SITE OF SRI AUROBINDO & THE MOTHER
      
Home Page | Workings | Works of Sri Aurobindo | Savitri

Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Trois: Le Livre de la Mère Divine

Chant Quatre
La Vision et la Grâce

À ce moment, un souffle sacré s’est levé.

À travers le silence froid du Vide,

Dans une solitude et une immensité,

Un son est venu qui frémissait comme un pas bien-aimé

Par les espaces de l’âme à l’écoute;

Une note de délice a remué les fibres de son être.

Une influence s’approchait des horizons mortels,

Un Cœur sans bornes venait toucher son cœur brûlant,

Une Forme mystique enveloppait sa forme terrestre.

Elle venait, et le sceau du silence se brisait partout dans son être:

L’esprit et le corps battaient ensemble, identiques.

Unis dans l’étreinte d’une joie sans mot;

Le mental, les membres, la vie fusionnaient dans une extase.

Ivres d’une pluie de nectar

Les étendues passionnées de sa nature se jetaient vers Elle

Sillonnées d’éclairs, éperdues d’un vin de lumière.

Tout était comme une mer sans limites tirée par la lune.

Un torrent divinisant possédait ses veines,

Les cellules de son corps se réveillaient au sens de l’esprit,

Chaque nerf devenait un fil de joie brûlante:

Les tissus et la chair partageaient la béatitude.

Embrasées, les sombres caves subconscientes jamais sondées

Tressaillaient de la prescience de Ses pas longtemps attendus

Et frémissaient et s’emplissaient d’une houle de feu suppliante.

Même perdu dans le sommeil, inanimé, muet,

Le fond de son corps répondait à cette Puissance.

Celle qu’il adorait était là maintenant, dedans:

Pure comme une flamme, les cheveux tressés d’azur,

Une Face puissante et merveilleuse est apparue,

Ses lèvres étaient mues par des mots immortels,

Ses paupières comme des pétales de sagesse reclos sur un univers ravi.

Son front, la crypte des yeux brillaient

Tel un monument de marbre méditatif,

Et vastes comme le regard d’un océan vers les Cieux

Les yeux tranquilles d’une pensée sans limites

Ont regardé dans les yeux de l’homme et vu le dieu à venir.

Une Forme était visible au seuil du Mental, une Voix

Absolue et sage a parlé dans les chambres du cœur:

“Ô Fils de l’Énergie qui escalades les pics de la création,

Nulle âme n’est ton pareil dans la lumière;

Solitaire, tu es debout aux portes éternelles.

Ce que tu as conquis est tien, mais n’en demande pas plus.

Ô Esprit qui aspires dans une carcasse ignorante,

Ô Voix qui s’élève depuis ce monde de l’Inconscient,

Comment parlerais-tu pour des hommes dont le cœur est muet,

Comment ferais-tu d’une terre épaisse et myope la demeure des voyances de l’âme,

Comment allégerais-tu le fardeau de ce globe insensé?

Je suis le Mystère hors d’atteinte du mental,

Je suis le but de l’enfantement des soleils;

Mon feu et ma tendresse sont la cause de la vie.

Mais mon danger et ma joie sont trop immenses.

N’éveille point la descente1 démesurée,

Ne dis point mon nom secret au Temps hostile;

L’homme est trop faible pour porter le poids de l’Infini.

Née trop tôt, la Vérité pourrait briser la terre imparfaite.

Laisse le Pouvoir qui voit tout tailler son chemin:

Règne à part dans ton vaste accomplissement unique

Aide le monde par tes nobles jours solitaires.

Seulement je te demande de ne pas fondre ton cœur de flamme

Dans la vaste félicité insoucieuse de l’immobile

Renonçant à l’infructueux déroulement des ans,

Désertant le cruel labeur des mondes,

Loin des êtres, perdu dans le Seul.

Comment ton puissant esprit accepterait-il le repos

Tandis que la Mort, encore, n’est pas conquise sur la terre

Et le Temps, un champ de souffrance et de douleur?

Ton âme est née pour assumer le lourd poids de la Force;

Obéis à ta nature et accomplis ton destin:

Accepte la difficulté et le labeur divin,

Vis pour le dessein aux pas lents de celui qui sait tout.

