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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Dix: Le Livre du double demi-jour

Chant Un
Le Demi-jour Rêveur de l’Idéal

Tout était encore ténèbres redoutables et désolées,

Il n’y avait pas de changement, ni aucun espoir de changement.

Dans ce rêve noir qui était une maison du Vide,

Une marche vers Nulle part dans un pays de Néant

Ils dérivaient toujours sans dessein ni but:

L’obscurité conduisait à une pire obscurité, la mort à une profondeur plus vide,

Dans quelque Vastitude positive de Non-être sans destination

Parmi des déserts sans forme, muets et inconnaissables.

Un vain rayon de lumière souffrante

Poursuivait leurs pas à travers les ténèbres désespérantes

Comme le souvenir d’une gloire perdue;

Même tandis que le rayon grandissait, il semblait irréel là,

Pourtant il hantait l’énorme royaume glacé du Rien,

Inextinguible, perpétuel, solitaire, nul,

Pâle fantôme de quelque éternité morte.

Il semblait que Savitri dût payer maintenant sa dette

À quelque brillante Maya1 qui avait conçu son âme,

Sa vaine présomption d’exister et de penser.

Mais surtout elle devait absoudre par des tourments sans fin

Son profond péché originel, la volonté d’être,

Et l’ultime péché, le plus grand, l’orgueil spirituel,

Cette chose faite de poussière qui s’égalait aux cieux,

Ce méprisable ver de terre qui roule dans la boue,

Condamné, éphémère, né d’un rêve de la Nature,

Qui refuse son rôle de créature transitoire,

Sa prétention d’être un feu vivant de Dieu,

La volonté d’être immortel et divin.

Dans cette terrible obscurité lourde et nue,

Elle expiait pour tout depuis le premier acte d’où jaillit

L’erreur de la conscience du Temps,

Le déchirement du sceau de sommeil de l’Inconscient,

L’originelle révolte impardonnable qui a brisé

La paix et le silence du Néant

Qui était avant qu’un semblant d’univers

N’apparût dans une vanité d’espace imaginaire

Et la vie ne surgisse engendrant le chagrin et la douleur:

Une grande Négation était le visage du Réel

Interdisant le vain déroulement du Temps;

Et quand il n’y aura pas de monde, plus de créatures,

Quand l’intrusion du Temps aura été effacée,

Le Temps restera, sans corps, délivré de la pensée, en paix.

Maudit dans ce qui fut sa propre source divine,

Condamné à vivre à jamais, vide de joie, Son immortalité pour châtiment,

Son esprit, coupable d’être, voué à l’égarement,

Marchait à jamais à travers la Nuit éternelle.

Mais Maya est un voile de l’Absolu;

Une Vérité occulte a créé ce monde prodigieux:

La sagesse de l’Éternel et sa connaissance agissent

Dans le Mental ignorant et dans les pas du corps.

L’Inconscient est le sommeil du Supraconscient.

Une inintelligible Intelligence

Invente le paradoxe profond de la création;

Une pensée spirituelle est tassée dans les formes de la Matière,

Invisiblement elle émane une énergie muette

Et fait des miracles par une machine.

Tout, ici, est un mystère des contraires:

Les ténèbres sont une magie de lumière qui se cache,

La souffrance, le masque tragique d’un ravissement secret

Et la mort, un instrument de la vie perpétuelle.

Bien que la Mort marche à nos côtés sur la route de la Vie,

Vague spectateur au début du corps

Et dernier jugement sur les œuvres futiles de l’homme,

Autre est l’énigme de sa face ambiguë:

La Mort est une marche, une porte, un grand pas trébuchant

Que l’âme doit prendre pour passer de naissance en naissance,

Une grise défaite fertile en victoire,

Un fouet pour nous cingler vers notre état immortel.

Le monde de l’inconscient est la chambre même créée par l’esprit,

La Nuit éternelle, l’ombre du Jour éternel.

La Nuit n’est ni notre commencement ni notre fin;

Elle est la Mère noire où les entrailles nous cachent

À l’abri d’un réveil trop rapide à la douleur du monde.

Nous sommes venus à elle d’une Lumière céleste,

Par la Lumière nous vivons et à la Lumière nous allons.

Ici dans ce centre des Ténèbres, muette et seule,

Au cœur du Néant perpétuel,

Maintenant même la Lumière a conquis par ce faible rayon:

Sa pâle infiltration a troué l’aveugle masse sourde,

Presque elle s’est changée en un coup d’œil miroitant

Qui abritait le fantôme d’un Soleil doré

Dont l’orbe faisait clignoter l’œil du Néant.

Un feu d’or était entré et avait brûlé le cœur de la Nuit:

Cette noirceur sans tête s’est mise à rêver;

L’Inconscient devenait conscient, la Nuit sentait et pensait.

