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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Cinq: Le Livre de l’Amour

Chant Deux
Satyavane

Tout restait dans sa mémoire en ce jour du Destin,

Non pas cette route qui se hasardait vers les abîmes implacables

Mais celle qui s’en détournait pour voler au pays des hommes:

La terre vierge dans sa grandeur monochrome,

Le matin comme un sage glorieux au-dessus,

La passion des sommets perdus dans les cieux,

Le gigantesque murmure des forêts à perte de vue.

Là, il y avait une clairière de joie

Cerclée d’un appel sans voix et d’un signe magique;

À l’orée d’un monde inconnu

Reposait la voûte d’un refuge ensoleillé:

Des bosquets aux fleurs étranges comme des yeux de nymphes

Surprises, sorties de leur cachette, regardant au grand jour,

Des ramilles chuchotant à la lumière amie

Abritaient secrètement une félicité légère,

Et lentement une brise infidèle et nonchalante

Laissait courir un soupir de joie volage

Sur les herbes assoupies pailletées d’or folâtre.

Cachées au cœur de la solitude des forêts

La voix des créatures appelait parmi les frondaisons

Douce comme les désirs d’amoureux invisibles,

Chaque cri répondant à un murmure pressant.

Là-bas dormaient des lointains d’émeraude muette,

Antres d’une Nature passionnée, voilée, fermée

À tous, sauf à sa propre vue sauvage et perdue.

Dans ce refuge de beauté sans souci

La terre murmurait à l’âme un chant de paix et de vigueur.

Seule, une trace de pas humains était là:

Un unique sentier fin comme une flèche

Au sein de cette vaste vie secrète

Transperçait son énorme rêve de solitude.

Ici, pour la première fois sur cette terre incertaine,

Savitri a rencontré celui que son cœur avait cherché si loin.

Comme une enluminure sur un fond de Nature sauvage

Une âme, un moment, s’est dessinée dans un décor de rêve

Surgie du souffle passionné de la vie,

Et il est apparu à la lisière de la forêt

Encadré de reliefs verts et d’un rayon d’or.

Comme une arme de la Lumière vivante,

Tout droit et fier telle une lance de Dieu,

Sa silhouette frayait la splendeur de l’aube.

Noble et clair comme les grands cieux paisibles

Son front était un recueil de jeune sagesse,

L’impérieuse beauté de la liberté arquait ses membres.

La joie de la vie jouait sur son visage ouvert.

Son regard était une vaste aurore des dieux,

Sa face, d’un jeune Rishi touché par la lumière,

Son corps était d’un amant et d’un roi.

Dans la magnificence de sa force naissante,

Bâti comme une statue de délice en marche

Il enluminait l’orée de la forêt.

Abandonnant le drame bruyant des hommes

Il était sorti de la lutte ignorante et impatiente des ans

Conduit par la sagesse d’un Destin adverse1

Afin de rencontrer l’ancienne Mère dans ses bois.

Il avait grandi en communion divine avec Elle,

Enfant adoptif de la beauté et de la solitude,

Héritier des siècles de sages solitaires,

Frère du grand soleil et du ciel,

Vagabond à l’unisson des profondeurs et des torrents.

Connaisseur des Védas jamais écrits

Il lisait l’écriture mystique des œuvres de l’ancienne Mère,

Il avait saisi le mystère sacré de ses signes

Appris ses immenses imaginations cosmiques

Instruit par les sublimités des torrents et des forêts

Et les voix du soleil, des étoiles et du feu

Et la rhapsodie des chantres magiques sur leur ramure

Et l’enseignement muet des créatures à quatre pattes.

Aidant les lentes mains puissantes de la Mère par sa marche confiante Il absorbait son influence comme une fleur sous la pluie,

Et comme la fleur et l’arbre, sa poussée naturelle

S’élargissait sous le toucher maternel des heures modeleuses.

