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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Six: Le Livre du Destin

Narad, le chantre céleste, le Voyant, occupe une place toute spéciale dans la tradition indienne: c’est un homme divinisé, l’annonciateur ou le précurseur de l’Homme Divin à venir. Il n’est pas “né dieu”, mais homme devenu dieu. Il a pris rang parmi les immortels et il peut à volonté se déplacer parmi les trois mondes, sur les sommets supraconscients et à travers notre monde physique et mortel, et les mondes subconscients ou “inconscients” qui recèlent les clefs de notre avenir. Il connaît donc les trois temps, passé, présent et à venir, et c’est lui qui annonce le Destin de Savitri et de Satyavane.

Chant Un
Le Mot du Destin

Par de silencieux confins à la frontière du plan mortel,

Traversant de vastes étendues de paix lumineuse

Narad, le sage céleste du Paradis

Descendait, chantant dans l’immensité radieuse de l’air.

Attiré par l’été doré de la terre

Posée sous lui comme une boule ardente

Lancée sur quelque table des Dieux

Roulée et mue comme par une invisible main

Pour attraper la chaleur et la flamme d’un petit soleil,

Il quittait les heureux chemins de l’Immortel

Vers un monde de labeur et de quête et de chagrin et d’espoir,

Vers ces lieux où la vie et la mort jouent à la bascule.

À travers les frontières impalpables d’un espace d’âme

Il est passé du monde Mental au monde des choses matérielles

Parmi les inventions du Moi inconscient

Et les rouages d’une Force somnambule aveugle.

Sous lui, brûlait une myriade de soleils tournoyants:

Il a percé les ondes de l’océan éthéré,

Un Air originel apportait la joie d’un premier toucher,

Un Esprit secret prenait son formidable souffle

Contractant et dilatant cet énorme univers;

Dans sa grandiose révolution à travers le Vide

La puissance secrète du feu créateur

Déployait son triple pouvoir constructeur et créateur des formes,

Sa danse ondulatoire qui tisse d’infinitésimales étincelles,

Ses nébuleuses qui bâtissent la forme et la masse:

La base magique et la trame d’un monde,

Sa radiance qui éclate dans la lumière des étoiles;

Narad sentait la sève de la vie, la sève de la mort,

Il s’enfonçait dans la communion dense de la Matière solide

Dans l’obscure unité de ses formes

Il partageait l’identité d’un Esprit muet.

Et voici qu’il voyait l’Être cosmique à la tâche,

Ses yeux mesuraient les espaces, sondaient les abîmes,

Son regard intérieur suivait les mouvements de l’âme,

Il voyait l’éternel labeur des Dieux,

Il observait la vie des bêtes et des hommes.

Alors le ton du chanteur a changé,

Une émotion et un émerveillement faisaient vibrer sa voix:

Il ne chantait plus la lumière qui jamais ne pâlit

Ni l’unité, ni la pure félicité immortelle,

Il ne chantait plus le cœur impérissable de l’amour,

Son chant était un hymne de l’Ignorance et du Destin.

Il chantait le nom de Vichnou1, et la naissance

Et la joie et la passion du monde mystique,

Et comment les étoiles furent créées et la vie commença

Et les terres silencieuses s’animèrent avec le battement d’une âme.

Il chantait l’Inconscient et son moi secret,

Son pouvoir tout-puissant sans savoir ce qu’il fait,

Qui modèle tout sans vouloir, sans penser ni sentir,

Son mystère occulte, infaillible et aveugle,

Et les ténèbres qui ont soif de l’éternelle Lumière,

Et l’Amour qui couve au fond des sombres abîmes

Attendant une réponse des cœurs humains,

Et la mort qui grimpe vers l’immortalité.

Il chantait la Vérité qui crie au fond de la Nuit aveugle,

Et la Mère de Sagesse cachée dans la poitrine de la Nature

Et l’Idée qui œuvre derrière cette Nature muette

Et le miracle de ses mains transmutatrices:

Il chantait la vie qui sommeille dans la pierre et dans le soleil Et le mental subliminal dans la vie sans mental,

Et la conscience qui s’éveille dans les bêtes et dans les hommes.

Il chantait la gloire et la merveille qui doivent naître

Et le Suprême qui arrache enfin son voile,

Il chantait le corps devenu divin et la vie devenue félicité,

L’immortelle tendresse qui embrasse l’immortel pouvoir,

Le cœur qui sent directement les cœurs,

La pensée qui voit directement les pensées,

Et le délice quand toutes les barrières tombent,

Et la transfiguration et l’extase.

Alors, tandis qu’il chantait les démons se mirent à pleurer de joie

Voyant venir la fin de leur longue et terrible tâche

Et la défaite qu’ils avaient en vain espérée,

Et l’heureuse délivrance du destin funeste

Qu’ils avaient eux-mêmes choisi

Et le retour en l’Un d’où ils étaient venus.

Celui-là qui avait conquis le rang des immortels,

L’Homme divin, Narad, descendait sur la terre des hommes.

Comme un éclair fulgurant, une gloire est tombée

Jusqu’à toucher le sage roi Ashwapati dans sa contemplation,

Ouvrant les yeux, il vit, étrangement enluminée,

Sortie d’une nuée lumineuse,

Cette face, ce masque de beauté et de joie antique

Apparue en plein jour et descendue à Madra

En son palais fleuri de pierres délicates.

Le sage roi méditatif l’accueillit en bienvenu;

À ses côtés, siégeait une créature de beauté, passionnée et posée,

Comme une flamme d’aspiration sacrificielle

Montant dans l’air lumineux depuis son siège terrestre:

Un front de reine, la mère humaine de Savitri.

