Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Dix: Le Livre du double demi-jour
Chant Deux
L’Évangile de la Mort et la Vanité de l’Idéal
Alors a retenti la calme voix inexorable:
Abolissant l’espoir, annulant les vérités d’or de la vie,
Fatal, ses accents frappaient l’air tremblant.
Ce beau monde flottait, ténu et frêle
Tout comme quelque lueur de nacre évanescente dans un adieu
Au bord du pâle crépuscule des soirs sans lune.
“Ô prisonnier de la Nature, esprit aux mille visions,
Créature de la pensée dans le royaume de l’idéal,
Jouissant de ton immortalité insubstantielle
Inventée par le merveilleux mental subtil de l’homme,
Voici le monde d’où sortent tes nostalgies.
Quand il veut bâtir l’éternité dans la poussière,
La pensée de l’homme peint la ronde des images de l’illusion:
Prophétisant des gloires qu’il ne verra jamais,
Il œuvre délicatement parmi ses rêves.
Regarde la houppe légère de ces formes fuyantes,
Le vêtement aérien de ces dieux sans corps,
Un enchantement de créatures qui jamais ne pourront naître,
L’espoir chante à l’espoir un immortel chœur heureux:
Les nuages sont contents des nuages, les fantômes vers des fantômes soupirants
Se penchent gentiment, et gentiment s’embrassent ou gentiment sont chassés.
Telle est la substance dont l’idéal est formé:
Son bâtisseur est la pensée, sa base est le désir du cœur,
Mais rien de réel ne répond à leur appel.
L’idéal n’habite pas aux cieux ni sur la terre
C’est un brillant délire de l’ardeur des espoirs de l’homme
Ivre d’un vin de sa propre fantaisie.
C’est la traîne rêveuse d’une ombre brillante.
L’erreur de ta vision bâtit un ciel d’azur
L’erreur de ta vision dessine un arc-en-ciel;
Ta soif mortelle a fabriqué une âme pour toi.
Cet ange dans ton corps, que tu appelles amour,
Qui façonne ses ailes selon la teinte de tes émotions,
Est né dans un ferment de ton corps
Et avec le corps qui l’a habité doit mourir.
C’est une passion du désir de tes cellules,
C’est la chair qui appelle la chair pour servir sa convoitise;
C’est ton mental qui cherche la réponse d’un mental
Et rêve un moment qu’il a trouvé son compagnon;
C’est ta vie qui demande un support humain
Pour soutenir sa faiblesse solitaire dans le monde
Ou nourrir sa faim avec la vie d’un autre.
Une bête de proie qui fait halte dans sa rôde
Se tapit sous un buisson aux fleurs splendides
Pour attraper un cœur ou un corps afin de se nourrir:
Cette bête, tu rêves qu’elle est immortelle et un dieu.
Ô mental humain, tu tortures en vain
Le délice d’une heure pour t’étendre à travers le long vide
De l’infini et remplir ses gouffres sans forme et sans passion,
Persuadant l’Abîme insensible
De prêter l’éternité à des créatures périssables,
Et tu dupes les fragiles impulsions de ton cœur
Par un semblant d’immortalité de ton esprit.
Tout ici émerge et naît du Rien;
Encerclé par le vide de l’Espace, cela dure
Un moment, soutenu par une Force inconsciente,
Puis s’écroule et retourne dans son Néant originel:
Seul, le muet Seul peut à jamais être.
Dans le Seul il n’y a pas de place pour l’amour.
En vain, pour habiller la boue périssable de l’amour
Tu as tissé sur un tissu emprunté de l’Immortel
La splendide robe immarcescible de l’idéal.
Jamais encore l’idéal n’est devenu réel.
Emprisonnée dans une forme, cette gloire ne peut pas vivre,
Enfermée dans un corps elle ne respire plus.
Intangible, à jamais pur, désert,
Un souverain de son propre vide brillant
À contrecœur descend dans l’air terrestre
Pour habiter un temple blanc dans le cœur de l’homme:
Dans son cœur il brille, rejeté par sa vie.
Immuable, sans corps, magnifique, grand et muet,
Immobile sur son trône brillant, il siège;
Muet, il reçoit l’offrande de l’homme et sa prière.
Il n’a pas de voix pour répondre à son appel,
Pas de pieds qui bougent, pas de mains pour prendre ses dons:
Statue aérienne de l’Idée nue,
Conception vierge d’un dieu sans corps,
Sa lumière pousse le penseur homme à créer
Une semblance terrestre de choses plus divines.
