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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Sept: Le Livre du Yoga

Chant Quatre
La Triple Force de l’Âme

Ici, de cette basse terre plate et indolente,

A commencé la passion de la première ascension;

Une Femme, un visage allumé de lune et de sombres cheveux vaporeux,

Était assise dans une pâle robe lustrée.

Un sol rude et rocailleux faisait son siège nu,

Sous ses pieds, une pierre aiguë et blessante.

Une pitié divine sur les pics du monde,

Un esprit touché par la peine de tout ce qui vit

Regardait au loin et voyait avec les yeux du mental intérieur

Ce monde de choses extérieures équivoques,

Les fausses apparences et les formes captieuses,

Ce cosmos douteux étalé dans le Vide ignorant,

Le tourment de la terre, le labeur et la marche des étoiles

Et cette difficile naissance et la fin douloureuse de la vie.

Acceptant l’univers comme son corps de malheur,

La Mère des sept douleurs portait les sept coups de poignard

Qui avaient percé son cœur saignant:

La beauté de la tristesse tirait encore sa face

Ses yeux restaient assombris par l’ancien pli des larmes.

Son cœur était déchiré par l’agonie du monde

Et pesant de la douleur et des luttes du Temps,

Une note angoissée traînait au fond de sa voix songeuse.

Absorbée dans l’extase d’une compassion profonde,

Levant le doux rayon de son regard patient,

Lentement, elle a laissé couler une suite de tendres paroles:

“Ô Savitri, je suis ton âme secrète.

Pour partager la souffrance du monde je suis venue,

Je prends le tourment de mes enfants dans ma poitrine.

Je suis la consolatrice de la douleur sous les étoiles;

Je suis l’âme de tous ceux qui gémissent, suppliciés

Sous l’impitoyable herse des Dieux.

Je suis femme, nurse et esclave et bête battue;

Je soigne les mains qui m’ont donné des coups cruels;

Je sers les cœurs qui ont rejeté mon amour et ma ferveur;

Je suis la reine courtisée, la poupée choyée,

Je suis la donneuse du bol de riz,

Je suis l’Ange adoré de la Maison.

Je suis dans tout ce qui souffre, tout ce qui pleure.

Mienne est la prière qui monte en vain de la terre,

Je suis transpercée par l’angoisse de mes créatures,

Je suis l’esprit dans un monde de peine.

Les cris de terreur de la chair torturée et des cœurs torturés

Inentendus des Cieux, sont retombés sur mon cœur et sur ma chair,

Ils ont déchiré mon âme d’un chagrin impuissant et de colère.

J’ai vu le paysan qui brûle dans sa hutte,

J’ai vu le corps lacéré de l’enfant massacré

J’ai entendu le cri de la femme violée, mise à nu et traînée

Dans la meute infernale d’une foule hurlante,

J’ai regardé et je n’avais pas le pouvoir de sauver.

Je n’ai apporté nulle arme, nul pouvoir d’aider ni de tuer;

Dieu m’a donné l’amour, il ne m’a pas donné sa force.

J’ai partagé le labeur et l’esclavage de l’animal sous le joug

Poussé par l’aiguillon, encouragé par le fouet;

J’ai partagé la vie apeurée de l’oiseau et de la bête

Sa longue chasse à la nourriture précaire du jour

Ses rampements furtifs, ses glissements secrets

Tapi et affamé d’une proie,

Son cri et sa terreur, saisi par des griffes ou un bec.

J’ai partagé la vie quotidienne des hommes ordinaires,

Ses petits plaisirs et ses petits soucis,

Ses ennuis pressants et la horde hagarde de ses maux,

Le sillon de malheur de la terre sans espoir de secours,

Le labeur forcé insipide et sans joie,

Et le fardeau de misère et les coups du sort.

J’ai été la pitié penchée sur la peine

Et le tendre sourire qui guérit le cœur blessé

Et la sympathie qui rend la vie moins dure à supporter.

L’homme a senti près de lui ma face et mes invisibles mains;

Je suis devenue le malade et son gémissement,

J’ai été jetée par terre avec le mutilé et le condamné,

J’ai vécu avec le prisonnier dans la cellule de son donjon.

Lourd sur mes épaules pèse le joug du Temps:

Je n’ai rien refusé du poids de la création,

J’ai supporté tout et je sais que je dois supporter encore;

Peut-être, quand le monde coulera dans un dernier sommeil

Dormirai-je, moi aussi, dans la paix muette de l’éternel.

J’ai supporté la calme indifférence des Cieux,

Regardé la cruauté de la Nature pour les créatures souffrantes

Tandis que Dieu passait là silencieusement sans venir à l’aide.