Le nœud de l’Énigme est noué dans l’espèce humaine.

Venu des hauteurs, tel un éclair qui pense et fait des plans,

Labourant l’air de la vie de sa trace fugitive

L’Homme, seul éveillé dans un monde inconscient,

Aspire en vain à changer le rêve cosmique.

Venu de quelque Au-delà semi-lumineux

Il est étranger dans les vastitudes sans mental;

Voyageur dans sa maison souvent changeante

Parmi le cheminement de maintes infinitudes,

Il a planté une tente de vie dans le désert de l’Espace.

Le regard inaltérable des Cieux le suit d’en haut;

Hôte troublant dans la maison de la Nature,

Navigateur entre les rivages inconstants de la Pensée,

Chasseur de Pouvoirs inconnus et splendides,

Nomade de la mystérieuse Lumière là-bas,

Il est une petite étincelle de Dieu sur les vastes chemins.

Tout est ligué désastreusement contre son esprit,

Une influence de Titan arrête son regard vers Dieu.

Autour de lui, le Vide impitoyable a faim,

Les Ténèbres éternelles le poursuivent et le traquent,

Des Énergies inscrutables le poussent et le trompent,

D’énormes dieux implacables s’opposent.

Une Âme inerte et une Force somnambulique

Ont créé un monde divorcé de la vie et divorcé de la pensée;

Le Dragon de la base noire

Garde immuable la loi du Hasard et de la Mort;

Sur sa longue route à travers le Temps et les Circonstances,

Énigmatique, le Sphinx gris des ombres infernales,

Ses redoutables pattes posées sur les sables engloutissants,

L’attend, armé du mot qui tue l’âme:

En travers de son chemin se dresse le sombre camp de la Nuit.

Ses jours sont un moment dans le Temps perpétuel;

Il est la proie des minutes et des heures.

Assailli sur la terre et incertain des cieux,

Descendu ici-bas, malheureux et sublime,

L’homme est un chaînon entre le demi-dieu et la bête,

Il ne connaît pas sa propre grandeur, il ne connaît pas son but;

Il a oublié pourquoi il est venu et d’où.

Son esprit et son corps sont en guerre;

Ses hauteurs s’arrêtent trop bas pour toucher le ciel,

Sa masse est ensevelie dans la bourbe animale.

Une étrange antinomie gouverne sa nature.

Une énigme de pôles contraires lui est donnée pour champ:

Il demande la liberté mais il a besoin de vivre dans les chaînes,

Il a besoin de l’obscurité pour percevoir quelque lumière

Et besoin du chagrin pour sentir un petit bonheur;

Il a besoin de la mort pour trouver une vie plus large.

Il voit tous les partis et se tourne à chaque appel;

Il n’a pas de sûre lumière pour marcher;

Sa vie est une bourrasque aveugle, un jeu de cache-cache;

Il se cherche lui-même et se fuit lui-même;

Quand il se rencontre lui-même, il pense que c’est un autre que lui.

Toujours il bâtit, mais ne trouve nulle base durable,

Toujours il voyage, mais il n’arrive nulle part;

Il voudrait conduire le monde, il ne sait pas se conduire lui-même;

Il voudrait sauver son âme, il ne peut pas sauver sa vie.

La lumière que son âme apportait, son mental l’a perdue;

Tout ce qu’il avait appris retombe bientôt dans le doute;

L’ombre de ses pensées lui semble un soleil,

Puis tout est ombre encore et rien n’est vrai:

Inconscient de ce qu’il fait ou de ce vers quoi il tend

Il fabrique des signes du Réel dans l’Ignorance.

Il a accroché son erreur mortelle à l’étoile de la Vérité.

La sagesse le séduit sous ses masques lumineux

Mais il n’a jamais vu le visage derrière:

Une gigantesque Ignorance enveloppe son savoir.

Venu pour affronter le mystère cosmique

Parmi les apparences muettes d’un monde matériel,

Son passeport d’entrée est faux, et faux son personnage,

Il est contraint d’être ce qu’il n’est pas;

Il obéit à l’Inconscience qu’il était venu pour gouverner

Et s’enfonce dans la Matière pour accomplir son âme.

