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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Trois: Le Livre de la Mère Divine

Chant Trois
La Maison de l’Esprit et la Nouvelle Création

Restait une tâche plus prodigieuse encore

Que tout ce qu’il avait accompli.

Il s’est tourné vers cela d’où vient toute existence,

Attentif à un signe du Mystère

Qui connaît la Vérité insaisie derrière nos pensées

Et garde le monde dans son regard omnivoyant.

Dans le silence impénétrable de son âme,

Intense, tendu comme une flèche, monumental, solitaire,

Patient il était assis comme un espoir incarné

Immobile sur un socle de prière.

Il cherchait une Énergie qui n’était pas encore sur la terre,

L’aide d’une Puissance trop grande pour les volontés mortelles,

La Lumière d’une Vérité seulement vue au loin maintenant,

Le consentement de sa haute Source toute-puissante.

Mais des hauteurs glacées nulle voix ne se penchait;

Les paupières éternelles restaient closes, nulle ouverture ne venait.

Un vide neutre, stérile, oppressait les années.

Dans la texture de notre humanité prisonnière

Il sentait l’énorme résistance brute, figée,

De notre base inconsciente et aveugle,

Le refus obstiné et muet dans les profondeurs de la Vie,

Le Non ignorant à l’origine des choses.

Une collaboration voilée avec la Nuit

Survivait, même en lui, et se cachait à ses propres yeux:

Quelque chose encore dans son être physique gardait

Sa parenté avec l’Inconscient d’où il était sorti.

Une unité fantôme avec un passé évanoui

Guettait là, amassée comme un trésor dans la vieille carcasse du monde,

Secrète, inaperçue par le mental illuminé,

Et chuchotait en rêve ou dans le subconscient,

Murmurait encore contre le choix du mental et de l’esprit.

Ses éléments perfides se répandaient comme des graines glissantes

Espérant faire trébucher et renverser la Vérité qui entre,

Et de vieilles voix idéales, errantes, gémissaient

Et imploraient l’indulgence des cieux

Pour les gracieuses imperfections de notre terre

Et les douces faiblesses de notre état mortel.

Désormais, il voulait découvrir et extirper

L’élément qui trahit Dieu en lui.

Tous les recoins de la Nature étaient mis à nu

Toutes ses cryptes et ses coins sombres étaient fouillés par le feu

Où des instincts réfugiés et des révoltes informes

Pouvaient trouver abri dans les sanctuaires de la nuit

Contre la blanche pureté de la flamme purificatrice des cieux.

Tout semblait avoir péri de ce qui était non divin:

Et pourtant quelque infinitésimal dissident pouvait échapper

Quelque centre de la force aveugle pouvait se tapir encore.

Car l’Inconscient aussi est infini;

Plus on s’obstine à sonder ses abîmes,

Plus il s’étend, s’étend indéfiniment.

Alors, de crainte que quelque pleur humain ne vienne fausser la Vérité

Il a arraché les racines saignantes du désir

Et offert aux dieux la place vide.

Ainsi a-t-il pu supporter le toucher immaculé.

Une dernière et formidable transformation est venue.

Son âme était tout étalée comme une grande mer

Inondant de ses vagues le mental et le corps;

Son être était tout répandu pour embrasser l’univers

Unissant le dedans et le dehors

Pour faire de la vie une harmonie cosmique,

Un empire du Divin immanent.

Dans cette prodigieuse universalité

Non seulement la nature de son âme et les sens de son mental

Contenaient chaque âme et chaque mental dans le sien,

Mais même la vie de la chair et des nerfs changeait

Et devenait une même chair et un seul nerf avec tout ce qui vit;

Il sentait la joie des autres comme sa joie,

Il portait le chagrin des autres comme son chagrin;

Immense comme l’océan, sa sympathie universelle

Supportait le poids de la création

Comme la terre supporte le sacrifice de tous les êtres,

Et vibrait de la paix et de la joie du Transcendant caché.

