Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Sept: Le Livre du Yoga
La douleur et le tourment de Savitri devant la mort attendue de Satyavane la préparent silencieusement à la découverte de l’âme et au Yoga. Une base d’être inébranlable.
Chant Un
La Joie de l’Union; l’Épreuve de la Prescience de
la Mort et le Chagrin du Cœur
Le Destin suivait son immuable route prévue.
Les espoirs et les aspirations de l’homme bâtissent les roues du voyage
Qui portent la destinée de son corps
Et conduisent sa volonté aveugle vers un but inconnu.
Au fond de lui le destin façonne ses actes et gouverne;
Son visage et ses formes sont déjà nés en lui,
Son parentage est dans son âme secrète;
Ici-bas, la Matière semble modeler la vie du corps
Et l’âme va où sa nature la pousse:
La Nature et le Destin contraignent notre libre choix.
Mais les grands esprits peuvent renverser la balance
Et faire de l’âme l’artiste de son destin.
Telle est la vérité mystique que cache notre ignorance:
Notre perte est un passage pour notre force innée,
Notre épreuve est le choix de notre esprit caché,
L’Anankè est le propre décret de notre être.
Tout était accompli,
Le cœur de Savitri, doux comme la fleur et irréductible
Passionné et calme
Avait choisi
Et sur la route inexorable de sa résolution
Forçait la longue courbe cosmique à son dénouement.
Une fois de plus, elle conduisait le grand galop;
Une escorte armée, bride abattue,
Et le retentissement du cortège des chars
Emportaient Savitri loin de son palais.
Une terre couchée s’éveillait de sa rêverie muette,
Levait les yeux vers elle dans une immense indolence:
Les collines roulaient dans une brume étincelante,
De vastes pâtures se prélassaient sous le ciel d’été,
Des pays et des pays, spacieux, ensoleillés,
Des cités comme des chrysolites dans un grand incendie vert
Et de lents fleuves cuivrés sous leur crinière de lion
Conduisaient à la frontière d’émeraude du pays de Shalwa,
Heureux contrefort des Vastitudes d’airain
Et des pics austères et des solitudes de titan.
Une fois de plus, le lieu fatidique et enchanté approchait,
Lisière chatoyante des bocages de délice
Où pour la première fois elle avait rencontré la face de Satyavane
Et où il avait vu comme en un rêve éveillé
Cette beauté et cette réalité hors du temps,
La douceur dorée des cieux comme une lune
Dans un enfant né de la terre.
Le passé s’enfuyait, l’avenir s’approchait:
Loin derrière maintenant reposaient les grands vestibules de Madra,
Les piliers de marbre sculpté, les fraîches tonnelles ombreuses,
La mosaïque colorée des sols de cristal,
Les pavillons ornés de tours, les étangs ridés sous le vent
Et les jardins bourdonnants d’abeilles;
Bientôt oubliés, ou comme une pâle mémoire
Le clapotis de la fontaine dans le bassin cerné de pierres,
Les midis méditatifs où plane une majestueuse extase
Le rêve mélancolique des colonnades dans le soir tranquille
Le lent lever de lune qui glisse avant la Nuit.
Loin derrière maintenant s’en allaient les visages connus,
L’heureux babil de miel sur les lèvres du rire
Et les caresses des mains familières
Et la lumière d’adoration dans les yeux chéris
De celle qui fut l’unique souveraine de leur vie.
Ici, c’était la solitude des premiers âges de la Nature,
Ici, il y avait seulement la voix de l’oiseau et de la bête,
L’ascète exilé dans l’énorme forêt non-humaine
Obscurément douée d’une âme, loin des bruits rassurants
Du joyeux commerce des hommes et de leurs jours pressés.
Dans le vaste soir sous le seul œil pourpre des nues,
Par une mince trouée, une faille verte fleurie,
Ils quittèrent les grands yeux du ciel et de la terre,
Et entrèrent dans la pénombre grandiose d’un monde d’émeraude.
Maintenant, ils allaient par un vague sentier couvert
Qui serpentait dans l’ombre d’énormes troncs
Sous des arcades avares de soleil,
Et ils virent des petits toits de paille d’un ermitage
Serrés sous une échappée d’azur,
Une clairière ensoleillée qui semblait l’éclatement
D’un sourire heureux dans le cœur monstrueux de la forêt,
Un premier refuge de la pensée et de la volonté de l’homme
Regardé par le peuple des géants de la jungle.
Arrivés dans ce hameau taillé à la hache,
Sans s’interroger davantage sur l’étrangeté du destin
De celle qui fut leur fierté et leur amour,
Ils présentèrent Savitri au vieux grand roi aveugle,
Pareil à un pilier royal de grandeur déchue,
Et à cette majestueuse femme usée de soucis, jadis reine,
Qui maintenant n’espérait plus rien de la vie pour elle-même
Mais espérait tout pour son unique enfant,
Invoquant un Destin privilégié à prodiguer sur cette seule tête
Toute la joie de la terre et toute la béatitude des cieux.