Éveillé parmi les espèces qui ont poussé d’en bas

La Mère-Terre lui a mis ses forces dans les mains

Et péniblement il enferme ce lourd trésor;

Son mental est un porte-flambeau égaré sur les routes de la Mère.

Elle éclaire son souffle pour qu’il pense, ses cellules pour qu’il sente,

Et il peine avec son lent cerveau sceptique

Appuyé par les feux vacillants de la raison

Pour faire de sa pensée et de sa volonté une porte magique

Par où la connaissance puisse entrer dans les ténèbres du monde

Et l’amour régner sur un royaume de luttes et de haine.

Son mental est incapable de réconcilier la terre et les cieux

Il est lié à la Matière par un millier de mailles,

Il se pousse et se hisse pour être un dieu conscient.

Même quand quelque gloire de sagesse couronne son front,

Quand le mental et l’esprit jettent quelque rayon grandiose

Pour exalter ce produit du sperme et des gènes,

Ce miracle d’alchimiste sorti du plasma et des vapeurs,

Même quand lui, qui a partagé la course et le rampement de l’animal

Soulève la taille de sa pensée aux cimes de l’Immortel,

Sa vie suit encore le chemin moyen des hommes;

Il résigne son corps à la mort et à la douleur,

Quitter la Matière est une tâche trop lourde pour lui.

Thaumaturge sceptique de miracles,

Son esprit stérilisé de ses pouvoirs secrets

Par un cerveau incrédule et un cœur trop crédule,

Il quitte le monde pour finir là où le monde avait commencé:

Sa tâche inachevée, il réclame un prix céleste.

Ainsi a-t-il manqué l’absolu de la création.

À mi-chemin, il arrête l’étoile de sa destinée:

Une vaine et vaste expérience longtemps rebattue,

Une haute conception mal servie et douteusement réalisée,

La vie du monde titube de ne pas voir son but –

Un zigzag sur des fonds dangereux et inconnus

Répète sans fin sa promenade habituelle

Sans fin bat en retraite après de longues marches

Et de courageuses victoires sans résultat certain,

Une partie nulle, dans un interminable jeu sans conclusion.

Sous une lourde robe mal ajustée

Un but radieux cache encore sa face;

Une formidable cécité tâtonne et espère encore

Nourrissant sa force des petits cadeaux d’une Chance lumineuse.

L’instrument humain a échoué

Et le Dieu frustré sommeille dans sa semence,

Il a créé un esprit emmêlé dans les formes.

L’échec est de l’homme,

Mais ce n’est pas à l’échec que Dieu conduit;

À travers tout, les lents pas mystérieux continuent:

Une immuable Puissance a fait ce monde muable;

Sur la route de l’homme, une transcendance marche et s’accomplit;

Elle est la conductrice de l’âme sur son chemin

Elle connaît ses pas, sa route inévitable,

Et comment la fin serait-elle vaine quand Dieu est le guide?

Même si le mental de l’homme se lasse ou si sa chair faiblit,

Une volonté prévaut et annule son choix conscient:

Le but recule, une vastitude sans bornes appelle

Et bat en retraite dans un immense Inconnu;

Il n’y a point de fin à la prodigieuse marche du monde,

Il n’y a pas de repos pour l’âme qui s’incarne.

Elle doit vivre encore et décrire l’énorme courbe de tout le Temps.

Un Influx harcèle l’homme depuis l’Au-delà fermé

Et lui interdit le repos et le bien-être terrestre,

Il ne peut pas faire halte tant qu’il ne s’est pas trouvé lui-même.

Il y a une Lumière qui conduit, une Puissance qui aide;

Inaperçue, insentie, elle voit en lui et agit:

Ignorant, il prépare la Toute-Conscience dans ses profondeurs,

Humain, il regarde vers des pics supra-humains;

Emprunteur des mines d’or d’une Supranature,

Il fraye sa route vers l’Immortalité.

Les hauts dieux regardent l’homme et veillent

Et choisissent les impossibles d’aujourd’hui pour fonder l’avenir.