Il n’y avait plus ces interminables méandres de la division;

La vie devenait l’unité secrète de l’Esprit,

Toute la nature sentait de nouveau l’unique félicité;

Il n’y avait plus ce clivage entre une âme et une autre,

Il n’y avait plus de barrière entre le monde et Dieu.

Les lignes enfermantes de la forme et de la mémoire étaient brisées;

L’écorce mentale était empoignée et arrachée,

Elle était dissoute et désormais ne pouvait plus être,

La Conscience une qui fit le monde était visible;

Tout, maintenant, était luminosité et force.

Aboli jusqu’à la moindre trace évanescente

Le cercle du petit moi était parti;

L’être séparé ne pouvait plus être perçu;

Il avait disparu et ne se savait plus lui-même,

Perdu dans l’immense identité de l’Esprit.

Sa nature devenait un mouvement du Tout

S’explorant lui-même pour trouver que tout était Lui;

Son âme était un délégué du Tout

Qui se quittait lui-même pour rejoindre l’un Suprême.

La formule humaine était transcendée;

Le cœur humain qui avait voilé l’inviolable

Assumait le puissant battement d’un dieu;

Sa recherche mentale disparaissait dans la Vérité qui sait;

Sa vie était une coulée de la vie universelle.

Accompli, il se tenait sur l’ultime frontière du monde,

Attendant l’ascension au-delà du monde,

Attendant la Descente qui sauverait le monde.

Une Splendeur et un Symbole enveloppaient la terre,

Des épiphanies sereines regardaient

Et les vastitudes sacrées l’entouraient,

Des infinitudes de sagesse étaient là

Et des confins rayonnants se penchaient, intimes et fraternels.

Les sens défaillaient dans cette prodigieuse brillance;

Les voix éphémères tombaient dans l’inaudible

Et la Pensée, impuissante, sombrait, pâle et lourde

Comme un dieu fatigué dans les mers mystérieuses.

Les robes des conceptions mortelles s’en allaient

Laissant nue sa connaissance pour la vision absolue;

Le harcèlement du destin cessait, et l’éperon sans trêve de la Nature:

Les halètements d’athlète de la volonté s’étaient tus

Dans l’immuable paix du Tout-Puissant.

Dans son corps, muette et vaste, sa vie gisait, donnée et sacrifiée;

Nu, sans murs, sans terreur, il supportait

L’immense regard de l’Immortalité.

Le dernier tressaillement s’est éteint

Et subitement tout est devenu immobile.

Un poids, qui était l’invisible main du Transcendant,

Posait sur ses membres l’immense sceau de l’esprit,

L’infinitude l’a englouti dans une transe sans rivage.

Comme l’un qui fait voile vers les rives du mystère

Poussé à travers d’énormes océans par le souffle de Dieu,

Des abîmes dessous, l’inconnu autour,

Son âme larguait l’aveugle champ des étoiles, l’Espace.

Loin de tout ce qui fait le monde mesuré,

Plongeant dans les éternités cachées, elle se retirait

Des surfaces écumantes du mental

Revenait aux Vastitudes

Muettes en nous, dans un sommeil omniscient.

Hors de l’atteinte imparfaite de la parole et de la pensée

Par-delà la vue, ultime support de la forme,

Perdu dans les mers profondes de la Lumière supraconsciente,

Ou naviguant dans un Néant blanc sans traits,

Seul dans l’incommensurable vierge,

Ou par-delà le non-moi et le moi et l’absence de moi,

Transgressant les rives rêveuses du mental conscient

Il est arrivé finalement à sa base éternelle.

Sur des hauteurs sans chagrin que nul cri ailé ne trouble,

Pur et intouché au-dessus du théâtre mortel

S’étale l’air immobile et silencieux de l’esprit.

Là, il n’est point de commencement, et là, point de fin;

Là, se trouve la force stable de tout ce qui bouge;

Là, l’ouvrier des âges est en repos.

