Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Quatre: Le Livre de la Naissance et de la Quête
Chant Trois
L’Appel de l’Inconnu
Vint une aurore qui semblait le seuil d’une création nouvelle
Issue de l’immuable origine des choses,
Lourde d’une beauté émouvante et étrange
Apportant un ensoleillement plus grand, un ciel plus heureux.
Une ancienne soif poussait de nouvelles racines.
L’air buvait longuement un vieux désir inaccompli;
Les grands arbres frémissaient dans un vent vagabond
Comme tressaillent les âmes à l’approche de la joie,
Et dans les buissons d’une cachette verdoyante,
Jamais las de son unique note d’amour,
Un koel lyrique jetait son cri sous la ramée.
Loin des murmures terrestres
Où les appels et les réponses éphémères mêlent leur flot
Le Roi Ashwapati, derrière les rayons de cette aurore écoutait
D’autres sons que n’entendent point nos sens matériels.
Dans un subtil interspace qui encercle nos vies
S’ouvrent les portes ensommeillées de l’esprit intérieur
Et l’inaudible musique de la Nature se laisse surprendre;
À travers le lourd trimard cyclique des vies impatientes
À travers l’harcelante urgence des soucis présents,
L’hymne sans mots de la Terre à l’ineffable
Montait du cœur ardent du Vide cosmique;
Le Roi écoutait la voix étouffée des Pouvoirs à venir
Le murmure derrière les barreaux lumineux du Temps.
De nouveau, la formidable soif soulevait sa flamme
Demandant une vie parfaite sur la terre et pour les hommes
Implorant une certitude dans ce mental incertain
Et un bonheur sans ombre pour le cœur souffrant des hommes
Et une Vérité qui s’incarne dans un monde ignorant
Et un dieu qui divinise enfin les formes mortelles.
Alors, jaillie d’un lointain ciel de la pensée
Captée secrètement par le scribe récepteur
Une parole a résonné dans les corridors de son cerveau
Et laissé son empreinte sur les cellules enregistreuses.
“Ô race née de la terre, que le Destin emporte
Et que la Force contraint,
Ô futiles aventuriers dans un monde infini,
Prisonniers d’une humanité de nains,
Tournerez-vous sans fin dans la ronde du mental
Autour d’un petit moi et de médiocres riens?
Vous n’étiez pas nés pour une petitesse irrévocable
Ni bâtis pour de vains recommencements.
Vous étiez faits de la substance de l’Immortel,
Vos actes peuvent être de rapides foulées révélatrices
Votre vie, un moule changeant pour les dieux qui grandissent.
Un Voyant, un puissant Créateur est en vous
La Grandeur immaculée veille sur vos jours,
Des pouvoirs tout-puissants sont enfermés dans les cellules de la Nature.
Une destinée plus haute vous attend:
Cet être terrestre transitoire, s’il le veut,
Peut accorder ses actes à un plan transcendant.
Celui-là, maintenant, qui regarde le monde avec des yeux ignorants
À peine sorti de la nuit inconsciente,
Qui voit des images et non la Vérité,
Peut emplir ce regard d’une vision immortelle.
En vérité, le dieu grandira dans vos cœurs,
Vous vous éveillerez à l’air de l’esprit
Et sentirez les murs du mental mortel crouler
Vous entendrez le message qui est resté muet au cœur de la vie
Et sonderez la Nature avec des yeux solaires
Et sonnerez vos conques aux portes de l’Éternel.
Auteurs des grandes métamorphoses terrestres,
C’est à vous qu’il est donné
De traverser les dangereux espaces de l’âme
Et de réveiller totalement la formidable Mère
Et de trouver le Tout-Puissant dans cette demeure de chair
Et que cette vie devienne les millions de corps de l’Un.
La terre que vous foulez est une frontière voilée des cieux,
La vie que vous menez cache la lumière que vous êtes.
D’immortels Pouvoirs soufflent leur flamme devant vos portes;
Là-bas, là-haut, sur vos sommets, le chant des dieux résonne
Et sans cesse les gongs de la pensée appellent:
Dépasse ton moi;
Rares sont ceux qui entendent, plus rares encore ceux qui osent aspirer,
Nympholeptes de l’extase et du brasier.
Une épopée d’espoir et de faillite déchire le cœur de la terre;
Sa force et sa volonté dépasseront sa forme et son destin.
Une déesse est prise dans un filet d’inconscience;
Enchaînée par elle-même dans les pâtures de la mort
Elle rêve de la vie,
Torturée par elle-même dans les douleurs de l’enfer
Elle aspire à la joie
Et bâtit à l’espoir ses autels de désespoir,
Elle sait qu’un seul haut pas pourrait affranchir tous
Et dans sa douleur appelle la grandeur de ses fils.
Mais vague dans le cœur des hommes est le feu qui monte,
Là, l’invisible Grandeur attend, inadorée;
L’homme voit le Très-Haut sous une forme limitée
Ou regarde une Personne, entend un Nom.
Il se tourne vers des Pouvoirs ignorants pour de petits gains
Ou allume les lumières de son autel à une face de démon.
