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Sri Aurobindo

Savitri

A Legend and a Symbol

traduction de Satprem

Livre Dix: Le Livre du double demi-jour

Chant Quatre
Le demi-jour rêveur du Réel Terrestre

Puis vint une pente qui lentement s’enfonçait vers le bas;

Elle glissait vers une descente grise trébuchante.

Le cœur vague de la merveille de l’idéal était perdu,

L’étonnante profusion de ses brillants rêves délicats

Et les vagues sublimités semi-enluminées, Savitri les avait quittées:

La pensée tombait à des niveaux plus bas, durs et denses,

Passionnée de quelque réalité crue.

Les premières lueurs flottaient encore, mais ses teintes avaient changé

Et enveloppaient lourdement un rêve moins enchanteur;

Elles se sont posées dans l’air par masses fanées:

Ses couleurs symboliques s’unissaient à des rouges plus ternes

Et ressemblaient presque à une brume de jour blafard.

Une tension pénible et maléfique assaillait son cœur,

Ses sens devenaient lourds d’un poids dangereux

Et des sons plus tristes et plus forts venaient à ses oreilles,

Et par de brusques percées dans les brumes chatoyantes

Sa vision saisissait en hâte des plaines battues

Et des montagnes nuageuses et de larges fleuves cuivrés,

Et des cités grimpaient avec des minarets et des tours

Vers un ciel vain et immuable:

De longs quais et des rives et des ports aux voiles blanches

Provoquaient sa vision un moment puis disparaissaient.

Au milieu d’eux peinait la multitude au travail

Par groupes toujours changeants et périssables,

Tel un cinéma échoué aux formes d’ombres éclairées

Enveloppées dans le manteau gris d’un rêve.

Imaginant des sens dans la lourde dérive de la vie,

Ils se fiaient à un environnement incertain

Et attendaient la mort pour changer la scène de leur esprit.

Un vacarme sauvage de travaux et les pas lourds

D’une vie cuirassée et le bourdonnement monotone

Des pensées et des actes toujours pareils,

Tel le vrombissement abrutissant et répété

D’une grande machine brutale accablait son âme,

Une grise rumeur mécontente comme le fantôme

Gémissant d’une haute mer inquiète.

Une énorme voix Cyclopéenne barbare,

Un cri de bâtisseurs de Babel grimpant jusqu’aux cieux

Un battement de moteurs et un martèlement d’outils

Apportait un arrière-fond de labeur en peine.

Comme de pâles éclairs déchirent un ciel torturé,

Haut par-dessus la tête une traînée de nuages fusait,

Chassant comme une fumée jetée d’un entonnoir rouge,

Les créations forcées d’un Mental ignorant:

Flottant, elle voyait comme des fragments d’images voler,

Revenants de pensées humaines et d’espoirs trompés,

Des formes de la Nature et des arts de l’homme,

Des philosophies et des disciplines et des lois,

Et l’esprit mort de vieilles sociétés,

Constructions du Titan et du ver.

Comme des restants perdus d’une lumière oubliée,

S’envolaient devant son mental sur des ailes traînantes

Des révélations éteintes et des paroles libératrices

Vidées de leur mission et de leur force sauveuse,

Messages des dieux évangélistes

Voix des prophètes, écritures saintes de croyances disparues.

Chacun à son heure prétendue éternelle passait:

Idéaux, systèmes, sciences, poèmes, arts

Infatigablement périssaient là, puis revenaient encore

Recherchés sans trêve par quelque Force créatrice.

Mais tous étaient des rêves traversant une Vastitude vide.

Des voix d’ascètes appelaient, des sages solitaires

Sur des sommets de montagne ou sur les rives d’un fleuve

Ou du cœur abandonné des clairières d’une forêt

Cherchant le repos des cieux ou la paix de l’esprit hors du monde,

Ou en des corps immobiles comme des statues, fixées

Dans la cessation extatique de leurs pensées inlassables

Des âmes endormies méditaient, et ceci aussi était un rêve.

Toutes choses créées par le passé et détruites étaient là

Leurs formes perdues et oubliées qui jadis avaient vécu,

Et tous les amours présents comme révélés de nouveau

Et tous les espoirs que l’avenir apporte avaient déjà échoué,

Saisis et perdus en vains efforts,

Répétés infructueusement âge après âge.

Inlassablement tous revenaient insistants encore

Pour la joie dans le tourment de la poursuite

Et la joie de lutter et de gagner et de perdre

Et la joie de créer et de garder et la joie de tuer.

Les cycles roulaient, passaient, et revenaient encore,

Apportaient les mêmes efforts et les mêmes fins stériles,

Des formes toujours neuves et toujours vieilles,

Les longues révolutions horribles du monde.

Une fois de plus s’est levée la grande Voix destructrice:

À travers l’infructueux labeur des mondes

L’énorme démenti de sa force qui défait tout

Poursuivait la marche ignorante du Temps douloureux.

“Regarde bien les images de ce royaume symbolique,

Les contours solides de son rêve créateur

Qui inspire les grandes tâches concrètes de la terre.

Dans sa parabole mouvante de la vie humaine

Tu peux suivre la piste du dénouement qu’apporte la Nature

Au péché d’être et à l’erreur des choses

Et au désir qui contraint de vivre

Et l’incurable maladie d’espoir de l’homme.

Dans une immuable hiérarchie ordonnée

Où la Nature ne change pas, l’homme ne peut pas changer,

Toujours il obéit à la loi fixe des mutations de la Nature:

Dans une version nouvelle de son histoire souvent dite

Dans les cycles tournants à jamais tourne la race.

Son mental est parqué en des frontières cerclées

Car le mental est l’homme, au-delà du mental il ne peut pas voler.

S’il pouvait quitter ses limites il serait sauf:

Il voit, mais il ne peut pas monter à ses cieux plus nobles,

Même ailé il retombe à son sol natal.

Il est captif dans le filet de son mental

Et bat des ailes d’âme contre les murs de la vie.

En vain son cœur lève-t-il sa prière d’aspiration,

Peuplant de Dieux brillants le Vide sans forme;

Alors déçu, il se tourne vers le Vide

Et dans son heureux rien demande la délivrance,

Le calme Nirvana de son rêve de moi:

Le Verbe finit dans le silence, le nom dans le Néant.

Isolé parmi les multitudes mortelles

Il fait appel au Dieu incommunicable

Pour être l’amant de son âme solitaire

Ou jette son esprit dans l’embrasse vide,

Ou il trouve sa propre copie dans le Tout impartial;

Il transpose sa propre volonté dans l’immobile

Attribue à l’Éternel le courroux et l’amour

Et à l’ineffable prête un millier de noms.

N’espère point faire descendre Dieu dans sa vie.

Comment apporterais-tu l’Éternel ici?

Il n’y a pas de maison pour lui dans le Temps pressé.

En vain tu cherches un but dans le monde de la Matière,

Il n’y a pas de but ici, seulement une volonté d’être.

Tout marche lié par la Nature à jamais pareille.