Son reflet coloré tombe sur les actes de l’homme,
Ses institutions sont des cénotaphes de l’Idéal,
Il signe ses conventions mortes de ce Nom;
Ses vertus se parent de cette robe céleste
Et d’un nimbe autour de sa face:
Ils cachent leurs petitesses sous un Nom divin.
Mais ce brillant semblant ne suffit pas
À dissimuler leur indigence et leur fabrique terrestre:
La terre seule est là et non quelque source céleste.
Si les cieux existent, ils sont voilés par leur propre lumière,
Si une Vérité éternelle règne quelque part, inconnue,
Elle brûle dans un énorme vide de Dieu;
Car la vérité rayonne loin des mensonges du monde,
Comment les cieux peuvent-ils descendre sur cette triste terre
Ou l’éternel loger dans un temps vagabond?
Comment l’Idéal peut-il se poser sur le sol douloureux de la terre
Où la vie est seulement un labeur et un espoir,
Un enfant de la Matière nourri par la Matière
Un feu qui flambe bas sur la grille de la Nature
Une vague qui se brise sur un rivage du Temps
Un voyage qui clopine péniblement avec la mort pour but?
Les Avatars sont venus et morts en vain,
Vain fut la pensée du sage, la voix du prophète;
En vain voit-on le brillant Chemin ascendant.
La terre reste inchangée sous la ronde du Soleil,
Elle aime sa chute, et nulle omnipotence
Ne peut effacer ses imperfections mortelles
Ni obliger l’ignorance sinueuse de l’homme à la ligne droite des Cieux
Ni coloniser un monde de mort avec des dieux.
Ô voyageuse dans le chariot du Soleil
Grande prêtresse du saint autel de la fantaisie
Qui par un rituel magique dans la maison de la terre
Adore l’idéal et l’amour éternel,
Quel est cet amour que ta pensée a déifié,
Cette légende sacrée, ce mythe immortel?
C’est une soif consciente dans ta chair,
C’est une brûlure glorieuse de tes nerfs,
Une rose de rêve splendide qui pousse ses pétales dans ton mental,
Une grande ivresse rouge et une torture de ton cœur.
Une transfiguration soudaine de tes jours;
Elle passe et le monde est comme avant.
Une crête ravissante entre la douceur et la douleur,
Une émotion dans son ardeur lui donne une apparence divine,
Un pont d’or à travers le fracas des ans,
Une corde qui te lie à l’éternité.
Et pourtant comme est bref et fragile! comme bientôt se dissipe
Ce trésor des dieux gaspillé par les hommes,
Cette heureuse intimité comme d’âme à âme,
Ce miel d’une compagnie du corps,
Cette joie accrue, cette extase dans les veines,
Cette étrange illumination des sens!
Si Satyavane avait vécu, l’amour serait mort;
Mais Satyavane est mort et l’amour vivra
Un peu de temps dans ta triste poitrine jusqu’à ce que
Sa face et son corps s’effacent sur le mur de la mémoire
Où d’autres corps, d’autres faces viendront.
Quand l’amour éclate soudain dans la vie
Tout d’abord l’homme entre dans un monde de soleil,
Dans sa passion il sent son élément céleste:
Mais seulement une fine tache de terre ensoleillée
A pris le merveilleux aspect d’une éruption des cieux.
Le serpent est là et le ver au cœur de la rose.
Un mot, l’acte d’un moment peuvent détruire le dieu,
Précaire est son immortalité,
Il a mille manières de souffrir et de mourir;
L’amour ne peut pas vivre de nourriture céleste seulement,
Seulement par la sève de la terre il peut survivre.
Car ta passion était un besoin sensuel raffiné
Une faim du cœur et du corps;
Ils peuvent se lasser et s’éteindre ou se tourner ailleurs
Ou bien trouver une fin terrible et impitoyable
Par quelque amère trahison ou se séparer en colère avec de cruelles blessures,
Ou ta volonté insatisfaite avec d’autres s’en aller
Quand la joie du premier amour retombe mise à nu et tuée:
Une morne indifférence remplace le feu
Ou une affectueuse habitude imite l’amour,
Une union extérieure et malaisée dure
Ou la routine d’un compromis à vie.
