Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Trois: Le Livre de la Mère Divine
Chant Un
La Poursuite de l’inconnaissable
Tout ce que le monde peut donner est trop peu:
Son pouvoir et sa connaissance sont les dons du Temps,
Ils ne peuvent pas combler la soif sacrée de l’esprit.
Bien que ces formes soient faites de la grandeur de l’Un
Et par le souffle de sa grâce nos vies subsistent,
Bien que plus proche de nous que la proximité de notre moi,
Il est la vérité complète de ce que nous sommes;
Caché par ses propres œuvres, il semblait si loin,
Impénétrable, occulte, sans voix, obscur.
Cette Présence qui donne un charme aux choses
Était perdue,
Cette Gloire dont toutes les choses sont un vague signe manquait.
Le monde continuait de vivre, vidé de sa Cause,
Comme l’Amour quand le visage du Bien-Aimé est parti
Tout ce labeur pour connaître semblait une vaine lutte du Mental:
Toute connaissance finissait dans l’inconnaissable;
L’effort pour gouverner semblait un vain orgueil de la Volonté,
Une futile réussite méprisée par le Temps:
Tout pouvoir retournait dans l’Omnipotent.
Une caverne de ténèbres garde la Lumière éternelle.
Un silence est tombé sur les luttes de son cœur;
Délié des voix d’un monde de désir
Le Roi s’est tourné vers l’ineffable, vers l’appel de toujours.
Un Être intime et sans nom,
Une vaste extase et une paix irrésistibles
Senties en lui-même et en tout, et pourtant jamais saisies,
S’approchaient, puis échappaient à la poursuite de son âme
Comme pour le séduire et l’entraîner plus loin toujours.
Proche, il s’éloignait; loin, il l’appelait encore.
Rien ne pouvait satisfaire, sauf son délice:
Son absence laissait ternes les actions les plus grandes,
Sa présence rendait divines les plus petites choses.
Quand il était là, l’abîme de son cœur était plein;
Mais quand le soulèvement divin se retirait
L’existence perdait son but dans l’Inanité.
La hiérarchie des plans immémoriaux,
La plénitude des instruments divins
Devenaient des décors pour une scène impermanente.
Mais qui était cette grandeur, il ne le savait pas encore.
Impalpable, et pourtant emplissant tout ce qui est
Il créait et effaçait un million de mondes
Et prenait et laissait un millier de formes et de noms.
Il vêtait le manteau d’une Vastitude indiscernable,
Ou il était un grain subtil dans l’âme:
Une lointaine grandeur le laissait immense et vague,
Une proximité mystique l’enfermait gentiment:
Parfois, il semblait une fiction ou un travestissement
Et parfois, semblait au Roi comme sa propre ombre colossale.
Un doute géant obscurcissait sa marche.
À travers un Vide neutre qui portait tout
Un blanc qui nourrissait le désert de son esprit immortel,
Attiré par quelque Suprême mystérieux,
Aidé et contraint par des Puissances énigmatiques,
Aspirant et à moitié englouti et soulevé encore,
Jamais vaincu, il grimpait sans halte.
Toujours, une vague Immensité sans signe
Planait, sans accès, par-delà les réponses,
Condamnant les finitudes au néant,
Le confrontant à l’incommensurable.
Puis, l’ascension est arrivée à un formidable bout:
Il touchait à une hauteur où nulle chose créée ne pouvait vivre,
Une ligne où tout espoir, toute quête devait cesser
Aux confins de quelque Réalité intolérante et nue:
Un signe zéro, lourd d’un changement illimité.
Sur un seuil vertigineux où tout déguisement tombe
Où le mental humain doit abdiquer dans la Lumière
Ou mourir comme le phalène dans la flamme nue de la Vérité,
Il se trouvait contraint à un terrible choix.
Tout ce qu’il avait été et tout ce vers quoi il tendait
Devait maintenant tomber, ou bien se transformer
En un moi de Cela qui n’a pas de nom.
Seul et face à une intangible Force
Qui ne donnait nulle prise à la Pensée,
Son esprit affrontait l’aventure du Néant.
Abandonné par le monde des formes, il se débattait.
Tous les fruits d’une Ignorance mondiale sombraient là;
Les longues spirales du lointain voyage de la Pensée arrivaient à leur terme
Et l’acteur de la Volonté faisait halte, impuissant.