Regarde ces formes qui restent un moment et passent,

Ces vies qui ont soif et luttent, puis ne sont plus

Ces structures qui n’ont pas de vérité durable,

Les croyances sauveuses qui ne peuvent pas se sauver elles-mêmes,

Mais périssent dans les mains étranglantes des ans

Rejetées par la pensée de l’homme, reconnues fausses par le Temps,

Les philosophies qui mettent à nu tous les problèmes

Sans que rien, jamais, soit résolu depuis le début de la terre,

Et les sciences omnipotentes en vain

Qui apprennent aux hommes de quoi sont faits les soleils,

Transforment toutes les formes pour servir leurs besoins extérieurs,

Chevauchent le ciel et naviguent sous la mer

Mais n’apprennent pas ce qu’ils sont ni pourquoi ils sont venus;

Ces régimes politiques, architectures du cerveau de l’homme

Faites de briques du mal et du bien qui emmurent l’esprit de l’homme

Et maisons fissurées, palais et prisons à la fois,

Qui pourrissent pendant qu’elles règnent et s’effritent avant de crouler;

Ces révolutions, démons ou dieux ivres,

Convulsionnant le corps blessé de l’humanité

Seulement pour peindre de couleurs nouvelles une vieille face;

Ces guerres, carnages triomphants, qui ruinent, devenues folles,

L’œuvre des siècles évanouie en une heure,

Le sang du vaincu et la couronne du victorieux

Que les hommes à naître doivent payer de leur douleur,

La face divine du héros sur un corps de satyre,

La grandeur du démon mêlée à celle du demi-dieu,

La gloire et la bestialité et la honte;

Pourquoi tout cela, ce labeur et ce fracas,

Ces joies passagères, cette mer de pleurs sans fin,

Cette aspiration et l’espoir et le cri,

La bataille et la victoire et la chute,

Ce voyage sans but qui jamais ne cesse,

Ce labeur éveillé, ce sommeil incohérent?

Chansons, clameurs et pleurs, sagesse et paroles futiles,

Le rire des hommes, l’ironie des dieux?

Où conduit la marche, où va le pèlerinage?

Qui tient la carte de la route ou a tracé chaque étape?

Ou bien, mû par lui-même le monde marche son propre chemin,

Ou rien n’est là, sauf un Mental qui rêve:

Le monde est un mythe qui a fait semblant de devenir vrai,

Une légende racontée à lui-même par le Mental conscient,

Imaginée et jouée sur un fond de Matière feinte

Sur laquelle il se tient dans une Vastitude insubstantielle.

Le Mental est l’auteur, le spectateur, l’acteur, la scène:

Seul le Mental est et ce qu’il pense est vu.

Si le Mental est tout, renonce à l’espoir de la Félicité,

Si le Mental est tout, renonce à l’espoir de la Vérité.

Car le Mental ne peut jamais toucher le corps de la Vérité

Et le Mental jamais ne peut voir l’âme de Dieu;

Il saisit seulement son ombre et n’entend pas son rire

Lorsqu’il se retourne de lui vers la vaine semblance des choses.

Le Mental est un tissu tramé d’ombre et de lumière

Où le vrai et le faux ont cousu leurs parties mêlées;

Ou bien le Mental est le mariage de convenance de la Nature

Entre la vérité et le mensonge, entre la joie et la douleur:

Cette paire en lutte, nul tribunal ne peut la séparer.

Chaque pensée est une pièce d’or avec un brillant alliage

Et l’erreur et la vérité sont l’avers et le revers:

C’est l’impérial monnayage du cerveau

Et de cette sorte est toute sa monnaie.

Ne pense pas planter sur la terre la Vérité vivante

Ni faire du monde de la Matière la demeure de Dieu;

La Vérité ne vient pas là, seulement la pensée de la Vérité,

Dieu n’est pas là, mais seulement le nom de Dieu.

Si le Moi existe, il est sans corps et sans naissance

Ce n’est personne et personne ne le possède.

Sur quoi bâtiras-tu donc ton monde heureux?

Rejette ta vie et ton mental, alors tu es le Moi,

Une Omniprésence qui voit tout, nue, seule.

Si Dieu existe, il ne se soucie pas du monde;

Il voit toutes choses d’un regard calme, indifférent,

Il a condamné tous les cœurs au chagrin et au désir,

Il a enchaîné toute la vie à ses implacables lois;

Il ne répond pas à la voix ignorante de la prière.

Éternel tandis que les âges travaillent et peinent en dessous,

Insensible, intouché par rien de ce qu’il a créé,

Il voit tels de minuscules détails parmi les étoiles

L’agonie de l’animal et le destin de l’homme:

Immensément sage, il dépasse ta pensée,

Sa joie solitaire n’a pas besoin de ton amour.

Sa vérité ne peut pas demeurer dans l’homme pensant:

Si tu désires la vérité, alors immobilise ton mental

À jamais, tué par l’invisible Lumière muette.

L’immortelle béatitude ne vit pas dans l’air humain:

Comment le calme délice de la puissante Mère

Garderait-il sa fragrance dans cet étroit vase fragile

Ou logerait-il sa douce extase intacte

Dans ces cœurs qui peuvent être assaillis par le chagrin terrestre

Et dans ces corps que l’insouciante Mort peut tuer à volonté?

Ne rêve point de changer le monde que Dieu a conçu,

Ne t’acharne pas à transformer sa loi éternelle.

S’il existe des cieux dont les portes sont closes à la douleur

Là, va chercher la joie que tu ne peux pas trouver sur la terre;

Ou va dans l’impérissable hémisphère

Où la Lumière est native et le Délice est roi

Et l’Esprit est l’immortelle base des choses,

Choisis ton haut lieu, enfant de l’Éternité.

Si tu es Esprit et la Nature est ta robe,

Dépouille ton vêtement et sois ton moi nu

Immuable dans sa vérité impérissable,

Seule à jamais dans le Seul muet.

Alors tourne-toi vers Dieu, laisse tout derrière pour lui;

Oubliant l’Amour, oubliant Satyavane,

Annule-toi toi-même dans sa paix immobile.

Ô âme, noie-toi dans sa tranquille béatitude.

Car tu dois mourir à toi-même pour accéder à la hauteur de Dieu:

Moi, la Mort, je suis la porte de l’immortalité.”

Mais Savitri répondit au Dieu sophiste:

“Encore appelleras-tu la Lumière pour aveugler les yeux de la Vérité

Et faire de la connaissance un piège pour les filets de l’Ignorance

Et le Verbe une flèche pour tuer mon Âme vivante?

Offre, ô roi, tes faveurs aux esprits fatigués

Et aux cœurs qui ne supportent pas les blessures du Temps;

Laisse ceux qui étaient attachés au corps et au mental

Arracher ces chaînes et fuir dans le calme blanc

Implorant refuge du jeu de Dieu,

Sûrement tes faveurs sont grandes puisque tu es Lui!

Mais comment irai-je chercher le repos dans la paix sans fin

Qui abrite la force violente de la puissante Mère

Sa vision tournée pour déchiffrer ce monde énigmatisé,

Sa volonté trempée dans le feu du soleil de la Sagesse

Et le silence brûlant de son cœur d’amour?