Là où jadis la semence de l’unité fut jetée
Dans un semblant de terrain spirituel
Par quelque divine aventure des forces célestes,
Deux luttent, constants associés sans joie,
Deux egos tirent dans une unique laisse,
Deux mentalités divisées par leurs pensées discordantes
Deux esprits disjoints, à jamais séparés.
Ainsi l’idéal est-il falsifié dans le monde de l’homme;
Frivole ou sombre, la désillusion vient,
La dure réalité de la vie regarde l’âme en face,
Ajournée, l’heure des cieux s’enfuit dans un Temps sans corps.
La mort te délivre de cela et délivre Satyavane:
Il est sauf maintenant, délivré de lui-même,
Il voyage vers le silence et la félicité.
Ne le rappelle pas aux tricheries de la terre
Et à la pauvre petite vie de l’animal Homme.
Dans mon vaste espace tranquille, laisse-le dormir
En harmonie avec le puissant silence de la mort
Où l’amour sommeille sur la poitrine de la paix.
Et toi, repars seule à ton fragile monde:
Châtie ton cœur avec la connaissance, dé-couvre et regarde
Avec ta nature haussée à de claires hauteurs vivantes
La vue d’oiseau céleste depuis des pics jamais imaginés.
Car, quand tu abandonnes ton esprit à un rêve
Bientôt les dures nécessités te frapperont réveillée:
Le plus pur délice avait commencé et il doit finir.
Toi aussi tu sauras, ton cœur ne balançant plus à l’ancre,
Ton âme amarrée et bercée dans les mers éternelles.
Vains sont les cycles de ton mental brillant.
Renonce, oubliant la joie et l’espoir et les larmes,
Ta nature passionnée dans la poitrine profonde
D’un heureux Rien et le Calme sans mots,
Délivrée dans mon mystérieux repos.
Unie à mon Nihil sans fond, oublie tout.
Oublie le futile gaspillage de force de ton esprit,
Oublie la lassante ronde de ta naissance,
Oublie la joie et la lutte et la peine,
Cette vague quête spirituelle qui a commencé
Lorsque les mondes ont éclaté comme un bouquet de fleurs de feu
Et de grandes pensées brûlantes ont voyagé à travers le ciel du mental
Et le temps et ses éternités ont rampé à travers les Vastitudes
Et les âmes ont émergé dans la mortalité.”
Mais Savitri répondit à la Force noire:
“Tu as trouvé maintenant une dangereuse musique, ô Mort,
Tu as attendri ton discours dans une harmonieuse douleur,
Et ta flûte est séduisante pour les espoirs lassés
Tes mensonges sont mêlés d’un triste accent de vérité.
Mais j’interdis à ta voix de tuer mon âme.
Mon amour n’est pas une soif du cœur,
Mon amour n’est pas un désir de la chair:
Il m’est venu de Dieu, il retourne à Dieu.
Même dans tout ce qu’ont défiguré la vie et l’homme,
Un murmure de divinité se fait encore entendre,
Un souffle des sphères éternelles se fait sentir.
Permis par les Cieux et merveilleux pour l’homme
Un tendre rythme de feu et de passion chante à l’amour.
Il y a un espoir dans son cri sauvage infini,
Il résonne avec l’appel des hauteurs oubliées,
Et quand ses accents sont apaisés chez de hautes âmes ailées
Dans leur empyrée, son souffle brûlant
Survit au-delà, dans le cœur enchanté des soleils
Qui flambent à jamais purs dans les cieux invisibles:
Une voix de l’éternelle Extase.
Un jour, je regarderai mon grand doux monde
Déposerai les terribles masques des dieux,
Dévoilerai mon monde de la terreur et le dépouillerai du péché.
Apaisés, nous nous approcherons de la face de notre Mère,
Nous jetterons nos âmes candides sur ses genoux:
Alors nous embrasserons l’extase que nous poursuivons,
Alors nous frémirons avec le dieu tant cherché,
Alors nous découvrirons les notes inattendues des Cieux.
Non seulement il y a de l’espoir pour les pures divinités,
Mais les déités violentes et obscurcies
Jaillies de l’unique poitrine en rage de découvrir
Ce que les dieux blancs avaient manqué1: elles aussi sont sauves;
Les yeux d’une Mère veillent sur eux et ses bras
Tendus avec amour désirent ses fils rebelles.
L’Un est venu, amour et amant et bien-aimé Éternel,
Il a lui-même bâti une étonnante sphère
Et composé les cadences d’une danse merveilleuse.
Là, dans ses rondes et ses tournants magiques
Attiré, il arrive, repoussé il s’enfuit.