Les modes symboliques de l’existence n’avaient plus de sens,
Les structures bâties par la Nescience s’écroulaient,
Nulles, et même l’esprit qui contient l’univers
Défaillait dans une lumineuse insuffisance.
Dans une abyssale faillite de toutes les choses bâties,
Transcendant tous les appuis périssables
Et rejoignant enfin son origine grandiose,
Le moi séparé doit fondre ou renaître
Dans une Vérité qui dépasse les moyens du mental.
Toutes les perspectives splendides, les douces harmonies
Étaient balayées comme de gracieuses notes frivoles,
Purgées dans le silence austère et nu de l’Être,
Mortes dans un noble Néant bienheureux.
Les Démiurges perdaient leur nom, leur forme,
Les grands mondes ordonnés qu’ils avaient conçus et tramés
Passaient, saisis et abolis un par un.
L’univers tirait son voile coloré,
Et au bout inimaginable
De l’énorme énigme des choses créées
Apparaissait là-bas le Dieu du tout,
Les pieds solidement posés sur les ailes prodigieuses de la Vie,
Tout-puissant, solitaire spectateur du Temps,
Inscrutable, un immobile regard de diamant tourné au-dedans.
Comme aimantés par l’œil insondable
Les lents cycles sans issue retournaient à leur source
Pour ressusciter encore de cette invisible mer.
Tout ce qui était né de sa puissance était maintenant défait; Rien ne restait de ce que conçoit le Mental cosmique.
Même l’Éternité s’apprêtait à s’effacer
Comme une teinte trompeuse plaquée sur le Vide;
L’Espace était le papillonnement d’un rêve qui sombrait
Avant de finir dans les abysses du Rien.
L’esprit impérissable, le moi de Dieu
Semblaient des mythes sortis de l’inconnaissable;
De Ça, tout jaillissait; en Ça, tout était appelé à cesser.
Mais ce que Cela était, ni la pensée ni la vision ne pouvaient le dire.
Seule restait une informe Forme de moi,
Un fantôme ténu de quelque chose qui fut,
La dernière expérience d’une vague qui retombe
Avant de sombrer dans une mer sans bornes –
Comme si, même au bord du Néant, elle gardait
La sensation nue de l’océan d’où elle venait.
Une Vastitude planait, libre du sens de l’Espace,
Une Perpétuité séparée du Temps;
Une étrange Paix, sublime, inaltérable,
Silencieuse, rejetait le monde et l’âme.
Une déserte Réalité sans compagnon
Finalement répondait à la recherche passionnée de son âme:
Sans passion, sans paroles, absorbée dans son insondable sérénité,
Gardant le mystère que nul ne percera jamais
Elle planait, inscrutable, intangible,
Défiant le Roi de son terrible calme muet.
Il n’y avait nulle parenté avec l’univers:
Il n’y avait aucun acte, aucun mouvement dans son Vaste:
Les questions de la vie mouraient sur ses lèvres, perdues dans son silence,
L’effort du monde cessait, convaincu d’ignorance
Ne trouvant nul consentement de la Lumière céleste:
Là, il n’y avait pas de mental, ni son besoin de connaître,
Là, il n’y avait pas de cœur, ni son besoin d’aimer.
Toute personnalité périssait dans cet anonymat.
Il n’y avait pas de deuxième, cela n’avait ni conjoint ni pair;
Cela seulement était réel à soi-même.
Une pure existence indemne de la pensée et des humeurs,
Une conscience d’immortelle béatitude sans partage
Sise à l’écart dans son infini nu
Une et unique, ineffablement seule.
Un Être sans forme, sans traits, sans voix
Se connaissait lui-même par son propre moi sans temps,
À jamais conscient dans ses abîmes immobiles,
Ne créant rien, créé par rien et jamais né,
L’Un par lequel tout vit et qui ne vit par personne,
Un lumineux mystère incommensurable
Gardé par les voiles de l’Immanifeste,
Lieu suprême, immuablement pareil
Par-delà l’interlude des changements cosmiques,
Cause silencieuse, occulte, impénétrable –
Infini, éternel, impensable, solitaire.
FIN DU CHANT UN