Là, une heure durant, insensibles aux assauts de la terre

Ils ont laissé les soucis de la vie ordinaire et coulèrent

Emportés par le haut rythme de cette voix

Tandis que le chant scandé du visionnaire céleste

Disait le labeur et la peine des hommes

Et la tâche des dieux, le but qu’ils poursuivent sur la terre,

Et la joie qui palpite

Derrière le miracle et le mystère de la douleur.

Il chantait le cœur de lotus de l’amour

Et ses mille semences de vérité lumineuse

Qui dorment et vibrent derrière le voile des apparences.

Avec chaque touche, il tressaille, cherche à s’éveiller

Et un jour il entendra une voix ravie

Et fleurira dans le jardin de l’Épouse

Lorsqu’elle sera saisie et découverte par son seigneur.

Un puissant frisson d’extase

S’est glissé dans le cœur profond de l’univers.

L’Épouse s’est éveillée du sommeil de sa Matière,

Des rêves de son mental,

Elle a vu la face de Dieu sans voile.

À l’instant même où il chantait

Et tandis que ce ravissement se glissait dans le temps terrestre

Saisissant même les cieux,

Savitri est arrivée d’un impérieux galop

Pareil à celui de son cœur rapide en hâte;

Ses pas radieux traversèrent les corridors du palais.

Transformée par le halo de son amour, elle arrivait

Un bonheur émerveillé dans son regard insondable;

Ses yeux étaient pleins d’une éblouissante buée de joie

Comme l’une qui vient de quelque ambassade des cieux

Pour remplir la haute mission de son cœur,

Comme l’une qui apporte le consentement des dieux

À son amour de toute éternité;

Elle était debout devant le trône de son puissant père

Et, passionnée de la beauté découverte sur la terre

Transformée et neuve dans la miraculeuse lumière de son cœur,

Elle vit, telle une rose émerveillée qui adore,

La douceur de feu du fils des Cieux, Narad.

Il a jeté sur elle son immense regard immortel;

Sa vision intérieure l’enveloppait de lumière,

Mais retenant sa connaissance derrière ses lèvres immortelles,

Il s’est exclamé:

“Quelle est donc cette épouse qui vient,

Cette fille du feu,

Car, autour de sa tête illuminée

Un grand cortège d’hyménée verse un torrent de lumières

Et des étincelles de tous côtés?

De quelles vertes clairières miroitantes

Cachées dans le silence des rosées

Ou de quel vague rivage ombreux perlé de lune

Apportes-tu cette gloire qui enchante tes yeux?

La terre a maintes étendues dorées et des collines ténébreuses

Qui enveloppent leurs crêtes fantômes rêveuses dans la nuit,

Et, gardés dans la joie claustrale des forêts,

Des lacs secrets descendent et s’enlisent dans la félicité

Saisis au détour par les mains assoiffées

Et la passion murmurante du torrent qui appelle:

Mais dans la pure embrasse de ce murmure aux lèvres fraîches

Ils perdent leur âme sur un lit de roseaux tremblants.

Et tout cela recèle des présences mystérieuses

Qui laissent sentir la félicité de quelque esprit immortel

Et tout cela laisse perler l’appel de joie du cœur terrestre.

As-tu séjourné là et, émerveillée,

Subi un regard inconnu ou entendu une voix

Qui a contraint ton âme à écouter

Et ta vie à faire couler son ivresse?

Ou, si j’en crois ma pensée, voyant l’éclat de tes yeux,

Je dirais: nulle coupe terrestre ne t’a enivrée

Mais quand tu as traversé le rideau d’azur du matin,

Sur un seuil magique, tu as été enveloppée

De mondes trop brillants pour les yeux des hommes.

Pressée par l’assaut des voix de délice

Et saisie par le charme des ramilles ensoleillées dans les bois féeriques,

Poussée sur les pentes rayonnantes

Des monts de Gandhamadan2 où rôdent les Apsaras,

Ton corps a partagé des jeux que nul n’a vus

Et dans le pays des dieux, tes pas humains ont vagabondé,

Ta poitrine mortelle a tressailli d’une parole divine

Et ton âme a répondu à un Mot inconnu.

Quels pas des dieux, quelles flûtes enchantées des cieux

Ont soufflé cette haute mélodie qui t’entoure De près, de loin, venue dans l’air doux en fête

Que tu entends encore, surprise?

Ils ont baigné ton silence d’un étrange fruit d’extase vermeille

Et tu as posé tes pas sur les pics vaporeux d’une lune de félicité.

Ô toi, ailée de lumière, révèle d’où tu t’es envolée

Teintée de bonheur, en hâte sur cette verte terre embrouillée,

Ton corps à l’unisson du cri printanier de l’oiseau.

Les roses de tes mains vides sont pleines

De ta propre beauté seulement et de l’ivresse

D’une embrasse souvenue;

En toi rayonne une jarre céleste,

Ton cœur de miel puissant et résolu

Déborde d’un vin de nectar nouveau et suave.

Tu n’as jamais parlé aux rois de la douleur.

La musique périlleuse de la vie sonne encore à tes oreilles,

Mélodieuse au loin, rapide, grandiose tel le chant du Centaure,

Ou douce comme la cascade des eaux par les collines,

Ou puissante comme un grand hymne de tous les vents.

Comme la lune dorée tu vis dans ton extase intérieure.

Tu viens, telle la biche argentée parmi les bocages

Fleuris de rêves vermeils et de boutons de corail,

Ou tu voles comme la déesse du vent par la ramure,

Ou tu vagabondes, ô tourterelle aux ailes de neige

Et aux yeux de rubis,

Papillonnant parmi les buissons de tes purs désirs

Dans la beauté de ton âme jamais blessée.

