Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Trois: Le Livre de la Mère Divine
Chant Deux
L’Adoration de la Mère Divine
Une paix solide, absolue, inexprimable,
Accueille la pure découverte de l’âme par elle-même;
Un mur de paix la sépare du monde,
Un gouffre de paix engloutit les sens
Et rend irréel tout ce que le mental a connu
Et tout ce que les sens tourmentés voudraient encore bâtir
Pour prolonger une irréalité imagée.
Le vaste silence spirituel du Moi occupe l’espace;
Seul reste l’inconcevable,
Seul, le Sans-Nom sans espace et sans temps;
Abolis, les pesants besoins de la vie:
La pensée tombe de nous, finie la joie, fini le chagrin;
L’ego est mort; nous sommes libres de l’existence et des soucis,
C’en est fait de la naissance et de la mort et des œuvres et du destin.
Ô âme, il est trop tôt pour te réjouir!
Tu as touché le silence sans bornes du Moi,
Tu as bondi dans un heureux abîme divin;
Mais où as-tu jeté la mission du moi et le pouvoir du moi?
Sur quelle rive morte de la route de l’Éternel?
L’Un était en toi qui est le moi et le monde,
Qu’as-tu fait pour servir son but sous les étoiles?
L’évasion n’apporte pas la victoire ni la couronne!
Tu étais venu de l’Inconnu pour faire quelque chose
Mais rien n’est fini et le monde continue,
Car seulement la moitié de la tâche cosmique de Dieu est faite.
Seulement le perpétuel Non s’est approché
Et a regardé dans tes yeux et tué ton cœur;
Mais où est le perpétuel Oui de l’Amant,
Et l’immortalité dans ton cœur secret
La voix qui chante le Feu créateur,
Le OM qui évoque, le grand Mot qui consent,
Le pont entre la sérénité et le délice,
La passion et la beauté de l’Épouse,
La chambre où les glorieux ennemis s’embrassent,
Le sourire qui sauve, le pic d’or des créatures?
Ceci aussi est Vérité à la fontaine mystique de la Vie.
Un voile noir s’est soulevé; nous avons vu
L’ombre formidable du Seigneur omniscient;
Mais qui a soulevé le voile de lumière
Et qui a vu le corps du Roi?
Le mystère reste, de la naissance de Dieu et de ses actes,
Le sceau du dernier acte reste non brisé,
L’énigme du Drame inachevé n’est pas trouvée;
Le Dramaturge cosmique rit sous son masque,
Et le dernier secret inviolé se cache toujours
Derrière une Forme glorieuse de l’homme,
Derrière un Nom d’or dans une image divine1.
Une vaste ligne blanche semblait être le but
Mais loin au-delà, les pistes solaires flambent,
Indescriptibles.
Ce qui paraissait être la source et la fin était une immense porte,
Une ultime marche abrupte sur l’éternité.
Un œil s’est ouvert sur ce qui est hors du temps,
L’infini reprend les formes qu’il avait données,
Et par les ténèbres de Dieu, ou par sa lumière nue,
Ses millions de rayons retournent au Soleil.
Il y a un signe zéro dans le Suprême;
La Nature mise à nu et silencieuse démasque Dieu.
Mais dans cette grandiose nullité, tout est là:
Quand ses rudes vêtements sont arrachés de nous,
L’ignorance de l’âme est morte, mais non l’âme.
Le zéro couvre une face immortelle.
Une altière et noire négation n’est pas tout,
Un énorme anéantissement n’est pas le dernier mot de Dieu,
Pas le sens ultime, pas le bout de la marche de l’être,
Pas la destination de ce grand monde mystérieux.
Dans le silence absolu dort une absolue Puissance.
En s’éveillant, elle peut réveiller l’âme de son hypnose
Et dans un rayon révéler le soleil d’où elle venait:
Elle peut changer le monde en un vaisseau de la force de l’Esprit,
Elle peut, dans cette argile, modeler la parfaite forme de Dieu.
Délivrer le moi est seulement un premier pas radieux;
S’accomplir ici était le désir de Dieu.