Dans les impulsions fougueuses et tortueuses de son mental
Il goûte le miel des pleurs et renvoie la joie
Puis se repent et rit et se courrouce
Et l’un et l’autre sont la musique brisée de l’âme
Qui cherche, réconciliée, sa céleste rime.
À jamais, il vient à nous à travers les ans
Portant un doux visage nouveau qui est l’ancien.
Sa félicité rit en nous ou il appelle en cachette
Comme une invisible flûte lointaine enchanteresse
Venue des branches enlunées dans les forêts palpitantes,
Invitant la rage de notre recherche et notre peine passionnée.
Déguisé, l’Amant vient et provoque notre âme.
Il s’est nommé lui-même pour moi et il est devenu Satyavane.
Car nous sommes homme et femme, depuis le début,
Âmes jumelles nées d’un même feu immortel.
Ne s’est-il pas levé en moi sous d’autres étoiles?
Comment a-t-il traversé les bosquets du monde
Et couru après moi comme un lion dans la nuit
Et soudain tombé sur mes chemins
Pour me saisir d’un bond doré glorieux!
Mécontent il brûlait et aspirait à moi à travers les âges
Parfois avec colère et parfois dans une douce paix
Me désirant depuis que le monde a commencé.
Il s’est levé des eaux comme une vague sauvage
Et m’a emporté dans les mers de félicité sans que j’y puisse rien.
Sorti de mon passé voilé, ses bras sont arrivés,
Ils m’ont touchée comme un doux vent persuasif,
Ils m’ont cueillie comme une heureuse fleur tremblante
Et m’ont embrassée et brûlée joyeusement dans une impitoyable flamme.
Moi aussi je l’ai trouvé charmé en des formes ravissantes
Et j’ai couru enchantée après sa voix lointaine
Et me suis pressée contre lui à travers bien des barreaux redoutables.
S’il existe un dieu plus joyeux encore et plus délicieux
Qu’il porte d’abord la face de Satyavane
Et que son âme soit une avec celui que j’aime;
Alors, qu’il me cherche et que je puisse le désirer.
Car un seul cœur bat dans ma poitrine
Et un seul dieu siège là sur le trône.
Marche, ô Mort, par-delà la beauté fantomatique de ce monde,
Car je ne suis pas des citoyens de ce monde-là.
Je chéris Dieu le Feu, non Dieu le Rêve.”
Mais une fois de plus, la Mort a jeté sur son cœur
La majesté de sa calme voix horrible:
“Tes pensées sont une brillante hallucination.
Prisonnière halée par une corde spirituelle,
Esclave ardente de ta propre volonté sensuelle,
Tu lances à la rencontre du soleil comme un aigle
Des mots ailés par la splendeur rouge de ton cœur.
Mais la connaissance ne demeure pas dans un cœur passionné,
Les paroles du cœur retombent du trône de la Sagesse inentendues.
Futile est ta soif de bâtir les cieux sur la terre.
Artificier de l’Idéal et de l’Idée,
Le mental, enfant de la Matière dans les entrailles de la Vie
Persuade ses parents de grimper à des niveaux plus élevés;
Inaptes, ils suivent mal le guide audacieux.
Mais le Mental, ce glorieux voyageur dans les nues,
Marche à pas lents sur la terre, tel un boiteux,
Guère il ne peut modeler la substance rebelle de la vie
Guère il ne peut refréner les sabots galopants des sens:
Ses pensées regardent droit dans les cieux mêmes,
Elles tirent leur or d’une mine céleste,
Mais ses actes travaillent péniblement un minerai vulgaire.
Tous tes nobles rêves sont faits par le mental de la Matière
Pour consoler son morne labeur dans la prison de la Matière,
Son seul logis où seul il semble vrai.
Image solide de la réalité
Il a taillé une existence pour échafauder les œuvres du Temps;
La Matière sur la terre ferme se pose forte et sûre.
Elle est la première-née des choses créées
Elle reste la dernière quand le mental et la vie sont tués
Et si elle finissait, tout cesserait d’être.
Tout le reste est seulement son produit ou sa phase:
Ton âme est une brève fleur du Mental jardinier
Créée sur ton lopin de terre de Matière;
Elle périt avec la plante sur laquelle elle pousse,
Car c’est de la sève de la terre qu’elle tire sa teinte céleste:
Tes pensées sont des lueurs qui passent au bord de la Matière,
Ta vie est une vague qui tombe sur un océan de Matière.