Pourtant, je ne me suis pas récriée contre sa volonté,

Pourtant, je n’ai pas accusé sa Loi cosmique.

Seule une patiente prière s’est levée de ma poitrine

Pour changer ce grand monde de dure douleur;

Une pâle résignation éclaire mon front,

En moi demeure une foi aveugle et une miséricorde;

Je porte le feu que rien ne peut éteindre jamais

Et la compassion qui fait vivre les soleils.

Je suis l’espoir qui regarde vers mon Dieu,

Mon Dieu qui n’est jamais venu à moi jusqu’à ce jour;

J’entends Sa voix qui dit toujours “Je viens”:

Je sais qu’un jour Il viendra, enfin.”

Elle s’est tue, et comme un écho d’en bas

Répondant au pathos de sa complainte divine,

Une voix de colère a repris le terrible refrain,

Un grondement de tonnerre, ou une clameur de bête furieuse,

La bête tapie qui gronde dans les profondeurs de l’homme:

La voix d’un Titan torturé qui fut jadis un Dieu.

“Je suis l’Homme des Douleurs, je suis celui

Qui est crucifié sur l’immense croix de l’univers:

Pour jouir de mon agonie, Dieu a bâti la terre,

Il a fait de ma passion le thème de son drame.

Il m’a envoyé nu dans son monde amer

Et ma battu avec ses verges de chagrin et de douleur

Pour que je puisse crier et ramper à ses pieds

Et l’adorer avec mon sang et mes larmes.

Je suis Prométhée sous le bec crochu du vautour,

Je suis l’Homme, le découvreur du Feu immortel,

Dans la flamme qu’il a allumée pour me brûler comme un phalène;

Je suis le chercheur qui jamais ne peut trouver,

Je suis le guerrier qui jamais ne peut gagner,

Je suis le coureur qui jamais n’a touché son but;

L’Enfer me torture par le tranchant de ma pensée,

Le Ciel me torture par la splendeur de mes rêves.

Quel est mon profit dans cette naissance animale,

Quel est mon profit dans mon âme humaine?

Je peine comme l’animal, comme l’animal je meurs.

Je suis l’homme, le rebelle, je suis le serf impuissant,

Le destin et mes semblables me trichent de mon salaire.

Je brise avec mon sang le sceau de ma servitude,

Je secoue de mon cou douloureux les cordes de l’oppresseur

Seulement pour poser de nouveaux tyrans sur mon dos:

Mes professeurs me font une leçon d’esclavage,

On me montre ma propre signature authentique avec le timbre de Dieu

Sur le misérable contrat de mon destin.

J’ai aimé, mais personne ne m’a aimé depuis ma naissance,

Le fruit de mes œuvres est donné à d’autres mains.

Tout ce qui me reste, ce sont mes mauvaises pensées,

Ma sordide querelle contre Dieu et contre l’homme,

L’envie des richesses que je ne peux pas partager,

La haine d’un bonheur qui n’est pas mien.

Je sais que mon destin sera toujours le même,

C’est le fonctionnement de ma Nature qui ne peut pas changer:

J’ai aimé pour moi, non pour l’amour du bien-aimé

J’ai aimé pour moi-même et non pour la vie des autres.

Chacun est seul en lui-même par la loi de la Nature.

Ainsi Dieu a-t-il fait cet horrible monde sévère,

Ainsi a-t-il bâti le cœur mesquin de l’homme.

C’est seulement par la force et la ruse que l’homme peut survivre,

Car la pitié est une faiblesse dans sa poitrine,

Sa bonté est une mollesse dans les nerfs,

Sa gentillesse, un placement avec intérêt,

Son altruisme est l’autre face de son ego:

Il sert le monde afin que le monde puisse le servir.

Si seulement la force du Titan pouvait se réveiller en moi,

Si Encelade pouvait sortir de l’Etna1,

Alors je régnerais en maître du monde

Et comme un Dieu, je jouirais de la joie et de la douleur des hommes.

Mais Dieu m’a pris l’ancienne force.

Il y a un morne consentement dans mon cœur pesant,

Une cruelle satisfaction dans mon tourment spécial

Comme si cela me rendait plus haut que mon espèce;

C’est seulement par la souffrance que j’excelle.

Je suis la victime des malheurs titaniques

Je suis l’auteur des exploits démoniaques;

J’ai été fait pour le mal, et le mal est mon lot;

Je dois être le mal, et par le mal je vis; Je ne puis rien faire d’autre que d’être moi-même:

Ce que la Nature a fait de moi, je dois le rester.

Je souffre et je peine et je pleure; je gémis et je hais.”