Sa brève durée palpite sous le doigt de l’Éternel,

Ses barrières cèdent sous les pas de l’Infini;

Les Immortels ont des portes dans sa vie:

Les Ambassadeurs de l’invisible s’approchent;

L’Amour passe par son cœur, hôte vagabond,

Splendeur souillée par l’air mortel,

La Beauté l’enveloppe pour une heure magique,

Un souffle de joie révélatrice le visite,

De brèves immensités le délivrent de lui-même,

L’espoir d’une douceur impérissable scintille, et s’en va

L’entraînant vers une gloire toujours devant.

Son mental est traversé par d’étranges feux découvreurs,

De rares presciences soulèvent ses paroles balbutiantes

Et l’apparentent, un moment, au Mot éternel;

Un masque de sagesse fait le tour de son cerveau

Et le trouble de ses lueurs semi-divines.

Parfois, il pose sa main sur l’Inconnu;

Parfois, il communie avec l’Éternité.

Sa naissance est un étrange et grandiose symbole,

Et l’immortalité et les espaces de l’esprit

Et la pure perfection et la joie sans ombre

Sont le puissant destin de cette créature affligée.

En lui, la Mère-Terre voit s’approcher le changement

Préfiguré dans l’ombre de ses profondeurs brûlantes et muettes,

Elle voit un dieu s’arracher de ses membres transmués,

Une alchimie des cieux sur la base de la Nature.

Ô toi, adepte du chemin inné qui jamais ne cesse,

Ne laisse pas mourir la lumière que les âges ont portée,

Aide encore l’humanité aveugle et la vie souffrante:

Obéis à la vaste poussée toute-puissante de ton esprit.

Témoin des pourparlers de Dieu avec la Nuit,

Ton esprit compatissant s’est penché depuis les calmes immortels

Et a abrité le désir, cette inquiète semence des choses.

Consens à ton haut moi, crée, endure.

N’arrête pas ta connaissance, que ton labeur soit vaste,

N’enferme plus ta force dans les limites terrestres;

Que ton travail soit égal au long Temps sans fin.

Voyageur sur les hauteurs nues de l’Éternel,

Marche encore sur le difficile sentier immémorial

Et joins-toi à l’austère courbe des cycles

Mesurée pour l’homme par les Dieux initiés.

Ma lumière sera en toi, mon énergie sera ta force.

Ne laisse pas le Titan impatient emporter ton cœur,

Ne demande pas le fruit imparfait, le prix incomplet.

Une seule grâce, demande: grandis ton esprit;

Une seule joie, désire: relève ta race.

Au-dessus du destin aveugle et des pouvoirs antagonistes,

Immobile, reste une haute Volonté inchangeable;

À sa toute-puissance, laisse le résultat de ton travail.

Tout changera à l’heure transfiguratrice de Dieu.”

Majestueuse et douce, cette Voix puissante s’est tue.

Plus rien ne bougeait dans le vaste espace songeur:

Une immobilité tombait sur le monde à l’écoute,

Une immensité muette de la paix de l’Éternel.

Mais le cœur du Roi Ashwapati a répondu à la Mère Divine,

Tel un cri au milieu du silence des Vastitudes:

“Comment resterai-je satisfait des jours mortels

Et de la lente mesure des choses terrestres,

Moi qui ai vu derrière le masque cosmique

La gloire et la beauté de Ta face?

Dur est le destin auquel tu lies tes fils!

Combien de temps nos esprits devront-il se battre avec la Nuit

Et porter la défaite et le joug brutal de la Mort,

Nous qui sommes les vaisseaux d’une Force immortelle

Et les bâtisseurs de la race divine?

Ou bien, si c’est ton travail que je fais ici-bas

Au milieu des erreurs et des gaspillages de la vie humaine

Dans la vague lumière de la semi-conscience mentale des hommes,

Pourquoi ne jettes-tu pas quelque lointaine lueur de toi?

Les siècles et les millénaires passent sans fin.

Dans cette grisaille, où est le rayon de ta venue?

Où est la foudre de tes ailes de victoire?

Nous entendons seulement les pas des dieux qui passent.

Un plan secret dans le Mental éternel

A tracé la route de longtemps d’un coup d’œil prophétique,

Et les univers répètent sans fin leur ronde invariable,

Les cycles rebâtissent tout à neuf et aspirent toujours.

Tout ce que nous avons fait est à recommencer encore.

Tout se brise et tout se renouvelle et reste pareil.

