Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Neuf: Le Livre de la Nuit éternelle
Chant Deux
Le Voyage dans la Nuit éternelle et la Voix des
Ténèbres
Un moment sur la redoutable crête glacée de la Nuit,
Tout s’est arrêté comme si un monde était condamné à mort
Et attendait au bord du silence éternel.
Le ciel s’est penché vers eux comme un front de nuage
Et de menace à travers le silence nocturne sans voix.
Un instant, tandis que les pensées restaient muettes sur un rebord désespérant
Où les ultimes abîmes plongent dans le rien
Et les ultimes rêves doivent finir, ils se sont arrêtés;
Devant eux, les ténèbres comme des ailes d’ombre,
Derrière eux, livide, le soir figé comme le regard d’un mort.
Dans l’au-delà affamé, la Nuit voulait l’âme de Savitri.
Mais encore, dans son sanctuaire de force solitaire
Immobile, son esprit de flamme, muet, droit,
Brûlait comme une torche ardente par les fenêtres de son être
Pointant son rayon contre la sombre poitrine des gouffres.
La Femme la première affrontait l’Abîme
Osant faire route à travers l’éternelle Nuit.
Armée de lumière, elle a posé son pied pour plonger
Dans la redoutable vacuité blafarde;
Immortel, impassible, son esprit confrontait
Le danger de cette dévastation aveugle et sans merci.
Ils bougeaient sur un sol de nuit noire
S’enfonçant d’un mystérieux mouvement sous les pas humains de Savitri,
Une allure comme à la nage, une marche à la dérive
Telles des images mouvantes devant des paupières closes:
Tous trois allaient comme dans les rêves, glissant, flottant.
Les portes de roc lourdement murées avaient disparu derrière;
Comme par les corridors d’un temps fuyant
Le présent et le passé tombaient dans le Sans-Temps:
Suspendu au bord d’une aventure dans le brouillard,
L’avenir finissait noyé dans le rien.
Parmi des formes effondrées, ils se glissaient obscurément;
Les vestibules fondus d’un monde ténébreux
S’ouvraient à eux où ils semblaient se mouvoir et pourtant
Rester immobiles et n’avancer nulle part et pourtant passer.
Cortège muet, tableaux d’ombre reliés,
Nulle forme consciente glissant sur nulle scène réelle.
Mystère d’une terreur sans bornes,
L’énorme vide affamé ramassait son énergie cruelle
Enveloppait lentement de ses abysses sans un son
Et gorge sans forme, monstrueuse, caverneuse,
Dévorait Savitri dans sa masse d’ombre étranglante,
Agonie féroce d’un rêve de l’esprit.
Tel un rideau d’épouvante impénétrable,
Les ténèbres pendaient autour de sa cage sensorielle
Comme au moment où les arbres se changent en ombres éteintes
Et les dernières lueurs amies s’effacent
Laissant une proie ligotée par des chasseurs dans une forêt,
Prisonnière d’une nuit nullement vide.
La pensée qui lutte dans le monde était détruite ici:
Elle renonçait à son effort pour vivre et connaître
Finalement convaincue qu’elle n’avait jamais été;
Elle s’écroulait, tous ses rêves d’action finis:
Cette nullité figée était son noir aboutissement.
Dans l’écrasante suffocation de ce Néant monstrueux
Le mental ne pouvait pas penser, ni le souffle respirer,
L’âme ne pouvait pas se souvenir d’elle-même ni se sentir;
Elle semblait un trou creux dans un vide stérile,
Un zéro oublieux de la somme qu’il faisait,
Une négation de la joie du Créateur
Délivrée par nul repos dans le vaste, nulle paix des profondeurs.
Sur tout ce qui, ici, prétend être Vérité et Dieu
Et moi conscient et Verbe révélateur
Et ravissement créateur du Mental
Et Amour et Connaissance et délice du cœur, s’abattait là
Un immense refus du Non éternel.