Le monde est un paradoxe spirituel

Inventé par un besoin dans l’invisible,

Une pauvre traduction pour les sens des créatures

De Cela qui à jamais dépasse l’idée et la parole,

Un symbole de ce qui jamais ne peut être symbolisé,

Un langage mal prononcé, mal épelé, et pourtant vrai.

Les forces du monde sont venues des hauteurs éternelles

Et ont plongé dans l’obscur Abîme inconscient

Et se sont levées de là pour faire leur merveilleux travail.

L’âme est une image du Non-manifeste,

Le Mental peine laborieusement pour penser l’impensable,

La vie appelle l’Immortel à naître,

Le corps à incarner l’Illimitable.

Le monde n’est pas coupé de la Vérité et de Dieu.

En vain tu as creusé le noir gouffre sans pont,

En vain tu as construit un mur aveugle sans porte:

L’âme de l’homme passe par toi pour aller au paradis,

Le soleil des cieux force son chemin à travers la mort et la nuit;

Sa lumière est visible aux confins de notre être.

Mon mental est un flambeau allumé par le soleil éternel,

Ma vie un souffle inspiré par l’Hôte éternel,

Mon corps mortel est la maison de l’Éternel.

Déjà le flambeau devient le rayon immortel,

Déjà la vie est la force de l’Immortel,

La maison devient une partie même du Maître de la maison.

Comment dis-tu que la vérité ne peut jamais éclairer le mental humain

Et la Félicité ne peut jamais envahir le cœur des mortels

Ni Dieu descendre dans le monde qu’il a fait?

Si la création s’est levée dans le Vide insensé,

Si la Matière est née d’une Force sans corps,

Si la Vie a pu grimper dans l’arbre inconscient

Et sa joie verte éclore en feuilles d’émeraude

Et son rire de beauté s’épanouir dans la fleur,

Si des sens ont pu s’éveiller dans les fibres, les nerfs et les cellules

Et la Pensée capter la matière grise du cerveau,

Et l’âme dans sa cachette regarder furtivement par la chair,

Pourquoi la lumière sans nom ne sauterait-elle pas sur les hommes

Et des forces inconnues ne surgiraient-elles pas du sommeil de la Nature?

Même maintenant des aperçus d’une Vérité lumineuse comme les étoiles

Se lèvent dans la splendeur de l’Ignorance d’un mental flâneur;

Même maintenant nous sentons le toucher de l’Amant immortel:

Si la porte de la chambre est seulement un peu entrebâillée,

Qui donc empêcherait Dieu de se glisser dedans

Ou qui interdirait son baiser sur l’âme endormie?

Déjà, Dieu est proche, la Vérité est toute là:

Parce que le corps obscur de l’athée ne le sait pas

Faut-il que le sage nie la Lumière et le voyant son âme?

Je ne suis pas enchaînée par la pensée ni les sens ni les formes,

Je vis dans la gloire de l’Infini,

Je suis proche du Sans-nom et de l’inconnaissable,

L’Ineffable est maintenant le compagnon de ma maison.

Mais debout au bord lumineux de l’Éternité

J’ai découvert que le monde était Lui,

J’ai rencontré l’Esprit avec l’esprit, le Moi avec moi,

Mais j’ai aimé aussi le corps de mon Dieu.

Je l’ai poursuivi dans sa forme mortelle.

Une liberté solitaire ne peut satisfaire

Un cœur qui est devenu un avec chaque cœur:

Je suis un représentant de l’aspiration du monde,

La liberté de mon esprit je la demande pour tous.”

Alors a retenti un cri de la Mort plus profondément encore.

Comme si, sous le poids de sa loi stérile

Oppressée par sa propre volonté obstinée sans sens,

Méprisante, lasse et compatissante,

Elle n’avait plus son vieux ton intolérant,

Mais ressemblait à la vie avec ses innombrables chemins,

Peinant à jamais et n’accomplissant rien

Vu sa naissance et ses changements et ses énergies mortelles

Qui la font durer autour de bornes invariables

Tournant la vaste ronde d’une course sans but

Où la route court sans cesse pour rester pareille.

Dans ce long drame de la terre contre le Destin et le Hasard et le Temps

Certain de la vanité du jeu, perdu ou gagné,

Écrasé par le poids de son ignorance et du doute

Que la connaissance semble aggraver et l’âge multiplier,

Le mental terrestre s’enlise et désespère et semble

Vieux, fatigué et découragé de son travail.

Cependant, tout était-il donc rien, ou accompli en vain?

Quelque grande chose avait été faite, quelque lumière, quelque force

Délivrée de l’énorme poigne de l’Inconscient:

Elle a émergé de la nuit, elle voit ses aurores

Tournant en cercle à jamais bien que nulle aurore ne puisse rester.

Il y avait un changement dans la voix lointaine du dieu;

Sa forme redoutable avait changé et il admettait

Notre effort éphémère vers l’éternité,

Mais jetait de vastes doutes sur ce qui aurait pu être autrement

Selon nos grandioses aperçus d’un impossible Jour.

La grande voix montante criait à Savitri:

“Puisque tu connais la sagesse qui transcende

Autant le voile des formes que le mépris des formes,

Lève-toi, délivrée par les dieux qui voient.

Si tu avais gardé ton mental libre de la tension cruelle de la vie

Tu aurais pu être comme eux, omnisciente et calme.

Mais le cœur violent et passionné l’interdit.

C’est l’oiseau des tempêtes d’une Force anarchique

Qui voudrait soulever le monde et en arracher

L’indéchiffrable rouleau du Destin,

La Loi et le règne de la Mort et l’inconnaissable Volonté.

Hâteurs de l’action, violateurs de Dieu

Sont ces grands esprits qui ont trop d’amour,

Mais ceux qui ont façonné tes semblables, car tu es les deux,

Sont entrés dans les étroites limites de la vie

Avec des natures trop larges qui sautent par-dessus le temps.

Adorateurs de la force qui ne connaissent pas ses chocs en retour

Leurs volontés géantes conduisent aux années troubles.

Les sages sont tranquilles, les grandes montagnes silencieuses

S’élèvent sans fin vers leur ciel inatteint,

Posées sur leur base éternelle, leurs crêtes

Sans rêve sont dans l’immuable domaine des cieux.

Sur leurs cimes aspirantes, sublimes et immobiles,

Soulevant l’âme qui grimpe à mi-chemin des cieux

Les puissants médiateurs se contentent

De regarder les révolutions des étoiles.

Sans mouvement, ils se meuvent avec la puissance de la terre,

Ils voient les âges qui passent et sont pareils.

Les sages pensent avec les cycles, ils entendent les pas

Des choses lointaines; patients, impassibles ils gardent

Leur dangereuse sagesse refrénée dans leurs profondeurs

De crainte que les jours fragiles de l’homme ne sombrent dans l’inconnu

Tirés comme un navire par le Léviathan enchaîné

Dans l’abîme de ses mers prodigieuses.

Vois comme tout tremble quand les dieux s’approchent trop près!

Tout bouge, est en péril, tourmenté, déchiré, bouleversé.