Ces paroles sont seulement des images pour tes yeux de la terre

Mais aussi la véridique vérité de ce qui dort en toi.

Car tu es sœur des dieux en ton esprit

Et ton corps terrestre charme les yeux,

Mais ta joie est de la race des enfants du ciel.

Ô toi qui es venue dans ce grand monde périlleux

Que tu regardes maintenant par la seule splendeur de tes rêves,

Où l’amour et la beauté ne peuvent guère vivre en sûreté,

Ton être est dangereusement grand,

Ton âme a vécu solitairement dans la maison dorée de ta pensée

Murée dans la sécurité de tes rêves.

Sur les hauteurs du bonheur tu laisses dormir le destin

Qui invisiblement poursuit la vie inconsciente des hommes;

Si ton cœur a pu vivre cloîtré dans l’idéal doré,

Puisse ton réveil être aussi haut et aussi heureux!

Si tant est que le destin puisse à jamais rester endormi!”

Il a parlé mais il cachait sa connaissance derrière les mots.

Comme un nuage joue avec le rire coloré de l’éclair

Mais cache encore le tonnerre dans son cœur,

Narad laissait seulement échapper des images brillantes.

Comme une musique chatoyante, ses paroles voilaient ses pensées;

Dans sa pitié pour les mortels, il leur disait seulement

La beauté de vivre et le bonheur présent

Comme un vent caresse la brûlure de l’été;

Le reste, il le celait dans l’omniscience de son esprit.

Pour ceux qui prêtaient l’oreille à sa voix céleste,

Le voile que jette la pitié des cieux sur la douleur à venir

Le décret de l’Immortel semblait être de joie sans fin.

Mais le Roi Ashwapati répondit au Voyant;

Son esprit à l’écoute avait noté la fin ambiguë,

Senti une ombre funeste derrière les mots,

Mais calme comme l’un qui fait toujours face au Destin

Ici-bas parmi les détours dangereux de la vie terrestre,

Il répondit à cette pensée discrète par des paroles mesurées:

“Ô sage immortel qui connais toutes choses ici-bas,

Si je pouvais lire à la lueur de mes propres souhaits

Derrière le bouclier sculpté d’images symboliques

Que tu as jeté devant ta pensée céleste,

Je verrais peut-être la marche d’une jeune vie divine

Qui commence heureusement sur la terre avec des yeux de lumière;

Née à la frontière de deux mondes merveilleux

Entre l’inconnaissable et l’Au-delà,

Elle jette la flamme des symboles de l’Infini

Et vit dans la grande lumière des soleils intérieurs.

Car cette jeune vie a lu et brisé les sceaux secrets,

Elle a bu aux fontaines de joie de l’Immortel,

Elle a regardé par les barreaux dorés des cieux,

Elle a pénétré le Mystère qui aspire

Elle voit par-delà les choses ordinaires de la terre

Et communie avec les Pouvoirs qui bâtissent les mondes,

Jusqu’au jour où, par les portes étincelantes et les rues mystiques

De la cité de perles et de lapis-lazuli

De hauts faits mettent en branle la marche des dieux.

Bien que, à certaines haltes dans nos vies humaines,

La terre garde quelques brèves heures parfaites pour l’homme

Et les pas inconscients du Temps peuvent sembler

Un éternel moment vécu par l’immortel,

Rares sont ces contacts dans le monde des mortels:

Il n’est guère une âme et un corps nés ici

Dans la tempête et le mouvement laborieux des étoiles

Qui puisse garder la note paradisiaque dans sa vie

Et répéter le rythme et la mélodie aux maintes tonalités

Qui bat inlassablement dans l’air ravi,

Le chant surpris qui fait ondoyer la danse de l’Apsara

Quand elle glisse radieuse comme un nuage de lumière,

Une vague de joie sur le sol d’opale des cieux.

Regarde Savitri, cette coulée de lumière et d’amour dans une image,

Cette ode lyrique de l’ardeur des dieux

Parfaitement rythmée, cet ondoiement d’or sculpté!

Son corps comme un pichet débordant de délice

Pétri dans une splendeur de bronze doré

Comme pour saisir la vérité de joie cachée dans la terre.

Ses yeux sont des miroirs de rêves illuminés

Subtilement enveloppés d’une frange de noir ensommeillé

Qui gardent le reflet des cieux dans leurs abîmes.

Tel son corps, tel son esprit;

Les aurores ardentes des cieux renaissent glorieusement chaque matin

Comme des gouttes de feu sur une page d’argent

Dans son jeune esprit encore intouché par les larmes.

Toutes choses belles semblent éternelles et neuves

Dans l’émerveillement vierge de son âme cristalline.

Le bleu inaltérable révèle l’espace de sa pensée;

Merveilleuse, la lune flotte à travers le ciel surpris;

Les fleurs de la terre poussent et se rient du temps et de la mort;

Les mutations magiques de la vie, l’enchanteresse,

Font la course comme des enfants heureux qui jouent

Avec les heures souriantes.

Si seulement cette joie de la vie pouvait durer

Sans que la douleur vienne jeter sa note de bronze

Sur le rythme de ses jours!

Regarde-la, ô chantre aux yeux prescients

Et que la grâce de ton chant permette à ce pur enfant

De verser autour d’elle le nectar d’une vie sans chagrin

Par son cœur d’amour lucide

Et de guérir par la joie la poitrine usée de la terre

Et de jeter sa félicité comme un heureux filet.

