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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Deux: Le Livre du Voyageur des Mondes

Chant Cinq
Les Divinités de la Petite Vie

Il vit l’empire de la petite vie,

Un étroit pouvoir invariable aux formes rigides,

Un coin malheureux dans l’éternité.

Une vie en marge de l’Idée

Protégée par l’Ignorance comme dans une coquille.

Lors, espérant apprendre le secret de ce monde,

Il a sondé sa mince frange visible

Pour dégager sous la surface claire de son obscurité

La Force qui le mouvait et l’Idée qui l’avait créé

Imposant l’étroitesse à l’Infini,

Et connaître l’esprit qui gouvernait sa petitesse

La loi divine qui lui donnait le droit d’être,

Son emprise sur la Nature et sa nécessité dans le Temps.

Il a plongé son regard dans la forteresse de brume

Qui défendait ce sombre continent misérable

Cerné de nues et de mers d’ignorance

Et le gardait à l’abri de la Vérité et de la Lumière et du Moi.

Comme un phare qui poignarde le cœur noir de la Nuit

Et fait apparaître des habitations, des arbres, des formes humaines

Comme révélés à un œil au milieu du Néant,

Tout ce qui se tapissait là était transpercé, mis à nu,

Tenu dans le blanc flamboiement de sa vision solaire.

Une populace agitée, affairée, rudimentaire

Grouillait là par milliers, inaperçue, crépusculaire.

Dans une brume clandestine qui enveloppe le théâtre du monde

Les petites divinités du drame souterrain du Temps,

Opérant loin du regard directeur des Cieux,

Complotaient, inconnues des créatures qu’elles meuvent,

Tramaient les minuscules conspirations de ce bas règne,

Amusées de minuscules machinations, de brefs espoirs

Et de petits actes passionnés et de petits moyens

Et de glissements de reptile dans le noir et les ruines,

Et les embûches et l’ignominie d’une vie rampante.

Une trépidante multitude disparate,

Un étrange pêle-mêle d’artisans sorciers

Se révélait à lui, modelant l’argile malléable de la vie,

Une progéniture d’elfes, une espèce élémentaire.

Surpris par ce rayon inaccoutumé,

Les habitants de l’ombre sursautaient:

Des diablotins difformes et des visages taillés comme une bête

Des esprits follets, instigateurs, lutins vieillots ou petites fées

Et des génies plus propices, mais sans âme et malheureux

Et des êtres déchus et dépouillés de leur destinée céleste,

Et des divinités égarées ensevelies dans les décombres du Temps.

Des volontés ignorantes et dangereuses, mais armées d’un pouvoir,

Des formes mi-animales, mi-divines, et leurs caprices.

Dans la grisaille d’un vague arrière-fond,

Leurs murmures insidieux viennent à nous, une force inarticulée

Éveillant dans le mental l’écho d’une pensée ou d’une parole

Tirant du cœur un acquiescement à leur incitation empoisonnée;

Dans cette infime Nature ils font leur travail

Et remplissent de malaise ses créatures et ses forces.

Leur graine de joie, ils la maudissent par des fruits de chagrin

Leurs rares lumières, ils les éteignent d’un souffle d’erreur

Et tournent leurs vérités apparentes à des fins mensongères;

Le dard de leurs petites émotions, le fouet de leurs passions

Pousse à l’abîme ou enfonce dans la bourbe et la fange:

Ou d’un coup sec, ils plantent l’aiguillon brûlant de leurs concupiscences,

Tandis que cahote le chariot de la vie vers nulle part

Sur des chemins tortueux sans trouver la sortie de l’ignorance.

Jouer avec le bien et le mal, telle est leur loi;

Ils leurrent vers des faillites ou des succès sans sens,

Corrompent tous les modèles, truquent toutes les mesures,

Font de la connaissance un poison, de la vertu un morne exemple

Et mènent les interminables cycles du désir

À travers des semblances de triste sort ou d’heureux sort

Jusqu’à l’inéluctable fatalité.

Tout est mis en scène, là, par leur influence.

Mais leur empire ou leur rôle ne s’arrête pas là:

Partout où se trouvent des pensées sans âme et des vies sans direction

Où seul compte le petit moi du corps,

Partout où manquent l’amour et la lumière et le large,

Ces tortueux modeleurs se mettent à leur besogne.

Leur règne s’étend à tous les mondes à demi conscients.

Ici aussi, ces petits dieux poussent nos cœurs humains;

Les pénombres de notre nature sont leur repaire.

Ici aussi, les cœurs primitifs obscurcis

Obéissent aux suggestions voilées d’un Mental souterrain

Qui traque notre connaissance par ses lumières fallacieuses

Et dresse un écran entre nous et la vérité qui sauve.

Il nous parle avec les voix de la Nuit:

Nos vies obscurcies courent vers une obscurité plus grande,

Nos recherches écoutent des espoirs calamiteux.

Un réseau de pensées aveugles se tisse

Et la raison est machinée par une Force irrationnelle.

Cette terre n’est pas notre seule éducatrice, ni notre seule nourrice;

Les pouvoirs de tous les mondes ont leur entrée ici.

Dans leur domaine particulier, ils suivent la roue de la loi

Et chérissent la sécurité de leur type invariable;

Jetés sur la terre, sortis de leur orbite immuable,

Ils gardent leur loi mais perdent leur forme fixe.