Et Savitri entendit la Voix, elle entendit l’écho,

Et se tournant vers son être de pitié, elle dit:

“Ô Madone de la souffrance, Mère du chagrin divin,

Tu es une partie de mon âme émanée

Afin de porter l’insupportable douleur du monde.

Parce que tu es, les hommes ne cèdent pas à leur fatalité,

Mais ils cherchent le bonheur et luttent contre le destin;

Parce que tu es, le misérable peut espérer encore.

Mais à toi est le pouvoir de consoler, non de sauver.

Un jour je reviendrai, porteuse de la puissance

Et je te ferai boire à la coupe de l’Éternel;

Ses rivières de force triompheront dans tes membres

Et le calme de la Sagesse gouvernera ton cœur passionné.

Ton amour sera le lien d’union de l’espèce humaine,

Ta compassion, l’heureux roi des actes de la Nature:

La misère passera, abolie de la terre,

Le monde sera délivré de la colère de la Bête,

Libre de la cruauté du Titan et de sa douleur.

La paix et la joie seront à jamais et toujours plus.”

Elle a continué la route ascendante de son esprit.

Une ardente grandeur grimpait parmi les fougères et les roches

Une brise tranquille caressait et charmait le cœur,

De frêles arbres exhalaient un parfum plus fin.

Tout devenait beau et subtil et grand et étrange.

Ici, sur un roc sculpté comme un énorme trône

Une Femme était assise dans un chatoiement d’or et de pourpre,

Armée du trident et de la foudre,

Ses pieds sur l’échiné d’un lion couché.

Un formidable sourire cerclait ses lèvres,

Le feu du ciel riait dans le coin de ses yeux;

Son corps était une masse de courage et de force divine,

Elle menaçait le triomphe des dieux d’en bas.

Un halo d’éclairs flamboyait autour de sa tête

Et un grand ceste antique ceignait sa robe de souveraine

Et la majesté et la victoire siégeaient avec elle

Sur le vaste champ de bataille cosmique

Protectrice contre la plate égalité de la Mort

Et le grand nivellement de la Nuit insurgée,

Elle gardait la hiérarchie des Puissances ordonnées,

Les hautes valeurs immuables, les pics de l’éminence,

L’aristocratie privilégiée de la Vérité,

Et dans le soleil qui gouverne l’Idéal,

Le triumvirat de la sagesse, de l’amour et de la félicité

Et la seule autocratie de la Lumière absolue.

Auguste sur son siège dans le monde intérieur du Mental,

La Mère de Puissance regardait les choses passagères,

Elle écoutait les pas du Temps qui progresse,

Elle voyait l’irrésistible tournoiement des soleils

Et entendait le tonnerre de la marche de Dieu.

Au milieu du conflit des forces contestantes,

Souverain était le mot de son commandement lumineux,

Ses paroles sonnaient comme un cri de guerre

Ou comme le chant du pèlerin.

Tel un charme qui redonne l’espoir dans les cœurs défaillants

L’harmonie de sa puissante voix montait:

“Ô Savitri, je suis ton âme secrète.

Je suis descendue dans le monde humain

Et par l’Œil qui ne dort jamais j’ai regardé le mouvement

Et la noire contrariété du destin de la terre

Et la bataille des Puissances sombres et claires.

Je fais route sur les chemins du danger et du chagrin de la terre

Et j’aide les infortunés et sauve les condamnés.

Aux forts j’apporte le prix de leur fermeté,

Aux faibles j’apporte l’armure de ma force;

Aux hommes de désir j’apporte leur joie convoitée;

Je suis le sort qui justifie le grand et le sage

Par la consécration des applaudissements de la foule,

Puis je les écrase sous le talon de fer du Destin.

Mes oreilles se penchent vers le cri de l’opprimé,

Je renverse le trône des rois tyrans:

Le cri des vies proscrites et pourchassées me vient

Leur supplique contre un monde sans pitié,

La voix de l’abandonné et du désolé

Et du prisonnier seul dans la cellule de son donjon.

Les hommes saluent ma venue comme la force du Tout-Puissant

Ou louent avec des larmes de gratitude sa Grâce sauveuse.

Je frappe le Titan qui chevauche le monde

Et tue l’ogre dans sa tanière tachée de sang.

Je suis Dourga, la déesse des fiers et des forts,

Je suis Lakshmi, la reine du beau et fortuné;

Je porte la face de Kâli quand je tue,

J’écrase le cadavre des hordes de démons.

Je suis chargée par Dieu de faire son puissant travail,

Sans me soucier, je sers sa volonté qui m’a envoyée

Indifférente aux périls et aux conséquences terrestres.

Je ne raisonne pas avec des vertus et des péchés,

J’exécute seulement l’acte qu’il a mis dans mon cœur.

