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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Sept: Le Livre du Yoga

Chant Trois
L’Entrée dans les Pays intérieurs

Tout d’abord, sortie de la trépidation affairée du mental

Subitement, comme d’une foule bruyante au marché,

Elle est entrée dans une caverne

Par la magie d’un moment d’intériorisation;

Son moi est devenu une vacuité nue et silencieuse.

Désertée par les voix de la pensée,

Son mental fixait la nudité abyssale d’un infini muet.

Ses hauteurs s’éloignaient, ses profondeurs se refermaient derrière elle;

Tout lui échappait et la laissait béante.

Mais quand elle est revenue à son moi pensant,

Une fois de plus elle était une créature humaine sur la terre,

Un paquet de Matière, une maison à la vue barrée,

Un mental obligé d’expliquer l’ignorance

Une force de vie comprimée dans un camp de travail

Et un monde matériel pour champ borné.

Stupéfaite et comme sans connaissance elle cherchait son chemin

Pour sortir du labyrinthe du passé ignorant de l’homme

Qui prenait la surface de la personne pour l’âme.

Alors une Voix a parlé, qui habitait sur les hauteurs secrètes:

“C’est pour l’homme que tu cherches, non pour toi seule.

C’est seulement si Dieu revêt le mental humain

Et prend sur lui l’ignorance mortelle comme un manteau

Et se fait lui-même le Nain à trois pas1

Qu’il peut aider l’homme à devenir Dieu.

Déguisée en homme, la Grandeur cosmique travaille

Et découvre le seuil mystique inaccessible

Et ouvre la porte d’or de l’Immortel,

L’homme humain suit les pas humains de Dieu.

Acceptant ses ténèbres, tu dois lui apporter la lumière,

Acceptant son chagrin, tu dois lui apporter la félicité.

Dans le corps de la Matière, découvre ton âme née des cieux.”

Alors Savitri est sortie des murs de son corps

Et elle est restée un temps hors d’elle-même

Et elle a regardé dans les profondeurs de son être subtil,

Et dans ce cœur comme dans un bouton de lotus

Elle a pressenti son âme secrète et mystérieuse.

À cet obscur portail de la vie intérieure

Qui bloque nos profondeurs au mental du corps

Et à tout ce qui vit par le seul souffle du corps,

Elle a frappé et pressé la porte d’ébène.

Le portail vivant a gémi sur ses charnières rétives:

À contrecœur et lourdement inerte il protestait

Contre la tyrannie du toucher de l’esprit.

Du dedans, une formidable voix a crié:

“Arrière! créature de la terre, sinon, torturée et déchirée tu mourras.”

Un horrible murmure s’est levé comme d’une mer nocturne;

Le Serpent du seuil s’est dressé en sifflant

Fatal gardien encapuchonné de monstrueux anneaux,

Les chiens des ténèbres hurlaient, gueule béante,

Et trolls et gnomes et gobelins aux regards torves

Et bêtes sauvages rugissantes saisissaient de peur le sang

Et des menaces grondaient dans une langue dangereuse.

Imperturbable, sa volonté poussait la barrière;

Le portail a basculé avec un grincement de protestation,

Les Puissances adverses ont retiré leur terrible garde;

Son être est entré dans les mondes intérieurs.

Dans un étroit passage se dressait la porte du subconscient;

Elle respirait avec difficulté et peinait et luttait

Pour trouver le moi intérieur dissimulé derrière les sens.

Dans une densité compacte de Matière subtile,

Une cavité remplie d’une masse d’énergie aveugle,

Une obstruction de miroitements trompeurs

L’épaisse barrière d’une vue qui ne voit pas,

Elle a forcé son chemin à travers le corps jusqu’à l’âme.

Elle a traversé une ligne frontière périlleuse

Où la vie plonge dans le crépuscule subconscient

Et se débat entre la Matière et un premier chaos mental

Pullulant d’entités élémentaires

Et de vagues formes de pensées voltigeantes à demi incarnées

Et de grossiers débuts d’une force sans frein.