Au moment même où il était au bord nu de l’existence
Où toute la passion et la quête de son âme
Faisaient face à l’anéantissement dans quelque Vaste sans traits,
La Présence dont il avait soif, soudain s’est approchée.
À travers le silence de l’ultime Calme,
Du fond d’un centre merveilleux de la Transcendance,
Un corps enchanteur et translucide est arrivé
Comme une condensation mystique de la douceur
Échappée de l’originelle Félicité,
Sortie de l’éternité,
Quelqu’un venait, infini et absolu.
Comme une mère prend son enfant dans ses bras,
Un être de sagesse, de puissance et de délice
A serré contre sa poitrine cette Nature et le monde et l’âme.
Abolissant le néant sans signe,
Brisant la vacuité et le calme sans voix,
Perçant l’inconnaissable illimité,
Une beauté, une splendeur de félicité s’est glissée
Dans les libres profondeurs immobiles,
The Power, the Light, the Bliss no word can speak Un surprenant rayon s’est reflété
Et a bâti un passage d’or jusqu’à son cœur
Touchant à travers lui toute la soif des choses sensibles.
La douceur d’un instant de la Toute-Beauté
Annulait la vanité du tourbillon cosmique.
Un Cœur divin battait dans la Nature,
Un Cœur s’est fait sentir dans l’univers inconscient;
Un Cœur changeait la respiration en un heureux mystère
Et apportait un amour qui affronte la douleur par la joie;
Un amour qui porte la croix de la douleur avec la joie
Donnait un sens heureux au chagrin du monde,
Rendait heureux le poids de l’interminable long Temps,
Touchait le secret de la félicité de Dieu.
Affirmant un ravissement caché dans la vie
Cet amour gardait le cap de l’esprit sur sa route miraculeuse:
Donnant aux heures un sens immortel
Il justifiait le labeur des soleils.
Car l’Une était là, suprême, derrière Dieu.
Une Mère puissante couvait le monde;
Une Conscience révélait sa face merveilleuse
Transcendant tout ce qui est, ne rejetant personne:
Impérissable au-dessus de nos têtes déchues
Le Roi sentit l’ivresse d’une Force qui ne trébuche pas.
La Vérité immortelle apparaissait, le Pouvoir durable
De tout ce qui, ici, est créé, puis détruit,
La Mère de tous les dieux et toutes les énergies
La médiatrice qui relie la terre au Suprême.
L’Énigme qui gouverne la nuit de notre nature s’évanouissait,
La Nescience qui couvre tout était démasquée et morte,
Son mental erroné était arraché de la face des choses
Et les tristes caprices de sa volonté pervertie.
Illuminées par l’identité de Celle qui voit tout
La Connaissance et l’Ignorance ne pouvaient plus se battre;
Les Contraires titaniques,
Les pôles antagonistes de l’artifice du monde
Ne pouvaient plus imposer l’illusion de leur double écran
Ni interposer leurs semblances entre Elle et nous.
La Sagesse était là, tout près, déguisée par ses propres œuvres,
Et l’univers obscurci est sa robe.
L’existence ne semblait plus cette chute sans but,
L’anéantissement n’était plus la seule délivrance.
Le Mot caché était trouvé, la clef longtemps cherchée,
La naissance de notre esprit révélait son sens,
Condamnée à un corps et à un mental imparfaits
Dans l’inconscience des choses matérielles
Et l’indignité de la vie mortelle.
Un Cœur battait dans les espaces immenses et vides,
Un Amour brûlant jailli des fontaines blanches de l’esprit
Annulait le chagrin des abîmes ignorants;
La souffrance fondait dans le sourire immortel de la Mère.
Une Vie d’au-delà germait ici pour conquérir la Mort ici;
L’erreur n’était plus inhérente au mental;
Le mal ne pouvait pas venir là où tout était lumière et amour.
Le Sans-Forme et les formes créées se rejoignaient en Elle.
Un regard dominait les immensités,
Une Face révélait les multitudes de l’Infini.
Incarnant inexprimablement dans ses membres
La joie sans bornes que cherchent aveuglément les forces du monde,
Son corps de beauté moirait de lune les mers bienheureuses.
À la source de la naissance et des luttes et du destin, Elle est là.