D’énormes révolutions sidérales décrivent les girations d’une vie infructueuse,

Les âges nouveaux périssent comme les anciens,

Comme si la triste Énigme gardait son droit

Jusqu’à la fin complète pour laquelle cette scène fut créée.

Trop petite est l’énergie qui naît maintenant avec nous,

Trop pâle, la lumière qui se glisse sous les yeux de la Nature,

Trop rare, la joie qu’elle achète avec notre peine.

Dans un monde brut qui ne connaît pas son propre sens,

Nous sommes liés sur la roue de la naissance, torturés par la pensée,

Instruments d’une impulsion qui n’est pas la nôtre

Poussés à réaliser avec le sang de notre cœur pour prix

Une semi-connaissance et de semi-créations qui bientôt se fripent.

Âme immortelle égarée dans des membres périssables,

Déroutés et vaincus, nous luttons encore;

Anéantis, usés, frustrés, nous survivons encore.

Nous œuvrons dans la douleur pour que, de nous, se lève

Un homme aux yeux plus larges, au cœur plus noble,

Un vaisseau doré de la Vérité dans un corps,

Réalisateur de la tentative divine

Outillé pour porter le corps terrestre de Dieu,

Transmetteur et prophète et amant et roi.

Je sais que ta création ne peut pas échouer.

Car, même dans les brumes de la pensée mortelle

Tes pas mystérieux sont infaillibles,

Et même si la Nécessité prend le masque du Hasard,

Cachée dans les plis aveugles du Destin, elle suit

La calme logique des pas lents de l’Infini

Et l’enchaînement inviolable de sa volonté.

La vie entière suit une échelle ascendante

Et la Loi du déroulement est inéluctable;

Le dénouement se prépare dans le commencement.

Cet étrange produit irrationnel de la boue,

Ce compromis entre la bête et Dieu,

N’est pas le couronnement de ton monde miraculeux.

Je sais que ces cellules inconscientes incarneront,

À l’unisson de la Nature et à la taille des cieux,

Un esprit vaste comme le ciel qui nous contient

Et que, des sources invisibles, dans un déferlement ravi,

Un dieu descendra, plus grand encore par sa chute.

Un pouvoir s’est levé de mes cellules endormies.

Quittant le lent clopinement des heures

Et le clignotement inconstant des yeux mortels,

Là où le Penseur s’endort dans trop de lumière

Là où flambe l’Œil intolérant du solitaire témoin de tout,

Écoutant le mot du Destin dans le cœur du Silence

Dans un moment sans bornes de l’Éternité

Et du fond des temps immémoriaux,

Ces cellules ont vu les œuvres du Temps.

Les formules de plomb du Mental étaient surpassées

L’obstacle de l’Espace mortel, surmonté:

Le déroulement de l’Image montrait les choses à venir.

La gigantesque danse de Shiva arrachait le passé,

J’ai entendu un tonnerre comme de mondes qui s’écroulent;

La Terre était ravagée par le feu

Et le grondement de la Mort

Hurlait pour massacrer un monde que sa faim avait créé;

J’ai entendu retentir les ailes de fer de la Destruction:

Le cri de guerre du Titan résonnait dans mes oreilles,

L’alarme et le tumulte secouaient la Nuit armée.

J’ai vu les pionniers de flamme du Tout-Puissant

Sur le versant céleste qui touche la vie

Descendre en foule les marches d’ambre de la naissance;

Avant-coureurs d’une multitude divine

Ils venaient par les sentiers de l’étoile du matin,

Ils entraient dans le petit espace de la vie mortelle.

Je les ai vus traverser le crépuscule d’un âge,

Les enfants aux yeux de soleil d’une aurore merveilleuse,

Les grands créateurs au large front de calme,

Puissants briseurs des barrières du monde

Et lutteurs contre le destin dans le champ clos de ses décrets,

Travailleurs dans les mines des dieux,

Messagers de l’incommunicable,

Architectes de l’immortalité.

Ils entraient dans la sphère déchue des hommes,

Leurs faces portaient encore la gloire de l’Immortel,

Leurs voix communiaient encore avec la pensée de Dieu,

Leurs corps irradiaient la beauté de la lumière de l’Esprit,

Porteurs du mot magique, du feu mystique,

Porteurs de la coupe dionysiaque de la joie,

Leurs yeux brillaient d’un homme plus divin,

Leurs lèvres chantaient l’hymne inconnu de l’allégresse de l’âme,

Leurs pas résonnaient dans les corridors du Temps.