Je ne crains pas les reproches ni la colère des Cieux,

Je ne fléchis pas sous les assauts sanglants de l’Enfer;

Je dompte l’opposition des dieux

Foule aux pieds un million de gobelins et leurs obstacles.

Je guide l’homme sur le sentier Divin

Et le protège du Loup rouge et du Serpent.

Je mets dans sa main mortelle mon glaive céleste

Et pose sur sa poitrine le plastron des dieux.

Je brise l’ignorante fierté du mental humain

Et conduis la pensée à la vaste Vérité;

Je déchire l’étroite réussite de la vie des hommes

Et oblige ses yeux chagrinés à regarder le soleil

Afin qu’il puisse mourir à la terre et vivre dans son âme.

Je sais le but, je connais la route secrète:

J’ai étudié la carte des mondes invisibles,

Je suis le chef de la bataille, l’étoile du voyage.

Mais ce grand monde obstiné résiste à ma parole,

Et la tortuosité et le mal dans le cœur des hommes

Sont plus forts que la Raison, plus profonds que les Enfers,

Et la malignité des Forces hostiles

Retarde sournoisement l’horloge du destin

Et semble plus puissante que la Volonté éternelle.

Le mal cosmique est trop profond pour être déraciné:

La souffrance cosmique est trop vaste pour être guérie.

Quelques-uns je guide, et ils passent vers la Lumière;

Quelques-uns je sauve, et la masse retombe, perdue;

Quelques-uns j’aide, la multitude lutte et chute;

Mais j’ai bronzé mon cœur et j’accomplis ma tâche:

Lentement la Lumière grandit à l’Est,

Lentement le monde progresse sur la route de Dieu.

Son sceau est posé sur mon travail, il ne peut pas échouer;

J’entendrai la bascule argentine des portes du ciel

Lorsque Dieu sortira pour retrouver l’âme du monde.”

Elle dit, et du bas-fond humain

Une réponse, un écho pervers a défié ses paroles;

Par les espaces du mental venait la voix

Du Titan-nain, le dieu déformé et enchaîné

Qui essaye de maîtriser la substance rebelle de sa nature

Pour faire de l’univers son instrument.

L’Ego de ce grand monde de désir

Revendiquait la terre et les vastes cieux au service

De l’homme, chef de la vie qu’il façonne sur la terre,

Son représentant et son âme consciente,

Symbole de la lumière et de la force évolutive

Et navire de la divinité qui doit être.

Cet animal pensant, ce seigneur combatif de la Nature

A fait d’Elle sa nourrice et son outil et son esclave

Et pour salaire, comme émolument, lui paye

Inévitablement de par la loi profonde des choses,

La peine de son cœur et la douleur et la mort de son corps;

Ses peines sont les moyens de la Nature pour grandir, pour voir et sentir;

Sa mort sert l’immortalité de la Nature.

Outil de son propre outil et esclave de son propre esclavage

Il se vante de son libre arbitre et de sa maîtrise mentale

Tandis qu’il est poussé par Elle sur les chemins choisis par Elle;

Possesseur, il est possédé, gouverneur il est gouverné,

Automate conscient de la Nature, il est dupe des désirs de la Nature,

Son âme, souveraine muette et inerte, est un parasite de la Nature

Son corps est le robot de la Nature, sa vie est la manière de vivre de la Nature,

Son mental conscient est son puissant serf révolté.

Cette voix d’en bas s’est levée et frappait un soleil intérieur:

“Je suis l’héritier des forces de la terre,

Lentement je fais prévaloir mes droits sur mon domaine;

Dieu grandissant dans sa boue divinisée,

Je grimpe, revendicateur du trône des cieux.

Dernier né de la terre, je me lève le premier;

Ses lents millénaires attendaient ma naissance.

Bien que je vive dans ce Temps assiégé par la Mort,

Possesseur précaire de mon corps et de mon âme

Logé sur un grain de poussière parmi les étoiles,

C’est pour moi et mon usage que l’univers fut créé.

Esprit immortel dans cet argile périssable,

Je suis Dieu, pas encore évolué dans une forme humaine;

Même s’il n’est pas, Il devient en moi.

Le soleil et la lune sont des lumières sur mon chemin,

L’air fut inventé pour la respiration de mes poumons,

Et conditionné comme un large espace sans mur

Pour que les roues de mon char ailé fendent la route,

La mer fut faite pour que je nage et navigue

Et porte mon commerce d’or sur son dos:

Elle rit de se voir fendre par le plaisir et la glissade de ma quille

Je me ris de son regard noir du destin et de la mort.

La terre est mon sol, le ciel mon toit de vie.

Tout s’est préparé à travers de longs âges silencieux.