Là, nulle horloge de création ne tourne dans le vide,

Nulle mécanique géante regardée par une âme;

Là ne grince nul tournant fatal de l’énorme rouage:

Le mariage du mal et du bien dans une même poitrine,

Le choc du conflit dans les bras mêmes de l’amour,

La dangereuse douleur de l’expérience de la vie

Dans le grand tripot des valeurs incohérentes et hasardeuses,

Le péril d’un coup de dé du mental qui jette nos vies

Comme l’enjeu d’un pari des dieux indifférents

Et les lumières et les ombres changeantes des idées

Qui frappent les surfaces de la conscience,

Et les rêves d’une âme spectatrice muette

Qui crée l’erreur d’un monde à moitié vu

Où la connaissance est une ignorance qui cherche

Où les pas de la vie sont une série de faux pas sans suite,

Ses apparences de détours fortuits

Son égale mesure de vrai et de faux;

Là, dans cet immobile et immuable royaume,

Ces rouages n’ont nul accès, ni cause ni droit de vivre:

Là, règne seulement la puissance hiératique de l’Esprit

Posé en lui-même pour une silencieuse éternité

Et sa paix omnisciente et toute-puissante.

La pensée ne se heurte pas à la pensée, ni la vérité à la vérité,

Il n’y a point de guerre du bien contre un bien rival;

Il n’y a point de faux pas ni de vies à demi aveugles

Qui passent d’un hasard à un autre hasard inattendu,

Point de souffrance des cœurs contraints de battre

Dans un corps fabriqué par l’Inconscient inerte.

Armés du Feu occulte invulnérable qui ne s’éteint pas

Les gardiens de l’Éternité préservent la Loi

À jamais stable sur la gigantesque base de la Vérité

En sa somptueuse maison sans bornes.

Là, dans son repos spirituel muet

La Nature transcendante et inaltérable connaît sa source

Et consent au remuement des millions de mondes,

Impassible, dans un calme perpétuel.

Le Témoin, cause de tout, support de tout et hors de tout

Regarde depuis son inébranlable assise:

Un Œil immense observe toutes choses faites.

À part, en paix au-dessus des remous de la création,

Plongé dans les altitudes éternelles

Il demeure, défendu en son moi sans rivage

Avec, pour seul compagnon, l’Un omnivoyant.

Un Mental trop puissant pour être lié par la Pensée,

Une Vie trop immense pour le théâtre de l’espace,

Une Âme sans frontières, inconvaincue du Temps,

Le Roi touchait à l’extinction de la longue douleur du monde,

Il devenait le Moi sans naissance qui ne meurt jamais,

Il rejoignait les assises de l’Infinitude.

La solitude première retombait sur le murmure cosmique,

Le vieux contact avec les créatures du temps était annulé,

La vaste communauté de la Nature devenait vide.

Toutes choses étaient ramenées à leur semence sans forme,

Le monde était silencieux pour une heure cyclique.

Bien qu’il eût quitté cette Nature affligée

Elle continuait sous lui ses routines sans nombre,

Son énorme théâtre s’enfonçait, défaillait, lointain,

Comme un rêve sans âme qui avait cessé enfin.

Nulle voix ne descendait des hauts silences,

Personne ne répondait aux solitudes désolées.

L’immobilité de la cessation régnait, le vaste

Le calme immortel d’avant la naissance des dieux;

Silencieuse, une Force universelle attendait

L’ultime décret du Transcendant voilé.

Alors, soudain, un œil s’est penché vers le bas

Telle une mer qui explore ses propres profondeurs;

Une Unité vivante s’est irradiée depuis ce centre

Et a relié le Roi aux multitudes sans nombre.

Une Félicité, une Lumière, une Puissance,

Une blanche flamme d’Amour

Prenait toutes choses dans une unique embrasse immense:

L’existence découvrait sa vérité sur la poitrine de l’Unité

Et chacun devenait le moi de tout et l’espace de tout.

Les grands rythmes du monde étaient les battements d’une seule Âme,

Sentir était une découverte de la flamme de Dieu,

Penser était une seule harpe de bien des cordes,

Toute la vie était un chant de bien des vies rejointes;

Car il est bien des mondes, mais le Moi est un.

Désormais, la semence du cosmos changeait,

Elle devenait cette Connaissance:

Abritée dans une enveloppe de Lumière,

Elle n’avait pas besoin d’une armure d’ignorance.