Grands prêtres de la sagesse et de la douceur et la puissance et la félicité,

Découvreurs des chemins ensoleillés de la beauté,

Nageurs des torrents rieurs de l’Amour brûlant,

Corybantes dans le temple d’or de l’extase,

Un jour, leurs pas changeront la souffrance de la terre

Et justifieront la lumière sur la face de la Nature.

Bien que le Destin s’attarde encore dans le haut Au-delà

Et que semble vain le travail auquel se sont usées les forces de notre cœur,

Le fruit total de la douleur que nous avons portée viendra.

Ainsi que l’homme est venu jadis après la bête

Ce haut successeur divin assurément viendra

Après les pas incapables de l’homme mortel

Après son vain labeur, sa sueur, son sang, ses larmes:

Il connaîtra ce que le mental mortel n’ose pas encore penser

Il réalisera ce que les cœurs mortels ne pouvaient pas oser.

Héritier du labeur des temps humains

Il prendra sur lui le fardeau des dieux;

Toutes les lumières du ciel visiteront les pensées de la terre

La puissance des cieux fortifiera les cœurs terrestres;

Les hauts faits de la terre toucheront des hauteurs surhumaines,

Les yeux de la terre s’élargiront à l’infini.

Lourd, inchangé, le monde imparfait pèse encore;

La splendide jeunesse du Temps a passé et échoué;

Lourdes et longues sont les années que compte notre labeur

Et pourtant, les sceaux résistent sur l’âme de l’homme

Et le cœur de l’antique Mère est las.

Ô Vérité, défendue dans ton soleil secret,

Ô Voix des puissants songes dans le ciel clos

Retirée des créatures dans tes abîmes de lumière,

Ô Splendeur de Sagesse, Mère de l’univers,

Créatrice, Épouse de l’Éternel artiste,

Que ta main transmutatrice ne tarde pas trop

Inutilement serrée sur un verrou doré du Temps,

Comme si le Temps n’osait pas ouvrir son cœur à Dieu.

Ô fontaine rayonnante du délice du monde

Délivrée du monde et inaccessible là-haut,

Ô Félicité qui toujours demeures profondément cachée dedans

Tandis que les hommes te cherchent dehors sans te trouver jamais,

Mystère et Muse aux paroles hiératiques,

Incarne la blanche passion de ta force,

Envoie sur terre quelque forme vivante de toi.

Emplis notre moment de ton éternité,

Que ton infinitude puisse vivre dans un corps,

Ta Toute-Connaissance ravir une seule conscience dans ses mers de lumière

Ton Tout-Amour battre purement dans un seul cœur humain.

Immortelle, marchant sur la terre dans un corps mortel

Comble toute la beauté des cieux dans des membres terrestres!

Toute-Puissante, ceins du pouvoir de Dieu

Les mouvements et les moments d’une volonté mortelle,

Remplis une heure humaine de la puissance éternelle

Et d’un geste, change tous les temps à venir.

Qu’un grand Mot soit dit sur les hauteurs

Et qu’un grand acte ouvre les portes du Destin.”

Sa prière s’est enfoncée dans le refus de la Nuit

Étouffée par les mille forces qui nient,

Comme si elle était trop faible pour grimper jusqu’au Suprême.

Or, une immense Voix consentante s’est levée;

L’esprit de beauté s’est révélé dans un son:

La Lumière flottait sur le front de la merveilleuse Vision

Et sur ses lèvres la joie de l’Immortel a pris une forme.

“Ô puissant avant-coureur, j’ai entendu ton cri.

Celle-ci2 descendra pour briser la Loi de Fer

Et changera le destin de la Nature par le seul pouvoir de l’Esprit.

Un Mental sans limites capable de contenir le monde,

Un cœur violent et doux aux calmes ardents viendra

Mû par la passion des dieux.

Toutes les puissances et les grandeurs se joindront en elle:

La Beauté marchera divinement sur la terre,

Le Délice rêvera dans le flot de ses cheveux

Et dans son corps, comme en son nid natal,

L’Amour immortel battra ses ailes de gloire.