Dieu fit des expériences avec des formes animales

Puis seulement quand tout fut prêt, je suis né.

Je suis né faible et petit et ignorant,

Créature impuissante dans un monde difficile

Voyageant à travers mes brèves années avec la mort à mes côtés:

J’ai grandi, je suis devenu plus grand que la Nature, plus sage que Dieu.

J’ai réalisé ce qu’Elle n’avait jamais rêvé,

Je me suis emparé de ses pouvoirs et les ai attelés à mon travail,

J’ai façonné ses métaux et créé de nouveaux métaux,

Je ferai du verre et des vêtements avec du lait

Changerai le fer en velours, la pierre incassable en eau,

Comme Dieu avec son astuce d’artiste habile

Je moulerai des formes protéennes avec un seul plasma originel,

Dans l’unique et même nature des vies innombrables

Tout ce que l’imagination peut concevoir

Je le remoulerai à neuf avec un mental immatériel

Dans une Matière plastique solide et concrète;

Aucune magie ne peut surpasser mon habileté magique.

Il n’est aucun miracle que je ne puisse accomplir.

Ce que Dieu a laissé imparfait, je le compléterai,

Dans un mental embrouillé et une âme à demi faite

J’éliminerai son péché et son erreur;

Ce qu’il n’a pas inventé, je l’inventerai:

Il était le premier créateur, je suis le dernier.

J’ai découvert les atomes avec lesquels il a bâti les mondes;

La première formidable énergie cosmique

Lancée en mission bondira pour massacrer mes semblables ennemis,

Purger une nation ou abolir une race,

Laissant le silence de la mort là où étaient le rire et la joie.

Ou encore la fission de l’invisible emploiera la force de Dieu

Pour accroître mon confort et développer mes richesses

Accélérer ma voiture maintenant conduite par les éclairs

Et faire tourner le moteur de mes miracles.

Je prendrai de ses mains les moyens de ses sorcelleries

Et fabriquerai de plus grandes merveilles que la meilleure des siennes.

Et pourtant, à travers tout, j’ai gardé ma pensée pondérée,

J’ai étudié mon être, j’ai examiné le monde,

Je suis devenu le maître des arts de la vie.

J’ai dompté les bêtes sauvages, les ai dressées à être mes amis;

Elles gardent ma maison, respectent et attendent ma volonté.

J’ai appris à mon espèce à servir et à obéir.

Je me suis servi du mystère des ondes cosmiques

Pour voir à longue distance et entendre les paroles lointaines;

J’ai conquis l’Espace et relié toute la terre.

Bientôt je connaîtrai les secrets du Mental;

Je joue avec la connaissance et avec l’ignorance

Et le péché et la vertu sont mes inventions

Je peux les transcender ou m’en servir souverainement.

Je connaîtrai les vérités mystiques, saisirai les pouvoirs occultes.

Je tuerai mes ennemis d’un coup d’œil ou d’une pensée,

Je percevrai les sentiments muets de tous le cœurs

Et verrai et entendrai les pensées secrètes des hommes.

Quand la terre sera conquise, je conquerrai les cieux,

Les dieux seront mes assistants ou mes valets,

Nul souhait recelé en moi ne mourra inaccompli:

L’omnipotence et l’omniscience seront à moi.”

Et Savitri entendit la voix, entendit l’écho pervers

Puis s’est tournée vers son être de pouvoir et elle a dit:

“Ô Madone de Puissance, Mère des œuvres et de la force,

Tu es une partie de mon âme émanée

Pour aider le genre humain et aider le labeur du Temps.

Parce que tu es en lui, l’homme espère et ose,

Parce que tu es, l’âme des hommes peut grimper aux cieux

Et marcher comme les Dieux en la présence du Suprême.

Mais sans la sagesse, le pouvoir est comme un vent,

Il peut respirer sur les hauteurs et embrasser le ciel,

Il ne peut pas bâtir les extrêmes éternels.

Tu as donné la force aux hommes, la sagesse tu n’as pas pu leur donner.

Un jour, je reviendrai, porteuse de lumière,

Alors je te donnerai le miroir de Dieu:

Tu verras le moi et le monde tels qu’ils sont vus par lui

Reflétés dans la claire fontaine de ton âme.

Ta sagesse sera vaste, aussi vaste que ton pouvoir.

Alors la haine n’habitera plus les cœurs humains

Et la peur et la faiblesse déserteront la vie des hommes,

Les cris de l’ego seront muselés dedans

Et ses rugissements léonins qui réclament le monde pour nourriture,

Tout sera puissance et félicité et force heureuse.”