Ils sont projetés dans un chaos créateur

Où tout voudrait un ordre mais reste poussé par le Hasard;

Étrangers à la nature terrestre, ils doivent apprendre les voies de la terre,

Ennemis ou opposés, ils doivent s’unir:

Ils travaillent et se battent et s’accordent avec peine,

Les uns se joignent, d’autres se séparent, et tous se séparent pour se joindre de nouveau,

Mais jamais nous ne comprendrons ni ne pourrons vivre vraiment

Tant que tous n’auront pas trouvé leur harmonie divine.

Les chemins incertains de notre vie serpentent et tournent,

Les poursuites tourmentées de notre mental cherchent toujours la lumière,

Jusqu’au jour où ils apprennent leur secret à leur source

Dans la lumière du Sans Temps et dans sa demeure sans limite,

Dans la joie de l’Éternel seul et Un.

Mais dans le présent, la Lumière suprême est bien lointaine:

Notre vie consciente obéit aux lois de l’inconscience;

Vers des fins ignorantes et des désirs aveugles

Nos cœurs sont mûs par une force ambiguë;

Même les conquêtes de notre mental portent une couronne meurtrie.

Un ordre qui change lentement entrave notre volonté.

Tel est notre sort jusqu’à ce que nos âmes soient libres.

Alors, une puissante Main renverse les cieux du mental,

L’Infini fait mouvoir les actes du fini

Et la Nature pose ses pas dans la Lumière éternelle.

Alors seulement prend fin ce rêve de la vie d’en bas.

Pourtant, dès le début de ce monde énigmatique,

Qui semble à la fois une énorme machine brute

Et un lent démasquage de l’Esprit dans les choses,

Dans cette chambre tournante sans murs

Où Dieu siège impassiblement partout

Comme inconnu de lui-même et inaperçu de nous

Dans un miraculeux mystère de notre inconscient,

Tout ici, pourtant, est son action et sa volonté.

Dans ce tourbillon errant à travers une vacuité sans bornes

L’Esprit est devenu Matière et repose dans le tourbillon:

Corps endormi, sans sens ni âme.

Un phénomène de masse aux formes visibles

Porté par le silence du Vide

Est apparu dans l’éternelle Conscience,

Une semblance de monde insensible et extérieur.

Nul n’était là pour voir, nul pour sentir;

Seul le miraculeux Inconscient,

Habile magicien subtil, était à la tâche.

Inventant des moyens pour des résultats magiques,

Organisant la merveilleuse stratégie de la création,

Traçant mécaniquement les jalons d’une sagesse muette,

Utilisant l’Idée inéluctable impensée,

Il faisait les travaux de l’intelligence de Dieu

Ou exécutait la volonté de quelque suprême Inconnu.

Mais la conscience était encore enfouie dans les entrailles de la Nature,

Insentie encore la Félicité qui a rêvé les mondes dans son ravissement.

L’Être était une substance inerte poussée par la Force.

Au début, seul un Espace éthéré existait:

Ses formidables vibrations ondoyaient et tournoyaient

Abritant quelque initiative inconçue:

Porté par un Souffle suprême originel,

Un rythme mystique d’expansion et de contraction

Créait dans le vide un contact et une friction,

Entraînait des chocs et des entrelacements dans un néant abstrait:

Source d’un univers qui se dilatait

Dans la matrice d’une force qui se désintègre,

En dépensant son souffle, il conservait une somme inépuisable.

Dans le foyer de l’Espace il allumait un invisible Feu

Qui semait les mondes comme on sème le grain

Et d’un tourbillon sortait l’ordre lumineux des étoiles.

Un océan d’Énergie électrique

Informe, formait ses étranges particules d’onde

Et par leur danse, construisait cette trame solide,

Enfouissant son puissant prodige dans un atome:

Des masses se forgèrent ou simulèrent des formes visibles;

La Lumière jetait l’étincelle révélatrice des photons

Et dans leur minuscule éclair faisait apparaître l’image

De ce cosmos de choses apparentes.

Ainsi s’est créé cet impossible monde réel,

Miracle évident, ou spectacle convaincant.

Ou ainsi apparaît-il au mental présomptueux de l’homme

Qui pose sa pensée comme l’arbitre de la vérité,

Prend sa vision personnelle comme un fait impersonnel

Et comme témoins d’un monde objectif

Ses sens trompeurs et l’artifice de ses instruments.

Ainsi doit-il résoudre l’énigme tangible de la vie

Dans une lumière douteuse

Et par l’erreur saisir la Vérité

Et lentement séparer le voile et le visage.

Ou bien, frustré de sa foi dans le mental et dans les sens,

Sa connaissance, un brillant cadavre d’ignorance,

Il voit en toutes ces choses bizarrement façonnées ici

La triste moquerie d’une Force trompeuse,

Une parabole de la Maya et de son pouvoir.

Cet immense mouvement perpétuel pris et prisonnier

Dans le mystérieux changement sans changement

D’un déroulement persistant appelé Temps

Qui répète indéfiniment son même battement,

Ces mêmes rondes qui tournent et imitent un flux,

Ces objets statiques dans la danse cosmique

Qui sont seulement les tourbillons répétés d’une même Énergie

Et se prolongent par l’esprit d’un Vide rêveur,

Attendaient la vie, attendaient des sens et un Mental éveillé.

Dans son repos de pierre, le Rêveur a bougé un peu.

Mais quand fut accompli le scrupuleux travail de l’Inconscient,

Quand le Hasard fut contraint à des lois fixes et immuables,

La scène était prête pour le jeu conscient de la Nature.

Alors le sommeil muet et immobile de l’Esprit a remué;

La Force enfouie s’est délivrée lentement, sourdement.