La maîtrise des natures libres était sienne

Et leur acquiescement à la joie et au calme spacieux;

Un avec l’Esprit unique qui habite tout

Il laissait l’expérience aux pieds de la Divinité;

Son mental était ouvert au mental infini de la Mère,

Ses actes étaient rythmés par sa force primitive;

Il avait soumis sa pensée mortelle à la sienne.

Or, ce jour-là, il s’était écarté de ses sentiers habituels;

Car l’Un qui connaît le poids de chaque moment

Peut marcher dans chacun de nos pas, voulus ou insouciants,

Et ce jour-là, Il avait posé la magie de la destinée

Sur les pas de Satyavane

Pour l’entraîner vers la lisière fleurie de la forêt.

Tout d’abord, le regard de Savitri,

Qui avait pris les millions de formes de la vie

Impartialement pour peupler le trésor de son monde

Avec le ciel et les fleurs et les collines et les étoiles,

S’est posé davantage sur les couleurs de cette scène harmonieuse.

Il voyait l’or vert de cette prairie paisible,

Les herbes frémissantes sous la lente foulée du vent,

Les branches hantées par le cri de l’oiseau sauvage.

Consciente de la Nature, mais vaguement encore de la vie,

Son regard voyait un prisonnier impétueux venu de l’infini

Le lutteur immortel dans sa demeure mortelle,

Sa fierté, sa puissance et la passion d’un Dieu en quête,

Il voyait cette image de la divinité voilée,

Cette créature pensante maîtresse de la terre,

Cet ultime produit de la beauté des étoiles,

Mais il voyait simplement l’habituelle grâce des formes

Celle que l’esprit du peintre ne choisira pas pour son tableau

Et qu’il met de côté dans la pénombre de sa mémoire.

Un regard, un tournant décide de la balance précaire de notre destin.

Ainsi, en cette heure qui la concernait plus que tout,

Voyageuse inavertie par le lent mental extérieur,

Le spectateur distrait qui regardait sous ses paupières

Admirait indifféremment la beauté et ne se souciait point

D’éveiller l’esprit de son corps à la venue de son roi.

Ainsi aurait-elle pu passer à côté sur les routes ignorantes du hasard

Manquant l’appel des Cieux, perdant le but de la vie;

Mais le dieu est venu à temps toucher son âme consciente.

Sa vision s’est arrêtée, frappée, et tout était changé.

Son mental, tout d’abord, est resté dans les rêves de l’idéal,

Ces transmutateurs intimes des signes de la terre

Qui changent le monde connu en un reflet des sphères inconnues,

Et elle voyait en lui le génie des lieux,

Une forme symbolique parmi les scènes de la terre:

Un roi de la vie se silhouettait dans l’air léger.

Mais ce n’était là qu’un moment de rêverie

Car, soudain, son cœur a ouvert les yeux,

Ce regard passionné que nulle pensée ne peut égaler,

Et elle sut qui était là, plus proche que son propre souffle.

En un moment, tout était saisi, surpris,

Tout était absorbé dans une extase inconsciente

Ou suspendu en l’air comme en un vaste miroir de rêve

Sous les paupières colorées de l’imagination,

Et une flamme a jailli qui recréait le monde,

Et dans cette flamme, elle naissait à autre chose.

Un tumulte mystique s’est levé de ses profondeurs;

Halée, tirée raide comme l’un qui rêve au grand jour

La vie se précipitait par tous les pores des sens pour regarder:

Des pensées sans mots mais dansantes comme la lune dans un ciel de brume,

Une émotion comme à la naissance d’un univers,

Un grand remous soufflait dans sa poitrine

Une invasion des dieux d’or en nuée:

Réveillée par l’hymne des corybantes de la merveille

Son âme ouvrait large ses portes à ce soleil nouveau.

Une alchimie s’opérait, la transmutation s’est faite;

Le visage destiné avait accompli la magie du Maître.

Dans la lumière ineffable de deux yeux qui se rencontrent

Un brusque tournant fatidique a changé les jours de Savitri

L’emportant dans une aurore de mondes inconnus.