Les millénaires précipités trébucheraient trop vite

Si la force des cieux surprenait la terre imparfaite

Et la connaissance dévoilée frappait ces âmes inaptes.

Les divinités ont masqué leur terrible puissance:

Dieu cache sa pensée et, même, semble s’égarer.

Sois immobile et mesurée dans le lent monde sage.

Tu es puissante et remplie de la terrible déesse

Que tu invoques à l’aube dans les forêts obscures.

Ne te sers pas de ta force comme les âmes du Titan sauvage!

Ne touche pas aux frontières posées, aux lois anciennes,

Respecte le calme des grandes choses établies.”

Mais Savitri répondit au formidable dieu:

“Quel est ce calme dont tu te vantes, ô Loi, ô Mort?

Est-ce l’inerte marche au regard hébété

De monstrueuses énergies enchaînées dans une inflexible ronde

Sans âme et les yeux de pierre avec des rêves mécaniques?

Alors vain est l’espoir de l’âme si l’immuable Loi est tout:

Toujours presse-toi vers le nouveau et l’inconnu

Les millénaires précipités justifient Dieu.

Que seraient les âges de la terre si la grise mesure

N’était jamais brisée et les gloires ne jaillissaient pas

Faisant éclater leur semence obscure tandis que la vie lente des hommes

Bondissait en hâte sur de soudains chemins splendides

Révélés par des paroles divines et des dieux humains?

N’impose pas au mental et aux cœurs sensibles

La lourde fixité qui lie les choses inanimées.

Le règne inconscient est bon pour les créatures animales

Elles sont satisfaites de vivre sous le joug immuable;

L’homme se tourne vers une marche plus noble, un chemin maître.

Je piétine ta loi avec des pieds vivants;

Car pour me lever dans la liberté je suis née.

Si je suis puissante, que ma force soit dévoilée

Égale compagne des forces éternelles,

Ou bien que mon âme frustrée s’enfonce

Dans le sommeil originel, indigne de Dieu.

Du Temps je réclame l’éternité de ma volonté,

Et de Dieu ses moments.”

La Mort lui répondit:

“Pourquoi la noble et immortelle volonté

S’abaisserait-elle aux menues besognes de la terre transitoire,

Sa liberté oubliée et le chemin de l’Éternel?

Ou bien est-ce cela le haut usage de la force et de la pensée:

Lutter contre les liens de la mort et du temps

Et perdre le labeur que pourraient gagner les dieux,

Et se battre et souffrir l’angoisse et les blessures

Pour saisir les joies futiles que la terre peut garder

Dans sa petite boîte au trésor des choses passagères?

Enfant, as-tu foulé les dieux sous tes pieds

Seulement pour gagner quelques miettes de vie terrestre

Pour celui que tu aimes, annulant la grande délivrance,

Retardant le précoce ravissement des cieux

Auquel les clémentes divinités avaient appelé son âme?

Tes bras sont-ils plus doux que le parvis de Dieu .”

Elle répondit: “Droite, je piétine la route

Taillée pour moi par la ferme main qui a conçu nos chemins.

Je cours où commande sa douce voix terrible

Et je suis conduite par les rênes de Dieu.

Pourquoi a-t-il tracé le vaste plan de ses mondes prodigieux

Ou empli l’infini de son souffle passionné?

Ou pourquoi a-t-il bâti ma forme mortelle

Et semé en moi ses brillants et fougueux désirs,

Si ce n’est pour réaliser en moi, pour fleurir, pour aimer,

Sculptant son image humaine richement douée

De pensées et de largeurs et de forces dorées?

Les Cieux lointains peuvent attendre notre venue dans leur calme.

Aisé pour Dieu était de les bâtir.

La Terre était sa matière difficile,

La terre donnait la gloire du problème et la course et la lutte.

Il y a les masques sinistres, les pouvoirs terribles;

Là est la grandeur de créer les dieux.

L’esprit n’est-il pas immortel et affranchi

Toujours, délivré des atteintes du Temps?

Pourquoi est-il descendu dans l’Espace des mortels?

Il a donné une mission à son haut esprit dans l’homme

Et écrit un décret caché sur les sommets de la Nature.

Telle est la Liberté, avec l’âme toujours en selle:

Large dans les limites de la vie, forte dans les nœuds de la Matière,

Bâtissant une grande substance d’action avec les mondes

Pour faire une fine sagesse avec des fibres grossières éparses

Et tailler l’amour et la beauté dans la guerre et la nuit,

Telle est la merveilleuse gageure, le jeu divin.

Quelle liberté a l’âme qui ne se sent pas libre

À moins d’être dépouillée nue et qui ne peut pas embrasser les liens

Dont l’Amant entoure le corps de sa compagne de jeu,

Choisissant sa tyrannie, écrasée dans son embrasse?

Pour le saisir mieux dans son cœur illimité

Elle accepte le cercle limité de ses bras

S’incline pleine de joie sous ses mains maîtresses

Et rit de ses riches contraintes: le plus liée, le plus libre.

Telle est ma réponse à tes leurres, ô Mort.”

Immuable, le démenti de la Mort a défié le cri de Savitri:

“Si puissante sois-tu, quel que soit ton nom secret

Proféré par quelque conclave caché des dieux,

La passion éphémère de ton cœur ne peut pas briser

Le rempart de fer des choses accomplies

Par lequel les grands Dieux clôturent leur camp dans l’Espace.

Qui que tu sois derrière ton masque humain,

Même si tu es la Mère des mondes

Et accroches ta prétention aux royaumes du Hasard,

La Loi cosmique est plus grande que ta volonté.

Même Dieu lui-même obéit aux Lois qu’il a faites:

La Loi reste, et jamais elle ne peut changer,

La Personne est une bulle sur la mer du Temps.

Avant-coureuse d’une Vérité plus grande à venir,

Ton âme créatrice de cette Loi plus libre

Se vantant d’une Force derrière sur laquelle elle s’appuie

Et d’une Lumière au-dessus que personne n’a vue sauf toi,

Tu réclames les fruits précoces de la victoire de la Vérité.

Mais qu’est-ce que la Vérité et qui peut découvrir sa forme

Parmi les spécieuses images des sens,

Parmi la foule des devinettes du mental

Et les noires ambiguïtés d’un monde

Peuplé des incertitudes de la Pensée?

Car où est la Vérité et quand a-t-on entendu ses pas légers

Parmi la clameur sans fin du marché du Temps

Et quelle est sa voix parmi les mille cris

Qui traversent l’écoute du cerveau et abusent l’âme?

Ou bien la Vérité n’est-elle rien qu’un haut nom étoilé,

Ou un mot vague et splendide dont la pensée de l’homme se sert

Pour sanctionner et consacrer le choix de sa nature,

Le désir du cœur se parant de la robe de connaissance,

L’idée chérie élue parmi les élus,

La favorite de la pensée parmi les enfants de la pénombre

Qui remplissent à haute voix le terrain de jeu du mental

Ou peuplent ses dortoirs dans un sommeil de nouveau-né?