Une musique des créatures sans chagrin tissera son charme;

La harpe du Parfait s’accordera à sa voix,

La cascade des Cieux murmurera dans son rire,

Ses lèvres seront un rayon de miel de Dieu

Ses membres, la jarre d’or de son extase,

Sa poitrine, les fleurs de ravissement du Paradis.

Elle portera la Sagesse en son sein silencieux,

L’Énergie l’habitera comme le glaive du conquérant

Et par ses yeux, la félicité de l’Éternel regardera.

Une semence sera semée dans les heures monstrueuses de la Mort,

Une pousse des cieux, transplantée dans le sol humain;

La Nature surpassera son rythme mortel;

Le Destin sera changé par une volonté qui ne change pas.”

Comme disparaît une flamme dans la Lumière infinie

Immortellement fondue dans sa source,

La splendeur s’est évanouie et le mot s’est tu.

Écho d’un ravissement qui fut si proche,

L’harmonie voyageait vers quelque lointain silence;

Une musique qui s’efface dans l’oreille de la transe

Une cadence appelée par d’autres cadences plus loin,

Une voix vibrante rejoignait sa mélodie.

Sa forme s’est retirée de la terre assoiffée

Délaissant sa parenté avec les sens esseulés

Remontant à sa demeure inaccessible.

Solitaires, lumineux, vides, reposaient les domaines intérieurs;

Tout était espace de l’esprit, sans mesure, sans contenu,

Indifférent, stérile, un désert de paix brillante.

Puis une ligne s’est dessinée sur les rives ultimes du calme:

L’onde douce de la terre aimante aux lèvres chaudes,

Un gémissement et un rire aux mille murmures légers,

A glissé, coulé en lui sur les ailes blanches du son.

Les abysses glorieuses du cœur du Silence rouvraient leurs portes;

Les calmes de l’absolu immuable

Cédaient au souffle de l’air mortel,

Les cieux de la transe du Roi se dissipaient dans l’infini

Sombraient dans le mental réveillé.

L’Éternité refermait ses paupières incommunicables

Sur ses solitudes hors de vue

Derrière le silencieux mystère du sommeil.

Le grandiose répit s’effaçait, l’immense délivrance.

À travers la lumière des plans qui s’éloignaient comme l’éclair

Enfuis de lui comme d’une étoile tombante,

Son âme est rentrée dans le fracas et la hâte

Et le vaste remue-ménage des créatures affairées,

Contrainte de remplir sa maison humaine dans le Temps.

Comme un chariot des merveilles du Ciel,

Large de base pour porter les dieux sur ses roues de feu,

Il a traversé les portes de l’esprit comme une flamme.

Le tumulte des mortels l’accueillait chez lui.

Une fois de plus, il vaquait parmi les scènes matérielles,

Soulevé par les inspirations qui viennent des hauteurs

Et touché, parfois, entre les haltes du cerveau constructeur

Par les pensées qui glissent sur l’insondable houle de la Nature

Et s’en retournent à tire-d’œil vers les rivages cachés.

L’éternel chercheur sur le champ de bataille des millénaires,

Assiégé par l’impatiente cohue des heures,

Était de nouveau résolu et prêt pour les grands actes rapides.

Éveillé sous l’ignorante voûte de la Nuit,

Il regardait l’innombrable peuple des étoiles,

Il écoutait le murmure et les questions de la multitude insatisfaite

Et peinait avec le Mental mesureur, le constructeur des formes.

Voyageur des invisibles soleils occultes

Accomplissant le destin des créatures transitoires,

Tel un dieu surgi de la forme d’une bête,

Il levait son front de conquérant vers les cieux

Il établissait l’empire de l’âme

Sur la Matière et son univers borné

Comme sur un roc solide au milieu des mers infinies.

Le Seigneur de la Vie continuait sa puissante ronde

Sur le mince théâtre de ce globe ambigu.

FIN DU CHANT QUATRE
FIN DU LIVRE TROIS

 

1 La descente du Pouvoir supramental: le Pouvoir de la Nouvelle Création et de la prochaine espèce sur la terre.

En arrière

2 La naissance de Savitri sur cette terre.

En arrière

in Russian

in English