Un steward soigneux des moyens limités de la Vérité,
Entassant précieusement les faits édifiés par l’Énergie gaspilleuse,
Lie le mental sur les piquets de tente des sens
Fixe les caprices de la Vie dans une grise routine de plomb
Et attache toutes les créatures aux cordes de la Loi.
Tel un vase aux alchimies transmutatrices
Une glu qui colle ensemble le mental et la vie,
Si la Matière fait défaut, tout s’écroule et craque et tombe.
Tout tient sur la Matière comme sur un roc.
Et pourtant, cette sûreté et ce garant
Si on le presse de montrer ses pouvoirs, s’avère un imposteur:
Un truqueur de substance là où il n’y a pas de substance
Une apparence et un symbole et un néant,
Ses formes n’ont aucun droit de naissance originel:
Son air de stabilité fixe
Est la couverture d’un mécanisme de tourbillons captifs
Une suite de pas de danse de l’Énergie
Dont les empreintes laissent toujours les mêmes signes,
Une face concrète d’un Temps insubstantiel,
Une coulée qui pointillé le vide de l’Espace:
Une apparence de mouvement stable sans changement,
Pourtant le changement arrive et le dernier changement est la mort.
Ce qui semblait si réel une fois est le théâtre du Néant.
Ses visages sont des pièges qui traquent et emprisonnent les sens,
Le vide sans commencement était son artificier:
Rien n’est là sauf des airs peints par le Hasard
Et des semblants de formes d’un semblant d’Énergie.
Tout vit et respire un moment par la miséricorde de la Mort
Tout pense et agit par la grâce de l’Inconscient.
Adonnée au luxe rosé de tes pensées,
Ne tourne pas tes yeux au-dedans de toi-même
Pour avoir des visions dans le cristal miroitant, ô Mental,
Ne ferme pas tes paupières pour rêver la forme des Dieux.
Consens enfin à ouvrir tes yeux et vois
De quelle substance tu es et le monde est fait.
Inconscient dans le Vide encore inconscient
Inexplicablement un monde mouvant a surgi:
Un moment à l’abri, heureusement insensible,
Il n’a pas pu rester satisfait de sa propre vérité.
Car quelque chose dans sa poitrine ignorante était né,
Condamné à voir et à connaître, à sentir et aimer.
Ce quelque chose observait ses actes, imaginait une âme dedans,
Il tâtonnait vers la vérité et rêvait du Moi et de Dieu.
Quand tout était inconscient, tout allait bien.
Moi, la mort, j’étais roi et je gardais mon état royal,
Dessinant mon exact plan sans le vouloir
Créant d’un cœur calme et insensible.
Dans mon souverain pouvoir d’irréalité
J’obligeais le rien à prendre une forme,
Infailliblement ma force aveugle sans pensée
Faisait par hasard une fixité comme celle du destin,
Par fantaisie les formules de la Nécessité
Édifiait sur le fond creux du Vide
La sûre bizarrerie du système de la Nature.
J’ai courbé l’éther vacant pour faire l’Espace:
Un énorme souffle d’expansion et de contraction
Nourrissait les feux de l’univers;
J’ai frappé la suprême étincelle originelle
Et répandu ses éparses rangées en armes à travers le Vide,
Confectionné les étoiles avec les radiations occultes
Rassemblé les pelotons de l’invisible danse;
J’ai formé la beauté de la terre avec des atomes et des gaz
Et fabriqué l’homme vivant avec du plasma chimique.
Alors la Pensée est venue et a gâté l’harmonieux monde:
La Matière a commencé à espérer et à penser et sentir,
Les tissus et les nerfs ont subi la joie et l’agonie.
Le cosmos inconscient luttait pour apprendre sa tâche;
Un ignorant dieu personnel naissait dans le Mental
Et pour comprendre inventait la loi de la raison,
Le Vaste impersonnel réverbérait le désir de l’homme,
Un tourment a secoué le tranquille cœur aveugle du grand monde
Et la Nature a perdu son vaste calme immortel.
Ainsi est née cette incompréhensible scène pervertie
Des âmes enmaillées dans les délices et la douleur de la vie
Et le sommeil de la Matière et la mortalité du Mental,
Des êtres en attente de la mort dans la prison de la Nature
Et la conscience abandonnée dans une ignorance qui cherche
Et le lent plan suspendu de l’évolution.