Alors, de la transe de cette prodigieuse embrasse

Et des battements de cet unique Cœur

Et de la victoire de l’Esprit nu

Une nouvelle et merveilleuse création s’est levée.

D’innombrables infinitudes exultantes

Riant immensément d’un bonheur sans mesure

Vivaient leur innombrable unité;

Des mondes où l’existence est large et sans murs

Incarnaient impensablement le Moi sans ego;

Le ravissement des énergies souriantes

Joignait le Temps au Sans-temps, tels deux pôles d’une unique joie;

De blanches vastitudes apparaissaient où tout est enveloppé en tout.

Il n’y avait pas de contraires, pas de parties fracturées,

Tous étaient unis à tous par des liens spirituels

Et indissolublement liés à l’Un:

Chacun était unique mais prenait toutes les vies comme la sienne

Et orchestrant les notes de l’Infini,

Reconnaissait l’univers en lui-même.

Un splendide centre du tournoiement des infinitudes

Poussé jusqu’au zénith de sa hauteur, à son ultime élargissement

Sentait la divinité de sa propre joie

Des millions de fois répétée dans ses myriades d’autres moi.

Inlassablement, ce centre embrassait dans son rayon

Les personnes et les visages de l’impersonnel

Comme pour prolonger dans un calcul céleste,

Par une multiplication de ravissement,

Les décimales sans fin de l’éternité.

Personne n’était à part, personne ne vivait pour lui seul,

Chacun vivait pour Dieu en lui-même et pour Dieu en tous,

Chaque parcelle contenait inexprimablement le tout.

Là, l’Unité n’était pas liée à la monotonie,

Elle prodiguait mille aspects d’elle-même;

Son immuable stabilité lumineuse

Portait sur une invariable base à jamais sûre,

Comme contraints à une servitude spontanée,

Les rythmes imprévisibles et toujours changeants

La chorégraphie mystérieuse de la danse apparemment machinale

Des immense forces cosmiques dans leur jeu parfait.

Les apparences se rappelaient leur vérité cachée

Et transmuaient les différences en un jeu souriant de l’unité;

Toutes les personnes devenaient des fractions de l’Unique

Et pourtant toutes étaient le nombre entier secret de l’existence.

Toutes les luttes tournaient en une gracieuse querelle d’amour

Dans la ronde harmonieuse d’une sûre embrasse.

La joie réconciliante de l’identité

Donnait une généreuse sécurité à la différence.

Sur une ligne frontière où s’affrontaient de périlleux extrêmes

Le Jeu des jeux se jouait au point de rupture

Où le moi se trouvait lui-même en perdant divinement son moi

Et faisait éclater le suprême délice de l’unité

Dans la plénitude de tendresse sans division

Où se sent la communauté de l’Absolu.

Nulle part il n’y avait un pleur de souffrance;

L’expérience courait de point en point de joie:

La félicité était la pure vérité impérissable des choses.

Toute la Nature était une scène consciente de Dieu:

Une sagesse œuvrait en tout, spontanément mue, spontanément sûre,

Une plénitude de Lumière sans limites,

Une authenticité de Vérité intuitive,

Une splendeur et une passion de Force créatrice.

Infaillible, bondissant de l’éternité,

La pensée du moment inspirait l’acte du moment,

Un mot, un rire jaillissait de la poitrine du Silence,

Un rythme de Beauté dans le calme de l’Espace,

Une Connaissance dans l’insondable cœur du Temps.

Tout rencontrait tout sans recul ni réserve:

L’amour était une intime identité vibrante

Un seul et même ravissement sans brisure

Dans le cœur battant de toute cette vie lumineuse.

Une vision universelle unissante,

Une sympathie des nerfs qui répondent aux nerfs,

Une oreille qui écoute le son intérieur de la pensée

Et suit les intentions rythmiques du cœur,

Un toucher qui n’a point besoin de mains pour sentir et embrasser,

Tels étaient les moyens naturels de la conscience,

Un enrichissement de l’intimité des âmes entre elles.