Remontant toujours la route ascendante de son esprit

Elle est arrivée dans un heureux et haut espace,

Une vaste tour de vision d’où l’on pouvait tout voir

Et tout était centré dans une seule vue

Comme quand des scènes séparées par les distances deviennent une

Et les teintes contraires se changent en harmonie.

Les vents s’étaient tus et les parfums emplissaient l’air.

Il y avait des chants d’oiseaux et le murmure des abeilles

Et tout ce qui est naturel et doux et familier

Et pourtant intimement divin pour le cœur et pour l’âme.

L’approche de la source faisait battre l’esprit

Et le tréfonds des choses semblait évident et là et vrai.

Ici, au centre vivant de cette vision de paix

Une Femme était assise dans une lumière de cristal limpide:

Les Cieux avaient dévoilé leur splendeur dans ses yeux,

Ses pieds étaient des rayons de lune, sa face un soleil brillant,

Son sourire pouvait persuader un cœur mort et déchiré

De vivre encore et de sentir ses mains de calme.

Une musique profonde ondoyait avec sa voix:

“Ô Savitri, je suis ton âme secrète.

Je suis descendue sur cette terre blessée et désolée

Pour guérir son tourment et bercer et reposer son cœur

Et poser sa tête sur les genoux de la Mère

Et que cette terre puisse rêver de Dieu et connaître sa paix

Et faire entrer l’harmonie des sphères supérieures

Dans le rythme brutal des jours inquiets de la terre.

Je lui montre les images des Dieux de lumière

Et j’apporte la fermeté et la consolation dans sa vie de lutte;

Les choses célestes qui sont seulement des mots et des formules maintenant

Je les lui révèle dans le corps avec leur pouvoir.

Je suis la paix qui se glisse dans la poitrine humaine usée par la guerre;

Au milieu du règne de l’Enfer créé par ses propres actes

Je crée un foyer où les messagers du Ciel peuvent loger;

Je suis la charité aux douces mains de miséricorde;

Je suis le silence au milieu du vacarme et du trimard de la vie;

Je suis la Connaissance penchée sur la carte cosmique de la terre.

Dans les anomalies du cœur humain

Où le Bien et le Mal sont d’intimes complices

Où la lumière est traquée à chaque pas par les Ténèbres,

Où sa connaissance la plus large est une ignorance,

Je suis la Puissance qui pousse vers le meilleur

Et je travaille pour Dieu et je regarde vers les hauteurs.

Même le péché et l’erreur me servent de marchepied

Et toute expérience est ma longue marche vers la Lumière.

Dans l’Inconscient, je bâtis la conscience

Et fais traverser la mort pour arriver à la vie immortelle.

Innombrables sont les formes par lesquelles Dieu grandit dans l’homme;

Elles impriment la divinité dans ses pensées et dans ses actes

Soulèvent la taille de l’argile humaine

Ou lentement la transmuent en l’or des cieux.

Il est le Bien pour lequel les hommes luttent et meurent

Il est la guerre du Juste contre l’égarement du Titan,

Il est la Liberté qui se lève immortelle du bûcher

Il est la Vaillance qui garde encore la passe désespérée

Ou seul et debout, il reste sur la barricade brisée,

Une sentinelle dans la Nuit dangereuse qui gronde.

Il est la couronne du martyr brûlé vif

Et l’heureuse résignation du saint

Et le courage indifférent aux blessures du Temps

Et la puissance du héros qui se bat contre la mort et le Destin.

Il est la Sagesse incarnée sur un trône glorieux

Et la calme autocratie de la loi du sage.

Il est la haute et solitaire Pensée

À l’écart et au-dessus de l’ignorante multitude:

Il est la voix du prophète, la vision du voyant.

Il est la Beauté, le nectar de l’âme ardente,

Il est la Vérité qui fait vivre l’esprit.

Il est la richesse des Vastitudes spirituelles

Qui verse ses torrents guérisseurs sur la Vie indigente;

Il est l’Éternité séduite d’heure en heure,

Il est l’Infinité dans un petit espace:

Il est l’Immortalité dans les bras de la Mort.

Je suis ces pouvoirs et ils viennent à mon appel.

Ainsi, lentement, je hisse l’âme de l’homme plus près de la Lumière.

Mais le mental humain s’accroche à son ignorance,

Et le cœur humain à sa petitesse,

Et la vie terrestre embrasse son droit au malheur.

Seulement quand l’Éternité prendra le Temps par la main,

Seulement quand l’infini se mariera à la pensée finie,

L’homme pourra se délivrer de lui-même et vivre avec Dieu.

En attendant, j’apporte les dieux sur la terre

J’apporte l’espoir encore aux cœurs qui désespèrent,

Je donne la paix aux grands et aux humbles

Et verse ma grâce sur les sots et les sages.