Tout dépend ici du oui ou du non de Dieu,

Deux Pouvoirs réels mais faux l’un pour l’autre,

Deux étoiles mariées dans la nuit lunaire du mental

Regardant deux horizons opposés,

La tête blanche et la queue noire du drake1 mystique,

Le pied léger et le pied boiteux, aile forte et aile brisée

Qui soutiennent le corps du monde incertain,

Un grand dragon surréel dans les nues.

Trop dangereusement ta haute et fière vérité doit vivre

Enchevêtrée dans la petitesse mortelle de la Matière.

Tout dans ce monde est vrai, et pourtant tout est faux:

Ses pensées courent dans une éternelle nullité

Ses hauts faits gonflent la somme zéro ronde du Temps.

Ainsi l’homme est-il à la fois animal et dieu,

Une énigme disparate de la fabrication de Dieu

Incapable de libérer la forme de Divinité au-dedans,

Un être moins que lui-même, et pourtant quelque chose de plus,

L’animal qui aspire, le dieu frustré;

Et pourtant ni bête ni divinité, mais homme,

Mais homme lié à l’espèce que le labeur de la terre s’efforce de dépasser

Grimpant l’échelle de Dieu vers des Choses plus hautes.

Les objets sont des semblances et nul ne connaît leur vérité,

Les idées sont des devinettes d’un dieu ignorant.

La Vérité n’a pas de pays natal dans le cœur irrationnel de la terre:

Et pourtant, sans la raison la vie est un labyrinthe de rêves,

Sauf que la raison est en équilibre au-dessus d’un abîme noir Et finalement se tient sur une planche de doute.

L’Éternelle vérité ne vit pas chez les hommes mortels.

Ou si elle habite dans ton cœur mortel,

Montre-moi le corps de la Vérité vivante

Ou dessine-moi l’esquisse de sa face

Que, moi aussi, je puisse obéir et l’adorer.

Alors, je te rendrai ton Satyavane.

Mais ici il n’y a que des faits et la stricte Loi d’acier.

La seule vérité que je sache, c’est que Satyavane est mort

Et que même ta douceur ne peut pas le recaptiver.

Nulle Vérité magique ne peut ramener un mort à la vie,

Nul pouvoir de la terre ne peut annuler la chose une fois faite.

Nulle joie du cœur ne peut survivre à la mort

Nulle félicité persuader le passé de vivre encore.

Seule la Vie peut consoler le Vide muet

Et remplir de pensées la vanité du Temps.

Ainsi donc laisse ton mort, Ô Savitri, et vis.”

La Femme a répondu à l’Ombre puissante

Et tandis qu’elle parlait, la mortalité a disparu:

Son moi de Déesse pouvait se voir dans ses yeux,

La Lumière est venue dans son visage comme un rêve des cieux.

“Ô Mort, toi aussi est Dieu, et pourtant pas Lui,

Mais seulement sa propre ombre noire sur son chemin

Lorsque, quittant la Nuit, il prend le Chemin qui monte

Et traîne avec lui la Force collante de l’inconscient.

Tu es la tête noire de Dieu inconscient,

Tu es le signe impénitent de son Ignorance,

Tu es l’enfant naturel de ses vastes entrailles ténébreuses.

De son immortalité, la sinistre barrière.

Tous les contraires sont des aspects de la face de Dieu.

Le Multiple est l’Un innombrable,

Le Un porte la multitude dans sa poitrine;

Il est l’impersonnel, inscrutable, solitaire,

Il est l’unique Personne infinie qui regarde son monde;

Le Silence porte le grand sceau muet de l’Éternel,

Sa lumière inspire le Verbe éternel;

Il est le profond calme impérissable de l’immobile,

Sa blanche béance sans signe qui nullifie le calme,

Et pourtant il reste le Moi créateur, le Seigneur tout-puissant

Et il regarde sa volonté accomplie par les formes des dieux

Et le désir qui aiguillonne l’homme à demi conscient

Et la Nuit aveugle qui résiste.

Ces vastes extrêmes divins, ces pouvoirs inverses

Sont le côté droit et gauche du corps de Dieu;

L’existence balancée entre deux bras puissants

Confronte le mental avec les abîmes impénétrés de la Pensée.

Ainsi les Ténèbres au-dessous, une insondable Lumière au-dessus,

Réunies dans la Lumière, mais tranchées par la séparation mentale

Se trouvent face à face, opposés, inséparables,

Deux contraires nécessaires pour sa grande Tâche mondiale,

Deux pôles dont les courants éveillent l’immense Force mondiale.

Dans le prodigieux secret de son Moi,

Au-dessus du monde, l’enveloppant de ses ailes égales,

Il est deux en un, sans commencement, sans fin:

Transcendant les deux, il entre dans l’Absolu.

Son être est un mystère au-delà du mental,

Ses voies déroutent l’ignorance mortelle:

La finitude parquée dans ses petites divisions

Stupéfaite, n’ajoute pas créance à l’audace de Dieu

Qui ose être l’inimaginable Tout

Et voir et agir comme le pourrait l’unique Infini.

Telle est son offense à la raison humaine:

Connu pour être à jamais inconnaissable,

Être tout et pourtant transcender le tout mystique,

Absolu, et pourtant loger dans un monde de Temps relatif,

Éternel et connaissant tout, et pourtant subir la naissance,

Omnipotent, et jouer avec le Hasard et le Destin,

Esprit, et pourtant être la Matière et le Vide;

Illimitable par-delà les formes ou noms

Habiter dans un corps, unique et suprême

Et être animal et homme et divin:

Une mer profonde et immobile, il rit dans les vagues qui déferlent:

Universel, il est tout – transcendant, personne.

Pour la vertu humaine, tel est son crime cosmique:

Demeurer tout-puissant par-delà le bien et le mal

Laissant les bons à leur destin dans un monde méchant

Et le mal régner dans cette énorme scène.

Un labeur sans but sauf un rare sens,

Tout semble opposition et lutte et chance

Pour les yeux qui voient un fragment et manquent le tout;

Les hommes scrutent la surface, les profondeurs résistent à leur fouille:

Un mystère hybride défie la vue,

Ou un décourageant miracle sordide.

Pourtant, dans la nue vanité de l’Inconscient exact,

Dans l’erreur accidentelle de l’ignorance mondiale,

Un plan, une Intelligence cachée s’entrevoit.

Il y a un dessein dans chaque faux pas et dans chaque chute;

La flânerie la plus insouciante de la Nature est un semblant

Préparant quelque pas en avant, quelque résultat profond.

Telles des notes ingénieuses insérées dans une orchestration motivée,

Ces millions de discordes ponctuent le thème harmonieux

De l’immense danse orchestrale de l’évolution.

Une Vérité suprême a contraint le monde à être;

Il s’est enveloppé lui-même dans la Matière comme dans un linceul,

Un linceul de Mort, un linceul d’ignorance.

Il a obligé les soleils à brûler à travers l’Espace silencieux,

Signes de flamme de sa Pensée incomprise

Dans la vaste enveloppe de la songerie sans forme de l’éther:

Il a fait de la Connaissance une lumière voilée qui cherche à percer,

De l’Être une substance nesciente, épaisse et muette

De la Félicité, la beauté d’un monde insensible.