Comme disparaît une lampe dorée dans les ténèbres
Emportée loin du besoin des yeux,
Savitri disparaissait dans les ombres.
Il n’y avait pas de cap, pas de chemin, ni de fin ni de but:
Aveugle, elle se mouvait parmi des gouffres insensibles,
Ou bien elle s’enfonçait dans quelque grand Désert noir inconscient
Ou tournoyait dans un maelström insensé de vents contraires
Assemblés là par les mains de titan du Hasard.
Il n’y avait personne avec elle dans ce redoutable vaste:
Elle ne voyait plus la silhouette du formidable dieu,
Ses yeux avaient perdu leur lumineux Satyavane.
Mais son esprit ne lâchait pas pour autant,
Il tenait plus profondément que ne le peuvent nos sens emprisonnés
Qui étreignent extérieurement l’objet aimé
Et le trouvent pour le perdre.
De même, quand ils vivaient sur la terre
L’avait-elle senti vagabonder parmi les clairières,
Et les clairières étaient une scène en elle, ses trouées, des paysages de son être
Ouvrant leurs secrets aux trouvailles et à la joie de Satyavane;
Pour la jalouse tendresse de son cœur
Tous les heureux espaces que ses pieds aimés chérissaient
Devenaient aussitôt l’embrasse de son âme autour de son corps
Et suivaient ses pas d’une muette passion.
Mais maintenant un gouffre de silence était entre eux
Et elle tombait dans un abîme de solitude
Rejetée même d’elle-même, retirée même de l’amour.
De longues heures, et elles semblent longues quand le pas pesant du temps
Se mesure par les battements de peine de l’âme,
In an unreal darkness empty and drear
Elle voyageait et marchait sur le cadavre de la vie,
Perdue dans la nuit aveugle des âmes éteintes.
Toute seule dans l’angoisse du vide,
Elle vivait en dépit de la mort, elle conquérait encore;
En vain étranglait-on son être puissant:
La longue et lourde mélopée de sa douleur
Se lassait tard de sa féroce torture d’elle-même.
Mais enfin, une vague lueur jamais éteinte,
Pâle mais immortelle, vacillait dans les ténèbres
Comme une mémoire revenue à des esprits morts.
Une mémoire qui voulait vivre encore,
Disparue du mental dans le sommeil natal de la Nature.
Cette lueur errait comme un rayon de lune perdu
Révélant à la nuit son âme d’épouvante;
Les ténèbres rampaient comme un serpent dans cette lueur,
Sa cagoule noire parée du joyau mystique luisait rouge;
Ses lourds plis lisses ont raidi, glissé, roulé
Comme s’ils sentaient toute lumière comme une douleur cruelle
Et souffraient de la pâle approche d’un espoir.
La Nuit sentait assailli son sombre règne de plomb;
La splendeur de quelque éternité glorieuse
Menaçait par cette vague lueur de Vérité errante
Son empire du Néant éternel.
Implacable dans sa force intolérante
Et sûre qu’elle seule était vraie,
La Nuit luttait pour étouffer ce frêle rayon dangereux;
Consciente d’une immensité de négation totale
Elle a dressé sa gigantesque gueule de Nullité,
Sa bouche de ténèbres avalant tout ce qui est:
Elle voyait en elle-même l’Absolu ténébreux.
Mais la lumière gagnait quand même et quand même grandissait
Et Savitri s’est réveillée à son moi perdu;
Son corps refusait la froide étreinte de la mort
Les battements de son cœur triomphaient de la poigne de la douleur;
Son âme persistait à réclamer pour sa joie
L’âme du bien-aimé qu’elle ne voyait plus maintenant.
Devant elle, dans le silence du monde,
Une fois encore elle a entendu le pas d’un dieu,
Et Satyavane, son époux, sorti des ténèbres muettes
Était devenu une ombre lumineuse.
Puis un son a retenti à travers ce monstrueux royaume de mort:
Immense comme la houle dans les oreilles d’un nageur las,
Clamant et rugissant d’un cœur de fer fatal
La Mort envoyait à la nuit son cri mortel.