Je sauverai la terre, si la terre consent à être sauvée.

Alors l’Amour enfin marchera sans blessure sur le sol de la terre;

Le mental de l’homme admettra la souveraineté de la Vérité

Et le corps supportera l’immense descente de Dieu.”

Elle a parlé, et de l’ignorant plan d’en bas

Un cri, un écho pervers, frémissant et sans fard est venu.

Une voix du mental humain prisonnier des sens

Portait plainte orgueilleusement contre ce pouvoir Divin,

Borné par les limites d’un mortel pensant

Et pris dans les chaînes de l’ignorance terrestre.

Emprisonné dans son corps et dans son cerveau

Le mortel ne peut pas voir le grandiose tout de Dieu

Ni partager sa vaste et profonde identité

Qui reste indevinée dans nos cœurs ignorants

Et qui sait toutes choses parce qu’il est un avec tout.

L’homme voit seulement les surfaces cosmiques.

Alors, se demandant ce qui peut rester caché des sens

Il creuse un bout de chemin vers les abîmes d’en bas,

Mais bientôt s’arrête, incapable d’arriver au noyau de la vie

Ni de communier avec le cœur battant des choses.

Il voit le corps nu de la Vérité

Bien que souvent trompé par ses innombrables vêtements,

Mais il ne peut pas regarder l’âme qui est dedans.

Alors, dans sa fureur de connaissance absolue,

Il arrache tous les détails et tranche et creuse:

Seul le contenu de la forme lui reste entre les mains

L’esprit échappe ou meurt sous son couteau.

Dans les richesses débordantes de l’infini

Il voit une étendue vide, un gigantesque désert.

Il a fait du fini son champ central,

Il dissèque son plan, maîtrise ses processus;

Cela qui fait tout mouvoir est caché à son regard,

Ses yeux studieux manquent l’invisible qui est derrière.

Il a le sûr toucher subtil d’un homme aveugle

Il a la vue d’un lent voyageur qui regarde des scènes lointaines;

Les contacts révélateurs de l’âme lui échappent.

Pourtant, il est visité par la lumière intuitive

Et l’inspiration vient de l’Inconnu,

Mais seules la raison et les sens lui semblent sûrs,

Seuls ils sont ses témoins de confiance.

Ainsi est-il frustré, ses splendides efforts sont vains;

Sa connaissance sonde de brillants cailloux sur les rivages

De l’énorme océan de son ignorance.

Pourtant, les accents de ce cri d’en bas étaient grandioses

Un pathétisme cosmique tremblait dans sa voix.

“Je suis le mental du grand monde ignorant de Dieu

Je monte à la connaissance par les marches qu’il a créées;

Je suis la Pensée de l’homme à la découverte de tout.

Je suis un dieu enchaîné par la Matière et par les sens,

Un animal prisonnier dans une clôture d’épines,

Une bête de somme qui demande sa nourriture,

Un forgeron rivé à son enclume et à sa forge.

Pourtant, j’ai desserré ma corde, élargi mon espace.

J’ai fait la carte des cieux, analysé les étoiles,

Décrit les orbites à travers les sillons de l’Espace,

Mesuré les kilomètres qui séparent les soleils,

Calculé leur longévité dans le Temps.

J’ai fouillé les entrailles de la terre et arraché

Les richesses gardées par sa lourde glèbe brunâtre.

J’ai répertorié les changements de sa croûte rocheuse

Et découvert les dates de sa biographie,

Déchiffré toutes les pages du plan de la Nature.

J’ai tracé l’arbre de l’évolution

Mis chaque branche et brindille, chaque feuille à sa place exacte;

Dans l’embryon, j’ai dépisté l’histoire des formes

Et composé la généalogie de tout ce qui vit.

J’ai détecté le protoplasme et la cellule et les gènes,

Retrouvé la trace des protozoaires, les ancêtres de l’homme

Les humbles origines d’où il est sorti;

Je sais comment il est né et comment il meurt;

Seulement je ne sais pas encore à quoi il sert

Ou s’il y a jamais quelque dessein ou quelque fin

Ou quelque poussée féconde de joie créatrice qui ait un sens

Parmi les vastes travaux de la puissance terrestre.

J’ai saisi la complexité de ses processus, nul ne m’échappe:

Son énorme machinerie est dans mes mains,

J’ai capturé les énergies cosmiques à mon usage.

Je me suis penché sur ses éléments infinitésimaux

Et j’ai démasqué ses invisibles atomes:

Toute la Matière est un livre ouvert pour moi;

Quelques pages seulement me restent à lire.

J’ai vu les chemins de la vie, les sentiers du mental,

J’ai étudié les méthodes de la fourmi et du singe

Et appris le comportement de l’homme et du ver.