Un rêve d’existence s’est éveillé dans le cœur de la Matière,

Une volonté de vivre s’est mue dans le magma de l’Inconscient,

Une bizarrerie d’être a stupéfait le Temps vide,

Éphémère dans une blanche éternité

Infinitésimal dans un Infini mort.

Un souffle plus subtil a vivifié les formes de la Matière inerte,

Le rythme figé du monde s’est changé en un cri conscient;

La puissance du Serpent a enlacé la Force insensible.

Des îlots d’existence pointillèrent l’espace sans vie

Et des germes d’être se formèrent dans l’air sans forme.

Une vie était née qui suivait la loi de la Matière,

Ignorante du mobile de ses pas;

Sans cesse inconstante, pourtant toujours la même,

Elle répétait le paradoxe qui lui avait donné naissance:

Ses stabilités instables et toujours mouvantes

Se répétaient indéfiniment dans le flux du Temps,

Mais des mouvements délibérés dans les formes impensantes

Trahissaient les soulèvements d’une Volonté emprisonnée.

Éveil et sommeil s’enlaçaient dans les mêmes bras,

Plaisir et douleur venaient sans différence et sans défense

Frémissants des premiers tressaillements vagues d’une Âme cosmique.

Une vigueur de vie qui ne savait ni crier ni se mouvoir

Pourtant éclatait de beauté et portait le signe d’un ravissement profond:

Une sensibilité inarticulée,

Battement de cœur d’un monde qui ne se sait pas lui-même,

Courait à travers sa torpeur somnolente

Et soufflait là un frémissement timide, un rythme vagabond

Comme des yeux secrets qui s’ouvrent dans l’ombre.

Enfantine, une sensation de soi poussait

Et la naissance naissait.

Une divinité s’éveillait, mais ses membres rêveurs restaient prostrés,

Sa maison refusait d’ouvrir ses portes scellées.

Insenti par nos yeux qui voient seulement

La forme, l’acte, et non le Dieu emprisonné,

La vie cachait dans sa mystérieuse pulsation de force et de croissance

Une conscience étouffée sous les battements de ses sens muets

Un mental englouti qui ne savait pas encore la pensée,

Un esprit inerte qui pouvait seulement être.

Tout d’abord, elle ne haussait pas la voix, n’osait pas bouger:

Chargée d’énergie cosmique, pétrie de force vivante,

Elle accrochait ses racines à la seule sûreté de la terre,

Tressaillait muettement aux chocs des rayons et de la brise

Et glissait dehors de tendres lianes de désir;

La vigueur de sa soif de soleil et de lumière

Ne sentait pas l’embrasse qui la faisait respirer et vivre,

Absorbée, elle rêvait, satisfaite de beauté et de couleurs.

Enfin l’Immensité charmée a regardé devant elle:

Animée, vibrante, affamée, elle cherchait un mental à tâtons;

Alors, lentement, les sens vibrèrent et la pensée a passé un œil dehors;

Elle obligeait la coquille récalcitrante à percevoir.

La magie d’une forme consciente se burinait;

Ses vibrations endormies rythmaient une réponse vive

Et des remous lumineux stimulaient le cerveau et les nerfs

Éveillaient dans la Matière l’identité de l’esprit

Et dans un corps, allumaient le miracle

De l’amour du cœur et du regard-témoin de l’âme.

Mûs par une invisible Volonté, pouvaient affleurer là

Des fragments de quelque immense poussée à devenir

Et des aperçus vivaces d’un moi secret;

Alors, les incertaines semences et la force des formes à venir

S’éveillèrent dans l’inconsciente léthargie dès choses.

Une création animale rampait et courait

Et volait et appelait entre la terre et le ciel,

Chassée par la mort mais espérant toujours de vivre

Heureuse de respirer, fût-ce un moment.

Puis l’homme s’est modelé sur la brute originelle.

Un mental pensant venait hausser les caprices de la vie,

Un outil tranchant d’une Nature mixte et incertaine,

Une intelligence à demi témoin, à demi machine.

Cet apparent conducteur de la roue des œuvres de la Nature

Chargé de motiver et d’enregistrer son cours

Et d’établir sa propre loi sur des forces inconstantes,

Ce maître-ressort d’une délicate machinerie

Aspirait à éclairer et raffiner son utilisateur

À hisser les frustes initiatives du mécanicien absorbé

Et lui faire voir la Puissance qui l’habite.

Il a levé les yeux:

La lumière des Cieux reflétait une Face.

Stupéfaite des œuvres qui s’étaient forgées dans son sommeil mystique

Elle a regardé le monde qu’elle avait créé:

L’étonnement saisissait maintenant la puissante automate;

Elle s’est arrêtée un moment pour se comprendre elle-même et son but,

Réfléchie, elle apprenait à agir selon une loi consciente,

Une vision et une mesure guidaient le rythme de ses pas;

La pensée refrénait ses instincts dans la clôture d’une volonté

Et éclairait d’une idée ses élans aveuglés.

Sur la masse de ses impulsions, de ses actes-réflexes

Sur le flot déchaîné, ou guidé par l’Inconscient,

Et sur le mystère de ces étapes exactes non pensées

Elle a plaqué l’image spécieuse d’un Moi,

Une idole vivante de l’esprit défiguré;

Sur les actes de la Matière, elle a imposé un type de loi:

Elle avait créé un corps pensant avec des cellules chimiques

Et d’une tempête de force, modelé un être.

Être ce qu’elle n’était pas enflammait son espoir:

Elle a tourné ses rêves vers quelque haut Inconnu;

Un souffle de l’Un suprême s’est fait sentir en bas.