Adorant sa beauté et sa sagesse comme d’un jeune dieu,
Elle le voyait aimé des cieux comme d’elle-même,
Elle se réjouissait de sa gloire et croyait en son destin,
Sans savoir le malheur qui s’approchait.
S’attardant quelques jours à l’orée de la forêt
Comme pour retarder la peine du départ,
Ne voulant pas quitter l’étreinte douloureuse de ces mains
Ne voulant pas voir pour la dernière fois ce visage,
Lourds du chagrin d’un jour qui venait
Et regardant cette incompréhensible insouciance du Destin
Qui brise d’une main distraite ses œuvres suprêmes,
Ils la quittèrent d’un cœur accablé et gros de peine;
As forced by inescapable fate we part
From one whom we shall never see again; Contraints par la singularité de son sort
Impuissants contre le choix du cœur de Savitri,
Ils la laissèrent à son ravissement et à sa destruction
Aux soins sauvages de la formidable forêt.
Tout ce qui fut sa vie s’en allait,
Tout ce qui était désormais à lui et à elle l’accueillait,
Sa demeure était Satyavane dans la solitude des bois:
Cette joie si proche de la mort était inestimable pour elle,
Isolée avec l’amour, elle vivait pour l’amour seul.
Comme posée au-dessus de la marche des jours,
Son esprit immobile regardait la course du Temps
Pareille à une statue de passion et de force invincible,
Un absolu de volonté impérieuse et douce,
Une tranquillité et une violence comme des dieux,
Indomptable et immuable.
Au début, sous le saphir des cieux
La solitude sylvestre était pour elle un rêve somptueux,
Un autel de la splendeur et du feu de l’été,
Un palais des dieux, tendu de fleurs et couronné de ciel
Et toutes les scènes, un sourire sur des lèvres d’extase
Et toutes ses voix, comme d’un ménestrel du bonheur.
Il y avait une psalmodie dans le vent qui passe,
Il y avait une gloire dans le moindre rayon de soleil;
La nuit était une chrysoprase sur un tapis de velours,
Une obscurité qui faisait son nid, un océan teinté de lune,
Le jour était un festival de couleurs et un hymne,
Une vague de lumière rieuse du matin au soir.
L’absence de Satyavane était un rêve de la mémoire,
Sa présence était l’empire d’un dieu.
Une fusion des joies de la terre et des cieux
Une ivresse nuptiale flambante et frémissante coulait,
Deux esprits se jetaient pour être un,
Deux corps brûlaient en une seule flamme.
Ouvertes étaient les portes d’une félicité inoubliable:
Deux vies s’enlaçaient dans un ciel terrestre
Et le destin et le chagrin fuyaient cette heure brûlante.
Mais bientôt, maintenant, le souffle ardent de l’été s’est éteint,
Une ruée de nuages bleu-noir rampait par le ciel
Et le sanglot des pluies fouettèrent les feuilles ruisselantes
Et la voix de titan de la forêt devenait une tempête.
Dès lors, écoutant le fracas fatal de la foudre
Et le crépitement pressé des averses fuyardes
Et le long halètement des vents insatisfaits
Et la tristesse murmurante dans la nuit chagrine,
La peine de tout ce monde s’est approchée de Savitri:
Les ténèbres de la nuit lui semblaient le visage menaçant de son avenir.
L’ombre de la condamnation de son amant s’est levée
Et la peur a posé ses mains sur son cœur mortel.
Les moments à tire d’aile faisaient leur course impitoyable:
Alarmée, ses pensées et son mental se rappelaient la date de Narad.
Tremblante, anxieuse, elle faisait le compte de ses richesses,
Calculait les jours trop courts qui restaient,
Une implacable attente frappait à sa poitrine
Horrible pour elle était le pas des heures:
Le chagrin venait à sa porte, étranger passionné,
Banni lorsqu’elle était dans ses bras,
Revenu à l’aube la regarder en face.
En vain s’échappait-elle dans les abîmes de la félicité
Pour fuir la prescience harcelante de la fin;
Plus elle plongeait dans l’amour, plus cette angoisse grandissait,
Son chagrin le plus profond jaillissait des gouffres les plus tendres.
Se souvenir était une blessure poignante
Chaque jour était une page d’or cruellement arrachée
De son trop mince livre d’amour et de joie.
Ainsi ballottait-elle entre de grandes bourrasques de bonheur
Et nageait sur de sombres vagues pressantes
Et nourrissait son cœur de chagrin et de terreur;
Désormais ils étaient les hôtes permanents de sa poitrine
Ou faisaient le va-et-vient tout seuls dans sa chambre intérieure;
Ses yeux regardaient aveuglément la nuit future.