Il aime l’Ignorance qui engendre sa douleur.
Un maléfice frappe ses forces glorieuses.
Il a perdu la Voix intérieure qui conduisait ses pensées,
Un masque couvre le trépied de l’oracle
Une Idole spécieuse occupe le sanctuaire du Merveilleux.
La grande Illusion l’enveloppe de ses voiles,
En vain, viennent les presciences profondes de l’âme,
En vain, l’interminable suite des voyants,
Les sages méditent dans une lumière insubstantielle,
Les poètes prêtent leur voix à des rêves frivoles.
Un feu sans foyer inspire la langue des prophètes.
Les flamboiements des cieux descendent, puis s’en retournent,
L’Œil lumineux s’approche, puis se retire;
L’Éternité parle, nul ne comprend ses mots;
Le Destin résiste et les Abysses refusent;
Les eaux d’oubli de l’Inconscient bloquent toute chose faite.
Seul, si peu l’écran du Mental est soulevé.
Les Sages qui savent ne voient qu’une moitié de la Vérité.
Les forts qui grimpent s’arrêtent à un bas pic.
Les cœurs qui aspirent n’ont qu’une heure pour aimer;
Son conte à moitié dit, le Barde secret défaille;
Trop rares encore sont les dieux dans les formes mortelles.”
La Voix s’est retirée dans son ciel caché.
Mais telle une splendide réponse des dieux,
Savitri a surgi à travers les espaces ensoleillés.
Venant par les hautes futaies comme des piliers des cieux,
Vêtue de sa robe de feu chatoyante,
Elle semblait brûler vers les royaumes éternels
Comme un flambeau mouvant d’encens et de flamme
Sorti du temple de boue de la terre sous un toit de ciel,
Levé par quelque main de pèlerin dans un invisible sanctuaire.
Alors vint la grâce d’une heure révélatrice:
À travers des profondeurs qui réinterprètent tout,
Le Roi vit, mais par des yeux déliés des lourdes limites du corps,
Redécouverte, mais sous un firmament de claire divulgation
Cette annonce du délice du monde,
Cette merveille d’œuvre de l’Artiste divin
Ciselée comme une coupe de nectar pour des dieux assoiffés,
Cette Écriture vivante et respirante de la joie de l’Éternel,
Ce réseau de tendresse tissé d’or et de feu.
Changeant de forme, cette face divine exquise devenait
Le signe d’une Nature plus profonde qui se manifestait,
Un pur palimpseste original des naissances sacrées1
Un symbole cosmique qui se gravait et se taillait dans la vie.
Son front était une réplique limpide des cieux,
Un socle et un pilier de méditation,
Le large même et le sourire contemplatif de l’Espace,
Sa ligne songeuse était une courbe symbolique de l’infinitude.
Dans la vaste nébuleuse de ses tresses,
Sous ce front spacieux de lune rêveuse
Ses longs yeux ombragés comme par des ailes de Nuit
Abritaient un océan d’amour et une pensée qui contenait le monde:
Émerveillés de la vie et de la terre, ils voyaient des vérités à venir.
Un sens immortel emplissait ses membres mortels;
Comme une amphore aux lignes poignantes
Leur rythme semblait porter
Le sanglot de joie et l’adoration muette de la terre vers les cieux
Délivrés dans le cri de beauté d’une forme vivante
Appelant la perfection des choses éternelles.
Alors, sous les yeux du Roi,
Ce vêtement vivant de l’éphémère, devenu transparent,
A dévoilé la divinité qu’il exprimait.
Délié de la vision superficielle et des sens mortels,
La saisissante harmonie de ses formes devenait
L’extraordinaire icône signifiante d’une Puissance
Qui renouvelait son inscrutable descente sur la terre
Dans une forme humaine de sa création
Et se dressait dans la vie comme un haut-relief
Sur le sol de cet univers en évolution:
Une divinité sculptée sur un mur de pensée
Se reflétait dans la coulée des heures
Enchâssée dans l’obscurité de la Matière
Comme dans une cathédrale des cavernes.
Les valeurs transitoires du mental étaient annulées,
Les sens corporels abdiquaient leur regard terrestre,
L’Immortel contemplait l’immortel.
Réveillé de l’envoûtement collant des habitudes quotidiennes
Qui cachent la vérité de l’âme sous le déguisement des formes extérieures,
Le Roi vit, dans un corps chéri de sa propre famille,
Le grand esprit inconnu né dans son propre enfant.
Alors, comme un impromptu de la vision profonde
Des pensées jaillirent en lui, qui ne connaissaient pas leur propre portée.
S’adressant à ces vastes gouffres de songe
Où l’Amour l’avait regardé par les détroits du mental,
Il a prononcé des paroles venues des Hauteurs invisibles.
Un mot par hasard, en passant, peut changer notre vie.
Car les souffleurs cachés de notre discours, parfois,
Peuvent saisir la formule d’un moment fantasque
Pour faire peser sur des lèvres inconscientes les paroles du Destin.
“Ô Esprit, voyageur de l’éternité,
Qui es venu des espaces immortels ici-bas
Armé du splendide danger de ta vie
Pour poser ton pas de conquérant sur le Destin et sur le Temps,
Comme toi, la lune rêve, emprisonnée dans son halo.