Une lucarne regardait vers les sphères d’en haut

Et des ombres colorées dessinèrent sur le sol mortel

Les visages passagers des choses immortelles;

Un éclair vivant pouvait venir du ciel parfois:

Un rayon d’âme illuminée tombait sur le cœur et la chair

Et teintait d’une semblance de lumière idéale

La substance dont nos rêves terrestres sont faits.

Ainsi apparurent

Un fragile amour humain qui ne pouvait pas durer,

Un papillon de nuit nommé Ego

Pour faire voler une âme de séraphin,

Un charme superficiel de brève durée

Éteint d’un léger souffle du Temps;

Une joie venait, qui oubliait sa mortalité, un moment

Rare visiteur qui s’en allait bien tôt

Et faisait sembler belles toutes choses, pour une heure;

Des espoirs vite fanés en ternes réalités

Et des passions qui s’en vont en cendres tandis qu’elles brûlent

Embrasaient la terre habituelle de leur brève flamme.

Créature petite et insignifiante

Visitée et soulevée par une Puissance inconnue,

L’homme labourait son lopin de terre

Cherchant les moyens de durer, de jouir, de souffrir et de mourir.

Un esprit qui ne périssait pas avec le corps et le souffle

Était là comme une ombre du Non-Manifesté

Et se tenait derrière la petite forme personnelle

Mais ne revendiquait pas encore cette incarnation terrestre.

Consentant au long et lent labeur de la Nature,

Regardant les œuvres de sa propre ignorance,

Inconnu, insenti, le puissant Témoin habite

Et rien ne montre la Gloire qui est là.

Il est la Sagesse qui gouverne la magie du monde,

Le Silence qui écoute le cri de la Vie,

Il voit la foule pressée des moments qui coulent

Vers la tranquille grandeur d’une heure lointaine

Inintelligiblement, cet énorme monde tourne

Dans l’ombre d’une Inconscience enchantée

Qui cache la clef manquante des intentions profondes,

Qui garde close dans notre cœur une voix que nous ne savons pas entendre.

Un énigmatique labeur de l’Esprit,

Une machine ponctuelle dont nul ne connaît l’usage,

Un art et une ingéniosité sans sens,

Cette vie minutieusement orchestrée dans le moindre détail

Joue interminablement ses symphonies sans motif.

Tournant son dos à la vérité, le mental apprend mais ne sait pas;

Il étudie les lois de la surface par une pensée de surface,

Il catalogue les étages de la vie et voit les processus de la Nature

Ne voyant pas pour quoi elle agit ni pourquoi nous vivons;

Il note son inlassable souci du moyen précis,

Sa patiente complexité dans la finesse d’un rouage,

L’audace du plan inventif d’un esprit ingénieux

Au milieu de l’énorme masse futile de ses travaux sans fin,

Il additionne des chiffres réfléchis à sa somme irréfléchie,

Empile des étages à pignon, des toits du monde

Sur les fondations hermétiquement taillées qu’elle a posées,

Dresse des citadelles imaginées dans un air mythique

Ou monte un escalier de rêve vers une lune mystique:

Des systèmes momentanés pointent et touchent aux nues:

Un ordre conjectural du monde s’édifie laborieusement

Sur la base incertaine d’un mental incertain,

Ou un tout fragmentaire s’échafaude péniblement.

Un impénétrable mystère abstrus,

Tel est le vaste plan dont nous faisons partie;

Ses harmonies sont des discordes à nos yeux,

Car nous ne connaissons pas le thème grandiose qu’elles servent.

Inscrutables, travaillent les agents cosmiques.

Nous voyons seulement la frange d’une immense houle;

Nos instruments n’ont pas cette lumière plus grande,

Notre volonté n’est pas accordée à l’éternelle Volonté,

La vue de notre cœur est trop aveugle et passionnée.

Impuissante à partager les ondes mystiques de la Nature,

Inapte à sentir le pouls et le tréfonds des choses,

Notre raison ne peut pas sonder les puissantes mers de la vie,

Seulement elle compte ses vagues et scrute son écume;

Elle ne sait pas d’où viennent ces impulsions qui touchent et passent

Elle ne voit pas où pousse le flot pressé:

Elle cherche seulement à canaliser ses forces

Et elle espère changer son cours à des fins humaines:

Mais tout son sens vient des resserres de l’Inconscient.

Invisibles ici, d’énormes énergies cosmiques agissent dans l’ombre,

Des gouttes et des courants sont notre seule part.

Notre mental vit lointainement de la Lumière authentique,

Il saisit de menus fragments de la Vérité

Dans un petit coin de l’infini;

Nos vies sont un creux de roche dans un océan de force.

Nos mouvements conscients ont des origines scellées

Mais nous ne communiquons pas avec ces assises ténébreuses

Nulle entente ne lie ces morceaux de nous-mêmes;

Nos actes surgissent d’une crypte que notre mental ignore.

Nos profondeurs les plus profondes sont ignorantes d’elles-mêmes,

Même notre corps est un magasin mystérieux;

De même que les racines de notre terre sont enfouies sous le couvert de notre terre

Les racines de notre mental et de notre vie gisent inaperçues.

Nos ressorts sont étroitement gardés et cachés dessous, dedans;

Nos âmes sont mues par des pouvoirs derrière le mur.

Dans les étendues souterraines de l’esprit

Une puissance agit, qui se soucie peu de ses conséquences;

Usant de relais et de scribes impensants

Elle est la cause de ce que nous pensons et sentons.