Dans la finitude des choses, l’Infini conscient habite:

Replié, il dort dans la transe impuissante de la Matière,

Il gouverne le monde du fond de son Vide dormant insensé;

En rêvant il émane le mental et le cœur et l’âme

Pour labourer, impotents, enchaînés, sur la dure terre:

Ce tout fragmenté travaille sur des points éparpillés;

Ses éclats miroitants sont les pensées diamantines de la Sagesse,

Ses ténébreux réflexes sont notre ignorance.

Cet infini conscient part de la masse muette en d’innombrables jets,

Il façonne un être avec un cerveau et des nerfs,

Une créature sentante avec ses plaisirs et ses douleurs.

Un troupeau de sentiments obscurs, un point de sens

Survit un moment et répond aux chocs de la vie,

Puis écrasé, ou sa force épuisée, laisse la forme morte,

Laisse l’énorme univers où il vivait,

Hôte insignifiant et irréfléchi.

Mais l’âme grandit, dissimulée dans sa maison;

Elle donne au corps sa force et sa magnificence,

Elle suit ses buts dans un monde ignorant et sans but,

Elle prête une signification à la vie terrestre dénuée de sens.

Un demi-dieu animal devient homme pensant.

Il se vautre dans la boue, pourtant s’élance vers les cieux en pensée;

Il joue et réfléchit, rit et pleure et rêve,

Satisfait ses petits désirs comme la bête;

Il se penche sur le livre de la vie avec des yeux d’étudiant.

Hors de cet embrouillement de l’intellect et des sens,

Hors de l’étroite portée de la pensée bornée

Il s’éveille enfin dans le mental spirituel;

Une haute liberté commence et une chambre lumineuse:

Il entrevoit l’éternité, touche l’infini,

Il rencontre les dieux en de grandes heures soudaines,

Il sent l’univers comme son moi plus large

Fait de l’Espace et du Temps sa belle occasion

De joindre les hauteurs et les profondeurs de l’être dans la lumière,

Dans la crypte du cœur il parle secrètement avec Dieu.

Mais ce sont là des touches, de hauts moments vécus;

Des fragments de la Vérité suprême ont éclairé son âme,

Des reflets du soleil dans les eaux tranquilles.

Quelques-uns ont osé l’ultime ascension suprême

Et percé la frontière d’une aveuglante lumière au-dessus,

Et senti autour le souffle d’un air plus puissant,

Reçoivent les messages d’un être plus vaste

Et baignent dans son immense Rayon intuitif.

Sur le sommet du Mental, il y a des altitudes radieuses

Exposées à la gloire de l’Infinitude,

Lisières et dépendances de la maison de Vérité,

Domaines élevés et sans bornes du Mental.

L’homme peut visiter là, mais là il ne peut pas vivre.

Une Pensée cosmique étend ses Vastitudes;

Ses régions les plus petites sont ici les philosophies

Défiant par leur immensité détaillée,

Chacune représentant une omnisciente trame des choses.

Mais la lumière ascendante peut grimper plus haut encore;

Il y a des Vastitudes de vision et des soleils éternels

Océans d’une luminosité immortelle,

Des montagnes de flamme à l’assaut des cieux avec leurs pics,

Demeurant là, tout devient un panorama embrasé;

Une source brûlante de vision conduit le mental,

Derrière elle, la pensée traîne sa longue queue de comète;

Le cœur rayonne, tel l’illuminé et le prophète,

Et les sens s’allument dans une identité.

L’envol le plus haut grimpe à la vue la plus profonde:

Dans une vaste ouverture de son ciel natal

Les éclairs de l’Intuition se pressent en bandes brillantes

Débusquant de leurs tanières toutes les vérités cachées,

Son tranchant brûlant de vision absolue

Clive les serrures des retraites inconnues du moi,

Fouille les recoins et les combles du cerveau,

Illumine les chambres occultes du cœur;

Le fer de lance aigu de son exploration

Force le masque des noms, l’écran des formes

Met à nu l’âme secrète de tout ce qui est.

Là, la Pensée a les yeux ensoleillés de la révélation;

La Parole, une puissante Voix inspiratrice,

Pénètre la plus profonde cabine d’intimité de la Vérité

Et arrache le voile qui sépare Dieu de la vie.

Alors s’étend l’ultime étendue des finitudes sans limites,

L’empire cosmique du Surmental2,

L’État-tampon entre le Temps et la frontière de l’Éternité,

Trop vaste pour l’expérience de l’âme humaine:

Là tout s’assemble sous un seul ciel doré

Les Puissances qui bâtissent le cosmos

Prennent leur poste dans la maison d’infinie possibilité;

De là chaque dieu bâtit le monde de sa propre nature;

Les Idées sont mises en phalanges comme un groupe de soleils

Chacune ordonnant sa compagnie de rayons;

La Pensée se rassemble en masses saisies d’un seul regard; Tous les Temps sont un seul corps, l’Espace une vue unique:

Là s’ouvre l’universel regard fixe de Dieu

Et là sont les frontières du Mental immortel:

La ligne qui sépare et joint les hémisphères

Se referme sur le labeur des Dieux

Défendant l’Éternité contre le rude labeur du Temps.

Dans son glorieux royaume d’éternelle lumière

Gouvernant tout, gouvernée par personne, la Vérité suprême,

Omnipotente, omnisciente et seule

Dans un pays d’or garde sa maison illimitée;

Dans ses corridors, elle entend les pas qui viennent

Du Non-Manifeste pour ne jamais revenir

Jusqu’à ce que l’Inconnu soit connu et vu par les hommes.

Au-dessus du déploiement et du flamboiement du Panorama cosmique

Au-dessus du silence de la Pensée sans paroles,

Créatrice sans forme des formes immortelles,

Sans nom, investie du nom divin,

Transcendant les heures du Temps, transcendant le Sans-Temps,

La Grande Mère règne dans le calme lumineux

Et tient l’Enfant éternel sur ses genoux,

Attendant le jour où il parlera au Destin.

Là est l’image de l’espoir de notre avenir;

Là est le soleil attendu par toutes les ténèbres,

Là est l’impérissable harmonie;

Les contradictions du monde grimpent à Elle et sont une:

Là est la Vérité dont les vérités du monde sont des lambeaux,

La Lumière dont l’ignorance du monde est l’ombre

Jusqu’à ce que la Vérité retire l’ombre qu’elle a jetée,

L’Amour que nos cœurs appellent pour guérir toutes les luttes,

La Félicité dont les chagrins abandonnés du monde ont soif:

De là vient la gloire parfois vue sur la terre,

Les visites de Dieu à l’âme humaine

La Beauté et le rêve sur la face de la Nature.

Là, la perfection native de l’Éternité

Appelle à elle la perfection native dans le Temps:

La vérité de Dieu surprend la vie humaine,

L’image de Dieu s’empare de la finitude des formes.

Il y a un monde de la Lumière perpétuelle:

Dans les royaumes du Supramental immortel

La Vérité qui ici cache sa tête dans le mystère,

Son énigme jugée impossible par la raison

Dans la rigide structure des formes matérielles,

Vit sans énigme, sa face sans masque

Et là est la Nature et la loi commune des choses.

