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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Neuf: Le Livre de la Nuit éternelle

Chant Un
Vers le Vide Noir

Ainsi était-elle laissée seule dans la grande forêt

Entourée d’un obscur monde insouciant

Le corps de son époux sur sa poitrine abandonnée.

Dans le vaste silence de son esprit immobile

Elle ne mesurait pas sa perte par de vaines pensées

Ni ne déchirait de ses larmes les sceaux de marbre de la douleur:

Elle n’était pas encore debout, face au dieu terrible.

Sur le corps qu’elle aimait, son âme s’est penchée

Dans une grande immobilité sans émoi et sans voix

Comme si sa pensée était morte avec Satyavane.

Mais le cœur humain en elle battait encore.

Sentant encore cet être près du sien

Elle a serré contre elle sa forme muette et sans vie

Comme pour garder l’unité qu’ils furent

Et retenir encore l’esprit dans ce corps.

Puis soudain, s’est abattue sur elle le changement

Qui, parfois, dans les terribles moments de nos vies

Peut s’emparer de l’âme humaine

Et la soulever vers sa source lumineuse.

Le voile se déchire, le penseur n’est plus:

Seul, l’esprit voit et tout est su.

Alors, une calme Puissance sise au-dessus de nos fronts

Est vue, inébranlée par nos pensées et par nos actes,

Son silence porte les voix du monde:

Immobile, elle meut la Nature, regarde la vie.

Immuablement elle façonne ses fins lointaines;

Impassible et tranquille parmi les erreurs et les larmes

Sans limites par-dessus nos luttes et nos volontés,

Son regard commande au tourbillon tumultueux des choses.

Pour s’unir à la Gloire qu’il voit, l’esprit grandit:

La voix de la vie s’accorde à des sons infinis,

Les moments viennent sur de grandes ailes d’éclair

Et des pensées divines surprennent le mental de la terre.

Dans la splendeur et l’intensité de l’âme,

Miraculeuse naissance, une petite barque de lune est lancée,

L’étrave du mystère flotte dans un vide de lumière

Comme dans un ciel de silence puissant,

La pensée est enlevée; toute la chair mortelle vivante

Est saisie et dans un brusque torrent de notes brûlantes

Refaçonnée par un invisible Harmoniste.

Une vision nouvelle vient, des voix nouvelles se forment en nous

Et font un corps de la musique des dieux.

Une immortelle aspiration, un besoin sans nom tombe sur nous

Une vaste vibration divine court en quête

Et bâtit sur un fond de calme puissant

Une haute et solitaire exaltation de la volonté.

Ce moment-là, comme un gouffre, était né en Savitri.

Maintenant se découvrait au regard sans limites qui voit

Les choses interdites aux yeux terrestres des hommes pensants;

L’Esprit qui s’était caché dans la Nature prenait son vol

Hors de son lumineux nid au sein des mondes.

Comme un immense feu, il gravissait les cieux de la nuit.

Ainsi furent tranchées les cordes de l’oubli de soi.

Levant son regard vers de lointaines hauteurs, elle vit,

Ancienne et forte comme sur un sommet sans souffle

Au-dessus d’elle et des lieux où elle avait œuvré dans son mental solitaire

Au-dessus de son labeur isolé dans la tour d’un moi unique,

Elle voyait la source de tout ce qu’elle avait semblé être ou accompli:

Une force projetée dans l’espace cosmique

Une lente incarnation de la volonté des âges

Un fragment étoilé de l’éternelle Vérité

L’instrument passionné d’une Puissance impassible.

Une Présence était là emplissant le monde qui écoute,

Un centre du Tout prenait possession de sa vie sans bornes.

Une souveraineté, un silence et une rapidité comme l’éclair,

L’Un qui était Elle planait sur les abysses.

Comme une robe de chorale aux sons inentendus,

Une force descendait avec une traîne de lumières sans fin;

Reliant les secondes du Temps à l’Infinitude,

Illimitablement elle enveloppait la terre et Savitri:

Elle coulait dans son âme et Savitri fut changée.

