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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Six: Le Livre du Destin

Chant Deux
Les Voies du Destin et le Pourquoi de la Douleur

(Le dernier chant revu par Sri Aurobindo avant son départ en 1950)

Un silence a scellé l’irrévocable décret,

Le mot du Destin tombait des lèvres célestes

Fixant une condamnation que nul pouvoir ne peut révoquer

À moins que la volonté même des cieux ne change son cours.

Du moins semblait-il ainsi.

Mais du fond du silence, une voix s’est levée

Qui contestait l’inaltérable destinée.

Une volonté se dressait contre l’immuable Volonté:

Le cœur d’une mère avait entendu les paroles fatidiques

Qui résonnaient comme une sanction de l’appel de la mort

Et venaient mettre une fin glacée à la vie et à l’espoir.

Mais l’espoir faiblissait comme un feu qui s’éteint.

Elle sentait l’inévitable main de plomb

Envahir en secret la garde de son âme

Et frapper d’une soudaine douleur sa calme contenance

Et l’empire de sa quiétude durement conquise.

Un temps, elle est tombée au niveau du mental humain,

Elle a partagé le monde du chagrin des mortels et des lois de la Nature

Elle a supporté le sort commun des hommes

Et senti ce qu’endurent les cœurs ordinaires dans le Temps.

Alors, posant la question de la terre,

S’adressant au pouvoir que nul ne scrute,

La reine s’est tournée vers le Voyant tranquille et immobile:

Envahie par le grondement des profondeurs de la Nature,

Se joignant au tourment des créatures muettes et harcelées

Et toute cette misère, tous ces cris ignorants,

Passionnée comme le chagrin qui fait le réquisitoire des cieux,

Elle a parlé.

Prêtant ses paroles à l’âme extérieure de la terre

Elle dénonçait la souffrance dans le cœur muet du monde

Et la révolte de l’homme contre son destin ignorant.

“Ô Voyant, dans cette étrange double nature de la vie de la terre,

Par quelle impitoyable Nécessité adverse

Ou quel froid caprice de la volonté d’un Créateur,

Par quel accident du hasard ou quel coup de chance organisé

Au sein de l’illisible mystère du Temps

Une règle s’est-elle tracée parmi nos pas fortuits

Faisant sortir une destinée d’une heure d’émotion

Et apparaître le noir mystère de la douleur et du chagrin?

Est-ce ton Dieu qui a fait cette loi cruelle?

Ou bien quelque Pouvoir désastreux a ruiné son Œuvre

Et il reste impuissant à défendre ou à sauver?

Une semence fatale s’est plantée dans le faux départ de la vie

Lorsque le mal s’est accouplé au bien sur le sol terrestre.

Alors, dès le début est apparue la maladie du mental,

Sa pensée tourmentée, sa quête du but de la vie.

Il a tordu et mis en principe de bien et de mal

La franche simplicité des actes de l’animal;

Il a faussé le chemin droit tracé par les dieux du corps,

Suivi les zigzags du cours incertain de la vie

Qui erre à la recherche de son but

À la pâle lumière des étoiles tombées du ciel de la pensée:

Il dirige des idées précaires, une volonté chancelante.

Perdue était la sûre identité de l’instinct

La flèche exacte du coup d’œil profond de l’être,

Il a brouillé les pas directs de la simple marche de la Nature

Et la vérité et la liberté qui poussent dans l’âme.

Sortie d’une innocence et d’une paix sans âge

Privilège des âmes pas encore trahies à la naissance,

Jetée ici-bas pour souffrir sur cette dure terre dangereuse

Notre vie est née dans la douleur et avec un cri.

Pourtant, la nature terrestre fête le souffle des cieux

Qui infuse dans la Matière la volonté de vivre,

Mais un millier de maux assaillent les heures mortelles

Et usent la joie naturelle de la vie;

Nos corps sont une machine sournoisement faite,

Mais ses rouages aussi sont tous sournoisement prévus,

Une habileté de démon a ingénieusement machiné

Son héritage exact et inévitable

De danger mortel et de peines particulières,

Son tribut dûment payé au Temps et au Destin,

Sa manière de souffrir et sa manière de mourir.

Telle est la rançon de notre haut état,

Le signe et le sceau de notre humanité.

Arrive une macabre compagnie de maladies,

Locataires patentés de la maison corporelle de l’homme,

Fournisseurs de mort et tortureurs de la vie.

Dans les antres malignes du monde,

Dans les corridors et les cavernes de son subconscient

Embusqués, ils attendent l’heure pour bondir

Encerclant de danger la cité assiégée de la vie:

Admis dans la citadelle des jours de l’homme

Ils minent ses forces et meurtrissent, ou le tuent soudain.

Nous-mêmes, nous nourrissons des forces meurtrières;

De nos propres ennemis nous faisons nos hôtes:

Ils sortent de leur trou comme des bêtes et rampent et rongent

Les cordes de la lyre du divin musicien

Et finalement, éraillée et frêle, la musique s’éteint

Ou brisée, claque dans une dernière note tragique.

Tout ce que nous sommes est comme une forteresse cernée:

Tout ce que nous tentons d’être se décompose comme un rêve

Dans le sommeil gris de l’ignorance de la Matière.

Infirme et claudiquant, le mental souffre du désaccord du monde

Et du peu de grâce des créatures humaines.

Comme un trésor gaspillé, ou vendu au rabais et vain

Dans le bazar d’une destinée aveugle,

Ce don inestimable des dieux du Temps

Perdu ou égaré dans un monde qui s’en moque,

La vie est une merveille manquée, un art grimaçant;

Chercheuse dans un lieu obscur à l’aveuglette,

Guerrière mal armée devant des forces redoutables,

Ouvrière imparfaite chargée d’une tâche déconcertante,

Juge ignorante des problèmes créés par l’Ignorance,

Son vol vers les cieux trouve des portes closes et sans clef,

Ses glorieux élans finissent dans la boue.

Une malédiction pèse sur les dons de la Nature à l’homme.

Tout va enlacé par ses propres contraires,

L’erreur est le camarade de notre pensée mortelle

Et le mensonge guette dans la poitrine profonde de la vérité,

Le péché empoisonne avec ses fleurs de joie brillantes

Ou laisse dans l’âme une cicatrice brûlante et rouge;

La vertu est un morne esclavage et une prison.

À chaque pas, un piège nous est tendu.

Étrangère à la raison et à la lumière de l’esprit,

La source de notre action jaillit des ténèbres;

Nos racines plongent dans l’ignorance et la nescience.