Un grand orchestre des pouvoirs spirituels

Un diapason des échanges de l’âme

Harmonisait une unité profonde, immesurable.

Projeté dans ces mondes nouveaux, le Roi devenait

Une étincelle du regard universel

Un poste de la lumière qui habite tout

Une onde sur une unique mer de paix.

Son mental répondait à d’innombrables communions de pensée

Ses paroles étaient des syllabes du langage cosmique

Sa vie, un terrain du vaste remuement de l’univers.

Il sentait les pas d’un million de volontés

Marchant à l’unisson vers un même but.

Comme une rivière qui naît sans cesse et ne connaît pas la mort,

Pris dans le flot enchanté de ses mille et un courants

Frémissant avec chaque remous de son immortelle tendresse

Il sentait ruisseler à travers ses membres

Les calmes mouvements d’une félicité sans fin,

La joie des myriades de myriades qui sont un.

Dans ce vaste éclatement de la loi de perfection

Il vit, imposant sa fixité au flux des choses,

Une hiérarchie de plans de lumière

Inféodés à ce suprême royaume de l’état de Dieu.

Le règne particulier de chaque plan était à l’unisson d’une seule et même Vérité,

Chacun abritait un lumineux degré de la joie,

Unique dans sa beauté, parfait dans son espèce

Comme une image projetée par l’absolu d’une vérité profonde et une,

Chacun était marié à tous dans une heureuse différence.

Chacun donnait ses pouvoirs pour aider ses domaines voisins

Mais ne se sentait nullement diminué par ce don;

Enrichis par cet échange mystique,

Ils grandissaient en prenant et en donnant,

Tous les autres plans étaient sentis comme leur propre complément

Unis dans la puissance et dans la joie de la multiplicité.

Même dans le calme où l’Unité se retirait à part

Pour sentir le ravissement de ses moi séparés,

Le Seul dans sa solitude cherchait le Tout

Et le Multiple se retournait pour chercher l’Un.

Une Joie qui révélait tout et créait tout,

Cherchant des formes pour manifester les vérités divines,

Irradiait ses mystères chargés de signes

Tels des rayons symboliques de l’ineffable

Armoriés de couleurs vives dans un air incolore

Sur la blanche pureté de l’Âme spectatrice.

Ces couleurs étaient le prisme même du Suprême,

Sa beauté, son pouvoir, la cause du délice de la création.

Une vaste Conscience-de-Vérité1 a pris ces signes

Pour les transmettre à un Cœur d’enfant divin

Qui les a regardés avec délice et rire

Et s’est pris de joie pour ces images transcendantes

Vivantes et réelles comme la vérité qu’elles abritent.

La blanche neutralité de l’Esprit est devenue

Un terrain de jeu des miracles, un rendez-vous

Des pouvoirs secrets d’un Sans-temps mystique:

Il a fait de l’espace une maison des merveilles de Dieu,

Il a déversé à travers le Temps les œuvres de sa puissance sans âge,

Dévoilé, rendu visible sous une face enchanteresse et séduisante

La merveille et la beauté de son Amour et de sa Force.

La Déesse éternelle est entrée dans sa maison cosmique

Jouant avec Dieu comme une Mère avec son enfant:

Pour lui, l’univers était la poitrine de sa bien-aimée,

Ses jouets étaient les réalités immortelles.

Tout ce qui, ici, a perdu son moi, avait là sa place divine.

Les Pouvoirs qui, ici, trompent nos cœurs et s’égarent

Étaient là souverains dans la vérité, parfaits dans la joie,

Maîtres dans une création sans défaut,

Possesseurs de leur propre infinitude.

Là, le Mental, tels les rayons d’un soleil de vision splendide,

Façonnait la substance par la gloire de ses pensées

Et se mouvait dans la grandeur de ses rêves.

La grande baguette ensorcelante de l’Imagination

Appelait l’inconnu et lui donnait une maison,

Elle étalait somptueusement dans un air doré

Les ailes irisées des fantaisies de la Vérité,

Ou chantait au cœur de la joie intuitive

Les notes de rêve de la Merveille qui hâtent l’heure du Réel.