Tout d’abord, il y avait une difficile étroitesse

Une mêlée de pouvoirs incertains et de volontés flottantes,

Car tout était là, mais rien n’était à sa place.

Parfois une ouverture venait, une porte était forcée:

Elle croisait les espaces d’un moi secret

Cheminait par les couloirs du Temps intérieur.

Finalement elle a débouché dans une forme des choses

Un début de finitude, un monde de sensations;

Mais tout était encore confus, rien ne se trouvait par ses propres moyens.

L’âme n’était pas encore là, seulement les cris de la vie.

Une cohue et une clameur dans l’air l’enveloppaient.

Une horde de sons défiait tout sens

Des cris stridents et dissonants et des appels contraires;

Un déferlement de visions traversait la vue,

Des séquences se bousculaient sans sens ni suite,

Des sentiments assaillaient un cœur embrouillé et accablé,

Chacun forçait son chemin particulier incohérent

Nul ne se souciait de rien, que de la poussée de son ego.

Un rassemblement sans la clef d’une volonté commune,

Les pensées affrontaient les pensées et tiraient sur un cerveau crispé

Comme pour arracher le siège de sa raison

Et jeter son cadavre dans le fossé au bord de la vie;

Ainsi la sentinelle de l’âme pourrait-elle tomber

Dans la boue de la Nature,

Oubliée, abandonnée et tuée.

Ainsi la force de vie pourrait-elle renverser l’empire du mental,

La Nature renoncer au gouvernement de l’esprit

Et les énergies brutes des éléments

S’emparer des sens dans une gloire de joie sans borne

Une splendeur d’anarchie extatique,

Une orgie d’exultation grandiose et folle.

Tel était l’instinct des sens vidés de l’âme

Ou quand l’âme dort, cachée et vide de force,

Mais alors la divinité vitale se réveille dedans

Et soulève la vie d’un doigt souverain.

Sinon comment pourraient venir la gloire et la flamme

Si le mental est jeté dans l’abîme?

Car, sans mental, le corps n’a pas la lumière,

Ni le ravissement spirituel des sens, ni la joie de la vie;

Dès lors, tout devient sub-conscient, ténébreux,

L’Inconscience pose son sceau sur la page blanche de la Nature

Ou bien quelque désordre dément fait tourbillonner le cerveau

Et jette un chaos d’impulsions désordonnées

Sur les routes d’une nature ravagée

Où nulle lumière ne peut venir, nulle joie, nulle paix.

Cet état, maintenant, menaçait Savitri, elle luttait pour en sortir.

Comme ballottée dans une longue interminable rue

Charriée par une foule écrasante et harcelante,

Heure après heure, elle avançait sans répit

Tenant tête à cette meute insensée à force de volonté;

Elle arrachait sa volonté de cette horrible mêlée

Et fixait sa pensée sur le Nom sauveur;

Alors tout est devenu silence et vide: elle était libre.

Une grande délivrance est venue, un vaste espace calme.

Un moment elle a traversé une blanche tranquillité

De Lumière nue jaillie d’un invisible soleil,

Un vide qui était un bonheur sans corps,

Un vacuum béatifique de paix sans nom.

Mais maintenant, le seuil d’un danger plus puissant s’approchait:

La mêlée du mental corporel, la progéniture de l’Inconscient

Et ses pensées, ses volontés désordonnées étaient tombées d’elle.

Une gigantesque source de Vie est apparue, menaçante,

Sans gouvernement du mental ni de l’âme, subconsciente, immense.

Elle jetait toutes les énergies dans une seule et même marée

Elle faisait de sa force une mer violente et dangereuse.