Un registre de calamités grandissantes

Tel est le compte du passé et le livre futur du Destin:

Les siècles empilent les folies de l’homme et les crimes de l’homme

Sur l’innombrable grouillement des maux de la Nature;

Comme si le poids de pierre du monde ne suffisait pas,

Il sème obstinément une récolte de misères

De sa propre main dans le sillon des dieux:

C’est l’immense moisson tragique croissante

Sortie des vieux méfaits enterrés par le Temps oublieux.

Par son propre choix, il marche dans la trappe de l’enfer;

Cette créature mortelle est son propre pire ennemi.

Sa science est un artificier de ruine;

Il pille la terre pour trouver moyen de faire du mal à son espèce;

Il tue son propre bonheur et le bien des autres.

Le Temps et son histoire ne lui ont rien appris;

Comme jadis dans la verte jeunesse du Temps

Lorsque la terre ignorante courait sur les grands chemins du Destin,

Les vieilles formes du mal s’accrochent à l’âme du monde:

La guerre qui réduit à néant le doux calme souriant de la vie,

Batailles et rapines, ruines et massacres

Sont toujours le passe-temps cruel des tribus guerrières de l’homme;

Une heure idiote détruit ce qu’ont créé des siècles,

Sa rage gratuite ou sa haine démente frappe

La beauté et la grandeur produites par son génie

Et les vastes ressources du labeur d’une nation.

Tout ce qu’il a accompli, il le pousse dans le précipice.

Sa grandeur, il la tourne en épopée de malheur et de chute;

Sa petitesse rampe, satisfaite, dans la crasse et la boue,

Il appelle la rétribution des cieux sur sa tête

Et se vautre dans une misère de sa propre création.

Auteur temporaire de la tragédie cosmique,

Sa volonté conspire avec la mort, le temps et le destin,

Sa brève apparition sur cette terre énigmatique

Se répète sans fin mais sans haut résultat

Pour ce voyageur des cycles millénaires de Dieu

Qui enferment sa vie dans leur vaste longévité.

Les recherches variées de son âme et ses espoirs toujours recommencés

Continuent l’orbite infructueuse de leur course

Dans une vaine répétition de peines perdues

Sur des pistes de vies bientôt oubliées.

Tout est un épisode dans une histoire sans sens.

Pourquoi tout cela, et pour quelle raison sommes-nous ici?

Si la destinée de notre esprit est de retourner

À quelque existence d’éternelle béatitude

Ou à quelque immobile hauteur impersonnelle du calme sans fin,

Puisque nous sommes Cela et de Cela nous sommes venus,

D’où est sorti cet étrange et stérile interlude

Qui dure futilement à travers un Temps interminable?

Qui a voulu former ou feindre un univers

Dans le vide glacé d’un Espace sans fin?

Ou bien, s’il fallait qu’il y eût ces êtres et leurs brèves vies,

Quel besoin l’âme avait-elle de l’ignorance et des larmes?

D’où est sortie cette exigence du chagrin et de la douleur?

Ou alors, tout est venu sans rien y pouvoir et sans cause?

Quel pouvoir a-t-il forcé l’esprit immortel à naître?

L’éternel témoin, autrefois habitant de l’éternité,

Immortel étranger parmi des scènes transitoires,

Campe dans l’obscurité crépusculaire de la vie

Parmi les débris de ses pensées et de ses rêves.

Mais qui l’a persuadé de choir de sa béatitude

Et de perdre son immortel privilège?

Qui lui a imposé la perpétuelle volonté de vivre

Comme un errant dans ce monde de charme et de chagrin,

Et de porter son fardeau de joie et de peine et d’amour?

Ou, si nul être ne regarde les œuvres du Temps

Quelle cruelle Nécessité impersonnelle

Contraint donc le vain labeur de brèves créatures vivantes?

Une grande Illusion, alors, a bâti les étoiles,

Mais alors où est l’abri de l’âme

Sur quoi repose-t-elle dans ce tourbillon de soleils irréels?

Ou bien est-elle une voyageuse égarée de son pays

Fourvoyée dans une impasse du Temps et du hasard

Et elle ne trouve pas la sortie de ce monde insensé?

Mais où commence et où finit le règne de l’Illusion?

Peut-être l’âme que nous sentons est-elle seulement un rêve,

Et le moi éternel, une fiction perçue en transe.”

Narad est resté silencieux, puis il a répondu.

Ajustant ses lèvres aux sons terrestres il a parlé,

Et maintenant quelque note du sens profond du destin

A pesé sur les frêles demi-mots du langage mortel.

Son front rayonnait de la solennité de sa vision,

Il regardait les tablettes de la pensée divine

Comme si les caractères d’une langue non écrite

Avaient laissé les inscriptions des dieux dans leur ampleur.

Nu dans cette Lumière, le Temps peinait,

Ses œuvres invisibles à découvert;

Ses plans immenses, prescients, à perte de vue,

Inachevés et déroulés par le vol des âges

Étaient déjà tracés, la carte faite dans ce regard universel.

“Le soleil est-il donc un rêve parce qu’il y a la nuit?

Caché dans le cœur des mortels l’Éternel vit:

Il vit secrètement dans la chambre de ton âme,

Là, une lumière brille, ni la douleur ni le chagrin ne peuvent entrer.

Une obscurité fait écran entre ton moi et lui,

Tu ne peux pas entendre ni sentir l’Hôte merveilleux,

Tu ne peux pas voir le soleil bienheureux.

Ô reine, ta pensée est une lumière de l’Ignorance,

Son brillant rideau te cache la face de Dieu.

Ta pensée illumine un monde né de l’Inconscience

Mais cache l’intention de l’Immortel dans le monde.

La lumière de ton mental te cache la pensée de l’Éternel,

Les espoirs de ton cœur te cachent la volonté de l’Éternel

Les joies de la terre te ferment la félicité de l’Immortel.

Ainsi a surgi la nécessité d’un dieu noir: l’intrus,

Le terrible maître d’école du monde, le créateur: la douleur.

Là où il y a Ignorance, là doit venir aussi la souffrance;

Ton chagrin est un cri de l’obscurité à la Lumière;

La douleur était le premier-né de l’Inconscience

Qui fut la base originelle muette de ton corps;

Là, dormait déjà la forme subconsciente de la douleur:

Ombre dans l’ombre ténébreuse de la matrice première;

Elle attend que la vie bouge pour se réveiller et être.

Sous la même coiffe que la joie est sorti le terrible Pouvoir.