Une puissante Présence enveloppe encore tes membres.
Peut-être les cieux te gardent-ils pour quelque grande âme,
Ton destin, ton œuvre, attendent quelque part au loin,
Ton esprit n’est pas venu ici-bas en étoile solitaire.
Ô Légende vivante de la beauté de l’amour
Enluminée d’or virginal,
Quel message d’énergie céleste et de joie en toi
Est-il écrit sur le soleil blanc du palimpseste de l’Éternel?
Celui auquel tu ouvriras la guirlande précieuse de ton cœur
Découvrira le message et, par lui, grandira sa vie.
Ô rubis de silence, rire léger qui perle par tes lèvres,
Musique de tranquillité,
Scintillement étoilé de tes yeux dans la grande nuit douce,
Ode lyrique de ton corps
Rythmé par les dieux artistes,
Prends le chemin et va là où l’amour et le destin appellent ton charme.
Aventure-toi dans ce monde énigmatique et trouve ton compagnon.
Car, quelque part sur la poitrine assoiffée de la terre
L’amant inconnu t’attend, toi l’inconnue.
Ton âme est forte et n’a besoin de nul autre guide
Que l’Un qui brûle dans la force de ton cœur.
À l’approche de tes pas, tiré à ta rencontre,
Viendra l’autre moi que ta nature demande,
Celui qui marchera jusqu’à la fin de ton corps
L’intime voyageur qui ira de front avec tes pas,
Le lyriste des cordes profondes de ton âme
Celui qui donnera voix à ce qui est muet en toi.
Alors, vous deviendrez comme des harpes d’une même résonance
Une et unique dans le battement d’un délice différent,
Répondant à une même mélodie divine
Découvrant les notes nouvelles du thème éternel.
Une même force sera votre moteur et votre guide
Une même lumière sera autour de vous et au-dedans;
Vos puissantes mains en une affronteront
La question des Cieux, la vie:
Défie l’épreuve et le danger de l’immense déguisement.
Gravis la Nature jusqu’aux hauteurs divines;
Fais face aux grands dieux couronnés de félicité,
Puis trouve un Dieu plus grand encore: ton moi au-delà du Temps.”
Ces mots étaient la semence de tout ce qui devait venir.
Venue de quelque Grandeur,
Une main a ouvert les portes scellées du cœur de Savitri
Et montré pour quelle œuvre ses forces étaient nées.
Lorsque le Mantra s’enfonce dans l’oreille du Yoga,
Son message remue le cerveau aveugle
Mais obscurément, dans les cellules ignorantes, ce son résonne;
Celui qui entend comprend la forme des mots
Et méditant sur la trace de pensée qu’il renferme
S’efforce de le déchiffrer avec son mental laborieux
Mais trouve de brillantes suggestions, non le corps de la vérité;
Finalement, tombant dans le silence intérieur pour savoir
Il découvre l’écoute profonde de son âme:
Le Mot se répète tout seul avec des accents rythmiques:
Pensée, vision, sentiments, sens et conscience du corps
Sont saisis irréversiblement et
Il subit une extase et un changement immortel;
Il sent une Vastitude, il devient un Pouvoir,
Toute la connaissance déferle sur lui comme une mer:
Transmué par le rayon blanc de l’esprit
Il marche dans un pur ciel de joie et de calme,
Il voit la face de Dieu, il entend la parole transcendante;
Et de même maintenant,
Cette Grandeur était semée dans là vie de Savitri.
Les scènes connues, maintenant, étaient un spectacle terminé.
Marchant comme en un songe au milieu des forces familières,
Touchée par de nouvelles magnitudes et des signes féeriques,
Elle se tournait vers des Vastitudes jamais encore atteintes;
Captivé, son cœur battait vers des douceurs inconnues,
Les secrets d’un monde invisible étaient proches.
Le matin s’est levé dans un ciel souriant;
Puis, tombant de son pinacle de saphir contemplatif
Le jour a sombré dans un crépuscule d’or brûlant;
La lune flottait comme une épave lumineuse par les cieux
Et sombrait sous les rives d’oubli des rêves;
La nuit allumait les feux de veille de l’éternité.
Alors, tout est rentré dans les cryptes secrètes du mental;
Les ténèbres ont abattu leurs ailes d’oiseau du paradis
Sur Savitri
Scellé ses sens derrière ses yeux extérieurs
Et ouvert les gouffres prodigieux du sommeil.
Quand la pâle aurore s’est glissée derrière les sentinelles de la Nuit,
En vain la lumière naissante cherchait-elle ce visage;
Le palais s’est réveillé sur son propre vide;
La souveraine de ses jours heureux était loin;
Le rayon de lune de ses pas ne teintait plus les corridors:
La beauté et la divinité étaient parties.
Le Délice s’était enfui en quête du vaste monde.
FIN DU CHANT TROIS
1 Ces “naissances sacrées” sont les Avatars qui, d’âge en âge, viennent “changer la Loi” de la terre. Nous sommes à ce dernier changement.