Alors, comme une pensée qui s’accomplit d’un Mot suprême

Cette Toute-Puissance a pris une forme symbolique;

Les espaces de l’être de Savitri ont frémi sous ce choc,

Cela l’a enveloppée comme par des ailes immortelles;

Sur la courbe de ses lèvres était la Vérité que l’on ne prononce pas,

Un halo d’éclairs de la Sagesse était sa couronne,

Il est entré dans le lotus mystique au sommet de la tête de Savitri

Et cette force en a fait sa demeure aux mille pétales de pouvoir et de lumière.

Elle était l’immortel conducteur de sa mortalité,

L’auteur de ses œuvres et la fontaine de ses paroles,

Invulnérable au Temps, omnipotente,

Elle se tenait au-dessus de Savitri, calme, immobile, muette.

Tout en elle, fondait dans cette heure prodigieuse

Comme si les derniers restants de l’humanité

Qui fut sienne autrefois avaient été détruits par la Mort.

Prenant la vaste gouverne de l’esprit

Changeant l’océan de la vie en un miroir des cieux,

La jeune divinité dans ses membres terrestres

Emplissait son corps mortel d’une force céleste.

Finie, la douleur qui hante, les craintes qui déchirent:

Son chagrin était mort, son mental était immobile,

Son cœur tranquille battait d’une force souveraine.

Libre des griffes qui attachent les cordes du cœur

Tous ses actes, désormais, jaillissaient du calme d’un dieu.

Calmement elle a étendu sur le sol de la forêt

Le mort qui reposait encore sur sa poitrine

Et elle a pu abandonner la forme morte:

Seule, maintenant, elle s’est levée pour affronter le dieu redoutable.

Son esprit souverain maintenant posait un regard de maître

Sur la vie et les choses, héritier d’une œuvre

Qui restait inachevée depuis son passé balbutiant

Quand le mental peinait encore, apprenti passionné,

Maladroitement mû par des instruments frustes.

Transcendée maintenant, était la pauvre gouverne humaine,

Un pouvoir souverain était là, une volonté divine.

Un moment encore, elle s’est attardée, immobile,

Et elle a regardé l’homme mort à ses pieds;

Puis, comme un arbre qui se relève du vent

Elle a levé sa noble tête: affrontant son regard

Quelque chose était là, debout, sinistre,

Majestueux, d’un autre monde,

Un déni sans bornes de toute existence

Vêtu de terreur et d’énigme.

Dans ses yeux d’épouvante, cette Forme ténébreuse

Portait la pitié profonde des dieux destructeurs.

Une triste ironie plissait ses redoutables lèvres

Qui prononcent le mot fatal.

Dans la terrible beauté d’un visage immortel

L’Éternelle Nuit se levait, miséricordieuse,

Accueillant à jamais dans son cœur insondable tout ce qui vit,

Refuge des créatures dans leur angoisse et la douleur du monde.

Sa forme était le néant devenu réel,

Ses membres, un monument de l’éphémère,

Sous son front de calme imperturbable, les larges paupières d’un dieu

Regardaient en silence le serpent se tordre: la vie.

Impassible, sa vaste contemplation hors du temps, inaltérable,

Avait vu passer des cycles stériles,

Survécu à la disparition d’innombrables étoiles

Et toujours abrité le même regard immuable.

Face à face, leurs yeux s’affrontaient,

La femme et le dieu universel:

Autour d’elle, écrasant d’une insupportable solitude

Son âme puissante sans compagnon,

D’innombrables déserts inhumains s’approchaient.

Des éternités vacantes d’espoir interdit

Posaient sur elle leurs énormes yeux morts,

Puis, réduisant au silence les bruits de la terre,

Une triste et formidable voix s’est levée

Qui semblait celle de toute l’adversité du monde:

“Desserre tes bras, laisse tomber la passion qui t’entraîne

Ô esclave de la Nature, créature changeante de la Loi inchangeable,

Qui vainement te tords et te rebelles contre mon joug,

Lâche ton étreinte primitive – pleure et oublie.

Enterre ta passion dans sa tombe vivante.

Laisse maintenant la robe abandonnée

De l’esprit que tu aimais autrefois:

Retourne solitaire à ta vaine vie sur la terre.”

Le dieu se tut, elle ne bougeait pas, la voix a parlé encore

Rabaissant son ton grandiose à la tonalité humaine,

Et pourtant, derrière les sons prononcés, une redoutable clameur

Faisait résonner toute une tristesse et un mépris immortel

Comme le gémissement de mers lointaines inapaisées.