Dans la poitrine de la vie il est né en cachant son jumeau;

Mais la douleur est venue la première, alors seulement la joie pouvait être.

La douleur a labouré les premières friches de la somnolence du monde.

Par la douleur, un esprit a tressailli dans la glèbe,

Par la douleur, la Vie a remué dans les profondeurs subliminales.

Interné, submergé, caché dans l’hypnose de la Matière

Le rêveur, le Mental dormant s’est éveillé à lui-même;

Il a fabriqué un royaume visible avec ses rêves,

Il a tiré ses formes des profondeurs subconscientes,

Puis il s’est retourné pour regarder le monde qu’il avait fait.

Par la douleur et la joie,

Brillants et ténébreux jumeaux,

Le monde inanimé a perçu la sensibilité de son âme

Sinon l’Inconscient n’aurait jamais subi le changement.

La douleur est le marteau des dieux

Qui brise la résistance aveugle du cœur mortel,

Sa lente inertie comme d’une pierre vivante.

Si le cœur n’avait pas été forcé de vouloir et de pleurer

Son âme serait restée gisante, contente, à l’aise,

Et jamais n’aurait songé à dépasser le départ humain

Et jamais n’aurait appris à grimper vers le Soleil.

Cette terre est pleine de labeur, bourrée de douleur;

Les affres d’une naissance interminable la contraignent encore:

Les siècles finissent, les âges passent en vain

Et pourtant la divinité en elle n’est pas née.

L’Ancienne Mère fait face à tout avec joie

Elle appelle la blessure ardente, l’ivresse grandiose.

Car, par la douleur et le labeur vient toute création.

La terre est pleine du tourment des dieux;

Sans trêve ils enfantent, harcelés par l’aiguillon du Temps

Et luttent pour accomplir l’éternelle Volonté

Et façonner la vie divine dans les formes mortelles.

Cette Volonté doit frayer son chemin dans les poitrines humaines

Contre le Malin qui se lève des gouffres

Contre l’ignorance de l’homme et sa rigidité obstinée

Contre les faux pas de sa volonté pervertie

Contre la profonde sottise de son mental humain

Contre l’aveugle récalcitrance de son cœur.

L’esprit est voué à la douleur jusqu’à ce que l’homme soit libre.

C’est le tumulte et la bataille, les pas lourds, la marche:

Un cri monte comme d’une mer gémissante,

Un rire désespéré sous les coups de la mort,

Un destin de sang et de sueur et de peine et de larmes.

Les hommes meurent pour que l’homme puisse vivre et Dieu puisse naître.

Un terrible Silence regarde le Temps tragique.

La douleur est la main de la Nature

Qui sculpte la grandeur des hommes:

Un labeur inspiré burine

Avec une cruauté céleste un moule rebelle.

Implacables dans la passion de leur volonté

Les démiurges de l’œuvre de l’univers

Lèvent les marteaux d’un labeur de titan;

Ils façonnent leur espèce à coups de géant,

Leurs fils sont marqués de leur énorme empreinte de feu.

Quand bien même la formidable touche du dieu modeleur

Est une torture insupportable pour les nerfs mortels,

L’esprit brûlant grandit en intensité dedans

Et sent une joie dans chaque blessure de titan.

Celui qui veut se sauver lui-même vit calme et nu;

Celui qui veut sauver la race doit partager sa douleur:

Il saura cela, celui qui obéit à la grandiose urgence.

Les grands qui sont venus sauver ce monde souffrant

Et le délivrer de l’ombre du Temps et de la Loi,

Doivent passer sous le joug de la douleur et du chagrin:

Ils sont pris par la Roue qu’ils espéraient briser,

Sur leurs épaules, ils doivent porter le fardeau du destin de l’homme.

Ils apportent la richesse des cieux, leurs souffrances comptent le prix

Ou ils payent de leur vie le cadeau de leur connaissance.

Le Fils de Dieu, né Fils de l’homme

A bu la coupe amère et reconnu la dette du Suprême,

Cette dette que l’Éternel doit à l’espèce déchue

Liée par sa volonté à la mort et à une vie de lutte

Et qui aspire en vain au repos et à la paix sans fin.

Mais la dette est payée, liquidé le compte originel.

L’Éternel souffre dans une forme humaine,

Il a signé de son sang le testament du salut:

Il a ouvert les portes de sa paix impérissable.

La Divinité compense la plainte des créatures,

Le Créateur subit la loi de la douleur et de la mort;

Une rétribution frappe le Dieu incarné.

Son amour a frayé le chemin des mortels aux Cieux:

Il a donné sa vie et sa lumière pour clore ici

Le compte noir de l’ignorance mortelle.

C’est fini, le terrible sacrifice mystérieux

Du corps martyrisé de Dieu offert au monde;

Gethsémani et le Calvaire sont sa part,

Il porte la croix sur laquelle l’âme de l’homme est clouée;

Les malédictions de la foule l’accompagnent;

Les insultes et les moqueries sont la reconnaissance de son droit;

Torturés avec lui, deux voleurs singent sa mort grandiose.

Le front saignant il a suivi le chemin du Sauveur.

Quiconque a découvert son identité avec Dieu

Paye par la mort du corps la vaste lumière de son âme.

Immortelle, sa connaissance triomphe par sa mort.

Mis en pièces, écartelé, il tombe sur l’échafaud

Mais sa voix crucifiée proclame: “Moi, je suis Dieu”;

Et le carillon des Cieux répond par un cri immortel:

“Oui, tout est Dieu.”

La semence de Divinité dort dans le cœur des mortels,

La fleur de Divinité grandit sur l’arbre du monde:

Tout découvrira Dieu en soi-même et dans les choses;

Mais quand vient le messager de Dieu pour aider le monde

Et conduire l’âme de la terre vers un destin plus haut,

Lui aussi doit porter le joug qu’il venait rompre,

Lui aussi doit porter la blessure qu’il voulait guérir:

Exempt et inaffligé par le destin de la terre

Comment guérirait-il les maux qu’il n’a jamais sentis?

Il embrasse l’agonie du monde dans son calme;

Mais même si nul signe n’apparaît aux yeux extérieurs

Et si la paix est donnée à nos cœurs humains déchirés,

La lutte est là et l’invisible prix se paye;

Le feu, le conflit, le corps à corps sont dedans.

Il porte le monde souffrant dans sa propre poitrine;

Les péchés du monde pèsent sur ses pensées, son chagrin est sien:

L’antique fardeau de la terre étreint lourdement son âme;

La Nuit et ses pouvoirs encerclent ses pas tardifs,

Il endure les griffes du titan adversaire;

Sa marche est une bataille et un pèlerinage.

