulte de l’Illusion
Et dans l’imprimerie magique des empreintes de l’Inconscient,
Les formats de la Nuit primitive furent déchirés
Et les stéréotypes de l’Ignorance furent mis en pièces.
Vivante enfin, respirant le souffle profond de l’esprit,
La Nature effaçait son code mécanique inflexible
Et rayait les clauses du contrat de l’âme enchaînée;
Le Mensonge restituait à la Vérité sa forme torturée.
Abrogées étaient les tables de la loi de la douleur:
Des caractères lumineux se dessinaient à leur place.
Le doigt sûr de l’invisible Écrivain
Traçait sa rapide calligraphie intuitive:
Les formes de la terre devenaient ses documents divins,
La sagesse du corps, le mental était incapable de la révéler,
L’Inconscience était chassée de la poitrine du monde, réduit au silence;
Les schémas fixes de la Pensée raisonnante étaient transfigurés.
Ressuscitant la conscience dans les choses inertes,
L’Écrivain imposait à l’obscur atome et à la masse muette
L’original diamantin de l’impérissable;
Il gravait dans le cœur obscurci des choses déchues
Le Péan victorieux de l’Infini libre
Et le Nom qui fonde l’éternité,
Et sur les cellules éveillées, exultantes,
Inscrivait en idéogrammes de l’ineffable
Le poème lyrique de l’amour qui attend depuis les Temps
Et le volume mystique du Livre de la Félicité
Et le message du Feu Supraconscient.
Alors, la Vie s’est mise à battre pure dans la forme corporelle;
Le Rayon infernal s’est éteint et ne pouvait plus tuer.
L’Enfer a fendu en deux son énorme façade abrupte
Comme un édifice enchanté qui se défait,
La Nuit s’est ouverte et dissipée comme un gouffre de rêve.
Dans l’abîme de l’existence, troué comme un Espace creux
Où la Nuit avait occupé la place de Dieu absent,
S’est déversée une immense Aube de joie intime,
Toutes les choses créées par le cœur blessé du Temps étaient guéries.
Et le chagrin ne pouvait plus vivre au cœur de la Nature:
La division cessait d’être, car Dieu était là.
Le rayon de l’âme allumait le corps conscient,
La Matière et l’Esprit se mêlaient et ne faisaient qu’un.
FIN DU CHANT HUIT