Comme grandit l’antique arbre d’abondance, tout doré

Qui fleurit près des ondes murmurantes de l’Alacananda3

Où courent, légères, les eaux amoureuses

Bruissantes et babillantes à la splendeur de l’aurore

Enlacées dans un rire lyrique

Aux genoux des filles du ciel

Qui laissent perler la pluie magique

Par leurs membres enlunés d’or et leurs longs cheveux de nuages,

De même les aurores de notre fille sont-elles

Comme un feuillage gemmé de lumière,

De même jette-t-elle ses rayons de félicité sur les hommes.

Sa naissance est une flamme de joie radieuse

Et sûrement cette flamme embrasera la terre:

Le décret de la mort, sûrement, la laissera passer sans un mot!

Mais trop souvent, ici-bas, la Mère insouciante

Laisse ses élus dans les mains jalouses du Destin:

La harpe de Dieu s’éteint, son appel de joie,

Découragé, sombre parmi les bruits malheureux de la terre;

Les cordes de la sirène d’Extase ne chantent pas ici

Ou bien vite sont étouffées dans le cœur humain.

Des chants de douleur, nous avons assez: permets une fois

Que ses jours heureux et sans chagrin apportent les cieux ici.

Ou faudra-t-il toujours que les grandes âmes subissent l’épreuve du feu?

Sur la terrible route des dieux,

Armée d’amour et de foi et de joie sacrée

Voyageuse vers la maison de l’Éternel,

Laisse passer, une fois, sans blessure, une vie mortelle.”

Mais Narad ne répondit pas;

Silencieusement il restait assis

Sachant que les mots sont vains et le Destin est le seigneur.

Il regardait dans l’au-delà avec des yeux qui voient;

Puis, jouant avec l’ignorance des mortels

Comme s’il ne savait pas,

Il s’est exclamé avec une question:

“Quelle est donc cette haute mission qui presse si vite son char?

D’où est-elle venue avec cette gloire dans son cœur

Et le Paradis devenu visible dans ses yeux?

Quel Dieu soudain a-t-elle rencontré, quelle face suprême?”

Et le roi de répondre:

“L’ashoka rouge4 l’a regardée partir

Et maintenant voit son retour.

Envolée dans l’air d’une aurore flamboyante

Comme un jeune oiseau fatigué de sa branche solitaire,

Cette pure douceur s’est aventurée

Fendant son chemin d’un battement d’ailes rapide

Pour trouver son propre seigneur,

Puisqu’il n’était pas encore venu à elle sur la terre.

Conduite par un appel lointain, son vague vol léger

A traversé maints matins d’été et des pays ensoleillés.

Quant au reste heureux, elle le garde au fond de ses yeux,

Et ces lèvres charmées n’ont pas encore dit leur trésor.

Ô toi, vierge qui arrives comblée de joie,

Révèle le nom qui soudain a fait battre ton cœur.

Qui as-tu choisi roi suprême parmi les hommes?”

Et Savitri répondit de sa calme voix tranquille

Comme l’une qui parle sous les yeux mêmes du Destin:

“Père et roi, j’ai accompli ta volonté,

Celui que je cherchais, je l’ai trouvé dans un pays lointain;

J’ai obéi à mon cœur, j’ai entendu son appel.

Aux confins d’une étendue sauvage rêveuse

Parmi les montagnes géantes de Shalwa et les forêts songeuses,

Dans sa chaumière d’ermite, Dhyumatsena demeure,

Aveugle, exilé, proscrit, jadis roi puissant.

Le fils de Dhyumatsena, Satyavane,

Je l’ai rencontré à l’orée solitaire de cette forêt sauvage.

Ô mon père, j’ai choisi. C’est fait.”

Surpris, tous restèrent silencieux pendant un temps.

Alors Ashwapati a regardé dedans et vu

Une ombre épaisse flotter sur ce nom

Aussitôt chassée par une prodigieuse lumière;

Il a regardé dans les yeux de sa fille et dit:

“Tu as bien fait, j’approuve ton choix.

Si tel est tout, alors tout est sûrement bien;

S’il y a autre chose, alors tout sera encore bien.

Que cela semble bon ou mauvais aux yeux des hommes,

C’est pour le bien seulement que peut œuvrer la Volonté secrète.

Notre destinée est écrite à double sens:

Par les contraires de la Nature, nous marchons vers Dieu;

Même dans les ténèbres, nous grandissons encore vers la lumière.

La mort est notre route vers l’immortalité.

“Malheur! malheur!” gémissent les voix damnées du monde,

Mais quand même le Bien éternel conquiert enfin.”

Narad allait parler, mais le roi

En hâte s’est écrié pour conjurer le mot dangereux:

“Ô chantre de l’ultime extase

Ne prête pas une vision dangereuse à qui est aveugle,

D’autant que par droit inné tu as vu clair.

N’inflige pas à une tendre poitrine mortelle

La terrible épreuve qu’apporte la prescience;

N’exige pas tout de suite la divinité dans nos actes.

Il ne s’agit pas là d’heureux pics où vagabondent les nymphes célestes

Ni de l’escalade étoilée du mont Kaïlash et du Vaïcountha5,

Ce sont là des monts abrupts et tailladés Que seuls les forts peuvent grimper

Et rares osent même songer à s’y élever;

Bien des voix appellent et précipitent par des rocs vertigineux;

Glacés, glissants, coupants sont les chemins.