Le mal de la vie frappe, il est percé par la douleur du monde:

Un million de blessures béent dans le secret de son cœur.

Il fait route sans sommeil à travers une nuit interminable;

Les forces antagonistes se jettent sur son chemin;

Un siège, un combat est sa vie intérieure.

Pire peut même être le prix, plus terrible la douleur:

Sa vaste identité et son amour qui abrite tout

Apporteront le tourment cosmique jusqu’au fond de son être,

L’affliction de toutes les créatures vivantes viendront

Frapper à sa porte et vivront dans sa maison;

Une cruelle corde de sympathie peut rattacher

Toute souffrance en son unique chagrin et faire

Sienne toute l’agonie de tous les mondes.

Il retrouve une antique Force adverse,

Il est lacéré par le fouet qui déchire le vieux cœur usé du monde;

Les pleurs des siècles visitent ses yeux:

Il porte la chemise sanglante du Centaure ardent,

Le poison du monde a bleui sa gorge.

Dans la capitale de la Matière, sur la place du marché,

Au milieu du marchandage des affaires appelées vie

Il est attaché au poteau d’un Feu perpétuel,

Il brûle sur un invisible seuil originel

Afin que la Matière puisse être changée en la substance de l’esprit:

Il est la victime dans son propre sacrifice.

Lié à la mortalité de la terre, l’Immortel,

Apparaissant et périssant sur les routes du Temps,

Crée le moment de Dieu par les battements de l’éternité.

Il meurt pour que le monde puisse naître neuf et vivre.

Même s’il échappe aux plus féroces des feux

Même si le monde ne tombe pas sur lui

Comme une mer qui noie tout,

C’est seulement par un dur sacrifice que les hauts cieux sont gagnés:

Il doit affronter la lutte, les affres, celui qui veut conquérir l’Enfer.

Une noire hostilité dissimulée habite

Dans les profondeurs de l’homme, au cœur caché du Temps,

Qui revendique le droit de ruiner l’œuvre de Dieu.

Un ennemi secret embusque la marche du monde;

Il laisse une marque sur la pensée, sur les paroles, les actes;

Il pose une tache et un défaut sur toutes les choses créées;

Tant qu’il ne sera pas mis à mort, la paix est interdite sur la terre.

Il n’y a pas d’adversaire visible, mais l’invisible

Nous entoure, des forces intangibles assaillent:

Des contacts de royaumes étrangers,

Des pensées qui ne sont pas nôtres

S’abattent sur nous et contraignent le cœur égaré;

Nos vies sont prises dans un filet ambigu.

Une Force adverse est née d’antan:

Envahisseur de la vie mortelle des hommes,

Elle leur cache le droit chemin immortel.

Un Pouvoir est entré pour voiler la Lumière éternelle,

Un Pouvoir s’oppose à l’éternelle volonté

Détourne les messages du Verbe infaillible,

Contorsionne le tracé du plan cosmique:

Un murmure à l’oreille pousse au malheur le cœur humain,

Il scelle les yeux de la sagesse, le regard de l’âme,

Il est l’origine de notre souffrance ici,

Il lie la terre aux calamités et à la douleur.

Tout cela, il doit le conquérir celui qui veut faire descendre la paix de Dieu.

L’ennemi caché qui loge dans la poitrine humaine

L’homme doit le vaincre ou manquer son haut destin.

C’est la guerre intérieure sans merci.

Dure et lourde est la tâche du rédempteur du monde;

Le monde lui-même devient son adversaire,

Ceux qu’il voulait sauver sont ses antagonistes:

Ce monde est amoureux de sa propre ignorance,

Son obscurité refuse la lumière sauveuse,

Il donne la croix pour paiement de la couronne.

L’œuvre du délivreur est une goutte de splendeur dans une longue nuit;

Il voit la longue marche du Temps, le peu gagné;

Quelques-uns sont sauvés, le reste lutte et échoue:

Un Soleil a passé; l’ombre tombe sur la Nuit de la terre.

Certes, il est d’heureux chemins proches du soleil de Dieu,

Mais rares, ceux qui suivent la voie ensoleillée;

Seuls les purs dans l’âme peuvent marcher dans la lumière.

Une porte de sortie se montre, une route de dure évasion

Du chagrin et des ténèbres et des chaînes;

Mais comment quelques évadés délivreraient-ils le monde?

La masse humaine traîne sous le joug.

L’évasion, si haute soit-elle, ne délivre pas la vie,

La vie reste derrière sur une terre déchue.

L’évasion ne peut pas relever cette race à l’abandon

Ni lui apporter la victoire et le règne de Dieu.

Un pouvoir plus grand doit venir, une lumière plus forte.

Même si la Lumière grandit sur la terre et la Nuit décline,

Tant que le mal ne sera pas mis à mort dans sa propre maison

Et tant que la Lumière n’aura pas envahi

La base inconsciente du monde

Et la Force adverse n’aura pas péri,

Il doit labourer encore et encore, son travail à demi fait.

Mais quelqu’un peut venir encore, armé, invincible:

Sa volonté immobile affronte les heures changeantes;

Les coups du monde ne peuvent pas plier cette tête victorieuse;

Tranquilles et sûrs sont ses pas dans la Nuit grandissante;

Le but recule, il ne presse pas sa marche,

Il n’a pas recours aux voix hautes dans la Nuit.

Il ne demande pas l’aide des dieux inférieurs;

Ses yeux sont fixés sur le but immuable.

Les hommes se détournent ou choisissent des chemins plus aisés;

Il se tient à la seule et haute route difficile

Qui seule peut gravir les pics de l’Éternel;

Les plans ineffables ont déjà connu ses pas;

Il a fait des cieux et de la terre ses instruments

Mais les limites de la terre et des cieux tombent de lui;

Leurs lois, il les transcende, il s’en sert comme d’un moyen.

Il a pris la vie dans ses mains, il a maîtrisé son propre cœur.

Les feintes de la Nature ne trompent pas ses yeux,

Inébranlable, il regarde l’autre bout de la Vérité;

La sourde résistance du Destin ne peut pas briser sa volonté.

Dans les terribles passages, les sentiers fatals,

Invulnérable est son âme, indemne son cœur,

Il traverse vivant l’opposition des Pouvoirs de la terre

Et les embûches de la Nature et les attaques du monde.