Dans la tranquillité du moi silencieux de Savitri

Dans la blancheur de son Espace méditatif

Une ruée, un torrent, un déchaînement de Vie

A éclaté comme une furie de vagues fouettées par les vents

Déferlant sur les sables blancs de l’été;

Elle noyait les côtes, une montagne de vagues à l’escalade.

Énorme, son immense tumulte passionné.

En roulant, elle criait à l’esprit de Savitri qui écoutait,

Exigeant la soumission de Dieu à la Force sans chaînes.

Une force sourde sommait une altitude muette,

Un millier de voix dans une Vastitude de silence

Réclamait le soutien du cœur pour sauter sur la joie,

Le consentement de l’âme spectatrice pour son besoin d’agir,

Le sceau de la neutralité de l’être pour sa soif de puissance.

Dans les étendues du moi de Savitri qui regardait,

Elle apportait une grandiose rafale du Souffle de Vie;

Son torrent disait les espoirs et les peurs du monde,

Le cri de faim et de mécontentement de toute la vie et toute la Nature,

Et une soif que toutes les éternités ne peuvent combler:

Elle demandait aux montagnes les mystères de l’âme

Et le miracle du feu qui ne meurt jamais,

Elle proclamait une première extase ineffable

Cachée dans le battement créateur de Vie;

Elle arrachait aux abîmes invisibles des enfers

Leur séduction et la magie de leurs félicités délirantes,

Elle déversait dans la lumière de la terre l’égarement de son charme tortueux

Et le breuvage capiteux de la joie primitive de la Nature

Et le feu et le mystère des délices interdits

Bus au puits sans fond de la libido cosmique

Et le doux vin de miel empoisonné de la luxure et de la mort,

Mais elle rêvait d’une vendange glorieuse des dieux de la vie

Et sentait ce venin doré comme une ivresse céleste.

Les cycles infinis du désir

Et la mystique qui a créé un monde pas encore réalisé

Plus vaste que le connu et plus proche que l’inconnu

Où chassent à jamais la meute du mental et de la vie,

Soulevaient dedans une impulsion profondément insatisfaite

À désirer l’inaccompli et le toujours plus loin

Et à faire de cette vie sur une terre bornée

Une escalade de sommets qui s’évanouissaient dans le vide,

Une recherche de la gloire de l’impossible.

Elle rêvait de ce qui jamais n’a été connu

Elle tâchait d’étreindre ce qui, jamais, n’a été conquis

Elle chassait dans une mémoire élyséenne

Les charmes d’un délice trop tôt perdu et disparu du cœur;

Elle défiait la force qui tue, les joies qui blessent,

La forme imaginaire des choses inaccomplies

Et les invites magiques d’une danse circéenne transmutatrice2

Et les tenancières de la passion sur les parvis de l’amour

Et les colères et les ébats de la Bête sauvage avec la Vie et la Beauté.

Elle apportait les remous et les lames de fond des forces contraires,

Les moments de contact avec les plans de lumière,

Ses ascensions brûlantes et ses vastes assauts jusqu’aux nues,

Ses châteaux de rêve ardents bâtis sur le vent, Ses naufrages dans l’abîme et les ténèbres,

Son miel de tendresse, son vin de haine cuisant,

Ses passades du soleil aux nuages, du rire aux larmes,

Le danger de ses puits d’enfer et ses gouffres dévorants,

Ses peurs et ses joies et son extase et ses désespoirs,

Ses sorcelleries occultes, ses lignes directes

Et ses communions grandioses et ses soulèvements exaltants,

Sa foi en les cieux et ses amours avec l’enfer.

Ces forces n’étaient pas émoussées par le poids mort de la terre,

Elles donnaient le goût de l’ambroisie et le mordant du poison.

Il y avait une ardeur dans le regard de la Vie

Qui voyait le bleu des cieux dans l’air gris de la Nuit:

Les impulsions vers Dieu bondissaient sur les ailes de la passion.