“Vas-tu garder à jamais ton emprise passionnée,

Toi, créature condamnée comme lui à passer,

Refusant à son âme le calme de la mort et le repos silencieux?

Lâche ta poigne; ce corps, comme le tien, est de la terre,

Son esprit maintenant appartient à un pouvoir plus grand.

Femme, ton mari souffre.”

Savitri a retiré la force de son cœur qui étreignait encore ce corps

Qu’elle avait tiré de ses genoux sur l’herbe tendre

Où il reposait doucement comme autrefois souvent dans le sommeil

Quand elle se levait de leur couche dans l’aube blanche

Appelée par ses tâches quotidiennes:

Maintenant aussi, comme appelée

Elle s’est levée, et ramassant ses forces solitaires, debout,

Comme on laisse tomber un manteau pour lutter de vitesse,

Immobile mais prête elle attendait le signal.

Elle ne savait pas pour quelle lutte:

Son esprit au-dessus, sur le sommet caché de sa forme secrète

Telle une sentinelle laissée sur la crête d’une montagne,

Splendeur aux pieds de feu, aux ailes puissantes,

Regardait dans un silence de flamme par l’âme muette de Savitri

Comme une voile immobile sur une mer sans vent.

Blanche, impassible, telle une puissance à l’ancre,

Elle attendait que le signal de la haute crête se lève

Des profondeurs éternelles et jette sa vague.

Alors la Mort, le Roi, s’est penché immensément

Comme se penche la Nuit sur les terres fatiguées quand le soir pâlit

Et les rayons fanés s’enfoncent sous les murs de l’horizon

Sans que le crépuscule s’emplisse encore d’une lune mystique.

Le sombre dieu terrible s’est redressé

Après s’être un instant courbé pour toucher terre,

Mais comme un rêve qui se réveille d’un rêve,

Abandonnant la pauvre forme de cette argile morte,

Un autre Satyavane lumineux s’est levé

Tout droit jailli de cette terre gisante

Comme si quelqu’un traversait une invisible frontière

Surgissant des rivages de l’au-delà.

Dans le jour de la terre cette silencieuse merveille se tenait

Entre la femme mortelle et le dieu terrible.

Il semblait tel un trépassé revenu

Portant la lumière d’une forme céleste

Splendidement étranger à l’air mortel.

La pensée cherchait les choses longtemps aimées et reculait, déroutée

Par cet éclat peu familier, vu et pourtant ardemment attendu

Inconvaincue de la douceur de cette forme radieuse,

Incrédule de cette apparence céleste trop éclatante;

Trop étrange était ce brillant fantasme pour l’embrasse de la vie

Désireuse des chaudes créations de la terre

Élevées dans l’ardeur des soleils matériels;

Les sens saisissaient en vain une ombre glorieuse:

Seul l’esprit reconnaissait l’esprit silencieux

Et le cœur devinait le vieux cœur aimé, bien que changé.

Sans vaciller il se tenait debout entre deux mondes,

Fixe, dans une puissante attente tranquille

Comme quelqu’un qui attend l’ordre sans voir.

Ainsi étaient-ils immobiles sur ce champ terrestre,

Puissances qui n’étaient pas de la terre, bien que l’une fut de l’argile humaine.

D’un côté et de l’autre, deux esprits s’affrontaient;

Le silence battait avec le silence, le vaste avec le vaste.

Mais maintenant le signal du Chemin s’est fait percevoir

Venu du Silence qui porte les étoiles

Et touche les confins du monde visible.

Lumineux, Satyavane s’éloignait, derrière lui la Mort

Suivait lentement de son pas silencieux

Comme glisse par des champs de rêve un berger d’ombre

Poursuivant quelque égaré de ses troupeaux sans voix,

Et Savitri suivait derrière la Mort éternelle,

Sa marche mortelle était égale à celle du dieu.

Sans mot, elle allait sur les traces de son amant

Posant ses pas humains là où il avait posé les siens

Entrant dans les silences périlleux de l’au-delà.

Tout d’abord elle se mouvait dans une aveugle pesanteur boisée

À une étrange allure sur un sol non humain

Comme si elle voyageait sur une route qu’elle ne voyait pas.