Alors, tressaillant sous le choc mystique

Son cœur a remué dans sa poitrine et crié comme un oiseau

Qui entend son compagnon dans la ramure voisine.

Le galop des chevaux, les roues ont buté d’un coup,

Le char s’est arrêté comme un vent qui tombe.

Et Satyavane a regardé par les portes de son âme

Et il a senti l’enchantement de cette voix limpide

Emplir de pourpre l’ambiance de sa jeunesse

Et il a subi le vieux miracle hantant d’un visage parfait.

Subjugué par le miel et le cri de cette étrange fleur,

Captivé par les espace d’âme qui entouraient ce front

Il s’est tourné vers la vision comme la mer vers la lune

Et il a été transporté dans un rêve de beauté et de métamorphose;

Il découvrait une auréole autour d’une tête mortelle,

Il adorait une divinité nouvelle dans les choses.

Les limites de sa nature s’écroulaient comme dans un feu,

Sa vie entrait dans une autre vie.

Les splendides idoles solitaires de son cerveau

Tombaient de leurs brillantes suffisances et se prosternaient

Comme au toucher d’un nouvel infini

Et ses dieux adoraient une divinité plus grande que la leur.

Une force inconnue, impérieuse, le tirait vers elle.

Émerveillé, il a traversé la prairie dorée:

Le regard a touché ce regard,

Et ils se sont perdus dans l’embrasse des yeux.

Un visage était là, noble et grand et calme

Comme encerclé d’un halo de songe,

Un pont, un arc de lumière méditative à travers le Temps

Comme si quelque nimbe secret se voyait à demi;

Sa vision intérieure se souvenait encore, Savitri savait:

Un front qui portait la couronne de tout son passé,

Des yeux qui étaient ses étoiles constantes et éternelles,

Souverains et compagnons qui réclamaient son âme,

Des paupières connues depuis bien des vies,

Une carrure large comme l’amour.

Dans son regard, Satyavane rencontrait le regard de son avenir,

Une promesse et une présence et un feu,

Il voyait l’incarnation des rêves millénaires,

Le mystère de ce ravissement

Que tous appellent en ce monde de brève mortalité,

Incarné là dans une forme matérielle toute à lui.

Cette image dorée offerte à ses bras

Contenait en son cœur la clef de tous ses buts,

Une magie pour faire descendre la joie de l’Immortel sur la terre,

Pour marier la vérité des cieux à notre pensée mortelle,

Pour soulever les cœurs de la terre plus près du soleil de l’Éternel.

Dans ces grands esprits incarnés ici, maintenant,

L’Amour faisait descendre le pouvoir de l’éternité

Pour faire de la vie sa base nouvelle impérissable.

Sa passion a fait jaillir une vague des abîmes insondables,

Et des hauteurs perdues et oubliées il a saisi la terre

Sans perdre sa nature infinie.

Sur la poitrine muette de ce globe amnésique

Nous semblons nous rencontrer comme des êtres inconnus

Mais nos vies ne sont pas nouvelles venues

Ni ne se joignent comme des étrangères

Poussées lune vers l’autre par une force sans cause.

L’âme peut reconnaître l’âme qui lui répond

À travers la séparation du Temps, et sur les routes de la Vie

Le voyageur absorbé sous sa capuche se tourne

Et il retrouve un éclat familier dans un visage inconnu;

Touché par le doigt prescient de cet amour soudain

Il tressaille à nouveau à une joie immortelle

Qui a revêtu un corps mortel pour ce délice.

Il y a un Pouvoir dedans qui sait plus loin que nos savoirs;

Nous sommes plus grands que nos pensées

Et parfois la terre dévoile cette vision ici.

Vivre, aimer sont les signes de l’infini,

L’amour est une gloire venue des sphères de l’éternité.

Dégradé, défiguré, imité par des forces plus viles

Qui volent son nom, sa forme et son extase,

Il est toujours le Dieu qui peut tout changer.

Un mystère se réveille dans notre substance inconsciente,

Une félicité naît qui peut refaire notre vie.