“Ici est ma noire immensité de silence,
Ici est la demeure de la Nuit éternelle,
Ici est le secret du Néant,
La tombe qui ensevelit la vanité des désirs de la vie.
As-tu jamais vu ta source, ô cœur éphémère?
Et su de quoi fut créé le rêve que tu es?
Dans la rigoureuse sincérité de ce vide nu
Espères-tu encore durer et aimer toujours?”
La Femme ne répondit pas.
Son esprit refusait
La voix de la Nuit qui savait et de la Mort qui pensait.
Dans son infinitude sans commencement
Savitri regardait par les étendues de son âme illimitée;
Elle voyait les fontaines immortelles de sa vie,
Elle se savait éternelle et sans naissance.
Mais l’opposant toujours de sa nuit sans fin,
La Mort, le dieu redoutable, infligeait aux yeux de Savitri
Le calme immortel de son formidable regard:
“Bien que tu aies survécu au vide d’où nul ne naît,
Qui jamais ne pardonnera aussi longtemps que dure le Temps
La violence première qui a formé la pensée
Forçant le Vaste immobile à souffrir et à vivre,
Tu as gagné cette triste victoire
Seulement pour vivre un peu sans Satyavane.
Que t’offrira l’ancienne déesse
Qui aide ton cœur à battre? Seulement elle prolonge
Cette nulle existence de rêve
Et par ce labeur de vivre retarde ton sommeil éternel.
Fragile miracle de boue pensante,
L’enfant du Temps marche armé d’illusions.
Pour remplir le vide autour qu’il sent et redoute,
Ce vide d’où il est venu et où il va,
Il glorifie son moi et l’appelle Dieu.
Il appelle les cieux au secours de ses espoirs souffrants.
D’un cœur nostalgique il voit au-dessus de lui
Des espaces nus plus inconscients que lui-même,
Qui n’ont même pas le privilège de son mental
Et restent vides de tout, sauf de leur bleu irréel
Et il les peuple de puissances brillantes et compatissantes.
Car les mers grondent autour de lui, et la terre tremble
Sous ses pas, et le feu est à sa porte,
Et la mort rôde et aboie dans les forêts de la vie.
Poussé par les Présences auxquelles il aspire,
Il offre son âme à des autels implacables
Et habille tout de la beauté de ses rêves.
Les dieux qui guettent la terre de leurs yeux vigilants
Et guident vos gigantesques trébuchements à travers le vide,
Ont donné à l’homme le fardeau de son mental;
Dans son cœur ils ont allumé malgré lui leurs feux
Et semé en lui une incurable agitation.
Son mental est un chasseur sur des pistes inconnues
Et il amuse le Temps avec de vaines découvertes,
Il aggrave avec sa pensée le mystère de son destin
Et fait des chansons avec ses rires et ses larmes.
Il chagrine sa mortalité avec des rêves de l’immortel,
Afflige ses jours éphémères avec un souffle de l’infini,
Ils lui ont donné une faim que nulle nourriture ne peut rassasier:
Il est le bétail des dieux pasteurs.
Son corps est la corde par laquelle ils le lient,
Ils lui jettent pour provende la douleur et l’espoir et la joie:
Ils ont enclos ses pâturages avec l’Ignorance.
Dans sa fragile poitrine sans défense
Ils ont insufflé un courage qui est accueilli par la mort
Ils ont donné une sagesse dont se moque la nuit,
Ils ont tracé un voyage qui n’entrevoit nul but.
Sans dessein, l’homme lutte dans un monde incertain
Bercé par des trêves inconstantes dans ses peines,
Fouetté comme une bête par des désirs sans fin
Attelé au chariot des dieux terribles.
Mais si tu peux encore espérer et si tu veux encore aimer
Retourne dans cette coquille de corps qu’ils ont liée à la terre
Et avec le peu qui reste de ton cœur, essaye de vivre.