La lente ronde des cycles tourne à son appel;
Elle seule, par ses mains, peut changer la base du dragon qui porte le Temps.
Le mystère caché sous la Nuit est son mystère;
L’alchimie des énergies de l’esprit est son alchimie;
Elle est la passerelle d’or, le feu magique.
Le cœur lumineux de l’Inconnu est Elle,
Elle, le pouvoir silencieux dans les abîmes de Dieu;
Elle, la Force, le Mot inévitable,
L’aimant de notre difficile ascension,
Le Soleil qui allume tous nos soleils,
La Lumière qui se penche depuis les Vastitudes irréalisées,
La joie qui nous appelle à l’impossible,
La Puissance de tout ce qui n’est encore jamais descendu.
Muettement, toute la Nature crie vers Elle seule
Pour que ses pas guérissent les battements blessés de la vie
Et brisent le sombre sceau sur l’âme des hommes
Et allument son feu dans le cœur fermé des choses.
Tout ici-bas, un jour, sera sa maison de tendresse,
Tous les contraires préparent son harmonie;
Vers Elle, nos connaissances grimpent, nos passions tâtonnent,
Dans son ravissement miraculeux nous habiterons,
Son embrasse changera notre peine en émerveillement.
Par Elle, notre moi sera un avec le moi de tout.
Assurée en Elle, parce que transformée en Elle,
Notre vie trouvera sa réponse complète:
En haut, les calmes béatitudes sans limites
En bas, la merveille de l’embrassement divin.
Ceci connu, tel un coup de foudre de Dieu,
L’ivresse des choses éternelles a rempli le corps du Roi;
Une stupéfaction est tombée sur ses sens ravis,
Son esprit était happé dans l’intolérante flamme d’Elle.
Une fois vue, son cœur ne reconnaissait plus qu’Elle.
Seule restait une soif de félicité infinie.
Tous les buts étaient perdus en Elle, trouvés en Elle;
La base de son être était rassemblée comme une flèche vers un seul point.
Ainsi fut jetée une semence dans le Temps sans fin.
Une Parole est dite, une Lumière est montrée,
Un moment voit, et les âges peinent pour l’exprimer.
Ainsi, dans un éclair du Sans-Temps, les mondes ont-ils bondi;
Un éternel instant est la cause des années.
Tout ce qu’il avait fait, lui, Roi, était de préparer un terrain;
Ses premiers commencements voulaient une puissante fin:
Car tout ce qu’il avait été devait être re-formé maintenant
Pour incarner dans son corps la joie d’Elle
Pour bâtir dans sa maison de vie la beauté d’Elle et sa grandeur.
Mais maintenant, son être était trop vaste pour un moi;
Le besoin de son cœur avait perdu toute limite:
La liberté pour lui seul ne pouvait pas satisfaire,
La lumière, la félicité d’Elle, il la voulait pour la terre et pour les hommes.
Mais puérils sont les forces et l’amour humains
Pour briser le sceau de l’ignorance et de la mort sur la terre;
La puissance de sa nature lui semblait maintenant une petite poigne d’enfant;
Les cieux sont trop hauts pour que des mains tendues s’en emparent.
Cette Lumière ne vient pas par la pensée ni par la lutte;
Dans le silence du mental, le Transcendant agit
Et le cœur apaisé entend le Mot jamais dit.
Une vaste soumission était son unique force.
Une Puissance native des sommets doit agir,
Apporter l’air de l’Immortel dans la chambre close de la vie
Et remplir les finitudes d’infini.
Tout ce qui refuse doit être arraché et détruit
Écrasées ces soifs sans nombre
Qui nous font perdre l’Un pour lequel nos vies furent faites.
Maintenant, les autres poursuites s’étaient tues en lui:
Il avait soif seulement de tirer la présence et la puissance d’Elle
Dans son cœur et dans son mental et dans ses membres respirants;
Il brûlait seulement de faire descendre à jamais
Son toucher d’amour et de vérité et de joie qui guérit
Jusque dans les ténèbres du monde souffrant.
Son âme était délivrée et donnée à Elle seule.
FIN DU CHANT DEUX
1 Le mot grec eidôlon employé par Sri Aurobindo, signifie “image divine”.