Les troglodytes du Mental subconscient,

Interprètes bornés et bégayants et mal dressés,

Ne connaissant que leur petite besogne routinière,

Affairés à nos enregistrements cellulaires,

Dissimulés dans les cachettes subliminales

Au milieu d’obscurs mécanismes occultes,

Captent le Morse mystique dont la cadence rythmique

Transmet les messages de la Force cosmique.

Un murmure tombe dans l’oreille intérieure de la vie

Et répète son écho harcelant dans les caves subconscientes:

La parole saute, la pensée tressaille, le cœur vibre,

La volonté répond, et les fibres et les nerfs obéissent à l’appel.

Nos vies traduisent ces subtiles accointances;

Tout est le commerce d’une Puissance secrète.

Un pantin pensant, tel est le mental de la vie:

Ses choix sont l’œuvre d’énergies élémentaires

Qui ne connaissent pas leur propre naissance ni leur fin ni leur cause

Et n’ont pas une lueur de l’immense dessein qu’elles servent.

Dans cette basse vie de l’homme, grise et engourdie,

Mais remplie de petites choses poignantes et ignobles,

Le Fantoche conscient est tiré de cent façons

Et sent le choc mais non les mains qui poussent.

Car personne ne sait voir la troupe ironique et masquée

Dont nos moi décoratifs sont les marionnettes,

Nos actes, des réflexes inconscients dans leurs griffes

Nos luttes passionnées, une scène et un divertissement.

Ignorantes elles-mêmes de leur propre source d’énergie

Elles jouent leur rôle dans l’énorme Tout.

Agents des ténèbres qui imitent la lumière

Esprits obscurs qui meuvent les choses obscures,

Ils servent malgré eux une Puissance plus vaste.

Engins de l’Anankè, ils organisent le Hasard,

Antennes perverses d’une prodigieuse Volonté,

Jouets de l’Inconnu qui font de nous leur jouet,

Investis d’un Pouvoir dans les bas états de la Nature,

Ils introduisent les incohérences du Sort

Dans les actions que les mortels croient leurs,

Ou font une catastrophe d’un caprice négligent du Temps

Et ballottent la vie des hommes de main en main

Dans un absurde jeu tortueux.

Contre toute Vérité supérieure, leur substance se rebelle,

Devant la force du Titan seulement leur volonté s’aplatit.

Démesurée est leur prise sur les cœurs humains,

Dans tous les tours et les détours de notre nature, ils interviennent.

Minuscules architectes des vies à bas étage

Et machinateurs des intérêts et des désirs,

Exploitant le terre-à-terre brutal et les palpitations boueuses

Et les réactions crues des nerfs matériels,

Ils bâtissent le méli-mélo obstiné de notre fabrication

Et les châteaux mal éclairés de notre pensée,

Ou par les comptoirs et les souks de l’ego

Ils assiègent la beauté du temple de l’âme.

Minutieux artistes des nuances de la petitesse,

Ils mettent en scène la comédie bariolée de la Vie

Ou complotent la banale tragédie de nos jours,

Préparent l’acte, combinent la circonstance

Et la fantasia costumée des humeurs.

Ces dangereux souffleurs du cœur ignorant des hommes,

Instructeurs de leurs paroles et de leurs volontés intempestives,

Instigateurs des petites colères, petites luxures, petites haines

Et des pensées changeantes et des sautes d’émotions frivoles,

Ces sarcastiques faiseurs d’illusion sous leur masque,

Peintres des décors d’un monotone spectacle

Et agiles machinistes des coups de théâtre humains,

Sont sans cesse à leur affaire sur cette scène ombrageuse.

Incapables de bâtir nous-mêmes notre destinée

Nous sommes seulement comme des acteurs qui discourent

Et nous nous pavanons dans notre rôle,

Jusqu’à ce que la pièce soit finie et on sort

Dans un Temps plus clair et un Espace plus fin.

Ainsi ces pygmées infligent-ils leur petite loi

Et entravent le lent soulèvement de l’homme qui monte,

Puis ils terminent son trop petit tour par la mort.

Telle est la vie quotidienne de cette créature éphémère.

Aussi longtemps que l’animal humain domine

Et qu’une lourde nature d’en bas recouvre l’âme,

Aussi longtemps que la vue de l’intellect regarde au-dehors

Et sert des intérêts terre-à-terre et les joies de la créature,

Une incurable petitesse poursuit ses jours.

Depuis que la conscience est née sur la terre,

La vie est la même dans l’insecte, le singe, l’homme,

Sa substance n’a pas changé, sa façon suit l’ornière commune.

Si de nouvelles combinaisons, de plus riches détails apparaissent

Et la pensée s’ajoute et des soucis plus embrouillés,

Si, peu à peu, la vie porte un visage plus clair,

Cependant, même dans l’homme, le lopin reste pauvre et mesquin.

Une satisfaction crasse prolonge son état déchu;

Ses petits succès sont les échecs de l’âme,

Ses menus plaisirs ponctuent de fréquents chagrins:

Les vicissitudes et les servitudes sont le haut prix qu’il paye

Pour le droit de vivre, et la mort est son dernier salaire.

Une inertie qui coule dans l’inconscience,

Un sommeil qui imite la mort, est tout son repos.

Un mince scintillement de force créatrice

Aiguillonne ses fragiles œuvres humaines

Qui, pourtant, durent plus que le souffle de leur bref créateur.