N’espère point ramener à toi Satyavane.
Cependant, puisque ta force mérite une couronne peu banale,
Je peux te faire des cadeaux pour adoucir ta vie blessée.
Les pactes que les créatures passagères font avec le destin
Et les douceurs que les cœurs liés à la terre peuvent cueillir au bord du chemin,
Si ta volonté les accepte, fais-les tiens amplement.
Choisis pour prix les espoirs trompeurs d’une vie.”
La formidable Voix cruelle s’est tue,
Mais en Savitri montait sans fin
Comme des crêtes d’écume argentées sur un flot frémissant,
Une houle de pensées jaillies du silence
Par-delà les mers sans fond de son cœur muet.
Enfin elle a parlé et la Nuit a entendu sa voix:
“Je ne m’incline pas devant toi, ô énorme masque de Mort,
Mensonge noir de la nuit pour l’âme intimidée des hommes,
Irréelle fin inévitable des choses,
Toi, sinistre farce jouée à l’esprit immortel.
Consciente de l’immortalité, je marche.
Consciente de la force victorieuse de mon esprit,
Je ne suis pas venue à tes portes comme une suppliante:
Indestructible, j’ai survécu aux griffes de la Nuit.
Ma grande douleur première n’a pas remué l’assise de mon mental;
Mes larmes jamais pleurées se sont changées en perles de force:
J’ai transformé cette glaise fragile et mal pétrie
En la dureté d’une âme sculptée.
Maintenant, en ce combat des dieux splendides,
Mon esprit sera obstiné et solide
Contre les vastes refus du monde.
Je ne m’abaisse pas avec la foule des pensées soumises
Qui courent avidement pour glaner de leurs mains satisfaites
Et ramasser dans la boue avec la multitude trépignante
Les misérables concessions méprisables des faibles.
Mon labeur est celui des dieux combattants:
Imposant aux lentes années récalcitrantes
La volonté de flamme qui règne par delà les étoiles,
Ils posent la loi du Mental sur les œuvres de la Matière
Pour arracher à la force inconsciente de la terre le vouloir de l’âme.
D’abord, je demande ce que voulait Satyavane,
Mon époux, dans les longs rêves solitaires de sa pure enfance
Lorsqu’il s’éveillait parmi l’enchantement des forêts,
Ce qu’il désirait pour la beauté de sa vie et qu’il n’a pas eu.
Donne, si tu le dois, et refuse si tu ne peux pas.”
La Mort inclina dédaigneusement la tête en froid assentiment,
Lui, le bâtisseur de cette terre illusoire des hommes
Qui se moquait de la vanité des cadeaux qu’il faisait.
Haussant sa voix désastreuse, il dit:
“Indulgent pour les rêves que je briserai d’un doigt,
Je cède au cœur soupirant du père aveugle de Satyavane
Le royaume et le pouvoir et les grandeurs et les amis qu’il a perdus,
L’apparat royal de sa paisible vieillesse,
Pâles pompes des jours humains déclinants,
Gloires argentées et décadentes de la vie tombante.
À celui-là qui est devenu plus sage sous le coup du Sort adverse,
Je rends les biens qu’une âme dupée préfère
À la nudité sublime du néant impersonnel.
Je donne la consolation sensuelle de la lumière
À des yeux qui auraient pu trouver un royaume plus vaste
Et une vision plus profonde dans leur nuit insondable.
C’est cela que cet homme désirait et demandait en vain
Lorsqu’il se nourrissait encore de la terre et d’espoirs chéris.
Arrière! quitte la grandeur de mes royaumes périlleux
Et va, mortelle, à ta petite sphère permise!
Hâte-toi et vite, de crainte que les grandes lois
Violées par toi ne bougent et détruisent ta vie
Posant enfin sur toi leurs yeux de marbre.”
Mais Savitri répondit à l’Ombre dédaigneuse:
“Ô esprit cosmique, je suis née ton égal esprit.
Ma volonté aussi est une loi, ma force un dieu,
Je suis immortelle dans ma mortalité.