La taille de son esprit transcende la douleur et la félicité

Il fait face au mal et au bien d’un regard calme et égal.

Lui aussi doit empoigner l’énigme du Sphinx

Et plonger dans sa longue obscurité.

Il a forcé les portes, il a pénétré les abîmes de l’Inconscient

Qui se voilent d’eux-mêmes, même de leur propre regard:

Il a vu le sommeil de Dieu modeler ces mondes magiques.

Il a regardé le Dieu muet qui façonne la structure de la Matière

Et rêve les rêves de son sommeil ignorant,

Et il a regardé la Force inconsciente qui bâtit les étoiles.

Il a appris le fonctionnement de l’Inconscient et sa loi

Ses pensées incohérentes et ses actes fixes,

Les résidus périlleux de ses impulsions et de ses idées,

Le chaos de ses fréquences mécaniques,

Ses appels à tort et à travers, ses murmures faussement vrais

Tous ces trompeurs de l’âme voilée qui écoute.

Tout vient à son oreille mais rien ne dure,

Tout sort du silence et tout retourne à son secret.

Sa somnolence a fondé l’univers,

Son obscur réveil fait sembler vain le monde.

Sorti du Rien et tourné vers le Rien

Sa ténébreuse et puissante nescience fut le début de la terre;

C’est la substance résiduaire dont tout fut fait;

Dans ses abîmes, la création peut basculer.

Son opposition embourbe la marche de l’âme,

C’est la mère de notre ignorance.

Il doit faire entrer la lumière dans ses noirs abîmes

Sinon jamais la Vérité ne pourra conquérir le sommeil de la Matière

Ni toute la terre regarder dans les yeux de Dieu.

Toutes choses obscures, sa connaissance doit les faire briller,

Toutes choses perverses, son pouvoir doit les dénouer:

Il doit passer sur l’autre rive de l’océan de mensonge,

Il doit entrer dans le noir du monde pour apporter là la lumière.

Le cœur du mal doit être nu sous ses yeux,

Il doit apprendre sa noire Nécessité cosmique,

Son droit et ses implacables racines dans le sol de la Nature.

Il doit connaître la pensée qui meut l’acte du démon

Et justifie l’orgueil égaré du Titan

Et la fausseté tapie dans les rêves tortueux de la terre:

Il doit entrer dans l’éternité de la Nuit

Et connaître les ténèbres de Dieu comme il connaît son Soleil.

Pour cela, il doit descendre dans le trou,

Pour cela, il doit envahir les Vastitudes douloureuses.

Impérissable et sage et infini,

Il doit quand même faire route par l’Enfer pour sauver le monde.

Il émergera dans l’éternelle Lumière

À la frontière où tous les mondes se rencontrent;

Là, sur la dernière ligne des cimes de la Nature

La secrète Loi de chaque chose est accomplie,

Tous les contraires guérissent leur longue dissidence.

Là, les éternels opposés se rencontrent et s’embrassent,

Là, la douleur devient une violente joie brûlante;

Le mal retourne à son bien originel

Et le chagrin repose sur la poitrine de la Félicité:

Elle a appris à pleurer d’heureuses larmes de joie;

Son regard est chargé d’une tendre extase pensive.

Alors sera finie, ici, la Loi de la Douleur.

La terre deviendra un pays de la lumière des Cieux,

Un voyant né des cieux logera dans les poitrines humaines;

Le rayon Supraconscient touchera les yeux de l’homme

Et le monde de la conscience de vérité descendra sur la terre

Envahissant la Matière du rayon de l’Esprit

Éveillant son silence à des pensées immortelles

Éveillant son cœur muet au Verbe vivant.

Cette vie mortelle abritera la joie de l’Éternité,

Le moi du corps goûtera l’immortalité.

Alors sera achevée la tâche du rédempteur du monde.

Jusque là, la vie doit porter sa semence de mort

Et les plaintes du chagrin se feront entendre dans la Nuit lente.

Ô mortel, endure la loi de la douleur de ce grand monde;

Dans ton dur passage par ce monde souffrant

Appuie ton âme sur la force des Cieux pour te soutenir,

Tourne-toi vers la haute Vérité, aspire à l’amour et à la paix.

Un peu de félicité t’est prêtée d’en haut

Une note divine touche tes jours humains:

Fais de ton chemin quotidien un pèlerinage,

Car, par de petites joies et des chagrins tu marches vers Dieu.

Ne te précipite pas vers la Divinité par des routes dangereuses,

N’ouvre pas tes portes au Pouvoir abominable

Ne grimpe pas à la Divinité par le chemin du Titan.

Contre la Loi, il dresse sa seule volonté,

En travers de son chemin il jette l’orgueil de sa puissance.

Aspirant à vivre près du Soleil immortel

Il escalade les cieux par une échelle de tempêtes.

Avec une vigueur de géant il lutte pour arracher de force

À la vie et à la Nature le droit des immortels;

En rage, il prend d’assaut le monde et le destin et les cieux.

Il n’arrive pas au noble siège du créateur cosmique

Il n’attend pas la main tendue de Dieu

Pour le tirer de sa mortalité.

Il voudrait prendre tout sans rien laisser de libre,

Il enfle son petit moi pour venir à bout de l’infini.

Barrant les routes ouvertes des dieux

Il fait son propre fief de l’air et de la lumière terrestres;

Monopolisateur des énergies du monde

Il domine la vie des hommes ordinaires.

Sa douleur et la douleur des autres sont ses moyens:

Il bâtit son trône sur la mort et la souffrance.

Dans la hâte et le fracas de ses actes grandioses,

Dans un tumulte et une orgie de gloire et d’ignominie,

Par l’énormité de sa haine et de sa violence

Par le tremblement du monde sous ses pas

Il défie en combat le calme de l’Éternel

Et il se sent la grandeur d’un dieu:

Le Pouvoir est son portrait du moi céleste.

Le cœur du Titan est une mer de feu et de force;

Il exulte dans la mort des créatures et la ruine et la chute,

Il nourrit son énergie de sa propre douleur et de celle des autres;

Dans le pathos et la passion du monde, il se délecte,

Son orgueil, sa puissance appellent la lutte et la tourmente.

Il se fait gloire des souffrances de la chair

Et il pare du nom Stoïque les stigmates.

Éblouis et aveuglés ses yeux toisent le soleil,

Le regard du chercheur se retire de son cœur

Il ne trouve plus la lumière de l’éternité;

Il voit l’au-delà comme un vide dépourvu d’âme

Et il prend sa propre nuit pour un noir infini.