Son Pouvoir rendait proche et vivant l’inconnaissable

Et consacrait l’Un dans le temple de l’idéal:

Elle animait la pensée et le mental et les sens heureux,

Les emplissait des visages glorieux de la puissance de Dieu

Et des personnes vivantes de l’un Suprême;

Elle apportait la parole qui donne voix à l’ineffable,

Le rayon qui révèle les Présences invisibles,

Les formes vierges qui font transparaître le Sans-Forme,

Le Verbe qui fait entrer l’expérience divine

Et les Idées qui peuplent l’Infini.

Il n’y avait pas de gouffre entre la pensée et les faits;

Toujours, ils se répondaient comme l’oiseau à l’appel de l’oiseau;

La volonté obéissait à la pensée, l’acte à la volonté,

Une harmonie entrelaçait les âmes aux âmes.

Un mariage avec l’éternité divinisait le Temps.

Là, sans se lasser jamais de ses défis,

La joie dans le cœur, le rire sur les lèvres,

La Vie poursuivait la belle aventure du jeu de hasard de Dieu.

Dans l’ingénieuse ardeur de ses caprices,

Dans son allégresse transfigurante, elle tissait sur la carte du Temps

La charade fascinante des événements,

Et par de nouvelles vicissitudes à chaque tournant

Entraînait à une découverte de soi sans fin.

Toujours elle inventait des obstacles implacables pour que la volonté les brise

Apportait des créations nouvelles pour la surprise de la pensée

Et des risques passionnés pour que le cœur les ose,

Et des failles par où la Vérité revenait avec un visage inattendu

Ou répétait une vieille joie familière

Comme le retour d’une rime enchantée.

À cache-cache sur la poitrine d’une Mère de Sagesse,

Jouant comme une artiste débordant d’idées mondiales,

Elle n’arrivait jamais à épuiser ses innombrables inspirations

Et ses vastes aventures dans les façons de penser

Et ses épreuves et l’appel des rêves de vie nouvelle.

Jamais fatiguée de la répétition, jamais lasse du changement,

Sans fin elle déroulait son théâtre mouvant

Son drame énigmatique du délice divin,

Un poème vivant de la joie du monde

Un kakémono de formes signifiantes,

Une perspective serpentine qui déroulait ses scènes,

Une brillante poursuite des formes qui révèlent le moi

Une chasse passionnée de l’âme qui cherche l’âme,

Une quête et une découverte comme des dieux.

Là, la Matière est la densité solide de l’Esprit,

Un art de la joyeuse extériorité du moi,

Une trésorerie d’images durables

Où les sens peuvent bâtir un monde de pur délice:

Là, la Matière est la maison d’un perpétuel bien-être

Où les heures se logent comme dans une plaisante auberge.

Là, les sens étaient des échappées de l’âme;

Même la plus jeune pensée du mental enfantin

Incarnait quelque note des choses suprêmes.

Là, la substance était une résonance de la harpe du moi,

Un réseau où venaient se prendre les éclairs constants de l’Esprit,

Un pouvoir magnétique des intensités de l’amour,

Ses pulsations d’appel, son cri d’adoration

Une antenne de la douceur et de la merveille des approches de Dieu.

Sa solidité était une masse de texture divine;

Sa fixité et la fraîcheur permanente de son charme

Faisaient un piédestal lumineux pour poser la félicité.

Tissés par un sens divin, les corps de cette substance

Prolongeaient l’intimité de l’embrasse des âmes;

Le jeu affectueux de la vue et du toucher extérieurs

Reflétait la chaleur et l’émotion de la joie du cœur;

La grimpée enthousiaste des pensées du mental reflétait le ravissement de l’esprit;

L’ivresse de la Vie gardait sa flamme à jamais et son cri.

Tout ce qui, maintenant s’évanouit, vivait là immortel

Dans la fière beauté et la fine harmonie

D’une Matière malléable à la lumière spirituelle.

Ses heures ordonnées marquaient la Loi éternelle;

Sa vision reposait sur la sécurité des formes impérissables;

Le Temps était la robe transparente de l’Éternité.