Tel est le monde dans lequel tu bouges, égarée
Dans les sentiers embrouillés du mental humain,
Dans la ronde sans issue de ta vie humaine,
Recherchant ton âme et pensant que Dieu est là.
Mais où est le lieu d’une âme ou la place pour Dieu
Dans l’immensité brute d’une machine?
Tu prends pour ton âme un Souffle passager
Né d’un gaz, un plasma, un sperme, un gène,
Pour Dieu une image agrandie du mental de l’homme,
Une ombre de toi-même projetée sur l’Espace.
Interposée entre le Vide d’en haut et d’en bas
Ta conscience reflète le monde autour
Dans le miroir déformant de l’Ignorance,
Ou se tourne vers le haut pour attraper des étoiles imaginées.
Ou si quelque semi-Vérité joue avec la terre
Jetant sa lumière sur un fond noir ténébreux,
Elle touche seulement et pose une tache lumineuse.
Tu réclames l’immortalité pour ton esprit,
Mais l’immortalité pour un homme imparfait?
Un dieu qui se cogne à chaque pas
Serait un cycle de douleur éternelle.
Tu réclames la Sagesse et l’amour comme ton droit,
Mais la connaissance dans ce monde est la compagne de l’erreur,
Une brillante entremetteuse de la Nescience,
Et l’amour humain, un baladin sur un tréteau terrestre
Qui imite avec verve une danse de fée.
L’essence extraite de la dure expérience,
La connaissance de l’homme enfûtée dans les barils de la Mémoire
A la rude saveur d’un breuvage mortel:
Douce sécrétion des glandes érotiques
Caressant et torturant les nerfs brûlants,
L’amour est un miel et un poison dans la poitrine
Pris par nous comme le nectar des dieux.
La sagesse humaine de la terre n’est pas une grande puissance altière
Et l’amour n’est pas un ange rayonnant des cieux.
S’ils aspirent au-delà de l’air engourdi de la terre,
Arrivant vers le soleil avec de frêles ailes de cire
À quelle hauteur contre nature peuvent-ils pousser ce vol forcé?
Mais ce n’est pas sur la terre que la sagesse divine peut régner
Et pas sur la terre que l’amour divin peut se trouver;
Nés des cieux, seuls aux cieux ils peuvent vivre,
Ou peut-être là aussi sont-ils des rêves brillants.
Ou plutôt tout ce que tu es et fais n’est-il pas un rêve?
Ton mental et ta vie sont des supercheries de la force de la Matière.
Si ton mental te semble un soleil radieux
Si ta vie laisse courir un rêve glorieux à tire d’aile,
C’est l’illusion de ton cœur mortel
Ébloui par un rayon de bonheur ou de lumière.
Incapables de vivre de leur propre droit divin,
Convaincus de leur brillante irréalité,
Lorsque leur terrain d’appui est coupé,
Ces enfants de la Matière meurent dans la Matière.
Même la Matière s’évanouit dans une vague Énergie
Et l’Énergie est un mécanisme du vieux Néant.
Comment les coloris insubstantiels de l’Idéal
Pourraient-ils être solidement peints sur la brume vermillon de la terre,
Un rêve dans un rêve devenir doublement réel?
Comment un feu-follet deviendrait-il étoile?
L’Idéal est une maladie de ton mental,
Un brillant délire de tes paroles et de ta pensée,
Un étrange vin de beauté qui t’emporte à une vision fausse.
Une noble fiction fabriquée par tes aspirations
Doit partager ton imperfection humaine:
Ses formes dans la Nature déçoivent le cœur
Et jamais ne trouveront leur taille céleste
Et jamais ne pourront se réaliser dans le Temps.
Ô âme, égarée par la splendeur de tes pensées
Ô créature terrestre avec ton rêve des cieux,
Résignée et calme, obéis à la loi terrestre.
Accepte la brève lumière qui tombe sur tes jours:
Prends ce que tu peux des joies permises à la Vie.
Te soumettant à l’épreuve affligeante du Destin
Souffre ton dû de labeur et de chagrin et d’inquiétude.
Là s’approchera, apaisant ton cœur passionné,
Ma longue nuit calme de sommeil à jamais:
Là retire-toi dans le silence d’où tu étais venue.”
FIN DU CHANT DEUX
1 Sri Aurobindo pose ici une terrible question. Mais c’est à chacun, silencieusement de trouver la réponse.
À lire la merveilleuse réponse de Mère dans l’Agenda du 24 et 27 janvier 1962.