Sa nature glorifie le nu de l’irréel

Et il voit dans le Néant l’unique réalité:

Il voudrait marquer le monde de son unique personne

Obséder la rumeur du monde de son unique nom.

Ses moments sont le centre du vaste univers.

Il voit son petit moi comme Dieu lui-même.

Son petit je a avalé le monde entier,

Son ego s’est élargi à l’infini.

Son mental, ce battement dans le Rien originel,

Additionne sa pensée sur l’ardoise d’un Temps sans heure.

Sur une grandiose vacuité d’âme il édifie

Une énorme philosophie du Rien.

En lui, le Nirvana vit et parle et agit

Créant impossiblement un univers.

Un zéro éternel est son moi sans forme

Son esprit est le vide impersonnel absolu.

N’enfourche pas ce cheval, Ô âme grandissante de l’homme,

Ne jette pas ton moi dans cette nuit de Dieu.

La souffrance de l’âme n’est pas la clef de l’éternité,

Et la rançon du chagrin n’est pas ce que les cieux demandent de la vie.

Ô mortel, endure, mais n’appelle pas le coup,

Trop vite le chagrin et l’angoisse t’auront découvert.

Trop énorme pour ta volonté est cette entreprise hasardeuse;

Les forces de l’homme sont sauves seulement dans les limites;

Et pourtant l’infinitude est le but de ton esprit;

Sa félicité est là, derrière le visage en pleurs du monde.

Un pouvoir est en toi, que tu ne connais pas;

Tu es le vaisseau de l’étincelle emprisonnée.

Elle cherche à se délivrer de l’enveloppement du Temps

Et tant que tu l’enfermes en toi, son sceau est la douleur:

La Félicité est la couronne de Dieu, éternel, libre,

Délivré de l’aveugle mystère de la douleur de la vie:

La douleur est la signature de l’Ignorance,

Elle atteste du dieu secret nié par la vie:

Tant que la vie ne l’aura pas trouvé, la douleur ne peut jamais finir.

Le calme est la victoire du moi qui triomphe du destin.

Endure, et finalement tu trouveras ton chemin de Félicité.

La Félicité est la substance secrète de tout ce qui vit,

Même la douleur et le chagrin sont un vêtement de la joie du monde,

Elle se cache derrière tes pleurs et tes cris.

Parce que tes forces sont seulement un fragment de Dieu et non son tout,

Parce que tu es affligé par le petit moi

Ta conscience oublie d’être divine

Tandis qu’elle chemine vaguement dans la pénombre de la chair

Et ne sait pas supporter l’énorme choc du monde,

Alors tu cries et dis que la douleur est là.

L’indifférence, la douleur et la joie sont un triple déguisement,

C’est la parure du Danseur extatique sur les chemins,

Elles te cachent le corps de la félicité de Dieu.

La force de ton esprit te fera un avec Dieu,

Alors ton agonie se changera en extase

L’indifférence s’approfondira et deviendra le calme de l’infini

Et la joie rira nue sur les pics de l’Absolu.

Ô mortel, toi qui te plains de la mort et du destin,

N’accuse personne du mal que toi-même as appelé;

Ce monde tourmenté, c’est toi qui l’as choisi pour demeure,

Tu es toi-même l’auteur de ta douleur.

Jadis, dans l’immortelle immensité du Moi,

Dans une Vastitude de Vérité et de Conscience et de Lumière

L’âme a regardé dehors du haut de sa félicité.

Elle sentait l’interminable bonheur de l’Esprit,

Elle se savait sans mort, sans temps, sans bornes, une,

Elle voyait l’Éternel, vivait dans l’Infini.

Puis, curieuse d’une ombre jetée par la Vérité

Elle s’est tendue vers quelque “autreté” du moi,

Elle était tirée par un Visage inconnu qui scrutait à travers la nuit.

Elle pressentait une infinitude négative

Un vide grandiose dont l’immense excès,

Imitant Dieu et le Temps perpétuel,

Offrait une base pour une naissance adverse de la Nature

Dans l’inconscience rigide et dure de la Matière

Et un abri pour la brillance d’une âme transitoire

Qui allume la naissance et la mort et la vie ignorante.

Un mental a surgi qui regardait fixement le Rien

Jusqu’à ce que se forment des images de ce qui ne pouvait jamais être;

Il logeait le contraire de tout ce qui est.

Un Néant est apparu comme l’énorme cause scellée de l’Existence,

Son support muet dans un infini vide

Dont les abîmes doivent engloutir l’esprit:

Une Nature enténébrée vivait là et gardait la semence

De l’Esprit caché qui feignait de ne pas être.

La Conscience éternelle devenait la demeure

De quelque Inconscient tout-puissant vidé de son âme;

Nul ne respirait plus l’air natif de l’esprit.

Étrangère dans un univers inanimé,

La Félicité était l’incident d’une heure mortelle.

Comme tirée par la grandeur du Vide,

Fascinée, l’âme s’est penchée sur l’Abîme:

Elle avait soif de l’aventure de l’Ignorance

Et de la merveille et de la surprise de l’Inconnu

Et des possibilités sans fin qui se cachaient

Dans les entrailles du Chaos et dans le gouffre du Rien

Ou qui guettaient au fond des yeux insondés du Hasard.

Elle était lasse de son bonheur invariable,

Elle a tourné le dos à l’immortalité:

Elle était tirée par l’appel du risque et le charme du danger,

Elle aspirait au pathos du chagrin, au drame de la douleur,

Au péril de la perdition, à l’échappée belle par un fil saignant,

La musique de la ruine et son ivresse et sa catastrophe,

La saveur de la pitié et les jeux de hasard de l’amour

Et la passion et la face ambiguë du Destin.

Un monde de dures tentatives et de difficile labeur

Et de bataille au bord périlleux de l’anéantissement,

Un fracas de forces, une vaste incertitude,

La joie de la création dans le Rien,

D’étranges rencontres sur les routes de l’Ignorance

Et la compagnie d’âmes à demi connues,

Ou la grandeur solitaire et la force toute seule

D’un être séparé qui conquiert son monde:

Tout l’appelait à descendre de son éternité trop sûre.

Une énorme descente commençait, une chute gigantesque:

Car ce que l’esprit voit crée une vérité

Et ce que l’âme imagine devient un monde.

Une Pensée jaillie de l’Éternel peut devenir

Un mouvement cyclique dans le Temps éternel,

Le signal de conséquences cosmiques

Et l’itinéraire des dieux.