L’amour habite en nous comme une fleur close

Attendant un rapide moment d’âme,

Ou il erre dans son sommeil enchanté parmi des pensées et des créatures;

Le dieu-enfant s’amuse, il se cherche lui-même

Dans bien des cœurs et des pensées et des formes vivantes:

Il s’attarde, il attend un signe qu’il connaît

Et quand vient le signe, il s’éveille aveuglément à une voix,

Un regard, un contact, à l’expression d’un visage.

Mais son instrument, l’obscur mental corporel

A oublié maintenant ses perceptions divines,

Et le dieu-enfant se saisit de quelque signe d’un charme extérieur

Pour se guider parmi la cohue des suggestions de la Nature,

Il lit des vérités célestes dans les semblances de la terre,

Désire des images qu’il prend pour l’amour de Dieu,

Devine une immortalité dans les formes

Et prend le corps pour une sculpture de l’âme.

Tel un voyant mystique, l’adoration de l’Amour

Regarde l’invisible à travers la vision,

Et dans l’alphabet terrestre découvre un sens Divin,

Mais le mental pense seulement: “Voici, enfin,

Celui-là que ma vie vacante a si longtemps attendu,

Voici le soudain souverain de mes jours.”

Le cœur cherche un cœur à tâtons, le corps réclame un corps qui réponde;

Tout cherche à imposer l’unité que tout est.

Trop loin du Divin, l’Amour est en quête de sa vérité

Et la vie est aveugle et les instruments se leurrent

Et des Forces sont à l’œuvre pour avilir.

Pourtant, la vision peut venir, la joie arriver.

Rare est la coupe qui peut tenir le vin de nectar de l’amour,

Rare aussi le vaisseau qui peut contenir la naissance de Dieu;

Une âme préparée par un millier d’années

Est le creuset vivant d’une suprême Descente.

Ainsi, ces deux esprits se connaissaient-ils,

Bien qu’en des formes étrangères.

Bien qu’inconnus à leurs yeux,

Bien que leur vie et leur mental aient changé pour contenir une dimension nouvelle,

Ces corps résumaient la marche d’innombrables naissances

Et pour l’esprit, l’esprit était le même.

Émerveillés de cette joie si longtemps attendue,

Les amants se rencontraient sur leurs chemins différents,

Voyageurs à travers les plaines sans bornes du Temps

Conduits par le destin, tirés ensemble de leurs cheminements

Parmi les solitudes cachées de leur passé humain,

Retrouvés dans l’enchantement subit d’un rêve de joie future

Et le présent inattendu de ces yeux.

Réveillée par la puissance révélatrice d’un regard,

Éprise par la forme, la mémoire de l’esprit retrouvait ses sens.

Le voile de brume entre deux vies se déchirait;

Le cœur de Savitri s’est dévoilé, le sien a chaviré de la retrouver;

Attirés comme l’étoile par l’étoile dans les cieux

Ils s’étonnaient l’un de l’autre et se réjouirent

Et leur affinité s’est renouée dans le silence d’un regard.

Un moment a passé comme un rayon d’éternité,

Une heure a commencé, matrice d’un Temps nouveau.

FIN DU CHANT DEUX

Savitri, l’incarnation humaine de la Mère divine, rencontre Satyavane, le symbole de l’âme de la terre descendue dans le royaume de l’Ignorance et de la Mort. Le Divin enfoui dans la Matière.

Cette fois-ci, demande Satyavane, Savitri délivrera-t-elle la Matière de son hypnose et le corps de l’antique Loi de la Mort?

 

1 Le père de Satyavane, le Roi Dyumatsena, devenu aveugle, trahi par les siens, vaincu dans une bataille, avait perdu son royaume et s’était réfugié avec son épouse dans la forêt où il vivait sous une hutte comme les sages d’antan ou comme les rois après leurs années de bataille, méditant sur la vie et par-delà. Symboliquement, Dyumatsena (“le Roi des armées de Lumière”) représente le Mental Divin déchu de son royaume céleste (ici, devenu aveugle).

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