Là, dans un corps fait de substance spirituelle,

Foyer du Feu qui vit sans cesse,

L’action traduit les mouvements de l’âme

Les pas de la pensée sont infaillibles et absolus

Et la vie est un rite continuel d’adoration

Un sacrifice de joie à l’Un.

Une vision cosmique, des sens spirituels

Sentent tout l’Infini logé dans les formes de la finitude

Et vue à travers une frémissante extase de lumière

Découvrent la face glorieuse du Sans-corps,

Dans la vérité d’un moment, dans l’âme du moment

Peuvent goûter le vin de miel de l’Éternité.

Un Esprit qui n’est personne et innombrable,

La seule Personne mystique infinie de son monde

Multiplie sa myriade de personnalités,

Pose le sceau de sa divinité sur tous ses corps

Et siège en chacun, immortel et unique.

L’Immobile se tient derrière chaque acte quotidien,

Arrière-fond du mouvement et de la scène,

Soutenant la création sur sa puissance et son calme

Et le changement sur la stabilité immortelle de l’immuable.

L’Éternel veille sur les heures voyageuses;

L’Ineffable revêt une robe de paroles

Où tous ses mots sont tissés comme des fils magiques

Émouvants de beauté, inspirants par leur rayon,

Et chaque pensée prend sa place destinée

Enregistrée dans la mémoire du monde.

La Vérité suprême, vaste et impersonnelle

Ajuste impeccablement l’heure et les circonstances,

Sa substance d’or pur toujours pareille

Mais ciselée comme des récipients pour l’usage de l’esprit,

Son or devient la jarre de vin et le vase.

Là, tout est une suprême épiphanie3:

Le Tout-Merveilleux fait une merveille de chaque circonstance,

La Toute-Beauté est un miracle dans chaque forme;

La Toute-Félicité frappe d’enchantement les battements de cœur,

Une pure joie céleste est l’usage des sens.

Chaque être est un membre du Moi, Une partie du Tout aux millions de pensées,

Un prétendant à l’Unité éternelle,

À la douceur de l’innombrable, la joie de la différence

Lisérée de l’intimité de l’Un.

Mais qui peut te montrer la face glorieuse de la Vérité?

Nos mots humains peuvent seulement la couvrir d’ombre.

Pour la pensée, elle est un impensable ravissement de lumière,

Pour la parole, une merveille inexprimable.

Ô Mort, si tu pouvais toucher la Vérité suprême

Tu deviendrais soudainement sage et cesserais d’être.

Si nos âmes pouvaient voir et aimer et embrasser la Vérité de Dieu,

Son infinie radiance saisirait nos cœurs,

Notre être serait recréé à l’image de Dieu

Et la vie terrestre deviendrait la vie divine.”

Et pour la dernière fois la Mort répondit à Savitri:

“Si la Vérité suprême transcende son ombre ici

Séparée par la Connaissance et les Vastitudes ascendantes,

Quel pont peut traverser le gouffre qu’elle a laissé

Entre elle et le monde de rêve qu’elle a créé?

Ou qui peut espérer la faire descendre pour les hommes

Et les persuader de fouler ce cruel globe avec des pieds blessés,

Laissant son inapprochable gloire et sa béatitude,

Perdant sa splendeur sur l’air pâle de la terre?

As-tu cette force, ô beauté aux membres mortels

Ô âme qui papillonne pour échapper à mon filet?

Qui donc es-tu à te cacher en déguisement humain?

Ta voix porte le son de l’infinité,

La Connaissance est avec toi, la Vérité parle par tes mots;

La lumière de l’au-delà brille dans tes yeux.

Mais où est ta force pour conquérir le Temps et la Mort?

As-tu la force de Dieu pour bâtir ici les valeurs des cieux?

Car la vérité et la connaissance sont un futile rayon

Si la Connaissance n’apporte pas le pouvoir de changer le monde,

Si la Puissance ne vient pas donner son droit à la Vérité.

Une Force aveugle, non la Vérité a fait ce monde ignorant,

Une Force aveugle, non la Vérité règle la vie des hommes:

Par le Pouvoir, non la Lumière, les grands Dieux gouvernent le monde;

Le Pouvoir est l’arme de dieu, le sceau du Destin.

Ô prétendant humain à l’immortalité,

Révèle ton pouvoir, mets à nu la force de ton esprit,

Alors je te rendrai Satyavane.

Ou bien, si la Puissante Mère est avec toi,

Montre-moi sa face pour que je puisse l’adorer;

Laisse les yeux immortels regarder dans les yeux de la Mort,

Une impérissable Force touchant les choses brutes

Transformer la mort de la terre en vie immortelle.

Alors ton mort peut revenir à toi et vivre.

La terre prostrée lèvera peut-être son regard

Et sentira proche d’elle le corps secret de Dieu

Et l’amour et la joie surprendront le Temps en fuite.”

Et Savitri a regardé la Mort et ne répondit pas.

Presque, il semblait que dans cette forme symbolique

L’obscurité du monde avait consenti à la lumière des Cieux

Et Dieu n’avait plus besoin de l’écran de l’Inconscient.

Une puissante transformation est venue sur Savitri.

Un halo de la Déité qui habite au-dedans,

La gloire de l’Immortel qui avait allumé sa face

Et abritait sa radiance dans la maison de son corps,

En débordant changeait l’air même en une mer lumineuse.

Dans un moment d’apocalypse de feu

L’Incarnation retirait son voile.

Une petite personne dans l’infinitude

Pourtant debout et qui semblait la maison même de l’Éternel,

Comme si le centre du monde était son âme même

Et tout le vaste espace était seulement sa robe autour.

Telle une courbe de la calme hauteur des cieux lointains

Descendant dans l’humilité de la terre,

L’arche de son front couvrait la voûte du regard de l’Omniscient,

Ses yeux étaient deux étoiles qui observaient l’univers.

Le Pouvoir qui régnait sur Savitri du sommet de son être,

La Présence qui habitait dans le secret du lotus4

Est descendue et pressait sur son front le centre

Où le Seigneur du mental siège dans sa tour de contrôle;

Trônant là sur le lieu naturel de la concentration

Il ouvre dans l’homme ce troisième œil mystérieux

L’Œil de l’invisible qui voit l’au-delà Quand la Lumière emplit son cerveau d’une extase d’or

Et la sagesse de l’Éternel conduit son choix

Et la Volonté éternelle s’empare de la volonté du mortel.

Elle animait le lotus de sa gorge chantante,

Et dans sa parole palpitait le Verbe immortel,

Sa vie résonnait au rythme de l’Âme du Monde

Se mouvant en harmonie avec la Pensée cosmique.

Comme se glisse le soleil de Dieu dans la crypte mystique

Où sa lumière se cache aux dieux qui le poursuivent,

Il se glissait dans le lotus du cœur de Savitri

Et là, réveillait la Force qui change le Destin.