Les dieux sont trop sévères pour la race fragile des hommes,

Dans leurs vastes cieux ils sont exempts du Destin

Et oublient les pieds blessés de l’homme,

Son corps qui défaille sous le fouet du chagrin

Son cœur qui écoute les pas du temps et de la mort,

La route de l’avenir est cachée à la vue des mortels,

Ils marchent vers une face voilée et secrète.

Poser un seul pas devant est tout son espoir

Et il demande seulement un peu de force

Pour affronter l’énigme de son destin enveloppé de mystère.

Guetté par une vague puissance dans la pénombre,

Conscient du danger de ses heures incertaines

Il protège ses aspirations vacillantes contre ce souffle-là;

Il ne sait pas quand les doigts atroces se refermeront

Sur lui dans l’étreinte que nul n’élude.

Si tu peux dénouer cette poigne

Alors, et alors seulement parle,

Peut-être y a-t-il une échappée du piège de fer:

Notre mental nous trompe peut-être avec ses mots

Et nous appelons fatalité notre propre choix;

Peut-être le Destin est-il notre volonté aveugle.”

Il dit, et Narad ne répondit rien au roi.

Mais maintenant la reine alarmée éleva sa voix:

“Ô voyant, ta lumineuse arrivée coïncide

Avec ce haut moment d’une vie heureuse.

Alors, que la parole bénigne des sphères sans chagrin

Confirme l’heureuse conjonction de deux étoiles

Et par ta voix céleste consacre la joie.

N’attire pas ici le péril de nos pensées,

Que nos paroles ne créent pas le malheur qu’elles craignent.

Ici il n’y a nulle raison de redouter, nulle possibilité que le chagrin

Vienne lever sa sinistre tête et fixer ses yeux sur l’amour:

Unique esprit dans une multitude,

Heureux est Satyavane parmi ceux de la terre

Que Savitri a choisi pour compagnon,

Et fortuné cet ermitage de la forêt

Où, quittant son palais, ses richesses et un trône,

Ma Savitri va demeurer et apporter les cieux.

Alors, que ta bénédiction pose le sceau des immortels

Sur la félicité sans tache de ces vies de lumière

Et chasse de leurs jours l’Ombre sinistre.

Trop lourde est l’Ombre qui pèse sur le cœur des hommes;

Il n’ose pas être trop heureux sur la terre.

Il redoute les coups qui poursuivent les joies trop vives,

L’invisible fouet dans les bras tendus du Destin

Le danger qui guette dans les fiers extrêmes de la fortune

L’ironie dans le sourire indulgent de la vie,

Et il tremble au rire des dieux.

Mais si quelque invisible panthère funeste est tapie,

Si les ailes du Mauvais planent sur cette maison,

Alors, dis-le aussi, que nous puissions l’écarter

Et sauver nos vies du péril des rencontres fatales

Et du mélange fortuit d’un destin étranger.”

Lentement, Narad répondit à la reine:

“Quelle aide apporte la prévision à celui qui est poussé?

Les portes du secours crient et s’ouvrent à côté,

Le condamné passe son chemin.

Une connaissance future est une peine ajoutée,

Un fardeau torturant et une lumière stérile

Sur l’énorme scène que le Destin a bâtie.

L’éternel poète, le Mental universel,

A paginé chaque ligne de son acte impérial;

Invisibles, les acteurs géants vont et viennent

Et la vie de l’homme est comme le masque de quelque joueur secret.

Il ne sait même pas ce que diront ses lèvres.

Car une mystérieuse Puissance contraint ses pas

Et la vie est plus forte que son âme tremblante.

Nul ne peut refuser ce que la Force inexorable exige,

Ses yeux sont fixés sur son but prodigieux;

Nul cri ni prière ne peuvent détourner Savitri de son chemin,

Elle a tiré une flèche de l’arc de Dieu.”

Narad parlait comme ceux qui vivent libres des chagrins forcés

Et par leur calme aident les roues cahotantes de la vie

Et la longue inquiétude des choses transitoires

Et l’affliction et la passion d’un monde sans repos.

Mais la mère voyait,

Comme si son propre sein était transpercé,

L’antique condamnation des hommes frapper son enfant:

Sa douceur qui méritait un autre destin

Recevait seulement une plus large mesure de larmes.

Bien qu’aspirant à la nature des dieux,

Son mental cuirassé d’épreuves, armé de puissantes pensées,

Sa volonté toute blasonnée derrière un bouclier de sagesse,

Bien que montée aux cieux tranquilles de la connaissance,

Bien que sereine et sage reine d’Ashwapati,

Elle était encore humaine

Et ses portes se sont ouvertes au chagrin;

Elle accusait l’injustice aux yeux de pierre

Le dieu de marbre de l’inflexible Loi;

Elle oubliait la force qu’apporte l’extrême adversité

Aux vies qui se tiennent debout et affrontent le Pouvoir cosmique:

Son cœur récusait le juge impartial

Taxait de perversité l’Un impersonnel.

Elle ne faisait pas appel à son esprit tranquille

Mais comme l’homme ordinaire sous son fardeau

Défaillant et soufflant sa douleur en paroles ignorantes,

Elle attaquait maintenant l’impassible Volonté du monde:

“Quel est ce destin à pas de loup qui s’est glissé sur son chemin

Sorti du cœur sinistre de quelque forêt noire?

Quelle créature de malheur souriait là au bord de la route

Parée de la beauté du fils de Shalwa?

Peut-être était-ce un ennemi venu de son passé

Armé de la force cachée d’anciens torts

Inconnus de lui-même, et inconnue l’a saisie.

Ici-bas, terriblement entremêlés, l’amour et la haine

Viennent à nous, voyageurs aveugles parmi les périls du Temps.