Un architecte taillait dans le roc vivant du moi

Et les phénomènes bâtissaient la maison d’été de la Réalité

Sur les plages océaniques des Infinitudes.

À l’envers de cette gloire des états spirituels,

Flottaient et ballottaient leurs parallèles,

Et pourtant leurs opposés,

Éclipsés et telles des ombres

Comme si la substance était faite d’un doute, vacillante et pâle.

Deux vastes négations fondent cet autre système.

Un monde qui ne connaît pas son habitant, le Moi,

Peine pour trouver sa cause et son besoin d’être;

Un esprit ignorant du monde qu’il a créé,

Aveuglé par la Matière, travesti par la Vie,

Lutte pour émerger, être libre, pour connaître et régner;

Ces deux systèmes étaient étroitement liés dans une même inharmonie

Et pourtant leurs lignes divergentes ne se rencontraient en rien.

Trois Pouvoirs gouvernaient la course irrationnelle de ce monde:

Au commencement, une Force inconsciente,

Au milieu, une âme incarnée qui se débat,

À la fin, un esprit silencieux qui nie la vie.

Un sombre et malheureux interlude

Déroule sa douteuse vérité devant un Mental questionneur

Contraint de jouer son rôle par le Pouvoir ignorant

Et d’observer cette histoire peu concluante:

Le mystère de ce plan inconscient

Et l’énigme d’un être né de la Nuit

Par un mariage de la Nécessité et du Hasard.

Ces ténèbres cachent notre destinée plus noble.

Cette chrysalide d’une grande et glorieuse vérité

Étouffe la merveille ailée dans son enveloppe

De peur qu’elle ne s’échappe de la prison de la Matière

Et, gaspillant sa beauté dans la Vastitude informe,

Engloutie dans le mystère de l’inconnaissable,

Ne laisse inaccompli le miraculeux destin du monde.

Jusqu’à présent, la pensée voit là seulement un rêve de quelque haut esprit

Ou quelque illusion fâcheuse dans le mental laborieux des hommes, mais

Une nouvelle création sortira de l’ancienne,

Une Connaissance inexprimée trouvera son langage,

La Beauté étouffée éclatera comme une fleur du paradis,

Le plaisir et la douleur plongeront dans l’absolue félicité.

Un oracle d’aucune langue parlera enfin,

Le Supraconscient deviendra conscient sur la terre,

Les merveilles de l’Éternel se joindront à la danse du Temps.

Mais maintenant, tout semblait un vain grouillement

Dans une immensité

Portée par quelque Énergie égarée

Devant un spectateur absorbé en lui-même et muet,

Insoucieux de l’inintelligible spectacle qu’il regarde

Contemplant la bizarre procession qui passe

Comme celui qui attend la fin prévue.

Le Roi voyait un monde présent depuis un monde à venir.

Là, il devinait, plutôt qu’il ne voyait ou ne sentait,

Très loin depuis l’extrême bord de la conscience,

Fragile et passager, ce petit globe tournoyant,

Et sur ce globe, abandonné comme la vaine carcasse d’un rêve perdu,

Une pâle imitation de la coquille de l’esprit,

Son propre corps replié dans un sommeil mystique.

Une forme étrangère, semblait-il, une ombre mythique.

Ce vague univers lointain semblait maintenant étranger,

Seuls étaient réels le Moi et l’éternité.

Puis, la mémoire des plans qui se débattent est montée jusqu’au Roi

Apportant le cri des choses chéries, autrefois aimées,

Et à ce cri, comme à son propre appel perdu,

Un rayon du Suprême mystère a répondu.

Car même là, dans cet univers, l’Un sans bornes habite.

Méconnaissable pour ses propres yeux

Il vivait là, englouti encore dans ses propres mers ténébreuses,

Soutenant l’unité inconsciente du monde

Caché dans la multitude insensible de la Matière.