Quand elle sortait de son moi isolé
Et bougeait parmi l’inconscience des visages aimés
Étrangers à sa pensée et pourtant si proches du cœur,
Elle voyait ce monde ignorant et souriant
Passer allègrement devant elle
En route vers sa fatalité inconnue
Et s’étonnait de la vie insouciante des hommes.
Ils marchaient en deux mondes différents, pourtant côte à côte,
Ceux-ci confiants que le soleil reviendrait
Ceux-là absorbés d’heure en heure dans leurs petits espoirs et besognes,
Elle, toute seule dans sa terrible connaissance.
L’heureux et somptueux sanctuaire d’antan
Qui l’enchâssait à part sous une tonnelle d’argent
Dans un nid brillant de rêves et de pensées,
Faisait place aux heures de solitude tragique
Et au chagrin solitaire que nul ne pouvait partager ni connaître,
Un corps qui voyait trop tôt la fin de la joie
Et le fragile bonheur de son amour mortel.
Son tranquille visage silencieux et doux et calme
Ses actes quotidiens gracieux étaient maintenant un masque;
En vain regardait-elle ses profondeurs pour trouver
Une base solide et la paix de l’esprit.
L’Être de silence en elle était encore voilé
Qui voit passer le drame de la vie d’un regard imperturbable,
Qui supporte le chagrin du mental et du cœur
Et porte le monde et le destin dans la poitrine des hommes.
Des aperçus fugitifs ou des éclairs venaient, la Présence restait cachée.
Seuls son cœur violent et sa volonté passionnée
Prenaient le devant pour affronter l’immuable décret;
Sans défense, nus, liés à leur sort humain
Ils n’avaient aucun pouvoir d’action, nul moyen sauveur.
Ce cœur, cette volonté, elle les maîtrisait, rien ne se voyait dehors:
Pour les siens, elle était toujours l’enfant qu’ils connaissaient et aimaient;
La femme affligée, ils ne la voyaient pas dedans,
Aucun changement n’était visible dans la grâce de ses mouvements:
Jadis souveraine adorée que tous se disputaient la joie de servir,
Elle se faisait la diligente serve de tous
Ne s’épargnant pas les travaux du balai, de la jarre et du puits
Ni le gentil soin du feu intime ni le tas de bois
Pour l’autel ou la cuisine, ne remettant à personne
La moindre tâche que ses forces de femme pouvaient faire.
Dans tous ses actes rayonnait une étrange divinité:
Dans le plus simple mouvement elle pouvait faire entrer
Son unité avec la robe de lumière chaleureuse de la terre,
Une sublimation des actes ordinaires par l’amour.
Elle était tout amour, et son unique corde céleste
Reliait tous à tout comme le nœud d’or de tout.
Mais quand son chagrin pressait trop à la surface,
Toutes ces choses gracieuses qui jadis jaillissaient de sa joie
Lui semblaient vides de sens, une coquille brillante
Ou une ronde mécanique et nulle,
Des gestes de son corps impartagés par sa volonté.
Mais toujours derrière cette étrange vie divisée,
Son esprit comme un océan de feu vivant
Enveloppait son amant et s’accrochait à son corps,
Enlacé à lui pour protéger cet époux menacé.
Toute la nuit, elle veillait de lentes heures silencieuses
Couvant le trésor de cette poitrine et de sa face.
Penchée sur la beauté de son front endormi
Ou posait sa joue brûlante sur ses pieds.
Réveillé à l’aube, ses lèvres s’accrochaient sans fin aux siennes
Ne voulant plus jamais se séparer encore,
Plus perdre une goutte de miel de cette joie finissante,
Plus délier son corps de sa poitrine,
Ces pauvres signes chaleureux dont l’amour doit se servir.
Impatiente de la pénurie du Temps
Sa passion rattrapait les heures fugitives
Dans un déferlement d’extase
Et voulait en un jour dépenser des siècles d’amour perdu,
Ou bien même dans ce temps mortel,
Elle s’acharnait à bâtir un petit coin d’éternité
En unissant éperdument deux vies humaines,
Et d’enfermer son âme solitaire dans la sienne.
Mais quand tout était donné, elle avait soif encore;
Insatisfaite même de sa puissante embrasse
Elle avait envie de crier: “Ô tendre Satyavane,
Ô amant de mon âme, donne plus, donne
Plus d’amour pendant que tu le peux encore à celle que tu aimes.
Que chaque nerf garde ton empreinte
Et le message de mon cœur qui vibre pour toi.
Car, bientôt, nous nous séparons et qui sait quand
La ronde monstrueuse de grande roue
Nous rendra l’un à l’autre et notre amour?”