Les pensées trottantes du mental, du haut de leur col,

Faisaient flotter quelque superbe rutilance comme d’une crinière irisée,

Quelque parure de pure lumière intuitive,

Elles pouvaient imiter son galop aux jarrets de feu:

Les voix du mental singeaient les accents de l’inspiration

Sa note d’infaillibilité,

Sa vitesse et la fulgurance du bond céleste des Dieux.

Comme une lame tranchante qui coupe les filets du doute

Le glaive de son discernement semblait presque divin.

Et pourtant, toute cette connaissance était d’un soleil emprunté;

Les formes qui venaient n’étaient pas nées natives des cieux:

Une voix intérieure pouvait dire le Verbe de l’irréel;

Sa puissance dangereuse et impérieuse

Pouvait mélanger le poison au vin de Dieu.

Sur ces hautes croupes brillantes, le faux pouvait caracoler;

La vérité reposait avec délice dans les bras passionnés de l’erreur

Et glissait allègrement la pente avec des zigzags dorés:

Elle lisérait son rayon d’un somptueux mensonge.

Ici, dans les royaumes bas de la Vie tous les contraires se rencontrent;

La Vérité regarde fixement et fait son travail les yeux bandés,

Et l’Ignorance est le patron de la Sagesse ici.

Ces sabots qui galopent dans leur hâte enthousiaste

Pouvaient conduire à une zone intermédiaire dangereuse

Où la Mort marche vêtue d’une robe de Vie immortelle.

Ou bien ils entrent dans la vallée des fausses lueurs

D’où, captives et victimes du Rayon spécieux,

Les âmes piégées dans cette région ne peuvent jamais sortir.

Agents, et non maîtres, elles servent les désirs de la Vie

Peinant à perpétuité dans les filets du Temps.

Nés des entrailles du Rien

Leur corps enjôle l’esprit dans les rêves d’un moment

Puis périt en vomissant l’âme immortelle

Rejetée du ventre de la Matière dans le cloaque du Néant.

Pourtant, quelques-uns, ni pris ni tués,

Peuvent passer s’ils sont guerriers

Portant l’image de la Vérité dans leur cœur abrité,

Ils peuvent arracher la Connaissance aux griffes hypnotisantes de l’erreur

Faire une brèche dans les murs aveugles du petit moi,

Puis continuer la route vers une vie plus grande.

Tout cela déferlait devant la vision de Savitri

Comme si, autour d’une haute île de silence,

Les mers tumultueuses de lointaines falaises inconnues

Avalaient ses étroits rivages en vagues serrées

Et faisaient un monde vorace d’écume blanche sauvage:

Tel un dragon aux millions de pattes pressantes,

Son écume et ses clameurs étourdissantes de géant ivre

Jetaient une crinière de Ténèbres dans le ciel de Dieu,

Puis refluaient et s’enfonçaient dans un lointain grondement.

Alors, encore une fois, souriait un air serein et large:

Le bleu du ciel et la terre verte, époux du règne de la Beauté

Vivaient comme jadis, compagnons du bonheur,

Et la joie de la vie riait au cœur du monde.

Maintenant tout était tranquille, la terre brillait, ferme et pure.

Pendant tout ce temps, Savitri n’avait pas bougé,

Pas plongé dans les vaines vagues,

Les clameurs de la Vie avaient fui les Vastitudes du moi silencieux;

Son esprit était libre et muet.

Puis continuant sa route par les étendues silencieuses du moi

Elle est arrivée dans un Espace clair et ordonné.

La Vie, là, restait parquée dans une tranquillité fortifiée;

Une chaîne était posée sur son puissant cœur d’insurgée.

Réduite à la modestie d’un pas mesuré

Elle n’avait plus sa fièvre ni sa foulée véhémente;

Elle avait perdu l’insouciante majesté de ses rêveries

Et la fertile grandeur de sa force royale;

Refrénées étaient ses pompes grandioses, ses gaspillages splendides,

Assagies, ses orgies et ses jeux de bacchante,

Rabattues, ses extravagances dans les bazars du désir,

Réprimées, ses volontés de despote, sa danse des fantaisies;

Un flegme froid enchaînait le débordement des sens.