Je ne tremble point devant l’immobile regard vide
Des inflexibles hiérarchies de marbre
Qui guettent par les yeux de pierre de la Loi et du Destin.
Mon âme peut les affronter par son feu vivant.
Rends-moi, sorti de ton ombre,
Satyavane dans les espaces fleuris de la terre
Et dans la douce brièveté des membres humains,
Pour faire avec lui la volonté de mon esprit brûlant.
Avec lui, je porterai le fardeau de l’ancienne Mère,
Avec lui, je suivrai le chemin terrestre qui conduit à Dieu.
Sinon, les espaces éternels s’ouvriront à moi
Tandis qu’autour de nous d’étranges horizons s’enfoncent là-bas,
Voyageurs ensemble dans l’immense inconnu.
Car moi qui ai cheminé avec lui sur les pistes du Temps
Je peux affronter n’importe qu’elle nuit derrière ses pas,
Ou n’importe qu’elle aurore prodigieuse et inimaginable
Qui se lève sur nos esprits dans l’Au-delà jamais cheminé.
Où que tu conduises son âme, je poursuivrai.”
Mais rejetant la demande de Savitri, implacable,
Affirmant l’immuable Décret,
Affirmant l’implacable Loi
Et l’insignifiance des choses créées,
Du fond des inanités houleuses de la nuit a retenti,
Sortie de l’énigme des abîmes inconnaissables
Une voix majestueuse d’horrible dérision.
Comme un Titan coiffé de tempête chevauchant les mers
Qui jette sur le nageur son formidable rire
Se souvenant de toutes les joies que ses vagues avaient noyées,
Ainsi, du fond des ténèbres de la nuit souveraine,
Sur la Femme au cœur immense s’est levé
Le cri tout-puissant de la Mort universelle:
“As-tu les ailes d’un dieu ou des pas qui marchent sur mes étoiles,
Frêle créature au courage ambitieux,
Oubliant les limites de ta pensée et ton rôle mortel?
Leurs sphères étaient tracées avant que ton âme ne fut formée.
Moi, la Mort, les ai créées de mon vide;
En elles, j’ai bâti toutes choses et je détruis.
J’ai fait mon filet des mondes, chaque joie est une maille.
Une Faim amoureuse de sa proie pâtissante,
Une Vie qui dévore: dans les créatures vois mon image.
Ô mortelle, dont l’esprit est mon souffle vagabond,
Dont la fugacité fut imaginée par mon sourire,
Sauve-toi en serrant tes pauvres gains sur ta poitrine tremblante
Transpercée par mes blessures que le Temps n’apaisera point bientôt.
Esclave aveugle de ma force inexorable que j’oblige
À pécher pour pouvoir punir
À désirer pour pouvoir te frapper de désespoir et de chagrin,
Et finalement tu viens saignante à moi,
Ton néant reconnu, ma grandeur connue,
Ne cherche ni ne tente d’heureuses sphères interdites
Destinées aux âmes qui peuvent obéir à ma loi,
De peur que dans leurs sombres autels
Tes pas ne réveillent de leur sommeil tourmenté
Les Furies au cœur de fer qui vengent les désirs satisfaits.
Crains que dans les cieux où ta passion espérait vivre
Les foudres de l’Inconnu ne s’allument et
Terrifiée, seule, en pleurs, poursuivie par les chiens du ciel,
Âme abandonnée et blessée, tu ne fuies
À travers la longue torture des siècles
Le Courroux inlassable que de nombreuses vies n’épuisent pas
Ni l’enfer n’apaise ni la pitié du ciel n’assoupit.
Pour toi, je vais modérer ma poigne noire éternelle:
Serre contre ton cœur les minces aumônes de ton destin
Et pars en paix, si paix il y a pour les hommes.”
Mais répondant au mépris par le mépris,
Savitri, la femme mortelle, dit au redoutable Seigneur:
“Quel est ce Dieu imaginé par ta nuit,
Créateur méprisant de mondes dédaignés,
Qui fit ces somptueuses étoiles pour la vanité?