Ainsi est venu, né d’un terrible choix aveugle,

Ce grand monde perplexe et mécontent,

Ce repaire d’ignorance, cette maison de Douleur:

Là se sont plantés les camps du désir, le quartier général du malheur.

Un immense déguisement cache la joie de l’Éternel.”

Alors Ashwapati répondit au voyant:

“L’esprit, donc, est-il gouverné par un monde extérieur?

Ô voyant, n’y a-t-il pas un remède dedans?

Mais qu’est-ce que le destin, sinon la volonté de l’esprit

Longtemps plus tard accomplie par la Force cosmique?

Je croyais qu’une grande Puissance était venue avec Savitri;

Cette Puissance n’est-elle pas le haut égal du Destin?”

Mais Narad répondit en couvrant la vérité par une vérité:

“Ô Ashwapati, les chemins semblent aller au hasard

Sur des rives où vos pas s’égarent ou courent

À des heures fortuites ou à un moment des dieux,

Et pourtant, le moindre de vos faux pas est prévu d’en haut.

Infailliblement, les tournants de la vie sont tracés

Et suivent le fleuve du Temps à travers l’inconnu;

Ils sont conduits par un fil que gardent les calmes immortels.

Ce hiéroglyphe annonciateur des aurores à venir

Exprime en symboles un sens plus sublime que la Pensée scellée ne le saisit,

Mais comment ma voix

Convaincra-t-elle le mental de la terre de ce haut scénario?

Plus sage, l’amour des Cieux rejette la prière des mortels;

Inaveuglé par le souffle de leurs désirs,

Inobscurci par les brumes de la peur et de l’espoir,

Il chemine au-dessus de la lutte de l’amour contre la mort;

Il garde pour Savitri son privilège de douleur.

Dans l’âme de ta fille, une grandeur réside

Qui peut la transformer elle-même et le monde autour,

Mais pour aller à son but, elle doit traverser des rocs de souffrance.

Bien qu’elle ait été bâtie comme une coupe de nectar divin

Et cherche l’air céleste dont elle fut faite,

Elle aussi doit partager la nécessité humaine du chagrin

Et transmuer en douleur toute sa cause de joie.

Le mental des mortels est conduit par des mots,

Sa vue s’enferme derrière des murs de Pensée

Et ne regarde dehors que par des portes à peine ouvertes.

Il découpe la Vérité sans bornes en petits bouts de ciel

Et prend chaque bout pour tous les cieux.

Il regarde avec effarement la Possibilité infinie

Et donne le nom de Hasard à la fluidité du Vaste.

Il voit les lents résultats d’une Force de toute-sagesse

Qui trace une suite de pas et des séquences dans le Temps sans fin,

Mais ne sachant les relier, il imagine une chaîne insensée,

Ou la main morte d’une froide Nécessité;

Il ne répond pas au cœur mystique de la Mère

Il n’entend pas le battement ardent de sa poitrine,

Seul il sent la carcasse rigide et glacée d’une Loi sans vie.

Cette éternelle volonté hors du temps qui s’exécute dans le Temps

À la cadence libre et absolue de la Vérité cosmique,

Il pense que c’est une machine morte ou un Destin inconscient.

Les formules d’un Magicien ont fait les lois de la Matière

Et tant quelles durent, tout est lié par ces lois:

Mais le consentement de l’Esprit est nécessaire pour chaque acte

Et la liberté marche du même pas que la Loi.

Tout peut changer ici si le Magicien le choisit.

Si la volonté humaine pouvait devenir une avec celle de Dieu,

Si la pensée humaine pouvait se faire l’écho des pensées de Dieu,

L’homme pourrait être omniscient et tout-puissant;

Mais maintenant il marche dans le rayon ambigu de la Nature.

Et pourtant, le mental de l’homme peut recevoir la lumière de Dieu,

La force de l’homme peut être mue par la force de Dieu,

Alors il est le miracle qui fait des miracles.

Car c’est ainsi seulement qu’il peut être le Roi de la Nature.

C’est décrété, et Satyavane doit mourir;

L’heure est fixée, le coup fatal est choisi.

Ce qui sera d’autre est écrit dans l’âme de Savitri.

Mais jusqu’à ce que l’heure révèle le fatidique scénario

L’écrit attend, illisible et muet.

Le Destin est la Vérité qui s’exécute dans l’Ignorance.

Ô Roi, ton destin est transaction faite

À chaque heure entre la Nature et ton âme

Avec Dieu pour arbitre prévoyant.

Le Destin est un solde inscrit dans le livre de la Destinée.

L’homme peut accepter son destin, il peut refuser.

Même si l’Un maintient l’invisible décret

Il inscrit ton refus sur ta page de crédit:

Car le sort fatal n’est pas une fin, pas un sceau mystique.

Ressuscité du tragique accident de la vie,

Ressuscité de la torture du corps et de la mort,

L’esprit se relève, plus fort de sa défaite;

Avec chaque chute, ses ailes divines grandissent plus larges.

Ses splendides échecs se somment par une victoire.

Ô homme, les circonstances que tu rencontres sur ton chemin,

Bien qu’elles frappent ton corps et ton âme de joie et de chagrin,

Ne sont pas ton destin;

Elles te touchent un moment et passent;

Même la mort ne peut pas trancher la marche de ton esprit:

Ton but, la route que tu choisis, sont ton destin.

Jetant tes pensées, ton cœur, ton travail sur l’autel,

Ton destin est un long sacrifice aux dieux

Jusqu’à ce qu’ils t’ouvrent ton moi secret

Et te font un avec le Dieu qui t’habite.

Ô âme, intruse dans l’ignorance de la Nature,

Voyageuse armée vers les sommets sublimes que tu ne vois pas,

Le destin de ton esprit est une bataille et une marche sans répit

Contre d’invisibles Pouvoirs adverses,

Un passage de la Matière au Moi éternel.

Aventurière à travers le Temps aveugle et imprévoyant,

À marche forcée à travers une longue suite de vies,

Elle pousse son fer de lance à travers les siècles.

Dans la poussière et la fange des plaines terrestres,

Sur des frontières innombrablement gardées, des fronts dangereux,

En de terribles assauts, en de lentes retraites blessantes,

Ou défendant le bastion de l’idéal en ruine,

Ou luttant contre toutes chances en des postes solitaires,

Ou campée dans la nuit près des feux de bivouac

Attendant la lente sonnerie de l’aube,

Dans la faim et dans l’abondance et dans la douleur,

À travers les périls et à travers le triomphe et à travers la chute,

À travers les allées vertes de la vie et dans ses déserts de sable,

Sur les landes sauvages, sur les crêtes ensoleillées

En colonnes serrées avec l’arrière-garde en déroute

Conduite par le fanal de son avant-garde nomade,

Marche l’armée du dieu qui a perdu son chemin.