Une royauté sans liberté, tel était son lot;

La souveraine du trône obéissait à ses ministres:

Le mental et les sens, ses serviteurs, gouvernaient sa maison;

Les bonds de son esprit étaient moulés sur des lignes rigides,

Et défendaient avec une phalange de règles cuirassées

Le règne équilibré de la raison qui gardait l’ordre et la paix.

Sa volonté restait cloîtrée dans les murs inexorables de la loi,

Sa force était contrainte par des chaînes qui feignaient de l’orner,

L’imagination était emprisonnée dans une forteresse

Ainsi que ses favorites licencieuses et folâtres;

L’aplomb de la réalité et la symétrie de la raison

Prenaient leur place sous la sentinelle des faits en ordre;

À l’âme, ils donnaient pour trône un banc de tribunal,

Pour royaume, un petit monde réglé et en rang:

La sagesse des âges se recroquevillait en versets scolastiques

Raplatie à la mesure d’un cahier de classe.

La puissante liberté de l’Esprit n’était plus:

Un mental scolaire avait capturé le large espace de la Vie

Et choisi de vivre dans une chambre étriquée et nue

Loin parqué de ce dangereux univers trop vaste

Craignant de perdre son âme dans l’infini.

Même le spacieux coup d’œil de l’Idée

Était découpé en système, enchaîné aux piliers fixes de la pensée

Ou vissé sur la base solide de la Matière,

Sinon l’âme se serait perdue dans ses hauteurs:

Obéissant à l’altière loi de l’Idéal

La pensée aurait fait son trône dans un air insubstantiel

Dédaignant les plates trivialités de la terre

Et barré les portes de la réalité pour vivre dans ses rêves.

Alors tout entrait au pas dans un univers réglé:

L’empire de la Vie était un continent organisé

Ses pensées, une armée en rang et disciplinée;

En uniforme, elles gardaient fixement la logique de leur place

Aux ordres du centurion mental diplômé.

Ou bien chacun entrait dans sa position comme une étoile

Et défilait par des cieux constellés et définitifs

Ou gardait son rang féodal parmi ses pairs

Dans la hiérarchie cosmique d’un ciel immuable.

Ou bien, telle une fille de haute naissance aux yeux chastes

Interdite de marcher sans voile par les chemins publics,

Elle devait aller par des chambres étroitement isolées,

Vivre ses sentiments cloîtrés ou par les petites allées du jardinier.

La Vie était consignée à un sûr niveau à ras de terre,

Elle n’osait pas tenter les grands sommets difficiles

Ni grimper au voisinage d’une étoile solitaire

Ni côtoyer le danger du précipice

Ni tenter le rire périlleux des brisants frangés d’écume,

Amateur du danger, poète de l’aventure,

Ni appeler quelque dieu flamboyant dans sa chambre,

Ni quitter les bornes du monde et, là où nulle limite n’existe,

Rencontrer l’Adorable avec la passion du cœur,

Ni enflammer le monde avec le Feu intérieur.

Dans la prose de la vie, tel un adjectif châtié,

Elle doit mettre de la couleur seulement dans son espace autorisé

Sans faire de fugues hors de la cabine pensante

Ni passer outre en des rythmes trop hauts ou trop vastes.

Même quand elle s’envolait dans l’air idéal

Le vol de la pensée ne se perdait pas dans le bleu des cieux:

Elle traçait sur le ciel quelque fleur typique

De beauté disciplinée et de lumière assortie.