Pas celui-là qui a bâti son temple dans mes pensées
Et fait de mon cœur humain son sol sacré.
Mon Dieu est Volonté et triomphe sur ses chemins,
Mon Dieu est Amour et tendrement souffre tout.
À lui j’ai dédié l’espoir pour sacrifice
Et donné mes ardeurs comme un sacrement.
Qui interdira ou enfermera sa course,
Lui, le merveilleux, le conducteur du chariot, l’impétueux?
Voyageur des millions de routes de la vie,
Ses pas sont familiers des lumières du ciel
Il foule sans peine la cour des enfers pavée de glaives;
Il descend là pour aiguiser la joie éternelle.
Les ailes d’or de l’Amour ont le pouvoir de souffler ton vide:
Les yeux de l’amour regardent comme des étoiles par la nuit de la mort,
Les pas de l’amour vont nus parmi les mondes les plus cruels.
Il laboure dans les abîmes, exulte sur les sommets;
Il refera ton univers, ô Mort.”
Elle dit, et un moment nulle voix ne répondit
Pendant qu’ils voyageaient encore par la nuit sans chemin,
Et il y avait encore cette lueur comme un œil pâle
Troublant les ténèbres d’un regard de doute.
Puis, une fois encore il y eut une longue halte périlleuse
Dans ce voyage irréel parmi le Néant aveugle;
Une fois encore s’est levée une Pensée, une Parole dans le vide
Et la Mort répondit à l’âme humaine:
“Quel est ton espoir? À quoi aspires-tu?
Est-ce là le très tendre leurre de bonheur de ton corps,
Cette frêle forme précaire assaillie par la douleur,
Pour faire plaisir quelques années à tes sens égarés
Avec le miel des ardeurs physiques et le feu de ton cœur
Et une vaine union qui cherche à étreindre
La brillante idole d’une heure fugitive.
Et toi, qui es-tu, ô âme, toi rêve glorieux
Faite de brèves émotions et de pensées chatoyantes?
Une mince danse de luciole qui se hâte par la nuit,
Une bulle pétillante dans la boue ensoleillée de la vie?
Prétendras-tu à l’immortalité, ô cœur,
Clamant envers et contre les témoignages éternels
Que toi et lui sont des pouvoirs qui durent sans fin?
Seule la Mort dure et le Vide inconscient.
Moi seul suis éternel et reste.
Je suis le formidable Vaste sans forme,
Je suis le vide que les hommes appellent Espace,
Je suis le Rien sans temps qui porte tout
Je suis l’Illimitable, le muet Seul.
Moi, la Mort, je suis Lui, il n’est point d’autre Dieu.
Tous naissent de mes abîmes et vivent par la mort,
Tous retournent dans mes abîmes et ne sont plus.
J’ai fait un monde par ma Force inconsciente.
Ma force est la Nature qui crée et détruit
Elle est les cœurs qui espèrent, les corps qui ont soif de vivre.
De l’homme, j’ai fait l’outil et l’esclave de la Nature,
De son corps, j’ai fait mon banquet, sa vie est ma pâture.
L’homme n’a pas d’autre secours, seule la Mort;
Finalement il vient à moi chercher le repos et la paix.
Moi, la Mort, je suis le seul refuge de ton âme.
Les dieux auxquels les hommes prient ne peuvent rien pour l’homme;
Ils sont mes imaginations ou mes caprices
Reflétés en lui par le pouvoir de l’illusion.
Ce que tu vois comme ton moi immortel
Est un icône chimérique de mon infini,
C’est la Mort en toi qui rêve d’éternité.
Je suis l’immobile en qui toutes choses se meuvent,
Je suis la nue inanité où ils cessent:
Je n’ai point de corps et point de langue pour parler,
Je ne communie point avec les yeux et les oreilles humaines;
Seule ta pensée a donné un visage à mon vide.