Il rêve parfois d’une bacchanale des dieux

Et voit Dionysos lui faire signe en passant –

Une intensité de lion qui briserait son âme

Si cette suave et puissante ivresse de joie soufflait

Par ses membres fragiles et son faible cœur –,

Des amusements futiles l’enflamment et usent

L’énergie qui lui est donnée pour grandir et pour être.

Sa petite heure s’épuise à de petites choses.

Une brève compagnie, souvent discordante,

Un petit amour, des petites jalousies et la haine,

Un peu d’amitié au milieu d’une foule indifférente

Font tout le tracé de son cœur sur la minuscule carte de la vie.

Si quelque grandeur s’éveille, trop frêle est sa base

Pour révéler la haute tension de délice,

Trop fugace, sa pensée pour éterniser cet essor éphémère;

Les brillants éclairs de l’Art sont un passe-temps pour ses yeux,

La magie de la musique, un frisson qui frappe les nerfs.

Au milieu de ses besognes harassantes et de son fatras soucieux,

Pressé par la foule de ses pensées usantes,

Parfois il pose son front douloureux

Entre les puissantes mains calmes de la Nature

Pour guérir la peine de sa vie.

Son silence le délivre de ce moi torturé;

Dans sa tranquille beauté, il trouve sa félicité la plus pure.

Une vie neuve se lève, il regarde de larges horizons;

Le souffle de l’Esprit se meut en lui, mais vite se retire:

Ses forces n’étaient pas faites pour contenir cet hôte puissant.

Tout se ternit, retombe dans la convention, la routine,

Ou bien une brutale excitation lui apporte des joies criardes:

Ses jours se teintent du rouge de la lutte

Et du regard brûlant de la chair et des taches écarlates de la passion;

La guerre et le meurtre sont les jeux de sa tribu.

Le temps, il n’en a point pour ouvrir ses yeux du dedans

Et chercher son moi perdu et son âme morte.

Son mouvement tourne autour d’un axe trop court;

Il ne peut pas s’envoler, il rampe sur sa longue route,

Ou si, impatient des pas lourds du Temps

Il veut faire hâte splendidement sur la lente route du Destin,

Son cœur se serre et s’essouffle bientôt et s’épuise et succombe,

Ou il marche et il marche sans trouver de fin.

Rarement, quelques solitaires peuvent grimper vers une vie plus grande.

Tous s’accordent à une basse tonalité et à un trou de conscience.

Sa connaissance habite la maison de l’Ignorance,

Ses forces, jamais, même une fois, ne s’approchent du Tout-Puissant,

Rares sont ses visites au ravissement des Cieux.

La Félicité qui sommeille dans les choses, et qui voudrait s’éveiller,

S’échappe en lui dans une petite joie de vivre:

Cette maigre grâce est son support persistant,

Elle allège le fardeau de ses nombreux maux

Et le réconcilie à son petit monde.

Il est satisfait de son espèce moyenne commune;

Les espoirs de demain, la vieille ronde de sa pensée,

Ses vieux intérêts familiers, ses vieux désirs

Sont l’épaisse haie serrée qu’il a bâtie

Pour défendre sa menue vie contre l’invisible;

La parenté de son être avec l’Infini,

Il l’a enfermée dans les replis d’un moi secret

Et barricadé dehors la grandeur du Dieu caché.

Son être fut façonné pour jouer un rôle banal

Sur une scène médiocre, dans un petit drame;

Il a planté la tente de sa vie dans un lopin borné

Sous l’immense regard du Vaste étoilé.

Il est le couronnement de tous les millénaires:

Ainsi se trouve justifié le labeur de la création,

Tel est le bout du monde, l’ultime excellence de la Nature!

Mais si tel était le tout, et rien de plus n’était voulu,

Si ce que nous semblons maintenant était le total à venir,

Si ceci n’était pas un stade que nous traversons

Sur notre route de la Matière au Moi éternel

Vers la Lumière qui fit les mondes, la Cause des choses,

Alors la vue limitée de notre mental pourrait bien interpréter

L’existence comme un accident du Temps,

Une illusion, un phénomène, ou un caprice du hasard,

Le paradoxe d’une Pensée créatrice

Qui se meut entre des contraires irréels:

Une Force inanimée qui lutte pour sentir et connaître,

Une Matière qui trouve par chance le Mental pour se déchiffrer elle-même,

Une Inconscience qui engendre monstrueusement une âme.

Parfois, tout semble irréel et improbable:

Nous semblons vivre dans un roman de nos pensées

Forgé par le récit des sensations d’un voyageur imaginaire,

Une fiction, ou une scène dans un sommeil cosmique

Saisie sur l’écran d’un cerveau enregistreur.

Un somnambule marche sous la lune,

Une image d’ego traverse un rêve ignorant

Comptant les heures d’un Temps spectral.

Dans une fausse perspective d’effet et de cause,

Se fiant aux promesses spécieuses de l’espace du monde,

Un ego flotte sans trêve de scène en scène,

Vers où, il ne sait pas, ni quelle extrémité fabuleuse.

Tout est rêvé ici, ou tout existe douteusement,

Mais qui est le rêveur et d’où vient son regard?

Nous ne le savons pas encore, ou c’est une devinette dans l’ombre.

Ou alors, le monde est réel mais nous-mêmes trop petits,

Insuffisants pour l’énormité de notre théâtre.

Une mince courbe de vie traverse le tourbillon titanesque

De l’orbite d’un univers sans âme

Et dans le ventre de cette masse tournoyante éparpillée

Un mental se penche dehors sur un petit globe accidentel

Et se demande ce que sont toutes ces choses et lui-même.