Tard, enfin, la joie ineffable se fait sentir,

Enfin il se rappelle son moi oublié;

Il a retrouvé le ciel d’où il était tombé.

Longuement son indomptable ligne de front

Force les dernières passes de l’Ignorance:

Pressant par-delà les dernières limites connues de la Nature,

Explorant le formidable inconnu,

Par-delà les repères des choses visibles,

Il traverse une couche d’air miraculeuse

Grimpe le sommet muet du monde

Et se tient debout enfin sur la splendeur des pics de Dieu.

En vain, tu t’affliges que Satyavane doive mourir;

Sa mort est le commencement d’une vie plus grande,

La Mort est l’opportunité de l’esprit.

Une vaste intention a rapproché deux âmes

Et l’amour et la mort conspirent à une même fin grandiose.

En vérité, taillée dans le danger et la douleur viendra la félicité du ciel,

L’événement imprévu du Temps, le plan secret de Dieu.

Ce monde n’a pas été bâti au hasard avec des briques de chance,

L’architecte de la destinée n’est pas un dieu aveugle;

Un pouvoir conscient a tracé le plan de la vie,

Il y a un sens dans chaque tournant et dans chaque ligne.

Totale et haute est l’architecture

Bâtie par des maçons renommés ou jamais nommés

Dont les mains sans voir obéissent à l’Au-delà,

Et parmi les maîtres bâtisseurs, Savitri est là.

Reine, ne tente plus de changer la volonté secrète;

Les accidents du Temps sont des marches dans son vaste plan.

Que tes faibles et brèves larmes humaines ne viennent pas

Obscurcir les moments insondables d’un cœur

Qui sait que sa volonté solitaire et celle de Dieu sont une:

Ce cœur peut embrasser sa destinée hostile;

Il garde son chagrin et fait face à la mort,

Affrontant seul et armé le destin adverse.

Debout et à part au milieu de cet énorme monde

Dans la grandeur de la silencieuse volonté de son esprit,

Dans la passion du sacrifice de son âme

Sa force solitaire fait face à l’univers,

Elle affronte le destin et ne demande pas l’aide des hommes ni des dieux:

Parfois, une seule vie est chargée de la destinée de la terre,

Elle n’appelle pas au secours les pouvoirs prisonniers du temps.

Toute seule, elle est égale à sa tâche puissante.

N’interviens pas dans un combat trop grand pour toi

Une lutte trop profonde pour qu’une pensée mortelle puisse la sonder,

Son défi aux limites rigides de cette Nature

Quand l’âme nue de ses robes confronte l’infini,

Ce leitmotiv trop immense d’une volonté mortelle solitaire

Qui arpente le silence de l’éternité.

Comme une étoile sans compagnon qui va par les cieux

Sans s’étonner des immensités de l’espace,

Voyageuse des infinitudes par sa propre lumière,

Les grands sont plus forts quand ils marchent seuls.

La grandeur d’être est leur force donnée par Dieu,

Un rayon de la solitude lumineuse du moi est leur guide;

L’âme qui peut vivre seule avec elle-même rencontre Dieu;

Son univers solitaire est leur rendez-vous.

Un jour viendra peut-être où elle devra rester seule et sans aide

Au bord dangereux de la ruine du monde et de la sienne

Portant l’avenir de la terre sur sa poitrine solitaire,

Portant l’espoir humain dans un cœur abandonné

Pour conquérir ou échouer sur une dernière crête désespérée.

Seule avec la mort et proche du dernier bord de l’extinction,

Unique grandeur dans cette dernière terrible scène,

Elle doit traverser seule un périlleux pont du Temps

Et toucher un apex de la destinée du monde

Où tout est gagné pour l’homme, ou perdu.

Isolée et désertée dans ce formidable silence

D’une heure décisive dans le destin du monde,

Dans cette grimpée de son âme par-delà le temps mortel

Quand elle se tient seule avec la Mort ou seule avec Dieu

À part sur un abîme de silence désespéré,

Seule avec son moi et la mort et la destinée

Comme sur quelque seuil entre le Temps et le Sans-Temps

Quand l’être doit finir ou la vie rebâtir sa base,

Seule elle doit conquérir ou seule périr.

Nulle aide humaine ne peut l’atteindre en cette heure

Nul Dieu armé ne vient resplendissant à ses côtés.

Ne crie pas vers les cieux, car elle seule peut sauver.

La Force silencieuse est descendue pour cela ici en mission;

En Savitri, la Volonté consciente a pris une forme humaine:

Elle seule peut se sauver elle-même et sauver le monde.

Ô reine, retire-toi de cette scène prodigieuse,

Point ne t’interpose entre elle et l’heure de son Destin.

Son heure doit venir et nul ne peut intervenir:

Ne prétends pas la détourner de sa tâche envoyée des cieux,

N’essaye pas de la sauver de sa propre haute volonté.

Tu n’as aucune place dans ce terrible combat;

Ton amour et tes soupirs ne sont pas arbitres là,

Laisse le destin du monde et le sien à la seule garde de Dieu.

Même s’il semble l’abandonner à ses seules forces,

Même quand tout lâche et tombe et voit la fin

Et le cœur défaille et seules la mort et la nuit sont là,

Sa force donnée par Dieu peut lutter contre la ruine

Même sur un dernier bord où seule la Mort semble proche

Et nulle force humaine ne peut aider ni empêcher.

Point ne t’avise d’intercéder près de la Volonté cachée,

Ne t’impose pas entre son esprit et la force de son esprit

Laisse-la à la grandeur de son moi et au Destin.”

Il dit et se tut et quitta la scène terrestre.

Loin de la lutte et des souffrances sur notre globe,

Il retournait à son lointain et bienheureux pays.

Telle une flèche étincelante pointée droit sur les cieux,

Le corps lumineux du voyant éternel

Perçait la gloire pourpre du midi

Et disparut comme une étoile fuyante

Évanouie dans la lumière de l’Au-delà;

Mais encore un cri résonnait dans l’infini,

Et encore pour l’âme qui écoute sur cette terre mortelle

Une haute voix lointaine impérissable

Chantait l’hymne de l’amour éternel.

FIN DU CHANT DEUX
FIN DU LIVRE VI

in Russian

in English