Puisque, ô aspirante à la divinité
Tu m’as appelé à la bataille avec ton âme
J’ai simulé une face, une forme, une voix.
Mais s’il existait un être témoin de tout,
Comment pourrait-il aider ton désir passionné?
Loin en dehors, il regarde, seul et absolu
Indifférent à tes cris et dans un calme sans nom.
Son être est pur, sans blessure, sans mouvement, un.
L’Un sans fin regarde la scène inconsciente
Où toutes choses périssent, les étoiles comme les écumes.
L’Un vit à jamais.
Là, nul Satyavane changeant n’est né, et là nulle Savitri
Ne réclame à une brève vie son petit cadeau de joie.
Là, jamais l’amour n’est venu avec ses yeux rongés de pleurs,
Ni le Temps n’est là, ni les vaines Vastitudes de l’Espace.
Il n’a point de visage vivant, il n’a point de nom,
Point de regard, pas de cœur qui bat, ni ne demande quelque compagnon
Pour aider son être ou partager ses joies.
C’est le ravissement immortellement seul.
Si tu désires l’immortalité,
Alors, sois seule suffisante à ton âme:
Vis en toi-même, oublie l’homme que tu aimes.
Mon ultime mort grandiose te délivrera de la vie,
Alors tu rentreras dans ta source innommée.”
Mais Savitri répondit à l’auguste Voix:
“Ô Mort qui raisonnes, je ne raisonne pas;
La raison scrute et casse, mais ne peut pas bâtir
Ou bâtit en vain parce qu’elle doute de ses œuvres.
Je suis, j’aime, je vois, j’agis, je veux.”
La Mort répondit, d’un cri profond qui enveloppait tout:
“Sache aussi.
Sachant, tu cesseras d’aimer
Et cesseras de vouloir, délivrée de ton cœur,
Alors tu seras tranquille à jamais, et silencieuse,
Consentant à l’impermanence des choses.”
Mais au nom de l’homme, Savitri répondit à la Mort:
“Quand j’aurai aimé à jamais, je saurai.
L’amour en moi sait les masques toujours changeants de la Vérité.
Je sais que la connaissance est une vaste embrasse:
Je sais que chaque être est moi-même,
En chaque cœur se cache les myriades de l’Un.
Je sais que le calme Transcendant porte le monde,
L’Habitant voilé, le Seigneur silencieux:
Je sens son acte secret, son feu intime;
J’entends le murmure de la Voix cosmique.
Je sais que ma venue était une onde de Dieu.
Car tous ses soleils étaient conscients dans ma naissance
Et l’Un qui aime en nous est venu voilé par la mort.
Puis l’homme est né parmi les étoiles monstrueuses
Doué d’un mental et d’un cœur pour te conquérir.”
Dans l’éternité de son impitoyable volonté,
Sûr de son empire et de sa puissance armée,
Dédaigneux des paroles véhémentes et impuissantes
Sorties de la bouche d’une victime, la Mort ne répondit plus.
Le dieu redoutable est resté enveloppé de silence et de ténèbres,
Image immobile, ombre vague,
Entouré des terreurs de son glaive caché.
À travers les nuages, à demi visible, est apparue une sombre face;
Ses cheveux torsadés portaient la tiare ténébreuse de la nuit,
Son front portait le signe des cendres du bûcher.
Une fois de plus, Voyageuse dans la Nuit interminable,
Aveuglément condamnée par ces yeux vides morts,
Savitri allait par les muettes Vastitudes sans espoir.
Autour d’elle, roulait l’horrifiante dévastation des ténèbres,
Son vide dévorant, sa mort sans joie,
Fâchée qu’elle puisse penser et vivre et aimer.
À travers la longue nuit qu’elle obligeait à pâlir,
Glissant indistincts sur leur sentier d’outre-tombe,
Tous trois, fantomatiques, se mouvaient dans la pénombre.
FIN DU CHANT DEUX
FIN DU LIVRE NEUF