Et pourtant, pour quelque œil subjectif enfermé là-dedans,

Cela, étrangement, s’est formé dans la substance sans yeux de la Matière;

Un minuscule pointillement de petits moi

Se figure être la base consciente de l’existence cosmique.

Ainsi nous semble notre scène dans la pénombre d’en bas.

Tel est le signe de l’infini de la Matière,

Telle est la bizarre signification du tableau qui s’offre

À notre Science, la géante arpenteuse de son champ

Tandis qu’elle examine les registres de son étroit cadastre

Et mathématise son énorme monde extérieur,

À la Raison enfermée dans le cercle de ses sens,

Ou à la Pensée dans son impalpable Bourse du Commerce vague

Spéculatrice en grandes idées ténues

Et abstractions dans le vide, mais nous ne savons pas

Sur quelles valeurs fermes repose sa monnaie.

Dans cette banqueroute, seule la religion

Offre à nos cœurs ses douteuses richesses

Ou signe des chèques sans provision sur l’Au-delà:

Notre pauvreté trouvera là sa revanche.

Abandonnant une vie futile, nos esprits quittent ce monde

Pour le noir inconnu, ou emportent avec eux

Le passeport de la mort pour l’immortalité.

Mais ceci n’était qu’un tableau provisoire,

Une apparence fausse tracée par des sens bornés,

L’insuffisante découverte du Mental par lui-même,

Un essai primitif, une première expérimentation.

C’était un jouet pour amuser la terre enfantine;

Mais la connaissance ne finit pas avec ces pouvoirs extérieurs

Qui vivent sur un perchoir de l’Ignorance

Et n’osent pas se pencher sur les abîmes dangereux

Ni regarder en haut pour mesurer l’Inconnu.

Il existe une vue plus profonde du dedans

Et quand nous avons quitté les étroits bas-quartiers du mental,

Une vision plus grande vient à nous sur les hauteurs

Dans la lumineuse Vastitude du regard de l’Esprit.

Enfin s’éveille en nous une Âme-témoin

Qui voit les vérités jamais vues et sonde l’Inconnu;

Alors tout prend un visage nouveau et merveilleux.

Dans le noyau profond du monde vibre une lumière de Dieu,

Dans le cœur enfoui du Temps de hauts desseins se meuvent,

Les frontières de la vie s’écroulent et rejoignent l’infinitude.

Ce vaste tableau, embrouillé mais précis, devient

Un splendide imbroglio des Dieux,

Le jeu, l’ouvrage d’une divine ambiguïté.

Nos recherches sont les expériences passagères

D’une Puissance inscrutable et muette

Qui cherche les sorties de la Nuit inconsciente

Et veut retrouver son lumineux moi de Vérité et de Félicité.

Elle scrute le Réel à travers la forme apparente,

Elle peine dans notre mental et dans nos sens mortels;

Parmi la foule des visages de l’Ignorance,

Dans les images symboliques tracées par la parole et la pensée,

Elle cherche la vérité dont tous les visages sont le signe;

Elle cherche la source de la Lumière avec la lampe de la vision;

Elle œuvre pour trouver l’auteur de toutes les œuvres,

Le Moi dedans, insenti, qui est le guide,

Le Moi au-dessus, inconnu, qui est le but.

Tout, ici, n’est pas l’ouvrage d’une Nature aveuglée:

Un Verbe, une Sagesse nous regarde dans les hauteurs,

Un Témoin qui sanctionne la volonté de la Nature et ses œuvres,

Un Œil inaperçu dans l’immensité qui ne voit pas;

Il y a une Influence de la Lumière d’en haut,

Il y a des pensées qui viennent de loin et des éternités scellées:

Un dessein mystique emporte les étoiles et les soleils.

Dans ce passage d’une Force ignorante et sourde

À une conscience qui se débat et à un souffle éphémère

Une puissante supra-nature veille sur le Temps.

Le monde est autre que nous le pensons et le voyons maintenant

Nos vies sont un mystère plus profond que nous l’avons rêvé;

Notre mental est un débutant dans la course vers Dieu

Notre âme est un moi envoyé du Suprême.

À travers les champs cosmiques et par d’étroites ruelles,

Demandant une maigre aumône des mains de la Fortune

L’Un chemine en robe de mendiant.

Même dans le théâtre de ces petites vies,

Derrière le drame, respire une douceur secrète,

La soif d’une divinité en miniature.

Une passion mystique venue des puits de Dieu

Coule dans les espaces protégés de l’âme;

Une force qui aide soutient la souffrance de la terre,

Une invisible proximité, une joie cachée.

Il y a des rires étouffés qui courent en dessous,

Le bruissement d’un bonheur secret,

Une exultation dans les profondeurs endormies,

Un cœur de béatitude au fond d’un monde de peine.

Un Enfant allaité sur la poitrine secrète de la Nature,

Un Enfant qui joue dans les bois enchantés

Égrenant les notes de sa flûte de ravissement près des torrents de l’Esprit

Attend l’heure où nous entendrons son appel.

Dans ce vêtement de vie charnelle

Une âme survit, qui est une étincelle de Dieu

Et, parfois, elle perce l’écran sordide

Et allume un feu qui nous fait semi-divin.

Dans les cellules de notre corps siège un Pouvoir caché

Qui voit le jamais vu et trame l’éternité,

Nos éléments les plus petits abritent les besoins les plus profonds;

Là aussi, les Messagers d’or peuvent venir:

Une porte s’ouvre dans les murs de boue du moi;

Par l’humble seuil, la tête baissée,

Passent les anges de l’extase et du don de soi;

Dans un profond sanctuaire de rêve

Habitent et vivent les bâtisseurs de l’image divine.