Elle aurait tant voulu dire ce décret fatidique
Et poser son fardeau sur sa tête heureuse,
Mais elle renfermait dans sa poitrine le chagrin jaillissant
Et restait dans le silence intérieur, sans secours, seule.
Parfois Satyavane comprenait à demi,
Ou du moins sentait avec l’incertaine perception
De nos cœurs aveuglés par la pensée,
Le besoin inexprimé
L’abysse insondé de ce grand manque passionné.
Tous les moments qu’il pouvait épargner dans ses journées pressantes,
L’abattage du bois dans la forêt
Et la chasse aux vivres dans les clairières sauvages
Et le service pour la vie de son père aveugle,
Il les donnait à Savitri et l’aidait à prolonger les heures
Par sa proche présence et son embrasse
Et la tendresse prodigue des mots qui vont au cœur
Et les intimes battements du cœur contre le cœur.
Tout était trop peu pour son besoin sans fond.
La présence de Satyavane lui faisait oublier un moment
Mais son absence l’emplissait d’un chagrin plus douloureux encore,
Elle voyait le désert de ses jours à venir
Se refléter en chaque heure solitaire.
Même quand elle rêvait d’une vaine félicité imaginaire
D’union brûlante par la porte d’évasion de la mort
Et voyait son corps enrobé dans le bûcher funéraire,
Elle savait qu’elle ne devait pas s’accrocher à ce bonheur
De mourir avec lui en serrant sa robe et de le suivre
À travers nos autres pays, voyageurs heureux,
Dans le tendre ou le terrible Au-delà.
Car ces tristes parents ici auraient encore besoin d’elle
Pour veiller au restant vide de leurs jours.
Souvent, il lui semblait que la douleur des âges
Avait ramassé leur quintessence dans son unique malheur
Et concentré en elle un monde torturé.
Ainsi, dans la chambre silencieuse de son âme
Cloîtrant son amour pour vivre un secret chagrin
Elle restait comme une prêtresse muette devant les dieux cachés
Inapaisés par l’offrande sans mot de ses jours
Levant vers eux sa douleur comme de l’encens,
Sa vie comme un autel et elle-même pour sacrifice.
Pourtant, ils devenaient toujours plus l’un l’autre
Au point que nul pouvoir, semblait-il, ne pouvait les déchirer en deux
Puisque même les murs du corps ne pouvaient pas les diviser.
Tant de fois, pendant qu’il cheminait dans la forêt
Elle, dans son esprit conscient marchait avec lui
Et savait ses mouvements comme s’il bougeait en elle;
Lui, moins conscient, vibrait de loin avec elle.
Sans cesse la taille de sa passion grandissait;
Le chagrin, la peur devenaient la nourriture d’un amour grandiose.
Grandi par son tourment, son amour emplissait le monde entier;
C’était toute sa vie, l’amour devenait toute sa terre et tous ses cieux.
Bien que né de la vie et enfant des heures,
Immortel, cet amour marchait, indestructible comme les dieux;
L’esprit en elle élargissait sans bornes sa force divine
Telle une enclume pour les coups du Temps et du Destin;
Ou, las du luxe passionné des larmes,
Le moi de chagrin devenait calme, résolu, les yeux lourds,
Attendant quelque dénouement de sa lutte brûlante,
Quelque haut fait qui pourrait y mettre fin à jamais,
Victorieux de lui-même et de la mort et des pleurs.
Maintenant l’année se posait au bord du changement.
Les tempêtes ne volaient plus de leurs formidables ailes
Et le tonnerre n’arpentait plus le monde dans sa colère,
Mais on entendait encore un sourd murmure dans le ciel
Et les pluies lassées gouttaient dans l’air mélancolique
Et de lents nuages gris dérivant encerclaient la terre.
Ainsi le ciel lourd de son chagrin encerclait-il son cœur.
Un moi tranquille se cachait derrière, mais n’apportait nulle lumière:
Nulle voix ne venait des hauteurs oubliées,
Seul, dans le secret de sa douleur pesante
Son cœur humain parlait au destin du corps.
FIN DU CHANT UN
Une Voix révèle à Savitri le terrible passé cosmique de la terre, qui parfois resurgit dans le présent du monde avec ses vieilles forces de destruction. Faut-il rappeler qu’il y eut six terres avant la nôtre, selon les connaissances anciennes, toutes pareillement détruites. Nous sommes la septième terre. Mais cette fois-ci... Puis la Voix montre à Savitri QUI ELLE EST et le destin de la terre et pourquoi elle est venue ici afin de changer les “vieilles lois poussiéreuses”, et ce qui peut changer la loi: “Il faut que la Psyché céleste ôte son voile dans le cœur de l’homme...”