Un esprit tempéré et vigilant gouvernait la vie:

Ses actes étaient les outils d’une pensée considérée

Trop froide pour prendre feu et mettre le monde en flammes,

Ou des manœuvres diplomatiques de la raison prudente

Examinant les moyens d’une fin préfigurée,

Ou à son degré le plus haut, quelque plan d’une calme Volonté

Ou une stratégie de quelque Haut Commandement intérieur

Afin de conquérir les trésors secrets des dieux

Ou de gagner quelque monde glorieux pour un roi masqué,

Non un réflexe du moi spontané,

Non un signe de l’être et de ses états d’âme,

Pas un envol de l’esprit conscient, pas un sacrement

De la communion de la vie avec le Suprême silencieux,

Ni son pur mouvement sur la route de l’Éternel.

Ou encore, pour donner corps à quelque haute Idée

Une maison se bâtissait avec des briques trop bien ajustées;

Action et pensée cimentées ensemble faisaient un mur

Pour de petits idéaux qui bornaient l’âme.

Même les méditations rêvaient sur un étroit siège

Et le culte s’adressait à un Dieu exclusif,

Priait l’Universel dans une chapelle

Dont les portes étaient bouchées à l’univers,

Ou agenouillé devant l’impersonnel sans corps

Le mental restait sourd au cri et au feu de l’amour:

Une religion rationnelle desséchait le cœur.

Elle organisait les actes d’une vie sans heurts avec des lois morales

Ou proposait un froid sacrifice sans flamme.

Le Livre saint restait sur son pupitre sanctifié

Enveloppé dans les cordes soyeuses des gloses:

Un credo scellait à jamais son sens spirituel.

Tel était le pays tranquille du mental établi,

La vie, là, n’était plus l’essentiel ni la voix de la passion;

Le cri des sens était englouti dans un silence.

L’âme n’était pas là ni l’esprit, seul le mental tout seul;

Le Mental prétendait être l’esprit et l’âme.

L’esprit se voyait lui-même comme une forme du mental,

Se perdait lui-même dans la gloire de la pensée,

Une lumière rendait invisible le soleil.

Savitri entrait dans un espace résolu et réglé

Où tout était immobile et chaque chose restait à sa place.

Chacun avait trouvé ce qu’il cherchait et connaissait son but.

Tout avait une ultime et finale stabilité.

C’était un paradis pour la quiétude couronnée de la pensée

Il ne restait plus rien à trouver ni à connaître,

Un tabernacle de la vie sage et satisfaite.

Là, quelqu’un se tenait en avant, porteur de l’autorité,

Un front imposant et une baguette à la main,

Le commandement s’incarnait dans ses gestes et son ton;

La sagesse pétrifiée de la tradition sculptait ses paroles,

Ses jugements sentaient l’oracle.

“Voyageur ou pèlerin du monde intérieur,

Tu es fortuné d’arriver dans notre air brillant

Flambant de la suprême finalité de la pensée.

Ô aspirant au parfait chemin de la vie,

Ici trouve-le, repose-toi de ta quête et vis en paix.

Nôtre est le pays de la certitude cosmique.

Ici est la vérité, l’harmonie de Dieu est ici.

Enregistre ton nom dans le livre de l’élite;

Admis par la consécration des élus,

Choisis ta position dans la connaissance, ton poste dans le mental,

Tire ton numéro d’ordre au bureau de la Vie

Et admire ton destin qui t’a fait des nôtres.

Tout, ici, étiqueté et ficelé, le mental peut le connaître,

Tout est combiné par la loi que Dieu permet pour la vie.

Tel est le bout et il n’y a rien au-delà.

Ici se trouve la sécurité de l’ultime enceinte

Ici la clarté du glaive de Lumière,

Ici la victoire de l’unique vérité,

Ici brûle le diamant du bonheur sans fissure.

Vis comme un favori des Cieux et de la Nature.”

Mais à ce sage trop satisfait et convaincu

Savitri a répondu en jetant dans son monde

La voix intérieure du cœur qui questionne

Et la profonde délivrance de l’œil qui voit.