La compassion est là et le sacrifice aux ailes de feu,

Des éclairs de tendresse et d’harmonie

Font jaillir les lumières du ciel par l’autel solitaire du cœur.

Une œuvre s’accomplit dans le silence des grands fonds;

Une gloire et une merveille des sens spirituels

Un rire dans les espaces immortels de la beauté

Habitent le mystère des gouffres inviolés

Et transforment l’expérience du monde en une joie;

Bercée par les battements du Temps, l’éternité dort en nous.

Dans le centre hermétiquement scellé, l’heureux noyau,

Introublée derrière cette forme extérieure de mort

L’Entité éternelle prépare dedans

La matière de sa félicité divine,

Son règne du phénomène céleste.

Même dans le scepticisme de notre mental d’ignorance

Vient une prescience de quelque immense délivrance

Et notre volonté tend vers elle, lentement, ses mains bâtisseuses.

Chaque partie de nous désire son absolu:

Nos pensées couvrent une Lumière éternelle,

Nos énergies découlent d’une Force omnipotente,

Et puisque les mondes furent taillés dans une joie de Dieu voilée

Puisque l’éternelle beauté demande une forme

Ici-même où tout est fait d’une poussière d’être,

Nos cœurs sont capturés par des formes enjôleuses,

Nos sens eux-mêmes cherchent aveuglément la Félicité.

Nos erreurs crucifient la Réalité

Pour l’obliger à naître ici et prendre un corps divin

Irrésistible, incarnée dans une forme humaine

Et respirant par des membres que l’on peut toucher et embrasser,

Contraignant sa connaissance à délivrer l’antique Ignorance

Sa lumière sauveuse à guérir l’univers inconscient.

Et quand ce Moi plus grand descendra comme une mer

Pour emplir notre image transitoire,

Tout sera capturé par le délice et transformé:

Les vagues d’une extase jamais rêvée feront rouler

Notre mental et notre vie, nos sens, nos rires

Dans une lumière autre que ce dur jour humain limité,

Les fibres du corps battront dans une apothéose

Les cellules subiront une lumineuse métamorphose.

Ce petit être du Temps, cette âme-fantôme,

Ce nain vivant, cet homme de paille d’un esprit enténébré,

Sortira de son trafic de petits rêves mesquins.

La forme de sa personne, la face de son ego,

Dépouillées de ce travestissement mortel,

Pétries comme un troll d’argile changé en dieu

Recréées à l’image de l’Hôte éternel

Seront saisies contre la poitrine d’une blanche Force

Et, embrasé par ces mains paradisiaques

Dans la douceur de feu rose d’une grâce spirituelle,

Dans la passion vermeille de son changement infini,

Le petit être tressaillera, éveillé, et frémira d’extase.

Comme un maléfice déformant qui se renverse,

Délivré de la magie noire de la Nuit,

Renonçant à la servitude du sombre Abîme,

Il apprendra, enfin, qui vivait là, dedans, inaperçu,

Et, saisi d’émerveillement dans le cœur adorant

S’agenouillera devant le trône de l’Enfant-Dieu, reconnu,

Tremblant de beauté et de délice et d’amour.

Mais d’abord, il nous faut accomplir l’ascension de l’esprit,

Sortir du gouffre d’où notre nature s’est levée.

L’âme doit prendre son vol souverain au-dessus de la forme

Et gravir des sommets par-delà le demi-sommeil du mental;

Nos cœurs doivent incarner une énergie céleste

Et surprendre l’animal par le dieu caché.

Alors, allumant les langues d’or du sacrifice,

Invoquant les puissances d’un hémisphère de lumière,

Nous dépouillerons l’indignité de notre état mortel,

Ferons de l’abîme une route pour la descente du Ciel,

Relierons nos cavernes au Rayon du Suprême

Et nous fendrons les ténèbres par le Feu mystique.

S’aventurant une fois de plus dans la brume natale1

Traversant les dangereux miasmes et le grouillement fertile, Il taillait son chemin à travers le chaos astral

Au milieu des visages gris de ses dieux démoniaques,

Harcelé par la sourde inquisition de ses fantômes clignotants

Assailli par les sorcelleries de ses forces fluides.

Comme l’un qui marche sans guide par des régions étranges,

Tendu, ne sachant où ni avec quel espoir,

Il glissait sur un sol qui manquait sous ses pas

Et cheminait avec une énergie de pierre vers une fin insaisissable.

Derrière lui, ses traces n’étaient plus qu’une ligne évanescente

Un pointillé miroitant dans une vague immensité;

À côté de lui, un murmure désincarné voyageait –

L’obscurité blessée se plaignait de la lumière.

Son cœur immobile faisait une énorme obstruction2,

À mesure qu’il avançait, la nuit épaisse, guettante

Multipliait la masse hostile de ses yeux fixes et morts;

Les ténèbres luisaient comme une chandelle qui meurt.

Autour de lui, éteint, un miroitement fantôme

Peuplait d’ombres et de formes trompeuses

L’antre noire et sans limites de l’indiscernable Inconscient.

La flamme de son esprit était son seul soleil.

FIN DU CHANT CINQ

 

1 “La brume natale” des origines de la vie.

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2 N.D.T. Il s’agit du cœur physique. Quand on s’enfonce consciemment dans ces régions profondes, inaccessibles, tel l’Inconscient, le corps entre dans un état voisin de la mort, cataleptique, comme la pierre, et quelquefois même le cœur s’arrête.

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