Si c’est Dieu qui est à l’œuvre, j’ai trouvé ses secrets.

Mais tout de même la Cause des choses reste en doute,

Leur vérité échappe et la poursuite tombe dans un vide;

Quand on a tout expliqué, rien n’est connu.

Qu’est-ce qui a choisi le processus, d’où l’Énergie a-t-elle jailli?

Je ne le sais pas et probablement ne le saurai jamais.

Un mystère est la naissance de cette puissante Nature,

Un mystère est l’élusive coulée du mental,

Un mystère, la fantaisie protéenne de la vie.

Ce que j’ai appris, le Hasard saute pour le contredire,

Ce que j’ai bâti, le Destin s’en empare et le brise.

Je peux prévoir l’action des forces de la Matière

Mais pas la marche de la destinée de l’homme:

Il est poussé sur des chemins qu’il n’avait pas choisi

Il tombe écrasé sous les roues du temps.

Mes grandes philosophies sont des devinettes raisonnées,

Les cieux mystiques qui réclament l’âme humaine

Sont un charlatanisme de l’imagination cérébrale:

Tout est spéculation ou rêve

Et finalement le monde lui-même devient douteux:

Une jonglerie de l’infinitésimal imite la masse et les formes

Un rire résonne derrière le masque fini de l’infini.

Peut-être le monde est-il une erreur de notre vue

Une duperie qui se répète avec chaque étincelle des sens,

Un mental irréel halluciné l’âme

Avec la vision persistante d’une fausse réalité,

Ou bien la danse de Maya voile un Vide jamais né.

Même si je pouvais arriver à une conscience plus grande,

À quoi sert donc que la Pensée conquière

Un Réel qui est à jamais ineffable

Ou pourchasse dans sa tanière un Moi sans corps

Ou fasse de l’inconnaissable la cible de l’âme?

Non, laisse-moi plutôt œuvrer dans mes limites mortelles,

Pas vivre au-delà de la vie ni penser au-delà du mental:

Notre petitesse nous sauve de l’Infini.

Dans une grandeur glacée, déserte et désolée

Ne me demande pas de mourir de la grande Mort éternelle,

Nu de ma propre humanité

Dans la Vastitude glaciale des immensités de l’esprit.

Chaque créature vit selon les limites de sa nature,

Et comment peut-on échapper à son destin natal?

Humain, je suis, laisse-moi rester humain

Jusqu’à ce que je tombe muet et dorme dans l’Inconscient.

Une haute insanité, une chimère vraiment

Est de penser que Dieu vive caché dans l’argile

Et que l’éternelle Vérité puisse demeurer dans le Temps,

Et de l’invoquer pour qu’elle sauve notre moi et sauve le monde.

Comment l’homme pourrait-il devenir immortel et divin

Et transmuer la substance même dont il est fait?

Les Dieux magiciens peuvent rêver, pas les hommes pensants.”

Et Savitri entendit la voix, elle entendit la réponse perverse

Et se tournant vers son être de lumière elle dit:

“Ô Madone de lumière, Mère de joie et de paix,

Tu es une partie de moi émanée

Pour tirer l’esprit vers ses hauteurs oubliées

Et réveiller l’âme par le toucher des cieux.

Parce que tu es, l’âme s’approche de Dieu,

Parce que tu es, l’amour grandit en dépit de la haine

Et la connaissance marche invincible dans l’enfer de la Nuit.

Mais ce n’est pas en déversant la pluie d’or des cieux

Sur le sol dur et rocailleux de l’intellect

Que l’arbre du Paradis pourra fleurir sur le champ terrestre

Ni l’Oiseau du Paradis percher sur les rameaux de la vie

Ni les vents du Paradis souffler dans l’air mortel.

Même si tu fais pleuvoir les rayons de l’intuition,

Le mental de l’homme pensera que c’est le rayonnement de la terre elle-même,

Son esprit s’enlise dans l’ego spirituel,

Ou bien le rêve de son âme s’enferme dans une brillante cellule de sainteté

Où seule peut venir une ombre brillante de Dieu.

Il faut que tu nourrisses sa soif de l’éternel

Et remplisses du feu céleste l’ardeur de son cœur,

Et fasses descendre Dieu dans son corps et dans sa vie.

Un jour je reviendrai, Ses mains dans les miennes,

Et tu verras la face de l’Absolu.

Alors s’accomplira la sainte union

Alors naîtra la famille divine.

Et la lumière et la paix seront dans tous les mondes.”

FIN DU CHANT QUATRE

 

1 Encelade, le géant qui fit le siège de l’Olympe et fut enseveli sous l’Etna par la déesse Athéna.

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