Car, dans ce pays, le cœur ne parlait pas, seule, la claire

Lumière de l’intellect régnait ici, froide, précise, bornée.

“Heureux sont-ils, dans ce chaos des choses,

Ce va-et-vient des pas du Temps,

Qui peuvent trouver l’unique Vérité, la Loi éternelle:

Imperturbables ils vivent, intouchés par l’espoir et le doute et la peur.

Heureux sont-ils dans ce monde ambigu et incertain

Les hommes ancrés dans une croyance fixe,

Ou ceux qui ont planté dans le riche terreau du cœur

Un petit grain de certitude spirituelle.

Mille fois heureux qui reste sur la foi comme sur un roc.

Mais il me faut passer outre et quitter cette recherche terminée,

Cette Vérité ferme et dénouée, arrondie et immuable

Ce bâtiment géométrique des faits du monde

Cette connaissance réglée des choses apparentes.

Ici je ne peux pas rester, parce que je cherche mon âme.”

Personne n’a répondu dans ce brillant monde satisfait,

Ou simplement ils continuèrent leur chemin coutumier

Étonnés d’entendre des questions dans cet air,

Ou des pensées qui pouvaient encore se tourner vers l’Au-delà.

Mais quelques passants des sphères voisines murmuraient:

Chacun jugeait la pensée de Savitri selon son propre credo.

“Qui donc est-elle celle-là qui ignore que l’âme

Est une moindre glande, ou quelque sécrétion défectueuse

Qui trouble le sain gouvernement du mental

Et désorganise le fonctionnement du cerveau,

Ou une nostalgie logée dans la maison mortelle de la Nature,

Ou un rêve chuchotant dans les cavernes

De la pensée creuse de l’homme

Qui aimerait prolonger sa brève durée malheureuse

Et s’accrocher à une existence dans un océan de mort?”

Mais d’autres se récriaient:

“Que non! c’est son esprit qu’elle cherche.

Une ombre splendide du nom de Dieu,

Une informe pendeloque du royaume de l’Idéal,

L’Esprit est le Saint-Fantôme du Mental;

Mais nul n’a touché ses limites ni vu sa face.

Chaque âme est le Fils crucifié du grand Père,

Le Mental est le seul parent de cette âme, sa cause consciente,

La base sur laquelle tressaille une brève lumière passagère,

Le Mental, unique créateur du monde apparent.

Tout ce qui vit ici fait partie de notre propre moi:

Nos pensées ont fait le monde où nous vivons.”

Un autre passant aux yeux mystiques insatisfaits

Qui aimait sa croyance détruite et pleurait sa mort:

“Reste-t-il un seul être qui cherche un Au-delà?

Peut-on encore trouver le chemin, ouvrir la porte?”

Ainsi voyageait-elle à travers son moi silencieux.

Elle est arrivée à une route débordante d’une foule ardente

Qui se précipitait, brillante, les pieds en feu, les yeux ensoleillés,

Pressée d’atteindre le mystérieux mur du monde

Et d’arriver aux portes masquées du mental extérieur

Où nulle Lumière n’entre ni les voix mystiques:

Messagères de nos grandeurs subliminales

Habitantes venues de la caverne de l’âme secrète.

Elles faisaient irruption dans une obscure somnolence spirituelle

Ou faisaient surgir dans notre moi éveillé un lointain émerveillement

Des idées qui nous hantent par leur fil radieux

Des rêves qui suggèrent une Réalité pas encore née,

D’étranges déesses aux yeux magiques comme des fontaines profondes.

Des dieux ardents, cheveux au vent, porteurs des harpes de l’espoir,

De grandes visions teintées de lune qui glissent par un air doré.

Les visages et les corps sculptés d’étoiles d’une

Aspiration solaire qui rêve,

Des émotions qui rendent sublimes les cœurs ordinaires.