Nos jours sont les maillons d’une chaîne désastreuse,

La Nécessité venge nos pas fortuits;

De vieilles cruautés reviennent incognito,

Les dieux profitent de nos actes oubliés.

Mais cette loi amère fut créée en vain.

Notre propre mental est le justicier du Destin.

Car nous n’avons rien appris et continuons de répéter

Les égarements invétérés de notre moi avec d’autres âmes.

Il y a de terribles alchimies dans le cœur humain,

Déchu de son élément éthéré

L’amour s’obscurcit au contact des dieux d’en bas.

L’ange redoutable, en colère contre ses propres joies

Délicieusement blessantes mais dont il ne saurait se passer,

Est impitoyable pour l’âme quand sa fascination est désarmée,

Il visite sa proie tremblante avec son propre tourment

Et nous oblige, énamouré, à nous coller à son étreinte

Comme si nous étions amoureux de notre propre agonie.

C’est la plus poignante des misères de ce monde,

Et le chagrin réserve d’autre lassos pour notre vie.

Nos sympathies deviennent nos tortureurs.

J’ai la force de supporter mon propre châtiment,

Le sachant juste, mais sur cette terre embrouillée,

Frappée par la douleur des créatures blessées et impuissantes,

Souvent la force me manque de rencontrer d’autres yeux souffrants.

Nous ne sommes pas tels les dieux qui ne connaissent pas le chagrin

Et regardent impassiblement un monde souffrant;

Sereins, ils regardent en bas la petite scène humaine

Et les passions sans lendemain qui croisent les cœurs mortels.

Une antique histoire de malheurs peut nous atteindre encore,

Nous gardons la peine de poitrines qui ne respirent plus,

Nous sommes secoués à la vue des douleurs humaines

Et partageons les misères que les autres sentent.

Les yeux sans passion et sans âge ne sont pas nôtres.

Trop dure pour nous est l’indifférence des cieux:

Nos propres tragédies ne nous suffisent pas,

Nous faisons nôtres tout le pathétique et toutes les souffrances;

Nous avons le chagrin d’une grandeur disparue

Et sentons le toucher des larmes dans les choses mortelles.

Même l’angoisse d’un étranger me fend le cœur,

Et elle, ô Narad, est mon enfant bien-aimée.

Ne nous cache pas notre sort funeste, si tel est notre sort.

Pire est le visage d’un Destin inconnu,

Une terreur muette, menaçante, sentie plutôt que vue

Derrière notre dos le jour, derrière notre couche la nuit,

Un Destin tapi dans l’ombre de notre cœur,

L’angoisse de l’invisible qui attend pour frapper.

Savoir est mieux, si dur soit-il de le supporter.”

Alors le sage a parlé, perçant le cœur de la mère;

Obligeant Savitri à tremper sa volonté comme de l’acier

Ses paroles déclenchaient le ressort du Destin cosmique.

Les grands Dieux se servent de la douleur des cœurs humains

Comme d’une hache tranchante pour tailler leur route cosmique:

Ils prodiguent sans compter les larmes et le sang des hommes

Pour le dessein d’un moment dans leur travail fatidique.

La balance de la Nature cosmique n’est pas la nôtre

Ni la mesure mystique de ses nécessités et de son usage.

Un seul mot déchaîne de vastes opérations,

Un acte fortuit détermine le destin du monde.

Ainsi, maintenant, en cette heure déclenchait-il la destinée:

“Tu as réclamé la vérité, je te donne la vérité.

Une merveille de rencontre de la terre et des cieux

Tel est celui que Savitri a choisi parmi les hommes.

Sa personne est en tête de la marche de la Nature,

Son être unique dépasse les œuvres du Temps6.

Un saphir taillé dans le sommeil des cieux,

Telle est l’âme enchantée de Satyavane,

Un rayon jailli du ravissement de l’infini,

Un silence qui se réveille à un hymne de joie.

Une divinité et une majesté ceignent son front;

Ses yeux gardent la mémoire d’un monde de félicité.

Aussi resplendissant qu’une lune solitaire dans les cieux,

Doux comme le tendre bourgeon désiré par le printemps,

Pur comme la rivière qui caresse des rives silencieuses,

Il prend d’heureuse surprise l’esprit et les sens.

Jonction vivante du Paradis doré,

Immense azur bleu, il se penche sur la soif du monde,

Il puise dans l’éternité la joie du Temps,

Étoile de splendeur ou rose de félicité.

En lui, l’Âme et la Nature, égales Présences,

S’équilibrent et se fondent dans une vaste harmonie.

Les Bienheureux dans leur brillant éther n’ont pas un cœur

Plus doux et plus vrai que celui-ci bâti par les mortels

Qui prend toute joie comme le don natal du monde

Et donne à tous la joie comme le droit naturel du monde.

Sa parole porte la lumière de la vérité intérieure, Et les yeux larges de sa communion avec la Puissance

Dans les choses ordinaires

A enlevé le voile de son mental,

Il voit la divinité à nu dans les formes terrestres.

Tranquille comme une étendue de ciel sans une ride et immobile

Il regarde le monde avec une pensée jamais sondée;

Un silence d’espace méditatif et lumineux

Découvert par un matin de délice,

Un entrelacs de feuillage verdoyant sur une montagne heureuse

Devenu le nid murmurant des vents du sud,

Telles sont les images de lui et semblables à lui,

Telle est sa race de beauté et tels ses pairs en profondeur.

Une volonté de grimper porte le délice de vivre,

La hauteur des cieux est compagne de la beauté qui enchante la terre,

Une aspiration à l’air des immortels

A posé sur ses genoux une extase mortelle.