Cette semence du Moi, semée dans l’Indéterminé

Abdique la gloire de sa divinité,

Dissimule l’omnipotence de sa Force

Dissimule l’omniscience de son Âme;

Messagère de sa propre Volonté transcendante,

Elle implante la connaissance dans les abysses inconscientes;

Acceptant l’erreur, le chagrin, la mort et la douleur

Elle paye la rançon de la Nuit ignorante

Et par sa substance, rachète la chute de la Nature.

Le Roi connaissait son propre Moi et pourquoi son âme

Était allée dans l’obscurité passionnée de cette terre

Pour partager le labeur d’une Puissance égarée

Qui espère, par la division, trouver l’Un.

Il était deux êtres, l’un vaste et libre en haut,

L’autre lui-même, luttant, enchaîné, intense, sa parcelle ici.

Un lien entre eux pouvait encore jeter un pont entre les deux mondes;

Il y avait une vague réponse, un souffle lointain;

Tout n’avait pas cessé dans le silence sans bornes.

Son cœur gisait quelque part, conscient et solitaire

Loin là-bas, sous lui, comme une lampe dans la nuit2;

Abandonné, il gisait, impérissable et seul

Immobile dans un excès de volonté passionnée;

Son cœur vivant, sacrifié et offert,

Absorbé dans une adoration mystique,

Était tourné vers sa lointaine source de lumière et d’amour.

Dans l’immobilité lumineuse de son appel muet

Il regardait vers des hauteurs qu’il ne pouvait pas voir;

Il aspirait dans les abîmes brûlants qu’il ne pouvait pas laisser.

Au centre de son immense transe fatidique

À mi-chemin entre son moi déchu et son moi libre,

Intercédant entre le jour de Dieu et la nuit des mortels,

Acceptant l’adoration pour unique loi,

Acceptant la félicité comme unique cause des choses,

Refusant l’austère joie que nul ne peut partager,

Refusant le calme qui vit pour le seul calme,

Vers Elle, il se tournait, pour Elle il voulait vivre.

Dans la passion de son rêve solitaire

Son cœur reposait comme un oratoire clos, sans un frisson,

Là où dort un sol d’argent consacré

Allumé par un unique rayon qui ne vacille pas

Et une invisible Présence s’agenouille en prière.

Tout le reste de lui était rempli de quiétude

Sur quelque poitrine profonde de paix libératrice;

Ce cœur seulement savait qu’il y avait une vérité par-delà.

Tous les autres éléments étaient muets dans un sommeil centré

Consentant au lent Pouvoir délibéré

Qui tolère l’erreur du monde et son chagrin,

Consentant aux longs délais cosmiques,

Attendant sans fin à travers les années patientes

La venue de Celle qu’ils avaient demandée pour la terre et pour les hommes;

C’est ce point-là3, brûlant, qui maintenant appelait Sa venue.

L’anéantissement ne pouvait pas éteindre ce feu solitaire;

Sa voyance emplissait le vide du mental et de la volonté;

La Pensée était morte, mais la force inaltérable de ce feu attendait et grandissait.

Armé de l’intuition d’une félicité

Dont la seule clef était quelque tranquillité émouvante,

Ce feu persévérait à travers l’énorme vide de la vie

Au milieu de la négation totale du monde.

Il adressait sa prière muette à l’Inconnu

Il écoutait, il attendait les pas de ses espoirs

Revenir à travers les immensités vides,

Il attendait le fiat du Verbe

Qui vient du Suprême à travers le moi immobile.

FIN DU CHANT TROIS

 

1 Pour Sri Aurobindo, cette “Conscience-de-Vérité”, ou conscience supramental, est la conscience même du suprême royaume de l’Esprit, celle qui préside à la nouvelle création.

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2 Rappelons que le corps du Roi était en état cataleptique de transe, au bord de la mort, sacrifié, offert, tandis qu’il était parti rejoindre sa Base éternelle, en quête d’une “Énergie qui n’existe pas encore sur la terre”, attendant la “Descente qui sauverait le monde”, “le consentement de sa Haute Source toute-puissante”.

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3 Le “point” du maintenant de Sri Aurobindo, le “cette fois-ci” de la nouvelle création.

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