Et Savitri s’est mêlée à cette foule glorieuse,

Assoiffée de la lumière spirituelle que ces êtres portaient,

Impatiente de se hâter comme eux pour sauver le monde de Dieu;

Mais elle a refréné la haute passion de son cœur:

Elle savait que, d’abord, elle devait découvrir son âme.

Seuls ceux qui se sauvent eux-mêmes peuvent sauver les autres.

Elle faisait face en sens contraire à l’énigmatique vérité de la vie;

Ceux qui apportent la lumière à la souffrance des hommes

Couraient avec ardeur vers le monde extérieur;

Elle, ses yeux étaient tournés vers la source éternelle.

Ouvrant les bras pour arrêter la foule, Savitri s’est écriée:

“Ô heureuse compagnie des dieux de lumière,

Révélez, vous qui savez, la route que je dois prendre

Pour trouver le lieu de naissance du Feu occulte

Et la demeure profonde de mon âme secrète

Car sûrement cette sphère de lumière est votre pays.”

Quelqu’un répondit, montrant du doigt un vague silence voilé

Aux lointaines extrémités du sommeil

En quelque fond reculé du monde intérieur.

“Ô Savitri, nous venons de ton âme cachée.

Nous sommes les messagers, les dieux occultes

Qui aident la vie grise et lourde des hommes ignorants

À s’éveiller à la beauté et à la merveille des choses

En les touchant de la splendeur et de la divinité;

Dans le mal, nous allumons la flamme immortelle du bien

Et tenons la torche de la connaissance sur les routes ignorantes;

Nous sommes ta volonté et la volonté de tous les hommes tendus vers la Lumière.

Ô copie humaine, ô déguisement de Dieu

Qui cherches la divinité que tu gardes cachée

Et qui vis par la Vérité que tu ne connais pas,

Suis jusqu’à sa source la grand-route sinueuse du monde.

Là, dans le silence que rares ont jamais atteint

Tu verras le Feu qui brûle sur la pierre nue

Et la caverne profonde de ton âme secrète.”

Alors, suivant l’antique route sinueuse

Savitri est arrivée là où tout se resserrait à un étroit sentier

Foulé seulement par de rares pèlerins aux pieds blessés.

Quelques formes brillantes émergeaient de profondeurs inconnues

Et la regardaient avec de calmes yeux immortels.

Pas un son ne venait rompre l’immobile contemplation;

La silencieuse proximité de l’âme se sentait.

FIN DU CHANT TROIS

 

1 Selon la tradition, le Nain à trois pas est l’un des dix Avatars qui viennent présider à chaque cycle de l’Évolution. Après le Poisson (qui vint sauver le Véda, ou la Connaissance, du dernier déluge), puis la Tortue (symbole de l’amphibien), puis le Sanglier (l’animal qui fouille la terre), puis l’homme-Lion (le chaînon entre l’animal et l’homme), vint le Nain, symbole de l’homme petit et pas encore développé. Le Nain (Vâmane) apparut au temps où régnait un grand roi-démon puissant qui avait conquis la Terre et le Ciel et qui avait fait vœu de donner quoi que ce soit à qui que ce soit qui vienne. Alors vint le Nain qui demanda simplement trois pas de terre, ce qui fut octroyé. Alors le Nain grandit démesurément et posa un pas sur la Terre, un pas sur les Cieux, puis un troisième pas qu’il posa... sur la tête du grand Démon. Et le Démon (Bali) disparut sous terre... d’où, semble-t-il, il est ressorti en notre malheureux cycle et devenu le chef des dieux... jusqu’à l’arrivée de Kalki, le dernier Avatar, monté sur son cheval blanc, qui vient préparer et établir un nouvel Âge de Vérité ou Connaissance. Ainsi les “mythes” connaissaient-ils l’Évolution avant Darwin.

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2 Circé, la magicienne des Grecs qui transforma en pourceaux les compagnons d’aventure d’Ulysse.

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