Sa douceur et sa joie invitent tous les cœurs

À vivre avec le sien dans l’heureux logis d’une vie,

Sa force est comme d’une tour bâtie pour toucher les cieux,

Un dieu de roc taillé dans les carrières de la vie.

Ô perte, si la mort reprend les éléments

Qui ont bâti cette gracieuse enveloppe

Et brise ce vase avant qu’il n’ait exhalé son parfum,

Comme si la terre ne pouvait pas trop longtemps garder hors des cieux

Un trésor si unique prêté par les dieux,

Un être si rare et d’une matière si divine!

Dans une brève année, lorsque cette heure fleurie reviendra

Insoucieusement perchée sur une branche du Temps,

Cette gloire souveraine prendra fin, prêtée à la terre par les cieux,

Cette splendeur disparaîtra du ciel des mortels:

La grandeur des cieux était venue, mais trop grande pour rester.

Douze mois aux ailes légères

Leur sont donnés, à lui et à elle;

Quand ce jour reviendra, Satyavane doit mourir.”

Comme un éclair nu et déchirant, l’arrêt de mort tombait.

Mais la reine s’est écriée:

“Alors la grâce des Cieux est vraiment vaine!

Les Cieux se moquent de nous avec leurs dons brillants,

Car la Mort est l’échanson d’une coupe de vin

De trop brève joie portée à nos lèvres mortelles

Pour un moment passionné par les dieux insouciants.

Mais je rejette cette grâce et cette moquerie.

Monte dans ton char et va de l’avant, ô Savitri,

Marche une fois de plus par les pays peuplés.

Hélas, dans la joyeuse verdure des forêts

Ton cœur s’est prêté à un appel trompeur.

Choisis encore une fois et laisse cette tête condamnée,

La mort est le jardinier de cet arbre merveilleux;

La douceur de l’amour repose dans une pâle main de marbre.

En allant sur ce chemin de miel interdit,

Une petite joie se paiera d’une fin trop amère.

Ne défends pas ton choix, car la mort l’a frappé de nullité.

Ta jeunesse radieuse n’était pas née pour finir

Comme un cercueil vide qu’on jette dans une terre insouciante;

Un choix moins rare appellera peut-être un destin plus heureux.”

Mais Savitri répondit avec son cœur violent,

Sa voix était calme, son visage fixe comme de l’acier:

“Une fois que mon cœur a choisi, il ne choisit pas deux fois.

La parole que j’ai dite ne s’effacera jamais,

Elle est écrite dans les annales de Dieu.

Une fois dite la vérité,

Même effacée de l’air terrestre, même oubliée par le mental,

Résonne immortellement

À jamais dans la mémoire du Temps.

Une fois que la main du Destin a jeté le dé, il tombe

Dans un éternel moment des dieux.

Mon cœur a posé le sceau de sa foi sur Satyavane:

Nul Destin contraire ne peut rayer sa signature,

Ni le Destin, ni la Mort, ni le Temps ne peuvent dissoudre le sceau.

Qui séparera ceux qui sont devenus un même être dedans?

La poigne de la mort brise nos corps, pas nos âmes;

Si la mort prend Satyavane, moi aussi je sais comment mourir.

Que le Destin fasse de moi ce qu’il veut, ou peut,

Je suis plus forte que la mort et plus grande que mon destin;

Mon amour durera plus que le monde,

La fatalité tombe de moi

Impuissante contre mon immortalité.

La loi du Destin peut changer, mais pas la volonté de mon esprit.”

Une volonté indomptable coulait ses paroles comme du bronze,

Mais en écoutant ses mots, la pensée de la reine

A jailli comme la voix d’une Fatalité de son choix

Niant toutes les issues et les moyens d’échapper.

La mère répondait à son propre désespoir,

Comme l’une qui pleure en son cœur lourd

Et lutte dans le sanglot de ses espoirs

Pour tirer une note de secours parmi ses tristes cordes:

“Ô enfant, dans la superbe de ton âme

Tu planes à la frontière d’un monde plus haut

Et, éblouie par tes pensées surhumaines,

Tu prêtes l’éternité à un espoir mortel.

Ici-bas, sur cette terre changeante et ignorante,

Qui est l’amant et qui est l’ami?

Tout passe ici, rien ne reste pareil.

Personne n’est pour une unique personne sur ce globe transitoire.

Celui que tu aimes maintenant est arrivé en étranger

Et partira dans une lointaine étrangeté.

Sur les tréteaux de cette vie, son rôle momentané terminé

Qui lui fut assigné de l’intérieur pour un temps,

Vers d’autres scènes il part et d’autres joueurs

Et il rit et il pleure parmi des faces nouvelles, inconnues.

Le corps que tu as aimé est renvoyé

À la puissante Nature indifférente

Parmi l’immuable substance première des mondes

Et devient de la matière brute pour la joie d’autres vies.

Si ce n’étaient nos âmes, les vies tournent à jamais

Sur la roue de Dieu,

Elles arrivent et vont

Mariées et séparées dans la ronde magique

Du grand Danseur de la danse illimitée.

Nos émotions sont seulement les hautes notes faiblissantes

De sa musique fantasque qui change inévitablement

Avec les mouvements passionnés d’un Cœur en quête

Parmi les liens volages qui lient les heures aux heures.

Appeler ici quelque lointaine réponse du chant des cieux,

Invoquer une insaisissable félicité

Est tout ce que nous pouvons oser;

Sitôt saisie, la musique céleste perd ce qu’elle contient

Trop proche, le cri rythmique s’envole ou s’éteint;

Toutes les douceurs sont des symboles décevants ici,

L’amour meurt avant l’amant dans notre poitrine:

Nos joies sont des parfums dans un vase qui s’effrite.