Autour d’elle, sur un reflet de terre verte,

Le rideau onduleux des forêts entourait ses pas.

Cette épaisse luxuriance obstruée de branchages

Assaillait son corps et la pressait obscurément

Dans un monde foisonnant de murmures palpables,

Et toute la beauté bruissante des feuilles

Ondoyait autour d’elle comme une robe d’émeraude.

Mais de plus en plus les sons devenaient lointains

Et son vieux corps familier lui semblait

Un fardeau que son être portait à distance.

Elle-même vivait au loin en quelque scène au-dessus

Mais enchaînée à la vision extatique de cette poursuite,

Seules présences dans un haut rêve hors de l’espace,

L’esprit lumineux continuait de glisser immobilement

Tandis que la grande ombre suivait vaguement derrière.

Encore, là-bas, une foule aimante pressait les mains de Savitri

L’implorant tendrement de leurs vieux désirs

Et ses sens sentaient proche l’air doux de la terre

Accroché à eux et percevaient dans quelques branches agitées

Le passage incertain d’un vent léger:

Des odeurs confuses, des appels lointains touchaient,

Le cri des oiseaux sauvages et leur bruissement ailé venaient

Comme le soupir de quelque monde oublié.

La terre restait distante, et pourtant proche,

Tissant autour d’elle sa douceur et sa verdeur et son bonheur,

Sa suave brillance aux teintes vives bien aimées,

Ses rayons qui arrivaient à leur midi doré

Et le ciel bleu et le sol caressant.

L’ancienne Mère offrait à son enfant

Son simple monde aux gentilles choses familières.

Mais maintenant il semblait que l’emprise des sens corporels

Entravait la divinité dans sa marche infinie

Et avait libéré ces esprits à leur vaste route

Par-delà l’interdit de quelque frontière intangible:

Le dieu silencieux devenait formidable et lointain en d’autres espaces

Et l’âme qu’elle aimait, Satyavane

Perdait son intimité consentante avec sa propre vie.

Dans un air profond, inconnu

Énorme, sans souffle, sans mouvement ni son

Ces esprits semblaient s’élargir et s’en aller à l’infini

Tirés par quelque vaste distance pâle

Prêts à disparaître de la chaude dépendance de la terre

Et d’elle-même devenue vague.

Maintenant, maintenant! ils allaient s’échapper!

Alors, comme une flamme jaillie du nid de son corps,

Alarmé, son esprit impétueux s’est jeté vers Satyavane.

Par une plongée de rocs à pic qui entouraient les cieux

Comme une aigle furieuse dont le petit est menacé,

Dans une terreur et une colère divine

Elle a volé de son aire à l’assaut de la mort qui montait,

Indignée contre cette serre d’acier prête à frapper,

Portée par un torrent de puissance et un cri

Lancée comme une masse d’or en feu.

Ainsi soulevée par ce débordement de flammes de l’esprit

Elle a traversé la ligne frontière des sens:

Comme de pâles enveloppes lourdement renvoyées par terre

Ses membres mortels tombaient de son âme.

Un moment, dans le sommeil d’un corps secret

Sa transe ne connaissait plus le soleil ni la terre ni le monde;

La pensée, le temps, la mort lui échappaient:

Elle ne connaissait plus le moi, Savitri était oubliée.

Tout n’était plus qu’un violent océan de volonté

Où vivait, captif d’une immense caresse,

Possédé dans une suprême identité,

Son but, sa joie, son origine: Satyavane seul.

Son souverain emprisonné au centre de son être

Battait là comme son propre cœur rythmique – elle-même,

Mais différent encore, tel un être aimé, enveloppé, embrassé,

Un trésor sauvé de l’engloutissement de l’espace.

Autour de lui, qui n’avait plus de nom, elle a jailli, infinie,

Son esprit accompli dans son esprit, pleine de tous les Temps

Comme si le moment immortel de l’Amour était trouvé,

Une perle dans la coquille blanche de l’éternité.

Puis, sortant de cet océan de transe qui l’engouffrait,

Son mental est ressuscité

Baigné par le ruissellement des couleurs de la lumière,

Éveillée une fois de plus à la vision et au Temps,

Revenue pour donner une forme au contour des choses

Et vivre dans les frontières du vu et du connu.