Attaquées dans leur souverain règne du vide

Les Ténèbres intolérantes ont pâli et se sont fendues en deux

Jusqu’à ce que seulement quelques noirs vestiges ne tachent ce Rayon.

Mais, sur un rebord éteint d’espace perdu, muet

Immobile, un grand corps de dragon menaçait sombrement:

Adversaire de la lente Aurore qui se frayait,

Défendant la base de son mystère torturé,

Il traînait sa queue à travers l’air mort martyrisé

Puis, virant il a filé par une pente grise du Temps.

Il y a une aube des dieux sur la terre,

Miraculeux, leurs formes se lèvent du sommeil

Et les longues nuits de Dieu sont justifiées par une aurore.

Une passion et une splendeur de naissance nouvelle éclate

Et des visions aux ailes colorées vagabondent par les paupières,

L’hymne des Cieux annonce le réveil de l’Espace aux yeux voilés.

Les divinités rêveuses regardent au-delà du visible

Et façonnent dans leurs pensées les mondes de l’idéal

Jaillis d’un moment de désir illimité

Qui, d’antan, avait logé en quelque cœur des abysses.

Passée, était la lourdeur du noir sans yeux

Et toute la douleur de la nuit était morte:

Surprise par une joie aveugle aux mains tâtonnantes

Comme l’un qui s’éveille pour trouver que ses rêves étaient vrais,

Savitri glissait dans un heureux demi-jour vaporeux du monde

Où tout courait après la lumière et la joie et l’amour;

Là, de lointains ravissements devenaient plus proches

Et de profondes anticipations de délice

Avides d’être saisies et attrapées à jamais,

N’étaient jamais saisies et pourtant soufflaient une étrange extase.

Des nébuleuses aux ailes perlées flottaient, fugitives,

L’air n’osait pas souffrir trop de lumière.

De vagues campagnes étaient là, de vagues pâtures glanées, des arbres vagues,

De vagues scènes vacillantes dans une dérive de brume;

De vagues troupeaux blêmes vagabondaient et miroitaient à travers la buée;

De vagues esprits erraient avec un cri sans corps,

De vagues mélodies touchaient l’âme et, poursuivies, s’enfuyaient

Insaisies dans un lointain harmonieux;

Des formes élusives subtiles et des forces semi-lumineuses

Ne souhaitant nul but pour leur course dans l’autre monde

Erraient joyeusement à travers les vagues pays de l’idéal

Ou flottaient sans poser pied à terre, ou leur marche

Laissait des pas de rêverie sur un fond de douce mémoire;

Ou elles allaient et venaient à la puissante cadence de leur pensées

Conduites par une lointaine psalmodie des dieux.

Une ondulation d’ailes évanescentes traversaient le ciel au loin,

Des oiseaux volaient comme des imaginations à la gorge pâle

Avec de basses voix troublantes de désir,

Et des mugissements murmurants tiraient l’oreille

Comme si les troupeaux brillants du dieu Soleil étaient là

Cachés dans les brouillards et en route vers le soleil.

Ces êtres fugitifs, ces formes élusives

Étaient tout ce que demandaient les yeux et ce que rencontrait l’âme,

C’étaient les habitants naturels de ce monde.

Mais rien n’était fixe là ni ne durait longtemps

Nul pied mortel ne pouvait se poser sur ce sol-là,

Nul souffle de vie ne s’attardait là dans un corps.

Dans ce fin chaos, la joie filait en dansant

Mais la beauté s’évadait des lignes et des formes fixes

Et cachait son sens dans les mystères des teintes;

Cependant l’allégresse répétait toujours les mêmes notes

Et donnait la sensation d’un monde durable;

Il y avait une étrange consistance dans les formes

Et les mêmes pensées étaient des passants constants

Et tout renouvelait son charme sans fin

Séduisant toujours l’attente du cœur

Comme une musique que l’on espère toujours d’entendre,

Comme le retour d’une rime hantée.

On touchait sans cesse des choses jamais saisies,

Une bordure de mondes invisiblement divins.

Comme une traîne d’étoiles disparaissantes

Il tombait sur cette atmosphère flottante

Des couleurs et des lumières et des lueurs évanescentes

Qui vous appelaient à les suivre dans un ciel magique,

Et dans chaque cri qui s’évanouissait à l’oreille

Il y avait la voix d’une félicité jamais réalisée.

Une adoration régnait dans l’aspiration du cœur,

Un esprit de pureté, une présence impalpable

De beauté féerique et de délice insaisi

Dont le frémissement passager et enfui,

Quoique insubstantiel pour notre chair

Et bref même dans l’impérissable

Semblait tellement plus doux que tous les ravissements connus

Sur la terre ou que les cieux tout-conquérants ne peuvent jamais donner.