Puis il se déversait dans une profondeur du lotus ombilical,

Logeait dans l’étroite maison de la petite nature de la vie,

Faisait pousser la fleur du ravissement des cieux dans les aspirations du corps

Et changeait le désir en une pure flamme céleste,

Finalement il envahissait l’antre5 où dort lovée l’Énergie du Monde

Et frappait sur la Force du serpent aux mille capuchons

Qui, enflammé, s’est dressé haut enlaçant le Moi-du-monde au-dessus

Reliant la stupeur muette de la Matière au calme de l’Esprit

Et remplissant les actes de la terre du silencieux pouvoir de l’Esprit.

Ainsi changée, Savitri attendait que le Mot parle.

L’Éternité regardait dans les yeux de la Mort,

Et les Ténèbres ont vu la Réalité vivante de Dieu.

Alors une Voix se fit entendre qui semblait le moi de l’immuable

Ou la calme émanation à mi-voix de l’infinité

Quand elle parle au silence dans le cœur du sommeil.

“Je te salue toute-puissante et victorieuse Mort,

Toi, grandiose Ténèbre de l’Infini.

Ô Vide qui laisse le champ libre pour que tout soit,

Faim qui ronge l’univers

Dévorant les froids restants des soleils

Et mange le monde entier avec tes mâchoires de feu,

Dévastateur de l’énergie qui a fait les étoiles,

Inconscience porteuse des semences de la pensée,

Nescience où dort ensevelie la Toute-Connaissance

Qui lentement émerge de cette poitrine creuse

Portant le masque de la brillante Ignorance du mental.

Tu es mon ombre et mon instrument.

Je t’ai donné ta terrible forme d’épouvante

Et ton glaive tranchant de terreur et de chagrin et de douleur

Pour forcer l’âme de l’homme à lutter pour la lumière

Dans la brièveté de ses jours semi-conscients.

Tu es l’aiguillon de la grandeur de ses œuvres,

Le fouet de son aspiration à la félicité éternelle,

Son poignant besoin d’immortalité.

Vis, ô Mort, quelque temps, sois encore mon instrument.

Un jour l’homme aussi connaîtra ton cœur insondable

De silence, et la paix songeuse de la Nuit

Et la sévère obéissance à la Loi éternelle

Et la calme pitié inexorable de ton regard.

Mais maintenant, ô immémoriale Puissance, écarte-toi

Et quitte le chemin de ma Force incarnée.

Délivre de ton masque noir le dieu rayonnant,

Lâche l’âme du monde nommée Satyavane

Libre de tes griffes de douleur et d’ignorance

Pour qu’il puisse se poser en maître de la vie et du destin,

Représentant de l’homme dans la maison de Dieu,

Compagnon de la Sagesse, époux de la Lumière,

L’éternel marié de son éternelle épouse.”

La Voix a parlé, la mort sceptique résistait encore,

Elle savait mais refusait encore de savoir,

Elle voyait mais refusait encore de voir.

Inébranlable, elle restait à réclamer son droit.

Son esprit s’inclinait; sa volonté obéissait à la loi

De sa propre nature, fatale même pour les Dieux.

Savitri et l’autre s’affrontaient face à face.

L’autre dominait comme une énorme forteresse d’obscurité;

Autour de la mort, la vie de Savitri grandissait tel l’assaut d’un océan.

Pendant un temps, l’Ombre survivait défiant les cieux:

Assaillie en face, oppressée d’en haut,

Telle une solide masse de pouvoir conscient,

L’Ombre supportait la tyrannie du désir divin.

La pression d’une intolérable force

Pesait sur sa tête sans l’abaisser ni sa poitrine obstinée;

La Lumière comme une langue brûlante lapait ses pensées,

La Lumière était une torture lumineuse dans son cœur,

La Lumière fulminait par ses nerfs comme une agonie splendide

Son obscurité grondait en mourant dans cette flambée.

Le Verbe qui maîtrise commandait chaque membre

Et ne laissait nulle place pour l’énorme volonté Ténébreuse

Qui semblait expulsée dans quelque espace impuissant

Et ne pouvait plus ré-entrer mais le laissait vide.

Il invoquait la Nuit mais elle retombait en frémissant

Il invoquait l’Enfer mais il se retirait morose:

Il recourait au soutien de l’Inconscient

D’où il était né, son vaste moi nourricier:

L’Inconscient l’a tiré derrière vers une vacuité sans bornes

Comme si lui-même était avalé par lui-même:

Il invoquait sa force, mais elle refusait son appel.

Son corps était mangé par la lumière, son esprit dévoré.

Finalement il savait l’inévitable défaite

Et il a laissé crouler la forme qu’il avait portée,

Abandonnant l’espoir de faire sa proie de l’âme de l’homme

Et de forcer l’esprit immortel à être mortel.

Il s’est enfui au loin pour échapper à ce redoutable toucher

Et il a pris refuge dans la Nuit en retraite.

Dans le crépuscule rêveur de ce monde symbolique

L’Ombre désastreuse universelle a disparu

S’évanouissant dans le Vide d’où elle était venue.

Comme dépossédé de sa cause originelle,

Le royaume crépusculaire avait passé, effacé de leurs âmes

Et Satyavane et Savitri étaient seuls.

Mais ni l’un ni l’autre ne bougèrent: entre ces deux visages

Se dressait un invisible mur muet, translucide.

Dans la longue halte de ce moment béant, rien ne pouvait bouger:

Tous attendaient l’inscrutable Volonté de l’inconnu.

FIN DU CHANT QUATRE
FIN DU LIVRE DIX

 

1 Dragon.

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2 Pour Sri Aurobindo, le “Surmental” correspond au monde des Dieux, à ne pas confondre avec le “Supramental”.

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3 Au sens grec de “manifestation”.

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4 Dans la tradition indienne, chaque centre de conscience est représenté par un lotus avec un nombre de pétales différent et des couleurs différentes.

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5 Cet “antre” se situe à la base de la colonne vertébrale, et ce “serpent” (aussi appelé Koundalini) lorsqu’il se réveille relie toutes les énergies de la Matière à la Force suprême, au sommet du crâne, où il s’épanouit en “mille pétales” qui vont dans toutes les directions et ouvrent toutes les portes de la matière terrestre, depuis la moindre cellule ou le brin d’herbe, qui se joignent à l’Un suprême en tout et partout.

Ce qui semblerait être le sommet de l’expérience individuelle humaine, allait être pour Savitri (c’est-à-dire pour Mère et Sri Aurobindo) le début de l’expérience terrestre, pour la terre, avec la mise à nu d’autres centres de conscience plus bas, dans les jambes, les genoux et surtout sous les pieds, des centres terrestres qui plongent dans le passé et l’avenir de la Terre et servent de conduits (ou de tuyaux) à la présence active du Suprême dans la gangue terrestre jamais fouillée, le Subconscient des millénaires humains et surtout l’Inconscient, le Roc de fond qui est en train d’être bouleversé partout pour faire craquer et sortir la grande Énigme miraculeuse, la Vie Divine, le But des Âges malheureux et le grand Jour sur une Terre nouvelle dans un Air Nouveau – la transformation des corps mortels en un Être nouveau. C’est cet Espoir qui est en train de faire trembler la croûte de la terre et tout le vieux Système international, mondial, bâti par les humanoïdes pensants.

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