Par-devant, tous les trois se mouvaient encore sur la scène de son âme.

Comme traversant des fragments de rêve

Elle semblait voyager encore, telle une forme imaginaire,

Imaginant d’autres rêveurs comme elle-même,

Imaginée par eux dans leur sommeil solitaire.

Insaisies, irréelles, et pourtant familières, anciennes,

Comme par les fentes d’une mémoire insubstantielle,

Des scènes souvent traversées, jamais vécues, passaient

Devant elle, insouciantes de leur but oublié.

Ils voyageaient tous trois par des régions sans voix,

Seuls dans un monde nouveau où les âmes n’étaient pas,

Rien, sauf des humeurs vivantes.

Un étrange pays silencieux, fantomatique les entourait,

D’étranges cieux lointains au-dessus,

Un espace douteux où des objets rêveurs vivaient

En eux-mêmes leur propre idée fixe.

Fantomatiques étaient les champs, fantomatiques les plaines sans arbre

Fantomatique courait la route comme une peur qui se hâte

Vers ce qui la terrifie le plus,

Traversant des piliers de rocs conscients, fantastiques,

De hautes portes songeuses et sombres telles des pensées pétrifiées

Perdaient leur sens monstrueux dans une nuit géante là-bas.

Énigmes sculpturales du sommeil de l’Inconscient,

Symboles de l’entrée des anciennes ténèbres,

Monuments de leur règne titanique

S’ouvrant sur des abîmes comme d’effroyables mâchoires muettes

Attendant au bout de ce chemin hanté

Quelque voyageur attiré par un mystère qui tue,

Ils veillaient de l’autre côté de la route, cruels, immobiles:

Sentinelles de la silencieuse Nécessité, debout,

Gardiens muets et vigilants d’une morne affliction,

Gueules sculptées d’un énorme monde nocturne.

Alors, arrivé à cette lourde ligne glacée, brûlante,

Où ses pieds touchaient la lisière des marches d’ombre,

Satyavane s’est retourné, figé, lumineux

Regardant de ses yeux merveilleux Savitri, derrière lui.

Mais la Mort fit retentir son immense cri des abîmes:

“Ô mortelle, retourne à ton espèce éphémère,

N’aspire point à accompagner la Mort dans sa demeure,

Comme si ton souffle pouvait vivre là où le Temps doit mourir.

Ne crois pas que ta passion née du mental ait la force des cieux

Pour soulever ton esprit de sa base terrestre

Et, brisant la cage matérielle,

Faire flotter tes pieds de rêve dans le Néant sans fond

Et te porter à travers l’infini sans chemin.

Seule dans les limites humaines l’homme vit sauf.

Méfie-toi des Seigneurs irréels du Temps

Qui ont bâti cette semblance d’image immortelle de toi-même

Sur le fond flottant d’un rêve.

Ne laisse pas la redoutable déesse pousser ton âme

À transgresser véhémentement des mondes

Où elle périra comme une pensée impuissante.

Sache les froides bornes finales de tes espoirs dans la vie.

Futilement armée de la puissance d’emprunt de l’Idée

N’ose point dépasser la limite et la mesure comptée des forces de l’homme.

Ignorant et tâtonnant, parqué en de brèves clôtures,

Il se couronne lui-même le souverain dérisoire du monde

Torturant la Nature par les œuvres du Mental.

Ô somnambule, rêveur de divinité,

Réveille-toi et tremble parmi les silences indifférents

Où les quelques cordes faibles de ton être vont mourir.

Créatures impermanentes, écume chagrine du Temps,

Vos amours passagers ne lient point les dieux éternels.”

La terrible voix s’est enfoncée dans les silences consentants

Qui semblaient se refermer sur elle, vastes, intenses,

Telle une sanction sans mot des bouches de la Nuit.

La Femme n’a pas répondu.

Son âme haute nue, dépouillée de sa vêture mortelle,

Faisait face à l’arrêt de la destinée et aux sillons de la Loi

Par la pure volonté de sa force originelle.

Immobile comme une statue sur son socle,

Seule dans le silence et livrée aux Vastitudes,

Elle se dressait contre les abîmes muets des ténèbres empilés

Comme un pilier de feu et de lumière.

FIN DU CHANT UN

in Russian

in English