Les Cieux toujours jeunes et la terre trop ferme et trop vieille

Entravent le cœur par leur immobilité:

L’enchantement de leurs créations dure trop longtemps,

Leurs formations hardies sont trop absolues;

Taillées par l’angoisse d’un effort divin

Elles se dressent comme des sculptures sur les montagnes éternelles,

Ou creusées dans les rocs vivants de Dieu

Elles acquièrent l’immortalité par leur forme parfaite.

Elles sont trop intimes des choses éternelles:

Instruments d’une portée infinie,

Elles sont trop claires, trop grandes, trop pleines de sens;

Nulle brume ni ombre n’adoucit la vision conquise,

Nulle douce pénombre d’incertitude.

Elles touchent seulement une frange dorée de la béatitude,

L’épaule miroitante de quelque espoir divin,

Les pieds légers d’un désir exquis.

Sur un lent rebord tremblant entre la nuit et le jour

Elles brillent comme des visiteuses de l’étoile du matin,

Débuts de la perfection satisfaits,

Premières imaginations frémissantes d’un monde céleste:

Elles se mêlent à la passion de leur recherche

Palpitantes d’une écume de joie trop légère pour se lasser.

Dans ce monde-là tout était estompé, pas dessiné

Comme des visages bondissants sur un éventail de feu

Ou des formes merveilleuses dans un flou teinté,

Comme de fugitifs paysages peints dans une brume d’argent.

Ici la vision, alarmée, s’enfuyait de la vue

Et les sons cherchaient à se réfugier de la surprise de l’oreille,

Et toute expérience était une joie en hâte.

Les joies saisies au vol ici étaient choses à demi interdites,

Craintives fiancées d’âme délicatement voilées

Comme la poitrine d’une déesse s’émeut obscurément

À un premier désir, et son âme blanche transfigurée,

Tel un Éden miroitant traversé par des lueurs féeriques,

Tremble sous la baguette brûlante d’une attente,

Mais rien n’est encore intime de la béatitude.

Tout dans ce beau royaume était étrangement céleste

Dans l’allégresse fugace d’un ravissement qui ne se lasse pas,

Dans son exigence obstinée de changement magique.

Par-delà les haies évanescentes, les aperçus champêtres hâtifs,

Parmi les chemins vite échappés qui fuyaient ses pas,

Elle ne voulait pas de fin à sa route: comme quelqu’un qui voyage

À travers les nuages sur la crête d’une montagne et entend

Monter à lui depuis des profondeurs cachées

Le son d’invisibles torrents, elle allait assaillie

Par l’illusion d’un espace mystique,

Le charme de notes sans corps, senties et entendues

Une douceur comme de voix ténues d’en haut

Appelant tels des voyageurs qui cherchent les vents

Mélodieusement, avec un cri séduisant.

Comme une musique ancienne et pourtant toujours neuve

D’émouvantes suggestions s’attachaient aux cordes de son cœur,

Des pensées qui ne trouvaient pas de logis et pourtant s’accrochaient

À son mental avec une répétition passionnée;

Des désirs qui ne blessent pas, seulement heureux de vivre

Toujours les mêmes et toujours inaccomplis

Chantaient dans la poitrine comme une lyre céleste.

Ainsi tout pouvait durer, mais rien n’était jamais.

Dans cette beauté, comme d’un mental devenu visible,

Satyavane vêtu de ses rayons de merveille

Semblait être devant elle le but de son charme,

Source de la beauté de ses rêves nostalgiques

Et meneur des fantaisies de son âme.

Même la redoutable majesté du visage de la Mort

Et sa sombre tristesse ne pouvaient pas obscurcir ni détruire

L’intangible éclat de ces cieux fugitifs.

L’Ombre noire, morose, implacable

Rendait encore plus impératives la beauté et le rire;

Rehaussée par cette grisaille, la joie devenait plus vive et chère;

Ce noir contraste tranchant la vue idéale

Creusait dans le cœur des profondeurs de sens inexprimés;

La douleur portait un sourd arrière-fond de félicité tremblante

Et la fugacité, un bord flottant de l’immortalité,

La robe d’un moment où elle semblait plus belle,

Son antithèse aiguisant sa divinité.

Compagne du Rayon et des Brumes et de la Flamme,

Un brillant moment dessiné par une face lumineuse de la lune,

Elle semblait presque une pensée parmi des pensées flottantes

À peine entrevue par un mental visionnaire

Parmi les blanches rêveries intérieures de l’âme.

À-demi convaincue par les rêves heureux autour,

Un temps, Savitri est allée dans l’enchantement de ce pays

Mais toujours elle restait en possession de son âme.

Son esprit au-dessus, dans sa transe puissante

Regardait tout, mais vivait pour sa tâche transcendante

Immuable comme une étoile fixe éternelle.

FIN DU CHANT UN

 

1 Maya, l’Illusion.

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