Ô quelle est donc cette épave sur les mers du Temps

Qui hisse les voiles de la vie dans l’ouragan du désir

Puis appelle le cœur aveugle pour pilote!

Ô enfant, choisiras-tu, suivras-tu donc,

Contre la Loi qui est de l’éternelle volonté,

L’autarcie des humeurs du titan téméraire

Pour qui la seule loi est sa propre volonté cruelle

Dans un monde où la Vérité n’est point, ni la Lumière, ni Dieu?

Seuls les dieux peuvent dire ce que tu dis maintenant.

Toi qui es humaine, ne pense pas comme un dieu.

Car l’homme, au-dessous des dieux, au-dessus de la brute,

A reçu pour guide la calme raison;

Il n’est pas poussé par une volonté irréfléchie

Comme le sont les actes de l’oiseau et de la bête;

Il n’est pas mû par une inflexible Nécessité

Comme l’est la mécanique insensée des choses inconscientes.

La marche furieuse du géant ou du titan

Grimpe pour usurper le royaume des dieux

Ou borde les magnitudes démoniaques de l’Enfer;

Dans la passion impulsive de leur cœur

Ils jettent leur vie contre la Loi éternelle

Et tombent et se brisent sous leur propre poids violent:

Le chemin du milieu est fait pour l’homme pensant.

Choisir ses pas à la lumière vigilante de la raison,

Choisir son chemin parmi les innombrables chemins

Lui est donné, et à chacun son but difficile

Taillé parmi les infinies possibilités.

Ne quitte pas ton but pour suivre un beau visage.

Quand tu auras grimpé au-dessus de ton mental seulement

Et vivras dans la calme Vastitude de l’Un

L’amour pourra être éternel dans l’éternelle félicité

Et l’Amour divin remplacer les liens humains.

Il y a une loi voilée, une force austère:

Elle t’invite à raffermir ton esprit immortel;

Elle t’offre ses sévères faveurs

De travail et de pensée et de grave délice mesuré

Telles des marches pour gravir les lointaines hauteurs secrètes de Dieu.

Alors notre vie est un tranquille pèlerinage,

Chaque année est une borne milliaire sur le Chemin céleste,

Chaque aurore s’ouvre sur une Lumière plus large.

Tes actes sont tes aides, et les événements sont des signes,

La veille et le sommeil sont les occasions

Qui te sont données par un Pouvoir immortel:

Ainsi tu pourras élever ton pur esprit sans tomber

Jusqu’à ce qu’il rejoigne les cieux dans un vaste calme vespéral;

Indifférent et doux comme le ciel

Il grandit lentement dans la paix hors du temps.”

Mais Savitri, inébranlable, répondit:

“Ma volonté fait partie de la volonté éternelle,

Mon destin est ce que la force de mon esprit peut faire,

Mon destin est ce que la force de mon esprit peut supporter;

Ma force n’est pas celle du titan, c’est celle de Dieu.

J’ai découvert mon heureuse réalité

Dans un autre être par-delà mon corps:

J’ai trouvé l’âme de l’amour, immuable et profonde.

Alors, comment pourrais-je désirer un bien solitaire,

Ou aspirer à une blanche paix vide

Et tuer l’espoir sans fin qui a fait sortir mon âme

De sa solitude dans l’infini et de son sommeil?

Mon esprit a entrevu la gloire pour laquelle il était venu,

Battant d’un seul et même cœur immense avec la flamme des choses,

Mon éternité embrassée par Son éternité

Et jamais las des doux abîmes du Temps,

La possibilité profonde d’aimer toujours.

Telle est la première et l’ultime joie, et pour ce battement

Les richesses d’un millier d’années fortunées

Sont une pauvreté.

La mort et le chagrin ne sont rien pour moi

Ni les vies ordinaires ni les jours heureux.

Et que sont pour moi les âmes banales des hommes

Ou des yeux et des lèvres qui ne sont pas celles de Satyavane?

Je n’ai nul besoin de me retirer de ses bras

Pour voyager dans un infini tranquille,

J’ai le paradis découvert de son amour.

Maintenant seulement, pour mon âme en Satyavane,

Je chéris le précieux moment de ma naissance:

Au soleil et par des chemins d’émeraude rêvés

Je marcherai avec lui comme les dieux au Paradis.

Si c’est pour un an, cette année est toute ma vie

Et pourtant je sais que ce n’est pas tout mon destin

Seulement vivre et aimer un moment et mourir.

Car je sais maintenant pourquoi mon esprit est venu sur la terre

Et qui je suis et qui est celui que j’aime.

Je l’ai regardé du fond de mon immortel Moi,

J’ai vu Dieu me sourire en Satyavane;

J’ai vu l’Éternel dans une face humaine.”

Alors personne n’a pu répondre à ses paroles.

Silencieusement ils s’assirent et regardèrent le Destin dans les yeux.

FIN DU CHANT UN

 

1 Le dieu créateur.

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2 La montagne des parfums enivrants (connue aussi pour ses plantes médicinales).

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3 Rivière du ciel qui devient le Gange terrestre. L’arbre céleste de l’“abondance” donne à chacun le fruit qu’il souhaite.

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4 L’“arbre sans chagrin”, fleurit une fois par an l’été.

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5 Kaïlash, la demeure de Shiva, le dieu destructeur, et Vaïcountha, le ciel de Vichnou, le dieu créateur.

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6 Osons le dire, Narad fait ici une merveilleuse description de Sri Aurobindo lui-même.

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